Spielberg et Kushner ont échoué à créer un seul personnage Noir qui participe aux débats autour desquels tourne le film.
Lincoln l’inflexible
Il est toujours préoccupant de voir que les personnes avec lesquelles vous êtes toujours en désaccord apprécient le film que vous aimez alors que les personnes avec lesquelles vous êtes rarement en divergence ne peuvent pas le supporter.
Les représentants les plus en vue de l’establishment politique et médiatique, d’un côté, ont apprécié le dernier film de Steven Spielberg, Lincoln, parce qu’ils considèrent qu’il s’agit d’une leçon sur les merveilles du compromis bipartisan.
Je pense que ce lieu commun a dû être manifeste pour quiconque a vu le film. Une poignée de journalistes ont sans doute lu la description du film destinée à la presse. Celle-ci indique que Lincoln traite de la façon dont le 13e amendement [de la Constitution des Etats-Unis, lequel abolit l’esclavage et la servitude involontaire sur son territoire] a été adopté par un Congrès divisé et partisan. Sur cette base, ils ont décidé que cela devait être une fable sur le Washington [la capitale politique fédérale] d’aujourd’hui, avec Lincoln comme remplaçant de Barack Obama et les manœuvres visant à mettre un terme légal au crime historique de l’esclavage comme n’étant rien d’autre que l’équivalent XIXe siècle de la campagne cynique de photo op [photo opportunity, soit un moment particulier, « historique », au cours duquel une « célébrité » peut être photographiée] d’Obama avec le gouverneur du New Jersey, Chris Christie, après l’ouragan Sandy. Vous avez bien lu, il ne s’agit pas d’une invention de ma part !
Ces personnes ont complètement, épouvantablement, tort.
Lincoln, en réalité, parle d’un président qui refuse les compromis lorsqu’il s’est agi de faire disparaître l’esclavage de la Constitution ; un président qui ne fait des compromis ni avec ses ennemis politiques, ni avec ses alliés, ni avec ses proches conseillers, ni avec les « modérés » vacillant au centre – et qui est déterminé, frisant le fanatisme, à atteindre cette fin par tous les moyens.
Le fait que l’on puisse se tromper au point de confondre cela avec le Washington d’aujourd’hui – où quiconque qui s’y trouve, en particulier Barack Obama – dépasse mon entendement.
De l’autre côté, certaines voix à gauche ont critiqué Lincoln car il met en scène « des personnages afro-américains qui ne font à peu près rien, si ce n’est d’attendre passivement que des hommes blancs les libèrent », pour « empêcher efficacement l’intégration des Noirs en tant qu’acteurs politiques de plein droit » ainsi que pour enseigner « qu’un changement radical se déroule au travers de la triangulation, des accords de coulisses ainsi que par un empressement à renoncer à toute pureté idéologique ».
Elles n’ont pas tout à fait tort. Toutefois, elles se trompent sur la plupart des points.
Lincoln ne concerne pas, en premier lieu, tout ce qui s’est produit d’important au cours de la Guerre civile.
Il est exact que Lincoln ne met pas en scène, parmi ses principaux personnages, des esclaves noirs ou des soldats noirs de l’Union et que le film, par conséquent, ne présente pas la façon dont les Noirs ont joué un rôle central, catalyseur, dans leur propre émancipation.
Il est également vrai que Lincoln ne représente pas le mouvement abolitionniste ainsi que le rôle décisif qu’il a joué. A une merveilleuse exception près, les opposants radicaux de l’esclavage sont présentés dans le film comme unidimensionnels et un peu bêtes. Spielberg et Tony Kushner, le scénariste, auraient pu faire mieux. Pour être juste, toutefois, je doute vraiment du fait que l’on puisse considérer Lincoln comme le dernier mot sur les abolitionnistes radicaux ainsi que sur leur importance historique.
Voyez donc Glory [film de 1989 réalisé par Edward Zwick, mettant en scène le 54e régiment du Massachusetts, composé de soldats afro-américains], si vous ne l’avez pas encore fait, et lisez au sujet des abolitionnistes jusqu’à ce que quelqu’un fasse un film qui soit digne de leurs mémoires.
En attendant, Lincoln mérite cependant d’être vu comme quelque chose de plus qu’un « film au sujet de vieux hommes blancs portant barbes et perruques ».
Le film ne concerne qu’un seul épisode – celui du vote de la Chambre des Représentants, au cours des derniers mois de la Guerre civile, du 13e amendement proscrivant l’esclavage – d’une lutte de plusieurs décennies. Il s’agit toutefois d’un épisode crucial.
C’est aussi un film qui traite d’une figure de cette lutte. Mais Lincoln est l’une des plus importantes personnalités dans la lutte contre l’esclavage, son histoire est digne d’être comprise. Il s’agit de celle d’un modéré politique qui a été transformé par les événements, qui est parvenu, malgré ces défauts, à la hauteur de l’occasion historique qu’il vivait, alors que d’autres autour de lui ne l’ont pas fait. C’est également celle de quelqu’un dont la contribution à la cause de la liberté a été profonde.
Je ne me préoccupe guère de corriger les experts qui souhaitent engager Lincoln dans un débat sur pourquoi les Démocrates et les Républicains ont besoin de s’accorder sur la réduction du déficit. Je suppose que ces personnes ne lisent pas ce site internet [SocialistWorker.org].
Je parie cependant qu’il y a des lecteurs qui se demandent si Spielberg a réalisé un autre spectacle hollywoodien vide, passant à côté des réelles questions historiques. Mon opinion est que cela n’est pas le cas et mon conseil est que vous devriez donner une chance à Lincoln.
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Lincoln traite-t-il donc bien, ainsi que l’a écrit Corey Robin, des « hommes blancs de la démocratie » ?
Spielberg et Kushner ont échoué à créer un seul personnage Noir qui participe aux débats autour desquels tourne le film.
Le décor est, en effet, principalement constitué des coulisses du pouvoir à Washington, desquelles, en vertu de cette même Constitution que Lincoln voulait changer, les Noirs étaient exclus. Cependant, ainsi que l’a souligné Kate Masur dans un article du New York Times, deux personnages du film, les domestiques de la Maison Blanche, Elizabeth Keckley et William Slade, étaient de véritables personnalités, parties prenantes d’une « communauté organisée et très politisée d’Afro-Américains libres » à Washington. Keckley a collecté de l’argent et sollicité des dons de nourriture et de vêtements pour les réfugiés noirs du Sud, alors que Slade était un dirigeant d’une organisation de Noirs qui tentait de promouvoir les droits civils.
Dans un film où les principaux personnages parlent (et parlent, parlent et parlent encore) de l’esclavage, de la politique et de la politique antiesclavagiste, des personnages noirs auraient vraiment pu tenir certaines de ces conversations.
Cela dit, deux points importants doivent être mentionnés en faveur de Spielberg et de Kushner. Premièrement, Lincoln traite de l’esclavage. Cette remarque peut sembler stupide. Elle ne l’est pourtant pas. Il existe une vaste industrie artisanale dans les départements d’histoire des universités qui met de côté l’esclavage comme le facteur principal de la Guerre civile. C’est encore pire lorsque l’on regarde la culture populaire. Songez seulement au nombre de fois que vous avez entendu, comme première remarque au sujet de la Guerre civile : elle a dressé « des frères les uns contre les autres », il s’agit d’un conflit tragique, les sudistes étaient des gentlemen, et blablabla.
Spielberg et Kushner ont réalisé un film dans lequel l’esclavage est la seule question politique d’importance. Il s’agit d’une claire reconnaissance de ce qu’il y avait de plus révolutionnaire au sujet de la Guerre civile. C’est là quelque chose à porter à leur crédit.
Deuxièmement, le seul fait que les Noirs ne soient pas présentés tout au long du film comme « des acteurs politiques de plein droit » ne signifie pas pour autant que le film ne leur reconnaisse pas ce rôle. Je crois, en fait, que la lutte des Noirs pour leur propre émancipation est présente au second plan tout au long du film en raison de la manière dont il débute.
Les premières minutes de Lincoln, à l’instar d’un autre film de Spielberg, traitant de la Deuxième guerre mondiale, Il faut sauver le soldat Ryan, déroule d’horribles images du champ de bataille. Dès le départ sonne ainsi le glas terrible de la plus sanglante guerre de l’histoire des Etats-Unis. De façon tout aussi importante, on voit aussi quelque chose d’autre : des soldats Noirs, combattant dans les rangs de l’Union, sont impliqués dans la bataille. Les Noirs furent, en partie, initialement recruté dans les armées de l’Union au cours de la guerre une fois que des abolitionnistes, comme Frederick Douglass, eussent vaincu les réticences initiales de Lincoln. C’est là une autre étape cruciale sur le chemin qui transforma la Guerre civile en une lutte révolutionnaire visant à détruire l’esclavage.
La scène suivante se déroule après les combats. Deux soldats Noirs discutent avec Lincoln, en visite sur le champ de bataille. Le premier soldat tente de maintenir la conversation autour d’histoires de guerre, alors que le second ne veut rien entendre de cela : il souhaite savoir si Lincoln pense qu’il est juste que les Noirs ne perçoivent pas la même solde et qu’ils ne puissent pas être promus.
La conversation est interrompue par deux jeunes soldats blancs. Ils disent avoir été présents lorsque Lincoln a délivré sa fameuse Adresse de Gettysburg [un discours de 2 minutes prononcé le 18 novembre 1863] sur le site de la bataille la plus importante de la guerre. Ils commencent alors à la réciter.
Cela peut ressembler à une niaiserie visant à prouver la « grandeur » de Lincoln. Cette anecdote est toutefois plus vraie que nature et comprend quelque chose d’important : les morts et la violence de la Guerre civile étaient tels que les soldats engagés dans cette guerre ressentaient le besoin d’être guidé par un objectif politique leur permettant de soutenir le sacrifice. La capacité de Lincoln d’exprimer les buts et les idéaux du « côté nordiste » était, ainsi, l’une des armes secrètes de l’Armée de l’Union.
Les deux jeunes recrues rejoignent leurs unités avant même d’avoir pu terminer leur discours, laissant ainsi le second soldat Noir réciter : « C’est à nous de faire en sorte que ces morts ne soient pas morts en vain ; à nous de vouloir qu’avec l’aide de Dieu notre pays renaisse dans la liberté ; à nous de décider que le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, ne disparaîtra jamais de la surface de la terre. »
Ces paroles me semblent être un défi à Lincoln, non moins que les questions du soldat concernant les soldes inégales. Utilisant les mêmes paroles que Lincoln, il demande en faveur de quoi toutes ces souffrances et luttes ont été menées. La Guerre civile se terminera-t-elle par une « renaissance dans la liberté » ? Qu’est-ce que Lincoln entend entreprendre à cette fin ?
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Il s’est avéré que Lincoln a été déchiré par cette même question : la guerre se terminera-t-elle ou non par la mort de l’esclavage ?
Lincoln, souvenons-nous, était un juriste et non un théoricien politique. Il voyait la question de l’esclavage à travers ses lunettes juridiques. Il a dévoilé, en 1862, une Proclamation d’émancipation dans laquelle il était déclaré que tous les esclaves des Etats du sud encore en rébellion étaient « libres pour toujours » à compter du nouvel An [1er janvier 1863].
C’est là une autre indication de la transformation de Lincoln en un modéré souhaitant le compromis en un dirigeant de guerre prêt à prendre des mesures révolutionnaires. A partir de cet instant, ainsi que Lincoln l’a parfaitement compris, l’armée de l’Union est devenue une armée de libération, dès lors que l’émancipation pouvait être mise en œuvre partout où elle s’enfonçait dans le Sud. La révolte des esclaves du Sud, fuyant les plantations, était soutenue par les armes et les canons de l’Union.
La Proclamation d’émancipation était toutefois clairement une mesure de guerre. Une scène du début du film montre le président s’étendant sur les différents scénarios par lesquels une cour de justice en temps de paix pourrait la déclarer inconstitutionnelle. Si la Proclamation d’émancipation ne garantit pas que les anciens esclaves seront « libres à jamais », qu’est-ce que le permettra ? La réponse de Lincoln : passer le 13e amendement, encastrant la liberté dans la Constitution elle-même.
Une complication se présente toutefois : le Sud était proche d’une défaite miliaire au début de 1865. Ainsi que William Seward, le secrétaire d’Etat de Lincoln, le démontre au début du film : une majorité de nordistes pourrait soutenir le 13e amendement pour autant que le Sud soit toujours en guerre de telle sorte que l’ennemi soit privé de sa principale source de travail. Les plus conservateurs parmi eux, cependant, seraient hésitants face à une telle action radicale si la guerre s’achevait.
Lincoln aboutit donc à la conclusion qu’il doit voir passer le 13e amendement avant l’achèvement de la guerre. La course aux votes – tout en empêchant à la Confédération d’accepter les termes de la capitulation – est l’intrigue fondamentale de Lincoln.
Une fois qu’il s’est entendu sur ce qui devait être fait, Lincoln utilise tous les moyens en son pouvoir pour atteindre cette fin. Là où il peut faire appel aux « meilleurs d’entre eux » [the better angels of our nature dans le texte, allusion aux derniers mots du premier discours d’investiture de Lincoln], il plaide auprès des opposants démocrates afin qu’ils soient du bon côté lors d’un moment historique. Là où il ne le peut pas, il emploie un trio de louches bonhommes afin de les faire chanter et de les soudoyer afin d’obtenir leurs votes.
Il autorisa, parmi ses camarades de parti républicains, le leader de l’aile conservatrice du parti, Preston Blair, d’engager des négociations secrètes de paix avec la Confédération comme condition d’un vote unitaire des républicains en faveur de l’amendement. Cela alors même que Lincoln savait qu’il ne pouvait conclure la paix avant le vote.
Il demanda aux républicains radicaux de faire tout ce qui était possible afin de faire passer l’amendement, y compris de limiter leur rhétorique de telle sorte qu’ils ne se mettent pas à dos les votes des conservateurs qu’il entendait réunir. Lincoln dépeint les radicaux comme méfiants face aux motivations du président. Thaddeus Stevens, l’un des dirigeants radicaux, reconnaît que Lincoln a franchi le point de non-retour. « Abraham Lincoln nous a demandé de travailler avec lui afin de conduire l’esclavage à la mort », dit-il.
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Selon Aaron Bady, un critique radical du film, tout cela est seulement « le triomphe d’un politique faiseur de compromis. » Ce que je ne comprends pas, toutefois, est ceci : où est le compromis ?
Lincoln n’a pas demandé aux radicaux de soutenir un amendement édulcoré ou une mesure de compromis. Le 13e amendement met l’esclavage hors la loi, point à la ligne. Lincoln, d’un autre côté, a permis à un allié plus conservateur de tenter de négocier un terme à la guerre, alors qu’il planifiait de le trahir si la paix aboutissait trop rapidement.
Il faut ajouter, pour être clair, qu’en empêchant une négociation de paix, Lincoln prolongeait une guerre qui était, alors, sans précédent par l’ampleur de ses destructions et le nombre de ses morts.
Etait-ce un compromis que de demander à Thaddeaus Stevens de ne pas déclarer, lors du débat au Congrès, qu’il espérait que le 13e amendement conduirait à une égalité complète entre les Noirs et les blancs ? Le Stevens du film [joué par Tommy Lee Jones] se débat douloureusement pour contenir ses convictions les plus profondes. Il distingue toutefois, à la fin, ce qui fait la différence entre un compromis face à un principe et une manœuvre tactique en vue d’atteindre une fin. Le passage du 13e amendement a fait plus de bruit que le plus remarquable des discours de Stevens.
L’ironie de la critique formulée par Aaron Bady [du New ¥ork Times] est que, dans l’histoire réelle de la Guerre civile, Lincoln se distingue à chaque tournant crucial par son refus du compromis. Cela contraste avec ses compagnons de parti républicains, y compris ceux bénéficiant de solides références abolitionnistes, disposés à en faire. Lincoln a rejeté auparavant d’autres appels à la négociation avec le sud, au risque même de perdre le pouvoir au profit des démocrates lors des élections. Une fois qu’il a arrêté une politique au sujet de l’émancipation ou de la formation de régiments de soldats Noirs, Lincoln a résisté à toutes les propositions visant à en limiter la portée.
Le film de Spielberg, en ce sens, confirme les observations d’un journaliste radical, vivant à la même époque en Angleterre, qui a écrit avec perspicacité au sujet de la Guerre civile aux Etats-Unis lorsqu’il n’étudiait pas l’économie politique.
maxlincoln_prdKarl Marx a ainsi reconnu l’importance titanesque de la lutte contre l’esclavage mais aussi le rôle particulier joué par Lincoln [voir la remarquable introduction de Robin Blackburn à un recueil de textes de Marx et Lincoln Une révolution inachevée, Ed. Syllepse pour le français]:
« La figure de Lincoln est originale dans les annales de l’histoire. Nulle initiative, nulle force de persuasion idéaliste, nulle attitude ni pose historiques. Il donne toujours à ses actes les plus importants la forme la plus anodine […]
Rien n’est plus facile que de relever, dans les actions d’État de Lincoln, des traits inesthétiques, des insuffisances logiques, des côtés burlesques et des contradictions politiques […]
Néanmoins, Lincoln prendra place immédiatement aux côtés de Washington dans l’histoire des États-Unis et de l’humanité. De fait, aujourd’hui que l’événement le plus insignifiant assume en Europe un air mélodramatique, n’est-il pas significatif que dans le Nouveau-Monde les faits importants se drapent dans le voile du quotidien ? »
[Article publié le 12 octobre 1862 dans le journal autrichien Die Presse, l’article traite de l’importance et de la signification de la Proclamation d’émancipation pour le 1er janvier 1863, faite le 22 septembre 1862, et qui est, selon Marx dans le même article, « qui est le document le plus important de l’histoire américaine depuis la fondation de l’Union puisqu’il met en pièces la vieille Constitution américaine : son manifeste sur l’abolition de l’esclavage. » — traduction de R. Dangeville]
Lincoln mérite d’être célébré non parce qu’il était un grand penseur abolitionniste ou un organisateur mais en raison du rôle historique particulier qu’il joua en tant que dirigeant politique de la classe dirigeante nordiste lorsque le conflit avec le pouvoir esclavagiste a éclaté. Quels que soient ses défauts, Lincoln ne s’est pas dérobé ou n’a pas renoncé à ce rôle. Il a plutôt relevé le défi à chaque tournant dans la chaîne continue des événements.
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Je suis convaincu que certaines des hésitations qui empêchent de comprendre Lincoln tiennent dans le fait que l’on observe la Guerre civile à travers les lunettes de la politique américaine des XXe et XXIe siècles. Nous serions scandalisé si Steven Spielberg réalisait un film sur la façon dont Lyndon Johnson a signé le Civil Rights Act de 1964. Quelle est donc la différence avec Lincoln ?
En un mot, il s’agit de celle-ci : Lincoln était le dirigeant politique du capitalisme nordiste à une époque où ce dernier était engagé dans une bataille pour la domination des Etats-Unis dans leur ensemble contre les dominants réactionnaires d’un système sudiste qui leur permettait d’extraire leurs énormes richesses du travail esclave. Les intérêts du capitalisme aux Etats-Unis coïncidèrent – probablement pour la dernière fois dans l’histoire du monde, ainsi qu’il le semble – avec une extension massive de la démocratie et de la liberté pour mettre un terme à l’esclavage.
Afin de conduire le Nord à la victoire, Lincoln a été forcé de participer à l’une des luttes les plus importantes jamais connues aux Etats-Unis en faveur de la justice. Lincoln n’a pris aucune part dans l’ouverture de cette lutte et qu’une très faible dans ce qui devait aboutir à un conflit ouvert. Il a toutefois été un acteur important à la fin de celle-ci, en y endossant un rôle particulier. Le film de Spielberg saisit ce rôle d’une façon remarquable.
Cela ne signifie pas pour autant que nous ignorions les limites de Lincoln ainsi que ses côtés franchement réactionnaires. Alors que les données historiques sont très claires sur le fait que Lincoln a été personnellement dégoûté par l’esclavage, il est tout aussi établi qu’il soutenait des idées racistes. En 1858, deux ans avant qu’il occupe la Maison-Blanche, par exemple, lors d’un débat, Lincoln nia qu’il soutenait « l’égalité sociale et politique des races blanches et noires », déclarant, « au même titre que quiconque, je suis en faveur de disposer de la position supérieure assignée à la race blanche ».
Je pense qu’il y a de bonnes preuves que ses idées ont été réélaborées en raison de l’engagement de Lincoln dans une lutte qui a changé l’histoire, ce que le film suggère d’ailleurs. Je pense également que c’est une bonne chose que Lincoln ne le voile pas de pureté.
Une fois que toutes ses machinations pour faire passer le 13e amendement ont passé – à la fin du film – et lui permettent alors d’exprimer ses vues au sujet de l’égalité et de ce qu’il envisage pour l’avenir au sujet des relations entre les Blancs et les Noirs, sa réponse est maladroite et hésitante. « Je pense que nous allons nous habituer les uns aux autres », conclut-il.
La puissance émotionnelle du moment vient plutôt de la réaction de Stevens, qui s’enfuit avec l’original de l’amendement pour une célébration spéciale. C’est là sans doute la scène la plus susceptible de vous arracher des larmes.
La transformation politique de Lincoln, plutôt que personnelle, est cependant indubitable. Dans son premier discours d’investiture, en 1861, Lincoln déclare qu’il n’a aucune intention « de mettre une entrave à l’institution de l’esclavage ». Dans son second discours, il affirme – dans un discours répété à la fin de Lincoln : « Nous espérons du fond du cœur, nous prions avec ferveur, que ce terrible fléau de la guerre s’achève rapidement. Si, cependant, Dieu veut qu’il se poursuive jusqu’à ce que sombrent les richesses accumulées par 250 ans de labeur non partagé de l’esclave ainsi que jusqu’à ce que chaque goutte de sang jaillie sous le fouet soit payée par une autre versée par l’épée, comme il a été dit il y a trois mille ans, il nous faudra reconnaître que “les décisions du Seigneur sont justes et vraiment équitables”.» [Traduction française, complétée, tirée d’un site officiel des Etats-Unis.]
Le film de Spielberg et Kushner apporte sans doute une nouvelle immédiateté à ces paroles. Leur argument tient sans doute en ceci : Lincoln avait la possibilité de mettre un terme à l’une des guerres les plus sanglantes jusqu’alors avec toutefois la perspective que la justice – ainsi qu’il la comprenait – demeure incertaine. Lincoln a choisi de poursuivre la guerre afin de persévérer dans la voie de la justice.
C’est quelque chose qui méritait qu’on en fasse un film. (Traduction A l’Encontre)
Les mauvais services rendus par “Lincoln”
Par Charlie Post
Le compte rendu d’Alan Maass du film de Spielberg, Lincoln, a ajouté un peu de complexité aux débats sur ce film excellent – mais opère une explication historique faussée.
Des esclaves noirs qui se sont échappés en Caroline du Sud et cultivent du coton pour eux (autour de 1862 – 1865)
Maass a tout à fait raison lorsqu’il dit que Lincoln n’a jamais été, aussi bien dans le film que dans la réalité historique, un « grand faiseur de compromis ». Les parallèles avec Obama, malgré les désirs du scénariste Tony Kushner (voir son interview révélateur avec Bill Moyers [1]) ne sont pas fondés. Ainsi que le montrent des biographies de Lincoln – en particulier celles de James McPherson Abraham Lincoln and the Second American Revolution (Oxford University Press, 1992) et d’Eric Foner The Fiery Trial : Abraham Lincoln and American Slavery (Norton & Company, 2011) –, une fois que ce dernier est parvenu à une position politique, il n’en a jamais varié.
Nous devrions toutefois être clairs sur le fait que Lincoln était, pour reprendre les termes de McPherson, un « révolutionnaire réticent ». Lincoln était un pragmatique. Il réagissait aux « faits du terrain » : en particulier devant les fuites en masse d’esclaves durant la guerre (ce que W.E.B. DuBois [1868 – 1963, sociologue, historien, activiste des droits civiques ; il fut le premier Afro-Américain à obtenir un doctorat, créateur de la National Association for the Advancement of Colored People] a appelé la « grève générale ») et l’effondrement de l’esclavage qui en a été la conséquence.
C’est précisément cette « réticence » de Lincoln à conduire une révolution complète dans le Sud au cours de la Guerre civile – ainsi que le rôle décisif joué par les fuites en masse des plantations par les esclaves – qui manque dans le portrait hagiographique de Spielberg et Kushner.
Il ne suffit pas de dire que « Lincoln ne concerne pas tout ce qui s’est déroulé au cours de la Guerre civile ». La décision de Spielberg et Kushner de se concentrer exclusivement sur les machinations parlementaires qui entourent le 13e amendement, bien que permettant de réaliser un film magnifique, produit une vision de l’émancipation profondément faussée.
Lincoln est, tout d’abord, présenté comme un avocat cohérent d’une abolition immédiate, sans compensation et permanente de l’esclavage. Il s’agit là d’une position qu’il a finalement adoptée seulement au milieu de l’année 1862. Avant sa décision de publier la Proclamation d’émancipation, Lincoln a promu, sans succès, différents plans en vue d’une émancipation graduelle, avec compensation des maîtres (en particulier ceux des Etats « frontaliers » [expression désignant les Etats esclavagistes restés dans les rangs de l’Union après la Sécession des Etats du Sud, les premiers étant sur la frontière entre les Etats « libres » et « esclavagistes »]) ainsi que l’établissement de colonies pour les Afro-Américains en Amérique centrale, dans les Caraïbes ou en Afrique.
Le film, ensuite, exagère grandement l’impact du 13e amendement. Une grande partie de la recherche historique réalisée au cours des vingt dernières années a démontré qu’à partir de la fin de l’année 1864, l’esclavage comme base de la production dans le Sud était mort.
Alors que certains dirigeants politiques de la Confédération ont pu croire que « l’institution particulière » [formule fallacieuse servant à désigner, sans la nommer, l’institution esclavagiste] pouvait être réanimée, les anciens esclaves eux-mêmes – en joignant les armées de l’Union comme espions, travailleurs et soldats ainsi qu’en auto-organisant des proto-syndicats, en saisissant les plantations abandonnées et autres activités du même ordre – ont détruit l’esclavage. Selon Kevin Anderson, dans son ouvrage Marx at the Margins [lire la traduction de la conclusion de cet ouvrage sur ce site en date du 16 juillet 2012], Marx a adopté la notion de « l’auto-émancipation » à partir de la lutte des esclaves au cours de la Guerre civile des Etats-Unis. Pour le dire simplement, le 13e amendement a légalement reconnu la réalité de la lutte de classes dans le Sud.