Les 25 et 26 octobre 2018, Bruxelles accueillait la première Assemblée européenne des coursiers à vélo. Venus de 12 pays, ils se sont réunis pour s’organiser à l’internationale.
La « Fédération Transnationale des Coursiers » (FTC) est née le vendredi 26 octobre 2018 : un mouvement social européen initié par les travailleurs de plateformes de livraison de repas chauds d’une douzaine de pays. La nouvelle structure est issue de l’Assemblée générale européenne des livreurs, organisée par le réseau AlterSummit et l’ONG ReAct. ll s’agissait en effet pour les coursiers présents, tous membres de collectifs actifs dans leur pays respectif, de réfléchir à leur stratégie d’organisation transnationale et aux moyens à mettre en œuvre pour défendre leurs droits face aux plateformes de livraison pour lesquelles ils travaillent.
Les entreprises de plateforme ont aujourd’hui un rôle actif dans toutes les économies européennes. Ces nouveaux acteurs sont les géants du numérique tels que les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), mais aussi les entreprises de plateformes d’autres secteurs comme la finance, l’hébergement (AirBnB), les transports (Uber), la grande distribution ou encore les services aux entreprises et les services à la personne. Dans le secteur de la livraison de repas chauds qui nous concerne plus spécifiquement ici, nous identifions quatre principales plateformes multinationales : Deliveroo, Foodora, Ubereats, Glovo, déjà présentes dans la plupart des pays d’Europe.
Le rôle des entreprises de plateformes revendiquant une position de simple intermédiaire « se résume à contractualiser, à mettre en œuvre des algorithmes de mise en relation et de contrôle, et à investir massivement en marketing ». Au plan économique, ces plateformes n’ont que très peu d’actifs, ne dégagent pas (ou très peu) de bénéfices , et leurs principaux actionnaires sont des fonds ? spéculatifs qui visent à rentabiliser leur investissement à court terme en vendant avec une plus-value ? importante la société qu’ils contrôlent.
Plus qu’une rentabilité immédiate, leur objectif vise à déconstruire le salariat en massifiant des sous- statuts non soumis à la réglementation du droit du travail (voir ci-après). Cette stratégie de flexibilisation exacerbée du travail et de l’emploi s’inscrit, à long terme, dans un projet de société en tant que tel, celui de la déconstruction de l’état social. En effet, ce modèle économique permet d’éviter au maximum les mécanismes de solidarité nationale (protection sociale et impôts) et mène à une redéfinition de la norme sociale d’emploi.
Face à ces transformations de l’emploi et du travail sont apparues de nouvelles formes de résistances et de luttes sociales. Depuis 2016, les coursiers se sont organisés, mobilisés, le plus souvent avec une très bonne couverture médiatique. En 2017, pas moins de 40 mobilisations nationales de travailleurs de plateformes de livraison ont été comptabilisées, en particulier en Grande-Bretagne, Belgique, France, Allemagne, Italie, Espagne. Ces mobilisations ont pris diverses formes : meetings, occupations, manifestations. Pendant les phases le plus dures des mobilisations, les coursiers n’ont pas hésité à se « déconnecter », c’est-à-dire à faire grève, allongeant le temps d’attente des clients pour faire pression sur leur employeur. Cela leur a d’ailleurs souvent valu d’être déconnecté, mais cette fois-ci de force et par l’entreprise : un licenciement expéditif et sans sommation ! À nouvelles formes de grève (déconnexion), nouvelles formes de répression syndicale !
Les questions « Qui sont les acteurs de la lutte ? » et « quel rôle est attribué aux syndicats accompagnant les coursiers organisés ? » se sont posées dès la phase préparatoire de l’Assemblée générale. Très vite est apparue la diversité des liens — plus ou moins formels — existant entre collectifs de coursiers et organisations syndicales. Les acteurs de chaque lutte nationale peuvent en effet être respectivement des collectifs de travailleurs autonomes sans syndicat (Italie, Espagne, Finlande), des collectifs structurellement liés à des syndicats institutionnels (Norvège, Pays-Bas, Suisse, Allemagne, Autriche), ou encore informellement liés à ces mêmes syndicats (Belgique, France) ; tout comme liés à des syndicats d’indépendants (Royaume-Uni, Allemagne). Étant donnée cette variété de situations, la coordination des livreurs préparant l’événement a finalement décidé de se focaliser sur la création d’un « espace de confiance » entre les collectifs de travailleurs, en proposant aux syndicalistes non coursiers d’assister à l’AG en tant qu’observateurs, hors des phases décisionnelles. Ces derniers n’ont donc participé qu’à une partie du programme de la rencontre.
Très dense, celle-ci se divisait en trois moments : un échange entre les collectifs sur leurs expériences nationales respectives, des groupes de travail en petits comités pour traiter de leurs formes d’organisations, leurs luttes, et leurs revendications, suivis d’une séance plénière pour passer à une charte de revendications communes. Parmi les nombreuses doléances, la transparence des données d’une part et un salaire minimum horaire pour tous les coursiers, d’autre part sont apparus comme deux des mots d’ordre indispensables pour la majorité des collectifs présents. Si le second est plus courant, le premier apparaît comme inédit : haro sur les algorithmes !
Enfin, la plénière finale a permis la constitution de la Fédération transnationale des coursiers (FTC) avec des statuts clarifiant les critères précis d’appartenance à la nouvelle structure. Ainsi, bien qu’atomisés par les plateformes et subissant un turn-over important, les collectifs de livreurs ont réussi le tour de force, en un temps record, d’unir leurs multiples luttes locales en une structure capable de lutter à l’échelle européenne. L’événement a également reçu une importante couverture médiatique.
Une première action a eu lieu le 26 octobre en soirée pour fêter la naissance de la FTC : une manifestation à vélo des participants rejoignant la masse critique. Leur première banderole affichait une maturité politique étonnante pour une convergence des luttes : « Not just for us, but for everyone ». Avec ce slogan, la FTC souhaitait d’ores et déjà étendre la lutte non aux seuls livreurs, mais aux précaires plus généralement. Pour la suite, la nouvelle née prévoit une série d’actions nationales simultanées dans plusieurs pays et sur un même mot d’ordre.
La FTC pose ainsi une pierre importante sur le long chemin de la construction d’un mouvement social européen que Pierre Bourdieu appelait déjà de ses vœux il y a 20 ans. L’assemblée générale européenne des travailleurs de plateforme de la livraison fut donc historique, non seulement parce qu’elle a donné l’énergie de la lutte à tous les coursiers à travers l’Europe, mais aussi parce qu’elle porte en germe un projet de société qui s’oppose à celui du capitalisme de plateforme. Le chemin risque d’être long.
Source : GRESEA
Anne Dufresne, Gresea Echos, n°98, « Coursiers de tous les pays, unissez-vous ! En lutte contre le capitalisme de plateforme », juin 2019.
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