Je branche les câbles du projecteur, je l’allume et il se met en route, le temps de chauffer l’ampoule… pour avoir une image sur l’écran, je le connecte à mon ordinateur portable et lorsqu’il n’y en a pas, il faut toucher les boutons. Une image apparaît. Ça marche ! Maintenant le son. Aujourd’hui j’accueille dans la salle de projection les jeunes de Solidarcité pour les initier à la vidéo, ce remarquable programme pour jeunes en difficulté consiste à les familiariser avec le monde associatif et différents métiers pratiques. En échange de cette formation ces jeunes ont accepté de construire sur mesure le mobilier du nouveau local de post-production de ZIN TV. Une façon comme une autre de s’entre-aider. Lors du premier contact avec eux je leur ai expliqué que ce futur mobilier allait permettre de réunir des citoyens afin de les faire travailler ensemble, faire naître des projets collectifs : des films, la succession de ces films alimenteront la grille de programme de ZIN TV, une télévision qui se construit d’en bas, depuis les quartiers et ses associations avec beaucoup d’efforts des citoyens organisés. Le local à son tour est établi dans un centre culturel qui travaille avec les habitants du quartier, il les réunit dans des salles et autour des tables. Si les tables pouvaient parler, elles témoigneraient des milliers de personnes qu’elle a su réunir, des milliers de projets collectifs qui sont nés, d’innombrables débats passionnels, des centaines d’histoires d’amour. Ce début d’année, le centre a lui-même été mis en difficulté par la radicalisation du gouvernement, il a dû licencier trois membres du personnel à cause des coupes budgétaires. Bref, l’ensemble du projet est menacé et ce projet de fabrication de tables sur mesure donne aux jeunes matière à réfléchir, une mission pour un travail qui sera fait avec amour.
J’allume les haut-parleurs de la salle de projection, l’amplificateur est connecté à mon ordinateur et j’entends le beat d’une chanson hip-hop. Ça marche ! Les premiers loulous arrivent un à un et s’installent. Je laisse la musique pour combler le vide. Ce n’est pas un public que l’on voit dans les écoles de cinéma. Ils ont le regard marqué par une enfance écourtée. Un collègue m’avait prévenu qu’il est impossible de les faire tenir plus de vingt minutes assis à écouter, qu’il ne faut même pas envisager de leurs montrer du Chris Marker ou du Jean-Luc Godard, qu’ils ne comprendront pas le jargon du cinéma. À vrai dire, ce jour-là, je ne savais pas trop comment j’allais m’y prendre. Un des garçons, un peu surpris, m’interpella : « Vous écoutez du hip-hop ? » Je réponds que j’écoute un peu de tout. Le garçon hésitant mais sincère me dit que je n’ai pas l’air d’être un amateur de hip-hop. Là-dessus il me dit qu’il aime le hip-hop et le slam, mais il faut que ce soit sincère, pas de la musique de ceux qui se sont vendus à l’industrie de la musique. Je saisis l’occasion et lui demande de me donner un exemple d’un chanteur qui s’est vendu. Ils réagissent tous en chœur : Youssoupha !
Je tape Youssoupha sur un moteur de recherche d’Internet et YouTube me propose déjà une variété de vidéoclips. La figure d’un bel homme noir apparaît à l’écran et enthousiastes, les jeunes participants pointant du doigt me demandent de mettre la chanson Macadam, issue de son premier album en 2007. On regarde et on écoute, ensuite, un débat entre nous met en avant les qualités de ce Youssoupha tant aimé. Combatif, joyeux, le quartier, etc. Après une analyse émotionnelle, je propose de regarder à nouveau le clip et décrire ce qu’on voit exactement, ce qu’on entend, ce qu’on voit image par image. La première image sert à se situer dans le décor, on voit des immeubles de périphérie des villes françaises. C’est quoi, comme bâtiment ? Où est positionnée la caméra ? Pourquoi est-elle là ? Des appartements sociaux vus d’en bas, en contre-plongée suivie d’un mouvement en panoramique vers le bas qui nous fait découvrir des jeunes gens et des enfants souriants, jouant entre eux. On découvre Youssoupha entouré d’enfants qui marquent le rythme, il chante : « Grandir sur le macadam-dam et vivre comme des pions sur un jeu de dames-dames-dames-dames… »
Le montage est bien sûr haché, comme tous les clips qu’on voit sur MTV. Pourquoi ? Quel est le but d’un montage si dynamique ? Créer une frustration, mais dans quel but ? Dans chaque plan notre héros varie son look vestimentaire, toujours entouré par des enfants et maintenant d’une invitée de marque : Diam’s. Pourquoi ce casting ? Une célébrité en fin de carrière aux côtés de la relève ? Les jeunes participants répondent parfaitement aux questions et sans euphémismes. C’est le premier disque de Youssoupha, Diam’s est venue le soutenir dans son clip de lancement, c’est pour cela qu’elle est à ses côtés, mais elle ne chante pas, afin de ne pas lui voler la vedette. Cette chanson est une carte de visite où il expose son curriculum. Une nouvelle star est née depuis les quartiers populaires, il côtoie désormais les grands, le rêve américain est en marche. Car il confirme par ses paroles qu’il vient d’en bas et qu’il y a une réalité à dénoncer : « C’est pas la rue qui m’a éduquée, j’connais les ruses, la véruse, j’ai joué à la roulette russe et elle m’a dupée. Du mal à lutter, du plomb dans le cartable à chaque fois que tu t’fais insulter, ça s’fini par une castagne… »
Mais si la vie des quartiers est morose alors pourquoi ne voit-on que des personnages souriants ? Le protagoniste se positionne au centre de l’image et s’assigne le rôle de grand frère bienveillant et confirme son besoin de rayonner. « On se brise le sort, nous empêche de rayonner, besoin de biff pour rêver, besoin de biff pour réveillonner. J’essaye de raisonner, les ptits frères leur dire que la haine est quotidienne et qu’on fini jamais par s’y faire. » Les images se succèdent sur le même mode. Un langage s’est installé, on l’accepte ou pas ? Tous ces enfants souriants qui semblent connaître la chanson par cœur, habitants des bas quartiers, toutes origines et mélanges confondus, posent devant la caméra saluant les mains en l’air, marquant le rythme en empathie avec la chanson et la caméra, c’est sympathique. Même au milieu de la chanson, un gosse à la peau noire reprend le refrain en in. Pour figurer l’enfance de Youssoupha ? Généreux profil psychologique dominant filmé en contre-plongée autorise la participation des autres filmés en plongée. Le rapport dominé-dominant est mis en évidence.
Et puis, Youssoupha s’incline, il est touchant, justicier, il crée l’adhésion car il se bat pour sa communauté, c’est lui qui le dit. « J’ai écrit ce texte pour mes neveux et mes nièces : Mamadou, Karim, Keysha, Ousmane & Inès. Pour ceux qui naissent loin des pavés et des paillettes. Ils veulent pas nous connaître parce qu’on est pas de la même planète… »
Bien. Il n’en fallait pas plus, la méthode d’analyse que j’ai apprise à l’Insas par Thierry Odeyn était assimilée sans difficultés par les jeunes de Solidarcité. Que me dit-on ? D’où me le dit-on ? Comment me le dit-on ? Il suffit d’inverser les rôles. Après tout, le rôle de « maître ignorant » ne me va pas si mal et ces jeunes en décrochage scolaire ne sont pas si mal dans le rôle du « professeur ». La chanson On se connaît, celle qui selon mes élèves prouve que Youssoupha est un vendu, ou plutôt qui prouve qu’il a réussi[[50.000 singles vendus au compteur, 2e titre le plus joué en radio en 2013 et 17 millions de vues sur YouTube.]] sera décortiquée avec méthode par les participants qui ont pris goût à lire entre les lignes, au regard critique, qui est le premier pas vers l’émancipation. Faut juste donner accès aux outils.
Mais lors de l’analyse, le clip décourage par sa pauvreté, par le ramassis de clichés qu’il accumule et par le vide insupportable qui y règne. Ayna, une jeune et jolie star débutante est venue en renfort, elle vient d’ailleurs de signer son contrat chez Bomaye Musik, la boîte de Youssoupha. Je l’apprends par mes élèves bien informés des conditions de production du film. Qu’importe, puisque désormais, dans le vidéoclip, notre protagoniste muni de lunettes de soleil roule en décapotable sous les palmiers de Los Angeles et son employée déambule en travelling alterné sur les vitrines de luxe et talons aiguille posés sur les dalles étoilées d’Hollywood. Youssoupha est désormais centré sur lui, il chante ses peines d’amour. « L’amour ça repart, parfois ça nous quitte. J’assume tous mes pas car seul Dieu nous guide. Et quand on se parle, l’histoire est écrite. Ne me remercie pas, t’inquiète on est quitte… »
La voix d’Ayna a été filtrée au mixage, me signale une étudiante. Pourquoi faire appel à un filtre ? Pourquoi d’ailleurs le réalisateur du clip fait appel au split-screen et autres effets spéciaux ? C’est l’occasion de montrer la comparaison que Godard fait sur l’usage du ralenti dans Full Metal Jacket de Stanley Kubrick et dans Hanoï, 79 printemps de Santiago Alvarez. Le cinéaste cubain retravaille son document par une fiction inventive alors que Kubrick use d’un gimmick pour masquer le manque de documentation du sujet. Qui a dit que Godard était inaccessible aux jeunes ? Des effets pour cacher du vide ? Pourquoi la peur du vide ?
Les jeunes me font remarquer que Youssoupha se justifie, de manière désenchantée. « La rue m’a fait vivre, mais la rue m’a dégoûté. (…) Maman m’a appris que l’argent n’est pas une fin en soi, que vieillir est obligatoire mais grandir est un choix. On m’a dit “ne te rate pas” y’a personne qui m’aide. J’aime pas le rap, moi. C’est le rap qui m’aime. (…) Et parfois quand je ne chante plus. C’est là que je m’isole et je n’ai pas d’idole. (…) Plus rien ne me tente à part quelques doutes que je promène… » Bien sûr que les exploités et les opprimés ont des choses à dire politiquement et qui ont plus de poids que d’autres paroles dites par d’autres qui sont moins dans une situation de détresse ou d’exploitation. C’est de cette parole-là qu’on ne veut pas dans les médias, une véritable parole populaire qui est articulée à des nécessités, des contraintes, des conditions objectives comme on dit. C’est cette parole qu’on ne veut pas, parce qu’on préfère une parole désincarnée et désenchantée.
Si dans le premier clip nous avons analysé un Youssoupha en 2007 qui s’insère dans un environnement populaire, ici, en 2013 c’est un loft de nouveau riche qui fait office de décor. Un tissu couvre l’accoudoir du canapé blanc, là aussi on cache le vide. Ayna y joue le rôle de la nana qui attends oisivement son mec, couchée zapette en main dans son sofa, regardant son écran plasma où son amoureux lui chante… Quelle est l’image de cette fille ? Comment est-ce qu’on la montre ? Quel genre de fille est-ce ? Pourquoi montre-t-on des filles de ce genre ? L’analyse des élèves est sans pitié, l’image décadente bourgeoise irrite mes jeunes…
Ça suffit, j’en ai marre ! Une étudiante propose fermement d’en rester là, elle est furieuse et ne veut plus entendre parler de Youssoupha. Elle trouve que c’est un con et que c’est un vendu car il ne chante que pour le fric, avant au moins il chantait pour sa communauté. Pas besoin d’en rajouter car tout le monde a compris que l’esthétique va avec.
Alors passons à l’action, je dépose les caméras sur table et j’en explique les fonctions, ainsi que leur mission : aller faire un plan à l’extérieur. Vous êtes libres de filmer ce qui vous passe par la tête, mais je veux juste que vous ayez quelque chose à raconter, on ne filme pas gratuitement. Ils partent décidés à faire au mieux et digérer la « trahison » de Youssoupha. En attendant, je prépare les films des frères Lumière pour faire écho aux plans filmés par les participants.
Mais on vient me prévenir que deux d’entre eux ont été arrêtés par la police. Je cours au commissariat où un policier m’explique que depuis les attentats terroristes contre Charlie Hebdo à Paris, on les avait informés que d’autres attentats pourraient viser des points stratégiques et qu’ils devaient redoubler de vigilance… et qu’ils ont surpris les jeunes en train de pointer leur caméra vers la voiture de police qui passait. Puisque ce dialogue se fait en présence des élèves qui étaient accourus sur place, tout professeur se doit de rester pédagogique. J’ai signalé au policier qu’un terroriste ne s’y prendrait jamais de cette façon, ils n’opèrent jamais à découvert, je lui demande de me donner un argument valable qui justifie l’arrestation de ces jeunes gens. Le policier me répond qu’ils n’avaient pas l’air de journalistes ! L’occasion est trop belle : pouvez-vous m’expliquer à quoi ressemble un journaliste ? La réponse est extraordinaire : les journalistes sont muni d’une carte de presse… Je clarifie, il s’agit de jeunes gens en difficulté, ils pourraient facilement être un de leurs enfants, ils sont en train d’apprendre un métier qui va peut-être leur donner goût à une autre vie, une activité constructive, c’est toujours mieux que de brûler des voitures. J’insiste fermement que l’action policière a interrompu un processus pédagogique et qu’ils devraient réfléchir sur la portée de leur acte irresponsable. Une fois libérés, l’injustice partagée, nous avons mangé ensemble, nous nous sommes reposés et sommes repassés à l’action. Chacun a pu filmer et nous avons pu analyser collectivement leurs plans. Vers la fin de journée, chacun est parti chez soi. Fatigué, je me dis que nous avons rompu la barrière professeur-élève et nous nous sommes unis face à l’adversité.
Le lendemain, j’ai démarré la deuxième journée de formation par la lecture de quelques passages de l’ouvrage de Mathieu Beys, Quels droits face à la police ? Manuel juridique et pratique : « Il est légitime que des citoyens et journalistes filment ou photographient des interventions policières, que ce soit pour informer ou récolter des preuves du déroulement des événements et ce n’est en principe pas une infraction. (…) Les forces de l’ordre doivent considérer comme normale l’attention que des citoyens ou des groupes de citoyens peuvent porter à leur mode d’action. Le fait d’être photographiés ou filmés durant leurs interventions ne peut constituer aucune gêne pour des policiers soucieux du respect des règles déontologiques. » Être informé de ses droits, c’est bien. Agir pour les faire respecter, c’est mieux. Ce manuel contribue à renforcer le contrôle démocratique de la police par celles et ceux qu’elle est censée protéger et servir. Nous avons des droits et ce sont nos outils qui sont à notre disposition pour faire respecter notre condition. À moins de sombrer dans la résignation comme Youssoupha ?
Munis, cette fois-ci, d’une lettre officielle attestant leur participation à l’atelier vidéo, ils sont partis filmer à nouveau. À la pause de midi, mes élèves sont de nouveau arrêtés. Cette-fois, l’un d’eux a craché par terre, un réflexe conditionné dit-il et de loin, les policiers sont accourus lui coller une amende. L’argument sécuritaire ne tient plus. Mon élève me dit qu’il s’agit d’un abus de pouvoir et d’un délit de sale gueule, qu’il a envie d’arrêter l’atelier vidéo et de ne plus mettre ses pieds dans ce foutu quartier. Je lui donne raison sur son analyse mais ne l’autorise pas à abandonner l’atelier car il mettrait en péril ses camarades et la dynamique du travail collectif.
Décidés d’arriver à la fin, nous nous sommes réunis et avons pris des nouvelles dispositions. Puisque Célestin est imbibé de hip-hop et de slam, je lui ai demandé s’il connaissait un texte par cœur. Oui, écrit par lui-même, en hommage à son frère qui retombait sans cesse dans la drogue. Il l’a récité devant nous tous. Superbe. L’émotion palpable déclencha par évidence la suite du programme. Wiktoria l’enregistre au micro. Pierre le musicalise à la guitare. Madeline chante les chœurs. Arlind et Dorian continuent à filmer à l’extérieur des plans sur base des paroles de ce slam. Maxime, le second animateur de ZIN TV, est venu en renfort, le montage se fait sur mon ordinateur qui projette sur grand écran, tous assistent en direct aux coupes et raccords, les décisions sont prises en commun accord. À la fin de la journée tous les éléments trouvent harmonieusement leur place, le film trouve enfin son écriture et ses propres règles. J’improvise une projection à la suite de la dernière coupe et réunis un public d’une dizaine de personnes venues par hasard au centre culturel. Un film est un film s’il est vu par un public. Le film transpire l’authenticité, l’intelligence collective, les maladresses techniques témoignent de ce premier tâtonnement à la caméra mais dégagent une vérité, une humanité. Et moi, essoufflé, mais avec l’impression d’avoir reçu un vrai cours de cinéma.
Ronnie Ramirez
Article publié dans la revue SMALA Cinéma n°4, juin 2015