Comment prendre le pouvoir sans être pris par le pouvoir ?

Podemos o no… Par Nestor Romero

Le suc­cès de La Tuer­ka est tel que très vite toutes les grandes chaînes de télé­vi­sion s’arrachent Pablo Igle­sias pour le confron­ter aux polé­mistes les plus cui­ras­sés du pays dans des débats où il fait merveille.

On se sou­vient du 15‑M, comme on dit en Espagne, ce 15 mai 2011 où ” los Indi­gna­dos » occu­pèrent la Puer­ta del Sol de Madrid et vécurent là quelques jours de démo­cra­tie liber­taire, qua­li­fi­ca­tif, celui-ci, que j’emploie à des­sein et auquel je reviendrai.

Quelques jours, donc, de ges­tion directe du vécu quo­ti­dien par l’énoncé per­for­ma­tif d’une auto­ges­tion s’instituant à mesure et au rythme des déli­bé­ra­tions des Assem­blée souveraines.

Car ain­si étaient prises les déci­sions par cette foule, cette mul­ti­tude qui s’assemblant se consti­tuait en peuple, si l’on veut bien admettre comme l’affirme Kant dans son “Pro­jet de paix per­pé­tuelle”, que c’est “l’acte de la volon­té géné­rale qui fait de la foule un peuple ».

Mais après ? Com­ment conti­nuer à navi­guer vers un hori­zon sans cesse fuyant quand la houle s’apaise ?

La Tuerka

Quelques pro­fes­seurs de sciences poli­tiques de l’Université com­plu­tense de Madrid déci­dèrent de ten­ter une réponse à cette éter­nelle ques­tion et pour cela de créer sur Tele K (une minus­cule chaine de télé­vi­sion com­mu­nau­taire du quar­tier popu­laire de Val­le­cas) une “ter­tu­lia” autre­ment dit un lieu d’échanges, de conver­sa­tions et de débats entre intel­lec­tuels, allu­sion aux fameuses ter­tu­lias des “géné­ra­tions de 1898 et de 1927” qui firent les beaux jours des cafés où elles se tenaient, le plus célèbre demeu­rant le “gran café Gijón” (fré­quen­té entre autres par F.G. Lorca).

Ce sera La Tuer­ka (l’Ecrou) qui, pré­ci­sé­ment, se pro­po­se­ra de dis­cu­ter de cet après 15‑M. En effet, La Tuer­ka ne se pose nul­le­ment comme acte jour­na­lis­tique pré­ten­dant à on ne sait quelle objec­ti­vi­té mais comme démarche mili­tante se don­nant comme objec­tif de chan­ger l’ordre des choses dans un monde à la dérive.

Pablo Iglesias

La ter­tu­lia qui ne réunis­sait à ses débuts que quelques uni­ver­si­taires devient très vite un lieu de débats et de réfé­rence pour nombre de mili­tants des gauches plus ou moins tra­di­tion­nelles. Et très vite éga­le­ment émerge la figure (dans tous les sens du terme) de l’un de ces pro­fes­seurs de sciences poli­tiques : Pablo Iglesias.

Un nom, d’abord : le même que celui du fon­da­teur du PSOE en 1879 et ce n’est pas un hasard s’il fut pré­nom­mé Pablo ne cesse de racon­ter sa mère. Et puis il est jeune, beau, intel­li­gent, bien de son temps avec sa “cole­ta” (queue de che­val), ses bra­ce­lets mul­ti­co­lores ses che­mises cin­trées et sa grosse moto.

Mais aus­si et sur­tout son aisance face aux camé­ras et aux contra­dic­teurs, son extra­or­di­naire maî­trise au ser­vice d’une belle langue cas­tillane, la flui­di­té de son débit qui n’est pas celle du tri­bun voci­fé­rant mais plu­tôt celle du péda­gogue ser­vie par une éru­di­tion remar­quable et celle du mora­liste dont l’infinie patience et l’exquise déli­ca­tesse a le don d’exaspérer nombre de contradicteurs.

Le suc­cès de La Tuer­ka est tel que très vite toutes les grandes chaînes de télé­vi­sion s’arrachent Pablo Igle­sias pour le confron­ter aux polé­mistes les plus cui­ras­sés du pays dans des débats où il fait merveille.

Ain­si racon­tée, ne dirait-on pas la mer­veilleuse his­toire de l’avènement d’une rock star média­tique ? Pour­tant il n’en est rien car cette venue au grand jour et à la lumière des pro­jec­teurs est le résul­tat d’une réflexion col­lec­tive approfondie.

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Antonio Gramsci

La ques­tion, en effet, obses­sion­nelle pour tout mili­tant depuis des siècles, est la sui­vante : com­ment “tou­cher les gens” ? Autre­ment dit, com­ment trans­mettre aux citoyens la véri­té que l’on porte ?

La réflexion qui s’élabore alors au sein de ce groupe de pro­fes­seurs s’appuie, pour ain­si dire natu­rel­le­ment, sur le néo-mar­xisme de Anto­nio Gram­sci, le fon­da­teur du Par­ti com­mu­niste ita­lien et théo­ri­cien de “l’hégémonie cultu­relle” laquelle se construit, on le sait, à l’aide d’un cer­tain nombre de “dis­po­si­tifs culturels”.

Com­ment alors ne pas voir que le dis­po­si­tif cultu­rel domi­nant de nos jours est (encore)… la télé­vi­sion. De sorte que contrai­re­ment à l’attitude mili­tante refu­sant la com­pro­mis­sion dans la “socié­té du spec­tacle”, il ne peut être ques­tion pour ces intel­lec­tuels de demeu­rer dans une acti­vi­té cultu­relle alter­na­tive, contre-cultu­relle ou under­ground, mais au contraire de se sai­sir des modes de fonc­tion­ne­ment hégé­mo­niques pour les retour­ner, les recons­truire en dis­po­si­tifs cultu­rels contre-hégémoniques.

Et c’est ain­si que Pablo Igle­sias est par­tout, sur les chaines de télé­vi­sion et sur inter­net, au point que ne suf­fi­sant pas à la tâche ses amis Juan Car­los Mone­de­ro et Iñi­go Erre­jón s’y mettent aus­si et ne cessent de débattre face aux plus farouches défen­seurs de l’hégémonie cultu­relle et du fonc­tion­ne­ment social qui conduisent l’Espagne, l’Europe et le monde au bord de l’abîme.

Felipe Gonzalez

Par­mi ceux-là, la vieille gauche espa­gnole, celle du PSOE, n’est pas la moins viru­lente. Elle fré­mit d’horreur à la vue de ces jeunes qui, pour­tant res­semblent tant à ce qu’ils étaient eux-mêmes dans les années 1970, mili­tants aux prises avec le franquisme.

Felipe Gon­za­lez lui-même, l’ancien Pré­sident du gou­ver­ne­ment qui géra la “tran­si­tion” à par­tir de 1982 éprouve le besoin de cogner sur ces “popu­listes”, ces “déma­gogues”, ces “boli­va­riens”. Lui, Felipe, comme l’appelaient affec­tueu­se­ment les mili­tants quand il prit le pou­voir au PSOE lors du congrès de Sur­esnes en 1974 et qui, par­ve­nu à la Pré­si­dence n’hésitera pas à pas­ser ses pre­mières vacances sur le yacht Azor, celui sur lequel Fran­co s’adonnait à la pêche au gros, ne voyant à cela aucun mal puisque le bateau était pro­prié­té de l’Etat…

Felipe qui finit aujourd’hui sa car­rière, mil­lion­naire et repu, en sié­geant dans des conseils d’administration où, dit-il, le pauvre, il s’ennuie. Passons.

Donc, le suc­cès de cette démarche “gram­scienne” se réa­li­sa au-delà de toute espé­rance et au point que la néces­si­té de créer un mou­ve­ment s’imposa pour ain­si dire d’elle-même. Ce fut “Pode­mos” le 17 jan­vier 2014.

Le cataclysme Podemos

Puis, il fal­lut don­ner au mou­ve­ment le sta­tut de par­ti (ce fut fait le 11 mars) de manière à pou­voir par­ti­ci­per aux élec­tions euro­péennes du 25 mai.

On le sait, après seule­ment quatre mois d’existence Pode­mos obtient un mil­lion de suf­frages (8%), cinq dépu­tés et devient la qua­trième force poli­tique du pays (la troi­sième aujourd’hui).

Il s’agit bien d’un cata­clysme comme le recon­nait la presse euro­péenne dans son ensemble. D’autant plus que, à peine élus, les cinq dépu­tés décident de renon­cer aux juteuses indem­ni­tés euro­péennes pour ne conser­ver que l’équivalent du salaire moyen en Espagne et uti­li­ser le sup­plé­ment de manière militante.

D’autant plus, en outre, que le par­ti impro­vi­sé dans l’urgence entre main­te­nant dans un pro­ces­sus de struc­tu­ra­tion par la mise en place d’une “Asam­blea ciu­da­da­na” (Assem­blée citoyenne) dont le fonc­tion­ne­ment se veut aus­si trans­pa­rent et démo­cra­tique que le per­mettent les tech­no­lo­gies numé­riques les plus avancées.

Ambiguïtés

Au terme de ce pro­ces­sus les struc­tures éla­bo­rées seront mises en place et les res­pon­sables (sans doute révo­cables) seront dési­gnés. Donc, tout va bien, n’est-ce pas ?

Non ! Cer­tai­ne­ment pas, car nombre d’ambiguïtés, pour le moins, demeurent.

Voyons : la réfé­rence à Gram­sci ne devrait pas évi­ter de poser, comme il le fit lui-même, la ques­tion du “consen­te­ment des domi­nés à leur propre domi­na­tion”. Obser­va­tion du reste fort peu nova­trice puisque voi­ci cinq siècles un jeune homme de dix-huit ans, Etienne de La Boé­tie (1530 – 1563) la pro­po­sa à ses contem­po­rains dans son célèbre “Dis­cours de la ser­vi­tude volontaire”.

Gram­sci, cepen­dant, comme intel­lec­tuel mar­xiste et mili­tant ten­te­ra de pen­ser la manière de rompre cette hégé­mo­nie cultu­relle en lui oppo­sant une autre culture issue, celle-ci, de la vie même des domi­nés, des classe exploi­tées disait-on alors, et, à cette fin, fait émer­ger la figure de “l’intellectuel orga­nique” qui, contrai­re­ment aux adeptes de Lénine ne vient pas de l’extérieur insuf­fler la “conscience de classe” à la mul­ti­tude mais, vivant au sein de cette mul­ti­tude, tente de faci­li­ter l’expression d’une sub­jec­ti­vi­té col­lec­tive de libération.

Libé­ra­tion pos­tu­lée non seule­ment comme néces­saire mais comme pos­sible d’où, sans doute, le choix de l’affirmation “Pode­mos” sui­vie de la forme d’insistance “Cla­ro que pode­mos !” (bien sûr que nous pouvons).

Est-ce donc bien comme “intel­lec­tuels orga­niques” que Pablo Igle­sias et ses “com­pañe­ros” déve­loppent leur mili­tan­tisme ? Mais alors, l’histoire est là pour nous le mon­trer (par­ti­cu­liè­re­ment celle de l’Amérique latine si chère au cœur de cer­tains mili­tants de “Pode­mos”), le risque est grand quelle que soit la bonne inten­tion ini­tiale de bas­cu­ler très vite dans un redou­table avant-gar­disme lénino-maoïste.

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Chavez, un exemple ?

A cet égard, l’incessante réfé­rence à l’Amérique latine et les rap­ports éta­blis avec Cha­vez (Madu­ro main­te­nant), Evo Morales (Boli­vie), Rafael Cor­rea (Equa­teur) et le fort sym­pa­thique Pepe Muji­ca (Uru­guay) deman­de­raient à être cla­ri­fiés autre­ment que par des réponses embar­ras­sées aux inter­pel­la­tions d’une droite (PSOE com­pris) qui ne se prive pas de jouer sur cette corde sen­sible une com­plainte qui, heu­reu­se­ment, ne fait pleu­rer personne.

Il serait temps, me semble-t-il de lever ces ambi­guï­tés ce qui a peut-être com­men­cé puisque je viens d’entendre Pablo Igle­sias fus­ti­ger (enfin) l’énorme cor­rup­tion qui sévit au Vene­zue­la (jusque dans la famille Cha­vez, ajou­te­rais-je volontiers).

Comme il serait temps de lever ces ter­gi­ver­sa­tions en appro­fon­dis­sant une réflexion sur la ques­tion à laquelle se heurte toute orga­ni­sa­tion, celle du pou­voir et de son exercice.

Car il semble bien que cette pré­oc­cu­pa­tion soit majeure au sein du par­ti nou­vel­le­ment créé. En effet le fonc­tion­ne­ment, en ce moment même, de la “Asam­blea ciu­da­da­na”, non seule­ment per­met mais néces­site l’expression et l’activité des “cir­cu­los”, ces “cercles” de base géo­gra­phiques ou thé­ma­tiques pré­fi­gu­rant ain­si une démo­cra­tie directe et auto­ges­tion­naire sou­cieuse de se pré­ser­ver autant que faire se peut des dérives cor­rup­trices inhé­rentes à tout pou­voir quel qu’en soit le niveau, com­mu­nal, régio­nal, natio­nal, européen…

L’hypothèse libertaire

Appa­rait alors ici une nou­velle et redou­table ambi­guï­té que je me hasar­de­rais à qua­li­fier de “cas­ti­za” (propre à l’Espagne) et qui me per­met­tra d’en venir au qua­li­fi­ca­tif “liber­taire” que je pro­po­sais en incipit.

L’Espagne, en effet est le seul pays (pour des rai­sons que, à mon sens, nul his­to­rien n’a véri­ta­ble­ment éclair­cies) où le mou­ve­ment liber­taire s’est déve­lop­pé dans la pre­mière moi­tié du ving­tième siècle à l’encontre et au détri­ment du com­mu­nisme marxiste.

C’est le seul pays où, dès 1868 les idées, idéaux et pra­tiques liber­taires (je n’utilise pas le terme “anar­chiste” tant est grande la confu­sion intro­duite par ce vocable) non seule­ment riva­lisent mais sup­plantent le com­mu­nisme marxiste.

L’Espagne est le seul pays où (de 1936 à 1937) le mou­ve­ment liber­taire et sa puis­sante cen­trale syn­di­cale, la CNT, est effec­ti­ve­ment confron­té à l’exercice du pou­voir tant au niveau local et régio­nal (col­lec­ti­vi­sa­tions en Ara­gon, auto­ges­tion de l’industrie cata­lane) qu’au niveau natio­nal avec la par­ti­ci­pa­tion de ministres au gou­ver­ne­ment cen­tral à par­tir de novembre 1936.

Et, curieu­se­ment, alors que le carac­tère liber­taire de la pra­tique des Indi­gnés de la Puer­ta del Sol consti­tue une réfé­rence en actes à l’été liber­taire de 1936, ce carac­tère n’est, à ma connais­sance, à aucun moment men­tion­né par les fon­da­teurs (les Intel­lec­tuels orga­niques ?) de “Pode­mos”.

En revanche, sont convo­quées ou pour le moins évo­quées les figures du com­mu­nisme auto­ri­taire jusqu’à celles de sta­li­niens comme Dolores Ibar­ru­ri (Pasio­na­ra), San­tia­go Car­rillo et jusqu’à Juan Negrín, der­nier Pre­mier ministre de la Répu­blique dont la récente réha­bi­li­ta­tion par le PSOE ne met cer­tai­ne­ment pas un terme aux recherches his­to­riques pré­sentes et à venir quant à son action et à ses rela­tions avec le PCE et l’Union soviétique.

Le pouvoir ne se prend jamais…

La ques­tion se pose alors : com­ment pen­ser, inter­pré­ter, cette occul­ta­tion de la longue tra­di­tion liber­taire espa­gnole par des intel­lec­tuels, des pro­fes­seurs de sciences poli­tiques qui, on aime à le croire, n’en ignorent rien ?

Com­ment inter­pré­ter cette occul­ta­tion alors que sur­gissent et se déve­loppent en ce moment même et simul­ta­né­ment à l’activité de la Asam­blea ciu­da­da­na, les ini­tia­tives “Gua­nyem Bar­ce­lo­na” et “Gane­mos Madrid” qui se pro­posent, ni plus ni moins, que d’investir et de gérer ces com­munes lors de pro­chaines élec­tions muni­ci­pales aux­quelles, semble-t-il, Pode­mos ne par­ti­ci­pe­ra pas en tant que parti ?

Com­ment ne pas recon­naître dans cette démarche “com­mu­na­liste”, can­to­na­liste, les traces du fédé­ra­lisme prou­dho­nien dont l’influence fut (et demeure donc ?) si impor­tante en Espagne ? A cet égard on peut mesu­rer la dure­té de l’affrontement entre auto­ri­taires et liber­taires lors du mou­ve­ment can­to­na­liste de 1871 en lisant l’assez ignoble pam­phlet de Engels : “Los baku­ni­nis­tas en acción”.

Com­ment com­prendre ce qui semble bien être une occul­ta­tion de cette his­toire ? Ne serait-ce pas une manière d’évacuer l’épineuse ques­tion de la nature et de l’exercice du pouvoir.

Ques­tion que Tomás Ibañez, lui aus­si “cate­drá­ti­co” (prof d’université) comme on dit là-bas et mili­tant anar­chiste assu­mé (car il tient, lui, à ce vocable), creuse livre après livre s’appuyant sur sa propre éru­di­tion, sa propre expé­rience mili­tante et une connais­sance méti­cu­leuse de Fou­cault et que les “com­pañe­ros” de Pode­mos seraient, je crois, bien ins­pi­rés de méditer.

Car, en effet, comme dit Tomás Ibañez : “On ne prend jamais le pou­voir, c’est le pou­voir qui nous prend”.

La ques­tion, alors, à laquelle il convien­drait de réflé­chir est la suivante :

Com­ment prendre le pou­voir sans être pris par le pouvoir ?

 

dimanche 19 octobre 2014.