L’Amérique Latine s’interroge sur la Côte d’Ivoire

Entretien à Sylvain Poosson, professeur de Littérature Hispano-américaine & directeur d’Études Internationales de l’Université de Hampton

L’Amérique Latine s’interroge sur la Côte d’Ivoire

« Gbag­bo n’est pas un putschiste »

Image_1-46.png Le pro­fes­seur ivoi­rien Syl­vain Poos­son signale que les médias occi­den­taux et sur­tout fran­çais délé­gi­ti­ment Laurent Gbag­bo comme pré­sident parce qu’il a essayé de redes­si­ner la poli­tique éco­no­mique, ce qui affec­te­rait les inté­rêts de Paris.

Syl­vain Poos­son est pro­fes­seur de Lit­té­ra­ture His­pa­no-amé­ri­caine et le direc­teur d’Études Inter­na­tio­nales de l’Université de Hamp­ton. Il est né en Côte d’Ivoire, où il a étu­dié, a exer­cé le jour­na­lisme et a par­ta­gé l’arrivée de la démo­cra­tie, au début des années 90. Bien qu’il soit loin, il sait ana­ly­ser et connaît avec détails la réa­li­té de son pays, qui dans les der­niers mois lui a pris le som­meil : « Gbag­bo a com­mis beau­coup d’erreurs. Mais il est le père de la démo­cra­tie, il a mili­té plus de vingt ans dans la poli­tique de son pays et il a atten­du un pro­ces­sus d’élections démo­cra­tiques pour accé­der à la pré­si­dence. Il n’est pas un put­schiste, il res­pecte les droits de son peuple. Ouat­ta­ra est en revanche un per­son­nage sans pitié et cupide qui ferait tout pour s’asseoir dans le fau­teuil du pou­voir », a‑t-il décla­ré dans une conver­sa­tion télé­pho­nique où Página/12 l’a consul­té sur son point de vue au sujet de la crise dans le pays africain.

Les médias occi­den­taux montrent un Laurent Gbag­bo tra­qué et comp­tant les heures pour que les troupes de Ouat­ta­ra, aidées par la France et l’ONU, l’arrachent du pou­voir. Qu’est-ce qui il y a de vrai dans cela ?

On voit que la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale ne le connaît pas. Gbag­bo est capable de mou­rir là. Je ne crois pas qu’il se livre si faci­le­ment aux forces de Ouat­ta­ra. Le sujet consiste en ce que l’information qui arrive sur le conflit est fil­trée, en majo­ri­té, par la presse fran­çaise, qui raconte l’histoire offi­cielle. Mais il faut faire l’attention, sur­tout pour des sujets inter­na­tio­naux dans les­quels la France a des inté­rêts en jeu, la presse de son pays joue pour eux, presque comme si elle était son employée.

Pour­quoi la France a‑t-elle inter­fé­ré en Côte d’Ivoire ?

L’un des points prin­ci­paux de la plate-forme de Gbag­bo pour les élec­tions de novembre a été basé sur le fait de redes­si­ner la poli­tique éco­no­mique du pays, qui affec­tait indé­fec­ti­ble­ment la France et les affaires que ce pays a dans la nation afri­caine. 85 % des devises qui sou­tiennent l’économie de la Côte d’Ivoire est dépo­sé dans des banques fran­çaises. La France a 2 500 entre­prises en Côte d’Ivoire et se par­tage avec l’Angleterre l’achat de la pro­duc­tion de pétrole et de cacao – la base de l’économie ivoi­rine – de mon pays. La Côte d’Ivoire per­çoit, par la vente de ces pro­duits, 12 % des gains que génère la France avec leur revente. C’est la menace à laquelle s’affronte la France si Gbag­bo conti­nue dans la pré­si­dence. Quand il a été ministre de l’Économie – entre 1990 et 1993‑, Ouat­ta­ra s’est char­gé de vendre toutes les entre­prises publiques à des capi­taux pri­vés, en majo­ri­té étran­gers. Paris en a énor­mé­ment bénéficié.

Qu’est-ce que Gbag­bo a fait pour chan­ger cette réa­li­té, pen­dant les dix ans où il a exer­cé la présidence ?

Il n’a pas pu faire beau­coup. Il a pris ses fonc­tions en 2000 et trois ans après les milices rebelles du nord du pays, avec armes et mer­ce­naires du Bur­ki­na et l’appui caché de la France, ont essayé de ren­ver­ser son gou­ver­ne­ment, en le tuant. Ouat­ta­ra a appuyé ce coup d’Etat. Ils l’ont fina­le­ment lais­sé vivre, mais ils ont déclen­ché une guerre civile et ils ont ver­sé le sang de cen­taines d’innocents. Le pays est res­té divi­sé en deux : le nord, sous le com­man­de­ment des rebelles, et le sud, avec Gbag­bo, qui a fini par négo­cier le pou­voir com­plet. Il est res­té à la pré­si­dence, mais il a nom­mé le lea­der des rebelles, Guillaume Soro, comme Pre­mier ministre. Depuis ce temps-là, il n’a jamais plus pu avan­cer deux pas sans la menace de mettre à feu et à sang le pays. Il a per­du tout pouvoir.


Le man­dat pré­si­den­tiel de Gbag­bo a pris fin en 2005. Pour­quoi a‑t-il retar­dé de cinq ans les élections ?

Il a com­mis des mil­liers d’erreurs comme pré­sident. Le prin­ci­pal est d’avoir per­mis que la cor­rup­tion conta­mine chaque coin de son cabi­net. Mais ce n’est pas lui qui n’a pas vou­lu que des élec­tions aient lieu : c’était Soro, à tra­vers la menace per­ma­nente de vio­lence et ses efforts constants pour main­te­nir le pays sépa­ré, qu’ils n’ont pas per­mis l’instauration d’une atmo­sphère pro­pice pour les élec­tions. À Soro et aux rebelles du nord, il leur conve­nait de se main­te­nir dans le pou­voir à cause des affaires illé­gales du tra­fic de cacao. Même en novembre 2010, Gbag­bo a aler­té sur l’impossibilité de réa­li­ser des élec­tions démo­cra­tiques, avec tant de vio­lence dans les rues.

Pour­quoi n’a‑t-on pas encore pu défi­nir le pro­ces­sus élec­to­ral du mois de novembre ?

Ouat­ta­ra aurait gagné la pré­si­dence s’il n’avait pas tant mal­trai­té la popu­la­tion. Les troupes rebelles ont tué et ont semé la peur pour qu’il parte de la pré­si­dence. Des femmes ont été vio­lées ; des mil­liers d’ivoiriens ont été assas­si­nés par ces bêtes, avec la per­mis­sion de la France, pour effrayer les autres et pour gagner des votes. Les élec­tions n’ont pas été libres et démo­cra­tiques. La Com­mis­sion Élec­to­rale Indé­pen­dante qui a don­né la vic­toire à Ouat­ta­ra a 22 membres, dont 20 sont fidèles à Ouat­ta­ra. Quand ces résul­tats pré­li­mi­naires sont arri­vés à la Cour suprême, cette auto­ri­té a consi­dé­ré qu’il y avait des signes de fraude, mais elle n’a pas ordon­né sa nul­li­té ni la réa­li­sa­tion d’un nou­veau scrutin.

Pági­na 12. Bue­nos Aires, le 8 mars 2011.

Tra­duit de l’espagnol pour El Cor­reo de : Estelle et Car­los Debiasi

Source : http://www.elcorreo.eu.org/?L‑Amerique-Latine-s-interroge-sur-la-Cote-d-Ivoire