Un fiasco oublié des sondages : Côte d’Ivoire 2010

Pendant la campagne, les opposants au président Gbagbo avaient mis en cause TNS-Sofres, qui avait réalisé les sondages en Côte d’Ivoire

mar­di 13 mars 2012, par Alain Garrigou

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« Les son­dages ne peuvent se trom­per à ce point. Nous avons fait depuis un an et demi huit son­dages et je suis tou­jours en tête. » Ain­si se ras­su­rait Laurent Gbag­bo, pré­sident ivoi­rien, dans une inter­view avant l’élection pré­si­den­tielle de 2010 (JDD, 29 octobre 2010). On sait ce qu’il advint. Le 28 novembre 2010, Alas­sane Ouat­ta­ra rem­por­ta l’élection avec 54,1 % des suf­frages contre 45,9 % à Laurent Gbag­bo. His­toire banale de son­dages qui se trompent, comme il en existe quelques-unes depuis la vic­toire de Tru­man en 1948 contre les chiffres de Gal­lup ? Non seule­ment Laurent Gbag­bo per­dit mais il n’admit pas sa défaite, et la Côte d’Ivoire s’enfonça dans la guerre civile avant l’intervention fran­çaise et l’arrestation du vain­cu. Son camp accu­sa le vain­queur Alas­sane Ouat­ta­ra de fraude mas­sive. N’avait-il donc pas tri­ché ? Pas assez, firent obser­ver des obser­va­teurs cyniques ou réa­listes. En termes plus clairs, ils mirent en cause les son­dages qui avaient si bien confor­té le pré­sident en place dans son opti­misme qu’il n’avait pas autant tru­qué les chiffres que l’adversaire. Si Laurent Gbag­bo était annon­cé vain­queur par tous les son­dages, il fal­lait que le vain­queur ait tri­ché. Cette affaire est en par­tie un équi­valent ivoi­rien du 21 avril 2002 en France, où les son­dages sont cen­sés avoir induit en erreur les protagonistes[[Le 21 avril 2002, alors que tous les son­dages avaient annon­cé un second tour oppo­sant Jacques Chi­rac (pré­sident sor­tant) et Lio­nel Jos­pin (pre­mier ministre), la deuxième place de Jean-Marie Le Pen consti­tua une immense sur­prise. Les son­dages furent mis en cause pour avoir démo­bi­li­sé les élec­teurs du pre­mier tour (record d’abstention avec 28,4 %) et avoir pemis la dis­per­sion des suf­frages de gauche.]]. La contes­ta­tion était cepen­dant cocasse, venant de ceux-là mêmes qui avaient cru les uti­li­ser à leur profit.

Pen­dant la cam­pagne, les oppo­sants au pré­sident Gbag­bo avaient mis en cause TNS-Sofres, qui avait réa­li­sé les son­dages en Côte d’Ivoire. Ou plu­tôt, accu­saient-ils, sous-trai­té ceux-ci à une entre­prise ivoi­rienne dont le savoir-faire était dou­teux — autant que sa neu­tra­li­té poli­tique, puisqu’elle était diri­gée par un par­ti­san de Laurent Gbag­bo. Le son­deur fran­çais n’a pas eu à se jus­ti­fier, même si l’on sait que dans ses rangs, cer­tains ne sont pas fiers de leur rôle, inquiets d’une res­pon­sa­bi­li­té dans le déclen­che­ment des com­bats, et sans doute ras­su­rés que l’affaire n’ait pas défrayé la chro­nique en France et ailleurs. Cette affaire est signi­fi­ca­tive de l’introduction des son­dages dans de nou­veaux pays et aus­si, bien sûr, de nou­veaux mar­chés. On sait que les son­deurs, sûrs d’avoir par­tie natu­rel­le­ment liée avec la démo­cra­tie, se pensent comme des mis­sion­naires de la démo­cra­tie. On se sou­vient des auto­cé­lé­bra­tions de leur arri­vée dans les pays déli­vrés du com­mu­nisme comme en Rou­ma­nie en 1989, après la chute de Ceau­ces­cu, où les employés de BVA s’émouvaient devant ces Rou­mains qui fai­saient la queue pour répondre aux ques­tions des enquê­teurs tra­vaillant dans la rue. Quant aux révo­lu­tions arabes, l’enthousiasme fut tel qu’on aurait pu croire qu’elles atten­daient les son­deurs. C’est en tout cas ce qu’affirmèrent cer­tains d’entre eux. L’affaire ivoi­rienne nous ramène à un sain réalisme.

L’introduction des son­dages dans la poli­tique afri­caine n’est pas banale. En l’occurrence, une expli­ca­tion en est cer­tai­ne­ment la confiance du com­man­di­taire, le pré­sident Laurent Gbag­bo qui, selon Jeune Afrique, « croit aux son­dages, tout au moins à ceux qu’il a com­man­dés à l’institut fran­çais TNS-Sofres et qui, depuis huit mois le donnent régu­liè­re­ment vain­queur au second tour de la pré­si­den­tielle » (15 avril 2010). Dans le sixième et der­nier de la série, l’ancien pré­sident ivoi­rien était cré­di­té de 46 % des inten­tions de vote devant Hen­ri Bédié (26 %) et Alas­sane Ouat­ta­ra (24 %). Effec­tué auprès de 1 400 per­sonnes, ce son­dage don­nait par ailleurs un score de satis­fac­tion fort éle­vé pour Laurent Gbag­bo (49 %) et sur son pro­gramme (69 %). Ces « bons » chiffres ame­naient imman­qua­ble­ment le soup­çon. « De trop beaux son­dages ? », s’interrogeait Jeune Afrique, qui signa­lait le scep­ti­cisme local : « Ni ses adver­saires, ni la France offi­cielle, ni même une par­tie de son propre entou­rage n’assurent accor­der cré­dit à ces enquêtes, qui, à les entendre, seraient trop favo­rables à leur com­man­di­taire pour être prises au sérieux » (15 sep­tembre 2010). Le cor­res­pon­dant de l’agence Reu­ters aver­tis­sait de son côté que « la fia­bi­li­té des son­dages en Côte d’Ivoire comme dans le reste de l’Afrique de l’Ouest est mise en doute par cer­tains diplo­mates qui sou­lignent que les ins­ti­tuts n’en ont pas eu une grande pra­tique dans le pas­sé » (Reu­ters, 14 octobre 2010). Les son­dages étaient pour­tant effec­tués par un des grands ins­ti­tuts inter­na­tio­naux, TNS Sofres, et pré­ci­sé­ment son antenne pari­sienne. A Paris, s’éleva la plainte d’un porte-parole de Alas­sane Ouat­ta­ra qui accu­sait le camp pré­si­den­tiel de « pré­pa­rer les esprits à un cam­brio­lage élec­to­ral » (28 août 2010). Avec des accu­sa­tions plus pré­cises : « TNS Sofres n’a jamais envoyé d’équipe en Côte d’Ivoire pour faire des enquêtes en vue d’un son­dage. L’institut fait de la sous-trai­tance avec une boite en Côte d’Ivoire, appe­lée Mar­ke­ting Field Force, dont le res­pon­sable est bel et bien M. Dja­hi Serge qui est un par­ti­san du pré­sident-can­di­dat Laurent Gbag­bo » (Alliance citoyenne de la socié­té civile ivoi­rienne, ACSCI, 24 avril 2010). Le 28 août, une plainte était dépo­sée au tri­bu­nal de grande ins­tance de Paris par le mou­ve­ment inter­afri­cain de réflexion et d’action (MIRA) diri­gé par le dénon­cia­teur, M. Mama­dou Tou­ré, qui repro­chait à TNS-Sofres des « son­dages frauduleux ».

Brice Tein­tu­rier, direc­teur-adjoint de TNS Sofres[[Brice Tein­tu­rier est deve­nu direc­teur géné­ral délé­gué d’Ipsos en sep­tembre 2010.]], se défen­dit : « Notre échan­tillon repré­sen­ta­tif a été consti­tué à par­tir du der­nier recen­se­ment de 1998 amé­lio­ré par nos propres bases de don­nées, TNS Sofres réa­li­sant régu­liè­re­ment des études de mar­ché en Côte d’Ivoire, et à par­tir de sta­tis­tiques dépar­te­men­tales et de la popu­la­tion enrô­lée sur les listes élec­to­rales, dis­po­nibles auprès de la pri­ma­ture, de la CEI [Com­mis­sion élec­to­rale indé­pen­dante] et de Sagem Sécu­ri­té » (Jeune Afrique, 15 avril 2010). Aux habi­tuelles conces­sions sur les imper­fec­tions, il ajou­tait un argu­ment poli­tique sur le score pas si favo­rable de Laurent Gbag­bo, dépas­sé par ses concur­rents si ceux-ci s’unissaient : « Plu­tôt que de cri­ti­quer ces son­dages, l’opposition ferait mieux de les regar­der de près : unie, elle gagne au pre­mier tour et, avec un trans­fert de voix majo­ri­taire entre ses deux can­di­dats, elle gagne au second tour. » Curieux argu­ment qui balaie la cri­tique au nom de l’équilibre poli­tique des chiffres. Comme si l’opposition était seule­ment (et à tort) mau­vaise joueuse. Le son­deur pour­rait cepen­dant faire valoir que ses chiffres n’étaient pas si erro­nés puisqu’une majo­ri­té d’opposition s’est bien déga­gée. Les écarts par rap­port aux inten­tions de vote sautent néan­moins aux yeux puisque au pre­mier tour, Laurent Gbag­bo obtint 38,30 %, Alas­sane Ouat­ta­ra 31,08 % et Hen­ri Bedié 25,24 %. Avec de telles approxi­ma­tions, la ques­tion de la fia­bi­li­té a‑t-elle encore un sens ?

Sur la sin­cé­ri­té des réponses, le son­deur apporte une réponse inco­hé­rente en assu­rant que les « inter­ro­ga­tions » seraient « valables d’ailleurs pour tous les can­di­dats » mais ajoute que « les redres­se­ments assu­rés par nos soins ont été volon­tai­re­ment plus durs avec le pré­sident sor­tant qu’avec ses concur­rents ». Manière de recon­naître que la sin­cé­ri­té était plus pro­blé­ma­tique avec un pou­voir ayant plus de capa­ci­té d’intimidation que l’opposition. C’est pour le moins une ques­tion rapi­de­ment réglée dans un pays où la liber­té d’expression est limi­tée. Le son­deur peut-il s’en tirer à si bon compte par une cor­rec­tion métho­do­lo­gique d’un redres­se­ment plus sévère pour l’autocrate ? Confor­mé­ment à la loi fran­çaise (!), Brice Tein­tu­rier ne révèle pas quels sont les coef­fi­cients de redres­se­ment. Il n’a cepen­dant pas besoin de dire que la méthode pour l’opérer n’est pas celle du der­nier sou­ve­nir du vote (les élec­tions pré­cé­dentes ayant eu lieu en 2000). Le redres­se­ment a dû emprun­ter à la recette du doigt mouillé. 

Enfin, le son­deur affirme avoir envoyé une ving­taine d’enquêteurs. Même effec­tué en une semaine en face-à-face, chose qui n’est pas pré­ci­sée, pour 1 400 son­dés, cela ferait beau­coup de tra­vail pour cha­cun d’entre eux. On a quelques rai­sons de dou­ter que les employés de TNS Sofres, débar­qués de France et « blancs de peau », aient « pas­sé » les ques­tion­naires. Ceux-ci ont donc bien été sous-trai­tés. A qui ? M. Tein­tu­rier ne semble pas ému par l’identité du com­man­di­taire. Certes, les son­deurs tra­vaillent pour les pou­voirs publics en France. Il est cepen­dant inter­dit au ser­vice d’information du gou­ver­ne­ment (SIG) et aux minis­tères à Paris de com­man­der des son­dages élec­to­raux. Est-il neutre de le faire en Côte d’Ivoire pour le pré­sident du pays ? D’autant plus que per­sonne d’autre n’en com­mande. Le sens démo­cra­tique et la déon­to­lo­gie chers aux son­deurs fran­çais ont subi une sin­gu­lière déva­lua­tion sous les tro­piques. Cela n’empêche nul­le­ment de lan­cer des oukases contre les cri­tiques : « Les enquêtes d’intentions de vote sont volon­tiers clouées au pilo­ri. Ce pro­cès est révé­la­teur d’une concep­tion réac­tion­naire du vote et du citoyen », lan­çait Brice Tein­tu­rier (Le Monde, 8 novembre 2011).

Au-delà de cette mani­fes­ta­tion nou­velle de la Fran­ça­frique, l’épisode ivoi­rien sou­lève des ques­tions épis­té­mo­lo­giques sur les condi­tions de pos­si­bi­li­té de son­dages, c’est-à-dire d’enquêtes sta­tis­tiques repo­sant sur la repré­sen­ta­ti­vi­té. En d’autres termes, peut-on faire des son­dages dans n’importe quelle socié­té ? Il s’agit moins ici de la liber­té poli­tique mini­male néces­saire pour que les réponses soient fiables, que de la struc­tu­ra­tion sociale et de ses rap­ports à la poli­tique. Si le vote est orga­ni­sé sur des prin­cipes régio­naux, reli­gieux ou eth­niques, quelle per­ti­nence peut avoir un échan­tillon repré­sen­ta­tif basé sur les variables socio­lo­giques et selon la méthode des quo­tas ou la méthode aléa­toire uti­li­sées dans les socié­tés occidentales ?

Source de l’ar­ticle :blogs du diplo