Propos recueillis par Sabine Beaucamp et Aurélien Berthier
Le groupe toulousain Zebda était en concert le 25 novembre dernier dans le cadre du Festival des Libertés organisé par Bruxelles Laïque, date belge de leur première tournée depuis 2003. Deux de ses membres, Mustapha Amokrane et Magyd Cherfi se sont prêtés au jeu du portrait politique afin d’aborder différents aspects de leur carrière artistique et militante, leur point de vue sur la situation sociale en France ainsi que le rapport entre la gauche et la question postcoloniale.
Interview parue dans le N°28 de AGIR PAR LA CULTURE — Hiver 2011-12
Pourquoi un groupe comme le vôtre, important dans la scène musicale française comme dans l’univers politique (on se souvient de l’élection de 4 conseillers municipaux de la liste Motivé-e‑s que vous aviez initiée) avait-il quitté la scène ?
Mouss : On n’a pas quitté la scène, on avait décidé de mettre Zebda, cette entité collective, entre parenthèses pendant une dizaine d’années, car on avait le besoin impératif d’aller explorer des univers artistiques qui seraient plus propres aux individus. Magyd en l’occurrence a fait deux albums et deux livres, Hakim et moi avons fait trois albums et beaucoup de tournées, beaucoup de concert.
Par rapport à la dimension politique, on a toujours eu une histoire associative intimement liée à notre histoire culturelle. À savoir que ce n’est pas le groupe qui a créé l’association, mais l’association qui a créé le groupe. On a toujours beaucoup lié la dynamique musicale, l’expression artistique à une expression plus culturelle au sens de l’action citoyenne. On a toujours essayé de faire le lien entre les deux. Pour nous, ça a toujours été indissociable. On a été jusqu’au bout de la logique puisqu’on a été jusque dans le cadre électoral en portant une liste aux élections municipales. D’ailleurs, on s’est posé la question : est-ce qu’on n’a pas touché la limite d’une participation politique ? On n’a pas de regret, on a vécu des choses fabuleuses, notamment dans le cadre de la campagne, mais quelque chose nous a dépassé et nous a mis dans une position délicate. Quelque chose qui nous a en quelque sorte substitués au politique.
C’était décevant ? Est-ce que vous retenteriez l’expérience électorale ?
Magyd : Pas décevant. Ce qui s’est passé c’est qu’on a suscité l’espoir. Pour un artiste, le problème c’est quand il suscite l’espoir… J’en avais parlé avec Bertrand Cantat de Noir Désir il y a quelques années, il était terrorisé, car les gens attendaient de lui, de l’artiste, qu’il change le monde. Et nous qui sommes allés au bout de la démarche, les gens attendaient que cet espoir soit réalisé. En entrant dans la politique, les gens pensent qu’on va mettre en place ce qu’on a porté. Par exemple, la mixité sociale. Les gens nous demandent des comptes après coup « Alors ? ». Eh ben alors, on avait quatre élus au Conseil municipal, démunis, sans pouvoir, dans l’opposition, minoritaire… Le danger est là. Comment apporter une forme d’espoir ou d’énergie sans basculer dans l’illusion qu’un groupe de rock puisse remplacer un politique élu par le peuple.
Vous êtes restés soudés ? Vous avez continué à vous voir pendant toutes ces années ?
Magyd : On est soudé à notre façon. On est des frères. Il y a quelque chose d’historique, d’affectif, de philosophique, d’idéologique qui nous lie sans qu’on ait à passer tous nos week-ends ensemble. Pour moi c’est définitif.
Vous vous reformez pour de bon ?
Magyd : On ne peut pas anticiper. Y a‑t-il une réalité pour nous dans la scène francophone ? On sent que ça se passe pas mal du tout. À nous de voir au jour le jour où est-ce que ça nous mène.
Dans l’album « Le bruit et l’odeur », on entendait un extrait d’un discours de Jacques Chirac, est-ce que dans votre album à venir début 2012, « Second tour », on entendra des extraits de Nicolas Sarkozy ?
Mouss : On s’est posé la question, mais on s’est dit qu’on pourrait faire un album entier seulement avec des extraits de ses discours ! Et puis, il y avait quelque chose de très spontané dans « Le bruit et l’odeur », une réaction naturelle. On ne sait pas absolument reproduire les recettes qui ont pu fonctionner et on a aussi une volonté de changer, de trouver des axes différents pour aborder une même thématique. On peut en profiter pour constater qu’à l’époque de cette sortie de Chirac en 1991, il y a eu une espèce de réaction unanime pour la condamner. Aujourd’hui, l’insulte raciste, islamophobe, ces discours-là sont portés régulièrement sans aucun problème par toutes sortes d’hommes et de femmes politiques. Ils insinuent que c’est une façon pour la droite d’être « décomplexée » et que : « il faut dire les choses quand même, ils sont quand même pas chez eux ». C’est insinué en permanence. C’est un peu dramatique.
Quel sera le fil conducteur de « Second tour ? »
Magyd : Je crois que c’est un album qui est fidèle à tous les autres : les thèmes restent les mêmes, car notre combat reste le même depuis le début. Après, artistiquement, on trouve des nouvelles couleurs, dans le texte, des nouvelles façons de le dire. Mais ça reste du Zebda !
Mouss : On est dans le pur Zebda dans cet album-là. Après toutes ces années de break, on a constaté qu’on avait une patte, un truc bien à nous, qu’on était très heureux de retrouver. C’est un des premiers plaisirs : se retrouver, retrouver cette alchimie multifacette. Avec à la fois un texte important, qui joue un rôle fort, qui aborde une thématique via le média de la poésie sociale et puis une musique qui permette l’énergie et qui intègre des volontés multiples qu’on apprécie particulièrement, la musique noire américaine, jamaïcaine, la chanson française, le hip-hop, le rock…
Vous êtes contents de remonter sur scène ?
Magyd : On a un besoin vital de [I]dire[/I] quelque chose puisqu’on a passé toute notre vie à élaborer, même inconsciemment, quelle est la justesse du combat à mener, car il y a combat à mener. Notre vie elle est faite pour combattre, certainement parce qu’on est issu de l’immigration. Nos parents ont été les esclaves d’une société moderne occidentale, nos amis, nos enfants sont dans le danger de ne pas être intégrés. Notre façon de vivre est un combat et Zebda permet de déployer au plus large cet esprit de combat, mais dans sa dimension spectaculaire, au sens premier du terme. C’est donc vital pour nous de pouvoir dire, divulguer notre message qui nous semble singulier. Le plaisir est d’entendre en réponse le public dire « Oui, on est d’accord avec vous, avec cette acuité-là ».
Votre album s’appelle « Second tour », c’est une référence aux élections présidentielles françaises, il sortira avant les élections ?
Mouss : Oui, il sortira avant les élections. Évidemment, c’est un jeu de mots par rapport à la période politique, mais c‘est aussi notre second tour à nous, notre second chapitre. Après avoir construit cette aventure très familiale, chacun a tenté une aventure à l’étranger et puis tout le monde revient à la maison, on se retrouve comme des adultes, chacun a exploré.
Le contexte électoral est un contexte privilégié pour une sortie d’album. On n’a pas décidé de revenir spécialement pour ça, on avait déjà pris la décision. Mais on s’est dit que ce serait débile de sortir notre album après les élections alors qu’on a tellement de choses à porter. Alors, on va le faire et l’assumer concrètement en espérant que le second tour présidentiel apporte le changement.
Est-ce que vous soutenez un candidat ou une candidate en particulier ?
Magyd : On réfléchit à ça. On essaye d’éviter de soutenir une personne, mais plutôt une idée. Je pense qu’on va avoir des réflexions entre nous sur comment tout ça peut se conjuguer sachant qu’on est évidemment porteurs de valeurs de gauche. Mais sachant aussi que la gauche nous a beaucoup éreinté.
C’est-à-dire ?
Magyd : Je me souviens, il y a une trentaine d’années, de la promesse sur le vote des immigrés. Je parle d’une promesse non-tenue.
Mouss : On est profondément attaché à cette question de l’histoire de l’immigration, cette question postcoloniale, parce que c’est notre histoire. La gauche n’a pas été au bout, elle n’a pas par exemple aboli la double peine, elle n’a pas envoyé des signaux, elle n’a pas dit à des gens comme nous, issus de cette histoire-là : « Vous êtes ici chez vous ». Au contraire, tous les signaux étaient ou sont encore inverses : « Vous êtes français, mais… », il y a toujours un moment où : « Oh, arrête, t’as déjà de la chance d’être-là ».
Magyd : Ou encore « N’en demandez pas trop quand même ». Il y a toujours un « quand même », un « mais », une préposition. Et nous, on fait la guerre à la préposition en question !
Votre break a duré 8 ans, quelles évolutions sociales vous avez constatées en France durant cette période ?
Mouss : Il s’est passé ce qu’on craignait, les politiques libérales et ultralibérales ont installé une logique de démantèlement d’un certain modèle social. Il y a eu une perte du pouvoir politique envers les pouvoirs économiques. Ce sont des thématiques qui ont d’abord été abordées par des mouvements altermondialistes comme ATTAC, des mouvements auxquels on a participé. Cette critique, cette idée que le politique avait perdu son pouvoir sur l’économique est à présent actée.
Concrètement, ça veut dire qu’il va y avoir des scissions entre les populations, entre celles qui ont accès et celles qui n‘ont pas accès. Qui n’ont pas accès et qui malheureusement auront de moins en moins accès, car celles qui ont accès se protègent et sont protégées.
C’est très présent dans le langage. En France, ça fait des années que les campagnes électorales se centrent autour de la notion d’insécurité. Mais attention, insécurité au singulier. C’est-à-dire l’idée que l’insécurité ou la sécurité, c’est seulement celle de la propriété privée. Il n’y pas de dimension plurielle : il n’existerait pas d’insécurité sociale, affective… Il y a une logique de discours qui est bien installée et qui alimente tout ça, qui alimente la pratique, sans vergogne, d’avocats d’affaires qui sont au pouvoir et qui pratiquent le hold-up électoral en instrumentalisant la peur.
En même temps, il y a forcément des alternatives et des sources d’espoir qui naissent en réaction. On est attentif à ça. On a la chance de tourner, de bouger, on se rend bien compte qu’un peu partout, il y a des choses qui se passent face à ça.
Depuis une dizaine d’années, les choses se sont aggravées du point de vue social. On n’a pas réfléchi à ce que signifiait dans un pays riche, industrialisé, une société où le monde du travail ne représente plus ce qu’il représentait, avec ses dimensions culturelles, de transmissions, de place, etc.
On met les gens dans des situations de précarité, ensuite on les insulte en leur disant : « Vous êtes des assistés ». Ils font ça sans problèmes. Une certaine classe moyenne est réceptive à ces messages, car elle est formée de gens qui viennent de plus bas et qui ont choisi de fermer la porte derrière eux par honte de ce qu’ils ont été, de leurs origines. On est bien dans une problématique sociale et culturelle. Les politiques, à gauche, ont trop souvent considéré que la problématique n’était que sociale : « Réglons le social, on réglera tout ». Oui, le problème est social, mais il est aussi éminemment culturel : on refuse de regarder l’identité individuelle, ce que deviennent les gens, comment ils évoluent dans l’exclusion, dans le traumatisme.
Et quelles évolutions au niveau des quartiers populaires ?
Magyd : Il y a eu une désagrégation du mouvement associatif, éreinté par les nouvelles politiques sociales et culturelles. Le tissu associatif s’est disloqué en raison du manque de financement, du manque d’encouragement, et du manque d’empathie. Ce dernier point est important : il s’agit du fait de sentir qu’on est digne d’intérêt. Les quartiers sont encore plus à l’abandon.
Au début des années 80, il y a eu ces fameuses marches des beurs, pour l’égalité, on n’hésitait pas à dire « Vive la République », à se revendiquer comme Français. Aujourd’hui, on voit la génération des 15 – 18 ans se balader avec des T‑shirts « Maroc en puissance », « Maghreb United » ou « Viva Algeria ». Ce sont des mômes qui n’y sont souvent jamais allés. Nous, de deuxième génération, on y passe quelques semaines de vacances. Eux, ils sont déconnectés des réalités maghrébine ou subsaharienne, et ils ont pourtant trouvé ça comme refuge. C’est dire l’état de la déliquescence. On peut considérer ça comme une marche arrière d’un point de vue citoyen dans ces zones-là.
Est-ce qu’il y a une personne que vous admirez, un personnage qui a guidé votre action ?
Magyd : Je n’en vois aucune, je ne vois que des approches. Rien d’idéal pour nous.
Mouss : Mandela a joué un rôle quand j’étais adolescent. Il m’a permis de fantasmer sur cette idée de l’engagement et du combat, sur le côté romanesque qu’on aime bien mettre dedans, ce côté poétique dans le rapport à la résistance, l’idée qu’il ne faut pas attendre d’être pendu par les pieds pour résister. Certaines figures comme ça m’ont renvoyé cette idée d’un combat noble sans non plus virer au romantisme total. Nous-mêmes, on fait tout pour démystifier le rôle qu’on doit jouer tout en le jouant le plus possible. Et puis il y a des lectures, Frantz Fanon pour ne citer que lui.
Magyd : Quand je parlais d’approches, une amie me rappelait que dans les années 70, pendant les combats féministes, on disait « la lutte des classes d’abord, on verra la condition des femmes ensuite ». Dans les années 80, quand nous on s’est engagé, on a entendu « La lutte des classes d’abord, les reubeus on verra ensuite ».
Du coup, il y a quand même un parallèle pour nous à faire avec les luttes des femmes. Cette façon de dire « c’est pas prioritaire ». C’est ce qui manque dans les propositions politiques de gauche cette façon de dire…
Mouss : … cette façon de dire « Tu crois pas que t’exagères un peu ? », de ne pas mesurer à quel point ça peut être traumatique d’être constamment considéré comme suspect. À partir du moment où on nie le traumatisme, on crée des situations de rupture.
http://zebda.artiste.universalmusic.fr/]