Histoire populaire de la Révolution portugaise

par Raquel Varela
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La révo­lu­tion por­tu­gaise est l’une des prin­ci­pales révo­lu­tions du XXème siècle. Et peut-être la plus mécon­nue. Parce qu’il faut faire oublier qu’il y a 40 ans en Europe un peuple expro­pria une par­tie de la bourgeoisie.

Le 25 avril 1974, ce qui devait n’être qu’un putsch mili­taire per­met­tant de ren­ver­ser la plus vieille dic­ta­ture d’Europe se trans­for­ma presque immé­dia­te­ment en une révo­lu­tion démo­cra­tique et sociale, qui dura plus d’un an et demi, jusqu’au coup d’arrêt du 25 novembre 1975. Ren­due pos­sible par les luttes de libé­ra­tion natio­nale dans les colo­nies por­tu­gaises (Ango­la, Mozam­bique, Gui­née-Bis­sau), l’insurrection diri­gée par les « capi­taines d’avril » ouvra ain­si une période de forte insta­bi­li­té poli­tique et de luttes sociales intenses, don­nant nais­sance à des com­mis­sions auto-orga­ni­sées dans les quar­tiers, les entre­prises et l’armée.

Selon l’historienne Raquel Vare­la, auteure d’Un peuple en révo­lu­tion, c’est une véri­table situa­tion de double pou­voir dont le Por­tu­gal a été le théâtre entre le 25 avril 1974 et le 25 novembre 1975, avec notam­ment le déve­lop­pe­ment du contrôle ouvrier sur les lieux de tra­vail, et il a fal­lu un coup d’État mis en œuvre par la bour­geoi­sie pour enga­ger un pro­ces­sus contre-révo­lu­tion­naire et faire recu­ler pro­gres­si­ve­ment le pro­lé­ta­riat portugais.

— Avant d’entrer davan­tage dans le détail, que repré­sente la Révo­lu­tion por­tu­gaise d’un point de vue géné­ral selon toi ? Quelle est sa signi­fi­ca­tion historique ?

— La Révo­lu­tion por­tu­gaise est l’une des prin­ci­pales révo­lu­tions du XXe siècle, peut-être éga­le­ment la plus mécon­nue dans la mesure où la bour­geoi­sie cherche à faire oublier qu’en Europe, dans la seconde moi­tié du XXe siècle, il y a qua­rante ans, un peuple a expro­prié une par­tie de la bour­geoi­sie, qui a alors fui le pays. Il n’y a pas eu une usine occu­pée mais trois-cent ! Et il a été néces­saire de créer un État social, de concé­der de nom­breuses conquêtes sociales, pour cal­mer ce peuple. D’une cer­taine manière, il s’agit de la pre­mière révo­lu­tion du XXIe siècle dans la mesure où elle n’a pas été domi­née par les sec­teurs pay­sans mais par les tra­vailleurs organisés.

01-4.jpgIl faut rap­pe­ler en outre que cette révo­lu­tion n’a pas com­men­cé ici [à Lis­bonne] mais s’enracine en pre­mier lieu dans le tra­vail for­cé en Afrique et dans le pre­mier sou­lè­ve­ment, dans le nord de l’Angola, de tra­vailleurs for­cés des plan­ta­tions de coton de l’entreprise Coto­nang, dont les capi­taux étaient belges et nord-amé­ri­cains. Ils lan­cèrent une grève en jan­vier 1961 qui fut répri­mée par l’armée por­tu­gaise au moyen de bom­bar­de­ments au napalm. Cer­tains disent que la Révo­lu­tion por­tu­gaise est une révo­lu­tion sans morts ; c’est évi­dem­ment faux car il y eut 13 années de morts. Et cela confirme au pas­sage un pro­nos­tic de l’Internationale com­mu­niste (IC), mais qui ne se réa­li­sa que rare­ment, à savoir la trans­po­si­tion en métro­pole des révo­lu­tions anti­co­lo­niales. Cela signi­fie que, de même qu’on ne peut sépa­rer la situa­tion pré-révo­lu­tion­naire de Mai 68 en France de la guerre d’Algérie, de même que l’effondrement du Water­gate est indis­so­ciable de la défaite états-unienne au Viet­nam et de la révo­lu­tion viet­na­mienne (ces guerres de libé­ra­tion étant révo­lu­tion­naires dans la mesure où elles sont appuyées par les masses, donc irré­duc­tibles à des mou­ve­ments mili­taires), de même la Révo­lu­tion por­tu­gaise ne sau­rait être com­prise sans la lier aux mou­ve­ments de libé­ra­tion natio­nale en Ango­la, au Mozam­bique et en Guinée-Bissau.

La Révo­lu­tion por­tu­gaise est une authen­tique révo­lu­tion : non une simple situa­tion pré-révo­lu­tion­naire mais une situa­tion révo­lu­tion­naire, c’est-à-dire une situa­tion dans laquelle l’État entre dans une crise pro­fonde et dans laquelle se géné­ra­lise une situa­tion de double pou­voir, de dua­li­té de pou­voirs. Plus de trois mil­lions de per­sonnes, autre­ment dit plus d’un tiers de la popu­la­tion, sont inves­ties dans des com­mis­sions de tra­vailleurs, d’habitants (mora­dores) ou de sol­dats. Mais il n’y eut à aucun moment une uni­fi­ca­tion, un soviet uni­fi­ca­teur. Il y a bien un double pou­voir qui par­vient à s’organiser régio­na­le­ment, par exemple à Setu­bal où émerge un soviet, un « comi­té de lutte » qui contrôle toute la ville qui se situe dans l’une des prin­ci­pales régions indus­trielles du pays. Il y a éga­le­ment des embryons d’organisation de double pou­voir à Lis­bonne et à Por­to, mais on ne trouve à aucun moment un Soviet uni­fi­ca­teur à un niveau national.

03-4.jpgCette situa­tion révo­lu­tion­naire n’est pas seule­ment une consé­quence des révo­lu­tions anti­co­lo­niales ; elle en est une par­tie, plus pré­ci­sé­ment le deuxième acte des révo­lu­tions anti­co­lo­niales. Or cet aspect n’a pas véri­ta­ble­ment été pris au sérieux par l’historiographie por­tu­gaise offi­cielle, parce que dans le récit que cette his­to­rio­gra­phie a construit, le Por­tu­gal doit sa liber­té aux mili­taires du MFA (Mou­ve­ment des forces armées). C’est vrai : les mili­taires du MFA furent l’agent de la trans­po­si­tion de la révo­lu­tion anti­co­lo­niale vers la métro­pole, en orga­ni­sant un coup d’État le 25 avril 1974 pour mettre fin à une guerre qu’ils ne vou­laient plus mener. Et ce coup d’État a effec­ti­ve­ment créé les condi­tions d’un pro­ces­sus révo­lu­tion­naire. La preuve en est que, dès le 25 avril, se for­mèrent des com­mis­sions de travailleurs/ses, nés du besoin res­sen­ti par les travailleurs/ses, sur leurs lieux de tra­vail, de dis­cu­ter de ce qui venait d’arriver. Ils créèrent donc des soviets, dans le sens d’organismes de dua­li­té de pou­voir, de pou­voir indé­pen­dant. C’est cela le grand fait de la Révo­lu­tion portugaise.

Le vide lais­sé par la dic­ta­ture a évi­dem­ment joué beau­coup : il n’y avait ni syn­di­cats ni par­tis, et ces com­mis­sions dont je viens de par­ler se sont for­mées à par­tir de ce vide. Mais en der­nier res­sort cela ne fut ren­du pos­sible que grâce à l’action révo­lu­tion­naire des pay­sans noirs, et il est très dou­lou­reux pour un pays blanc et colo­nial de se rap­pe­ler qu’il doit sa liber­té à des pay­sans noirs. C’est pour­tant un fait.

— Tu insistes beau­coup dans tes tra­vaux sur une dimen­sion cen­trale de la Révo­lu­tion por­tu­gaise, géné­ra­le­ment oubliée au pro­fit d’une foca­li­sa­tion sur l’insurrection mili­taire et le MFA, à savoir la com­ba­ti­vi­té qui s’est expri­mée de manière mas­sive et radi­cale sur les lieux de tra­vail dès l’amorce de la Révo­lu­tion por­tu­gaise le 25 avril 1974. Pour­rais-tu reve­nir sur ce point ?

— Effec­ti­ve­ment, les grèves furent très impor­tantes. Elles para­ly­sèrent à plu­sieurs reprises Lis­bonne, Por­to, Setu­bal, les prin­ci­pales zones indus­trielles du pays, etc., en par­ti­cu­lier durant la période allant de mai 1974 à juin 1975. L’importance de ces grèves est mul­tiple. Elle tient dans le blo­cage de la pro­duc­tion, qui est une dimen­sion évi­dem­ment cru­ciale parce qu’elle met en grande dif­fi­cul­té le Capi­tal. Mais cet aspect ne per­met pas de com­prendre plei­ne­ment la force des grèves dans la Révo­lu­tion por­tu­gaise. L’autre dimen­sion cen­trale, c’est que ces grèves furent majo­ri­tai­re­ment déci­dées et orga­ni­sées dans le cadre d’assemblées géné­rales et de com­mis­sions de tra­vailleurs. Il s’agissait de grèves qui, très sou­vent, incluaient des reven­di­ca­tions socia­listes, par exemple le contrôle sur les comptes de l’usine, etc. Donc ces grèves allèrent sou­vent bien au-delà de reven­di­ca­tions stric­te­ment syn­di­cales et expri­mèrent une poli­tique de classe, une poli­tique révolutionnaire.

02-5.jpgIl y eut éga­le­ment des grèves de soli­da­ri­té, mais aus­si de très nom­breuses grèves afin d’exiger l’exclusion de per­sonnes liées à la police poli­tique de l’ancien régime [la PIDE]. Cette dimen­sion est tou­jours pré­sente dans la Révo­lu­tion por­tu­gaise : celle-ci fut plus radi­cale car elle fut accom­plie contre une dic­ta­ture. Les tra­vailleurs se mobi­li­sèrent par­fois bien davan­tage pour le ren­voi de per­sonnes qui avaient dénon­cé des per­sonnes à la PIDE, que pour des reven­di­ca­tions sala­riales. Appa­raît ain­si une dimen­sion de digni­té qui est très impor­tante dans l’action des tra­vailleurs durant la Révo­lu­tion por­tu­gaise. Et je pense que nous aurions tout inté­rêt, en tant que mar­xistes, à inté­grer davan­tage cette dimen­sion à notre réflexion, y com­pris dans la situa­tion actuelle. Les tra­vailleurs ne vivent pas seule­ment de pain et, en consé­quence, les moyens de contrôle de la classe ouvrière, les atteintes à la digni­té, etc., tout cela appa­raît dans les grèves qui éclatent durant la Révo­lu­tion por­tu­gaise. On trouve par exemple des grèves dans le sec­teur des trans­ports durant les­quelles les tra­vailleurs refusent de faire payer les tickets aux travailleurs.

Il y a ain­si un saut immense dans la conscience de classe : tout le monde parle de socia­lisme au Por­tu­gal à ce moment là. Même la démo­cra­tie chré­tienne disait que le socia­lisme était inévi­table. La réfé­rence au socia­lisme figure d’ailleurs encore aujourd’hui dans la Consti­tu­tion [votée en 1976]. La Révo­lu­tion fut si radi­cale qu’elle bous­cu­la toute la socié­té portugaise.

— Une autre par­ti­cu­la­ri­té de la Révo­lu­tion por­tu­gaise, ce sont les com­mis­sions d’habitants qui se mirent en place très rapi­de­ment après le 25 avril. Dans quelle mesure ces com­mis­sions ont-elles contri­bué à l’émergence d’une situa­tion de double pouvoir ?

04-4.jpg— Les com­mis­sions d’habitant-e‑s ont consti­tué d’authentiques « organes de déci­sion locale ». Elles ont émer­gé presque immé­dia­te­ment comme struc­ture de déci­sion locale, agis­sant comme un pou­voir paral­lèle face aux mai­ries en recom­po­si­tion. Ces der­nières ont été lar­ge­ment occu­pées par le PCP et le MDP/CDE (front du PCP) – le PCP va d’ailleurs résis­ter durant tout le pro­ces­sus à des élec­tions géné­rales locales [les pre­mières n’auront lieu qu’en décembre 1976], mal­gré les pres­sions du PS – mais elles ont peu de pou­voir en matière d’habitation (loge­ment, espaces cultu­rels, etc.) et il y avait une forte ten­sion autour de ces ques­tions. Les mai­ries finirent par ser­vir davan­tage à la recom­po­si­tion de l’État – et comme source de cadres et de finan­ce­ment pour les prin­ci­paux par­tis (essen­tiel­le­ment, du coup, pour le PS et le PCP), plu­tôt que comme organes de ges­tion des lieux de vie, dans la mesure où cette ges­tion était assu­mée par les com­mis­sions d’habitant-e‑s en arti­cu­la­tion qua­si-directe avec le pou­voir cen­tral et le MFA. Il y eut des formes variées de coor­di­na­tion des com­mis­sions d’habitant-e‑s, mais elles furent les pre­miers orga­nismes de double pou­voir à se coor­don­ner, avant même que les com­mis­sions de travailleurs/ses par­viennent à mettre en place des formes de coor­di­na­tion [[Miguel Pérez, « Comissões de mora­toires », Dicioná­rio Histó­ri­co do 25 de Abril, Por­to, Figuei­rin­has, no pre­lo.]]. Comme tous les orga­nismes de dua­li­té de pou­voir dans les pro­ces­sus révo­lu­tion­naires, ils ont été tra­ver­sés par des luttes poli­tiques pour leur direc­tion, asso­ciées à un pro­gramme. La majo­ri­té des reven­di­ca­tions por­tées par les com­mis­sions d’habitant-e‑s consis­taient en mesures d’urgence : droit au loge­ment (en main­te­nant les popu­la­tions dans leur loge­ment ou leur quar­tier) ; infra­struc­tures ; crèches ; ins­tal­la­tions sani­taires. Ces com­mis­sions étaient orga­ni­sées par quar­tiers – et pas néces­sai­re­ment sous une forme admi­nis­tra­tive, comme dans le cas des paroisses (fre­gue­sia) [[Miguel Pérez, « Comissões de mora­dores », Dicioná­rio Histó­ri­co do 25 de Abril, Por­to, Figuei­rin­has, no pre­lo.]] – et avaient donc une dimen­sion qui asso­ciaient des formes de soli­da­ri­té ou de conflit, mais hors des lieux de travail.

— Un cha­pitre de ton livre porte sur le rôle des femmes dans la Révolution…

— Oui. La pre­mière chose qu’il faut dire, c’est que – peut-être curieu­se­ment – les femmes ont d’abord agi dans le cadre de la Révo­lu­tion en tant que tra­vailleuses. Quand a lieu l’insurrection mili­taire en 1974, il y a déjà au Por­tu­gal un taux d’emploi fémi­nin éle­vé. En consé­quence la plu­part des femmes sont des tra­vailleuses et elles vont avoir une influence déter­mi­nante dans les usines et plus géné­ra­le­ment dans les entre­prises. Très sou­vent, elles vont même se situer à l’avant-garde. Et dans les com­mis­sions d’habitants ! Dans la mesure où ces com­mis­sions posaient les ques­tions du loge­ment, du foyer et du quar­tier, qui tra­di­tion­nel­le­ment étaient prises en charge par les femmes, ces der­nières vont être la prin­ci­pale force motrice des com­mis­sions d’habitants. Mais dans le même temps elles sont sou­vent ouvrières. Et ce n’est pas par hasard si c’est durant la Révo­lu­tion por­tu­gaise que les femmes sont pour la pre­mière fois ame­nées à tenir des piquets de grève, notam­ment dans le cadre de luttes pour empê­cher les patrons en fuite de par­tir avec les machines.

05-4.jpgIl y eut donc une grande évo­lu­tion dans la condi­tion des femmes : les femmes ne pou­vaient pas voter, n’avaient pas le droit de divor­cer, n’avaient pas accès aux car­rières diplo­ma­tiques, etc. Il y a un bond en avant de ce point de vue. (On pou­vait voter si l’on était chef de famille, ce qui ne concer­nait que les veuves…) Mais le fémi­nisme ne fut pas très fort pen­dant la Révo­lu­tion por­tu­gaise. Je dirais qu’ici a joué le poids d’une socié­té agraire arrié­rée. Le droit à l’avortement a seule­ment été conquis au Por­tu­gal en 2007. Il n’y eut pas un mou­ve­ment fémi­niste fort pen­dant la Révo­lu­tion por­tu­gaise, et pour­tant elle fut une avan­cée pour les femmes. Il y eut des ten­ta­tives visant à défendre l’égalité sala­riale, mais il s’agit d’une révo­lu­tion dont la base était ouvrière, asso­ciée de manière étroite à la ques­tion du contrôle des usines, au sec­teur indus­triel, que les ques­tions tou­chant spé­ci­fi­que­ment les femmes ne purent véri­ta­ble­ment émer­ger : la plu­part des femmes qui par­ti­ci­pèrent le firent pour l’essentiel dans le cadre de mou­ve­ments en faveur du contrôle ouvrier.

— Mais il y eut éga­le­ment des ini­tia­tives et des mou­ve­ments très impor­tants et radi­caux dans des sec­teurs non-industriels…

— Oui, tout à fait : dans les banques, les assu­rances, les ser­vices, l’éducation… Dans l’éducation, tout était para­ly­sé ; il y eut d’ailleurs des vali­da­tions géné­ra­li­sées à l’Université. Un des acquis les plus impor­tants de la Révo­lu­tion por­tu­gaise est l’enseignement uni­fié : jusqu’à 16 ans, les enfants de pauvres comme de riches devaient béné­fi­cier de la même édu­ca­tion. Les enfants du peuple ne devaient plus être sélec­tion­nés à 10 ans pour deve­nir ouvriers, comme cela se pas­sait au temps de l’Estado Novo [dic­ta­ture sala­za­riste]. L’idée était ain­si d’éviter la repro­duc­tion sociale. Il faut éga­le­ment men­tion­ner ici le mou­ve­ment géné­ral de natio­na­li­sa­tion et de ges­tion démo­cra­tique des hôpi­taux, coor­don­né essen­tiel­le­ment par des méde­cins mili­tants, le mou­ve­ment étu­diant, mais aus­si les mou­ve­ments de femmes et écologistes.

— Quel a été le rôle de l’Église catho­lique dans le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire, et plus lar­ge­ment quelles furent les rela­tions entre jus­te­ment l’Église, la bour­geoi­sie et les frac­tions domi­nantes de l’armée (dont Spinola) ?

06-4.jpg— Les catho­liques pro­gres­sistes se sont tenus du côté de la Révo­lu­tion. L’Église en tant qu’institution, à l’inverse, a été un des piliers de la contre-révo­lu­tion et de l’organisation du coup d’État du 25 novembre 1975, enga­gée direc­te­ment dans les mobi­li­sa­tions de masse qui ont sui­vi ce coup d’État. En réa­li­té l’Église a été impli­quée dans toutes les ini­tia­tives orga­ni­sées pour désta­bi­li­ser et en finir avec la Révo­lu­tion, y com­pris dans des cou­rants ter­ro­ristes d’extrême droite pra­ti­quant la lutte armée contre la Révo­lu­tion por­tu­gaise, comme l’ELP [en fran­çais, l’armée de libé­ra­tion du Por­tu­gal]. On pour­rait citer ici le cas exem­plaire de Cone­go Melo [de son vrai nom Eduar­do Melo Peixo­to], de Bra­ga, qui fut un haut diri­geant de l’Église et un lea­der ter­ro­riste. Mais il y eut éga­le­ment des catho­liques pro­gres­sistes très radi­ca­li­sés par le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire, ain­si que des prêtres révolutionnaires.

— Com­ment expli­quer que la for­ma­tion de comi­tés de sol­dats ait été si tar­dive et est-ce que cela a joué d’après toi un rôle impor­tant dans la défaite de la Révo­lu­tion portugaise ?

— Je pense que cela tient au fait que le MFA a orga­ni­sé le coup d’État du 25 avril 1974 qui a fait tom­ber l’Estado novo, et donc l’armée était diri­gée, jusqu’à la radi­ca­li­sa­tion de la Révo­lu­tion durant l’été 1975, par les offi­ciers inter­mé­diaires. La consé­quence, c’est qu’il a fal­lu beau­coup de temps aux sol­dats pour com­prendre la néces­si­té de s’auto-organiser plu­tôt que d’accorder leur confiance au MFA. Or c’est un fait qu’une bonne par­tie des sol­dats, lors du coup d’État du 25 novembre ont été ren­voyés chez eux et que les offi­ciers et sous-offi­ciers révo­lu­tion­naires ont été arrêtés.

07-4.jpgLe der­nier bas­tion de pou­voir de l’État, d’équilibre au niveau des ins­ti­tu­tions – le MFA – s’était donc rabou­gri, ouvrant un espace à la dua­li­té de pou­voirs dans les casernes du côté des sol­dats. Les assem­blées d’unité étaient déjà une expres­sion de cette dua­li­té, mais en lien avec les offi­ciers. Affir­mer que les com­mis­sions de sol­dats – clan­des­tines ou non, orga­ni­sées ou non – dis­po­saient d’un faible pou­voir, c’est ne pas com­prendre les cris d’alarme que pous­sèrent tous les cabi­nets du pays, et que Pin­hei­ro de Aze­ve­do [offi­cier por­tu­gais pro­mu ami­ral pen­dant la Révo­lu­tion, Pre­mier ministre de sep­tembre 1975 à juin 1976, lea­der du par­ti démo­crate chré­tien à par­tir de 1976] résu­ma dans une phrase flam­boyante. Irri­té, il dit devant les camé­ras de télé­vi­sion : « La situa­tion est comme elle était : on orga­nise d’abord des assem­blées, ensuite on obéit aux ordres ! » [[20 novembre 1975, Archives de la RTP.]]

Le sixième gou­ver­ne­ment pro­vi­soire, for­mé sur la base du PS et du PSD [Par­ti social-démo­crate, prin­ci­pal par­ti de droite], avec seule­ment un ministre du PCP, se retrou­vait face à un pays qui sem­blait incon­trô­lable, où les ordres qui arri­vaient étaient sou­mis à un exa­men minu­tieux dans les entre­prises, les quar­tiers et les casernes. « On orga­nise d’abord des assem­blées ! » Cette dua­li­té de pou­voirs a été qua­li­fiée dans l’historiographie d’ « indis­ci­pline mili­taire » ou de « crise poli­ti­co-mili­taire ». Ce sont des concepts insuf­fi­sants pour sai­sir l’essence his­to­rique du pro­ces­sus. Dans de nom­breuses uni­tés (sans que l’on puisse savoir exac­te­ment dans com­bien, une étude com­plète res­tant à réa­li­ser), les ordres don­nés au sein des Forces armées étaient remis en cause et le MFA ne par­ve­nait déjà plus à agir comme dis­ci­pline alter­na­tive ; il ne s’agissait plus seule­ment d’Assemblées démo­cra­tiques d’unité [[Les Assem­blées démo­cra­tiques d’unité (ADU) ne doivent pas être confon­dues avec les com­mis­sions de sol­dats. Il s’agissait d’organes démo­cra­tiques com­por­tant 50 % de sol­dats et 50 % d’officiers, sous le contrôle indi­rect du MFA. Mal­gré l’absence d’études spé­ci­fiques sur les ADU, tout indique qu’elles ont été des espaces de conflit au sein des Forces armées, davan­tage que les organes ins­ti­tu­tion­na­li­sées sous le contrôle strict et direct du MFA. 50 % de sol­dats, ce sont « une pierre dans la botte des offi­ciers ».]] mais d’une insu­bor­di­na­tion qui gagnait les strates les plus basses des Forces armées, les sol­dats. Mario Tomé, de la Police mili­taire, rap­pelle que les com­mis­sions de sol­dats com­men­cèrent à exis­ter avec force suite à la scis­sion du MFA, et qu’elles dis­po­saient d’une influence dans toute l’unité : « Les com­mis­sions de sol­dats étaient le noyau révo­lu­tion­naire au sein des troupes armées, plus pré­ci­sé­ment dans les troupes de gauche [[Entre­tien avec Mário Tomé e Fran­cis­co Barão da Cun­ha réa­li­sé le 11 novembre 2011.]]. »

08-4.jpgCette dua­li­té de pou­voirs, qui consti­tue l’essence d’un pro­ces­sus de démo­cra­ti­sa­tion dans la struc­ture nodale de l’État, était sou­te­nue par plu­sieurs dizaines d’officiers du MFA, qui furent empri­son­nés suite au coup du 25 novembre 1975. Selon l’un de ces mili­taires, Anto­nio Pes­soa, cette atti­tude des mili­taires radi­caux s’est affir­mé sur­tout en réac­tion à la « dis­so­lu­tion des uni­tés mili­taires » déci­dée par le Conseil de la Révo­lu­tion après Tan­cos [[Entre­tien avec Antó­nio Pes­soa réa­li­sé le 29 novembre 2011. Tan­cos désigne ici l’assemblée qui, durant la crise du MFA, modi­fia la com­po­si­tion du Conseil de la Révo­lu­tion, réa­li­sé à Tan­cos le 5 sep­tembre 1975, pour rendre ce Conseil plus favo­rable à la droite et iso­ler les sec­teurs pro-PCP ain­si que la « gauche militaire ».]].

La Révo­lu­tion com­mence donc sous une forme un peu étrange, en tout cas ici dans la métro­pole, avec un coup d’État orga­ni­sé par les offi­ciers inter­mé­diaires. Dans d’autres pays, l’armée fut le creu­set de coup d’État fas­cistes, comme au Chi­li, mais au Por­tu­gal les sous-offi­ciers firent un coup pour démo­cra­ti­ser le pays. Mais d’un point de vue théo­rique, la Révo­lu­tion por­tu­gaise confirme les écrits mar­xistes clas­siques : elle part des colo­nies puis se déplace vers la métro­pole, et c’est une révo­lu­tion démo­cra­tique qui immé­dia­te­ment se trans­forme en révo­lu­tion sociale. Le 25 avril, les gens vont sur les lieux de tra­vail et se demandent ce qui se passe : « Ah, il y a un coup pour faire tom­ber la dic­ta­ture ? Allons tous appuyer la fin de la dic­ta­ture ! » C’est la pre­mière chose que les gens font, la chose qui les mobi­lise le plus : la fin de la police poli­tique, la fin de la répres­sion, la fin de la presse unique, etc.

Donc dès le 25 avril le sujet social de la Révo­lu­tion est là : les tra­vailleurs. Et dès le 26 avril les tra­vailleurs se disent qu’ils devraient s’unir et s’organiser pour des aug­men­ta­tions de salaires. Mais com­ment obte­nir des aug­men­ta­tions de salaires ? En occu­pant les usines. Et com­ment évi­ter les licen­cie­ments ? En repre­nant les usines qui ont été fer­mées par leurs pro­prié­taires. Et com­ment trou­ver l’argent pour faire tour­ner les usines ? En natio­na­li­sant les banques, en expro­priant la bour­geoi­sie. Donc il y a tout un pro­ces­sus d’évolution de la conscience des tra­vailleurs au cours du pro­ces­sus his­to­rique de la Révolution.

— Il y a eu des débats au sein de la gauche radi­cale autour de la carac­té­ri­sa­tion du pro­ces­sus : s’agissait-il d’une situa­tion pré­ré­vo­lu­tion­naire ou d’une révo­lu­tion sociale pro­pre­ment dite ?

09-5.jpg— Il y a une cer­taine ten­dance dans les groupes trots­kistes à se réfé­rer sys­té­ma­ti­que­ment à un petit texte de Trots­ky de 1931 qui s’intitule « Qu’est-ce qu’une situa­tion révo­lu­tion­naire ? », où il indique que, pour que l’on puisse par­ler d’une situa­tion révo­lu­tion­naire il faut qu’un par­ti révo­lu­tion­naire ait émer­gé, sinon nous serions face à une situa­tion pré­ré­vo­lu­tion­naire. Mais toute l’œuvre de Trots­ky a consis­té à hono­rer les situa­tions révo­lu­tion­naires comme irrup­tion des masses sur la scène poli­tique et comme crise de l’État. Et cela cor­res­pond étroi­te­ment à ce qui se joue dans la Révo­lu­tion por­tu­gaise, qui est l’une des révo­lu­tions les plus radi­cales du XXe siècle. Le fait qu’il n’y ait pas eu un par­ti poli­tique révo­lu­tion­naire n’implique pas qu’on ne puisse pas par­ler d’une situa­tion révo­lu­tion­naire. Cela signi­fie sim­ple­ment que la Révo­lu­tion n’est pas par­ve­nue à vaincre, parce que per­sonne n’eut la capa­ci­té d’unifier les orga­nismes de double pou­voir. Cela est vrai.

Il y avait au contraire un par­ti sta­li­nien extrê­me­ment puis­sant, contre-révo­lu­tion­naire, qui pen­sait que le Por­tu­gal était dans l’ordre de Pots­dam, et donc que les grèves devaient être contrô­lées et répri­mées. Ce fut ce que le PCP défen­dit durant toute la période. Il est dif­fi­cile de trou­ver une seule grève que le PCP a sou­te­nue (j’ai réa­li­sé ma thèse de doc­to­rat sur la poli­tique du PCP pen­dant la Révo­lu­tion por­tu­gaise). Cette révo­lu­tion fut faite contre l’ordre de Pots­dam, contre le PCP, et contre la social-démo­cra­tie. La plus grande somme d’argent trans­fé­rée vers l’étranger en 1974 et 1975 par le SPD [par­ti social-démo­crate alle­mand] le fut vers le Par­ti socia­liste por­tu­gais. Or, la grande défaite de la Révo­lu­tion por­tu­gaise ne fut pas le pro­duit d’un coup d’État mili­taire dans le style de Pino­chet au Chi­li. Il y a bien un coup d’État mili­taire le 25 novembre 1975 mais ce fut essen­tiel­le­ment le pro­duit d’une offen­sive civile s’appuyant sur la social-démo­cra­tie. Les États-Unis virent qu’ils n’étaient pas suf­fi­sam­ment puis­sants ici pour faire un coup d’État clas­sique, dans la mesure où les mili­taires, du moins ceux du MFA, étaient oppo­sés aux forces de droite. Ils devaient comp­ter sur la social-démocratie.

10-5.jpgMal­gré tout cela, et dans un pays pour­tant très arrié­ré, fon­dé sur une éco­no­mie encore lar­ge­ment agraire, il a fal­lu dix-neuf mois aux classes domi­nantes pour reprendre le contrôle de la situa­tion, et même avec ce coup d’État du 25 novembre 1975 les banques furent expro­priées, la bour­geoi­sie fut expro­priée, un État social a été construit, un sys­tème de san­té s’est mis en place, l’enseignement a été uni­fié, etc. Mais le plus impor­tant c’est sans doute cette expé­rience his­to­rique qui a été faite par la classe ouvrière. Ce fut vingt-quatre heures par jour de mili­tan­tisme poli­tique pour la majo­ri­té de la popu­la­tion por­tu­gaise, qui se posait col­lec­ti­ve­ment la ques­tion des crèches, de l’éducation, de la san­té publique, etc. Il y avait des jour­naux avec des assem­blées géné­rales quo­ti­diennes. Jamais il n’y eut un tel degré d’activité poli­tique chez autant de gens : il s’agit bien de la plus impor­tante période de démo­cra­tie de notre his­toire. Et un des plus grands exemples de démo­cra­tie en Europe et dans le monde moderne, avec ces com­mis­sions de tra­vailleurs et d’habitants, avec des délé­gués élus à mains levés, avec des man­dats révo­cables, etc. Et cela a fonctionné !

 — La ques­tion que l’on peut se poser, quand on t’entend, c’est fina­le­ment com­ment une telle révo­lu­tion, avec un tel niveau d’auto-organisation de sa popu­la­tion, a pu être vain­cue sans une répres­sion vio­lente comme au Chi­li, sans ces mas­sacres de masse aux­quels la bour­geoi­sie nous a habi­tués face à des sou­lè­ve­ments révolutionnaires ?

— Je pense que cette défaite est la com­bi­nai­son de nom­breux fac­teurs. Un pre­mier fac­teur, c’est qu’une par­tie de la classe ouvrière avait obte­nu des conquêtes immenses durant la Révo­lu­tion. S’était consti­tué tout un sec­teur inter­mé­diaire qui appuyait beau­coup l’idée d’une voie social-démo­crate pour le pays. Ce n’est pas la rai­son prin­ci­pale mais c’est mal­gré tout un point impor­tant. Une autre rai­son, c’est que l’extrême gauche, qui contrô­lait les prin­ci­pales uni­tés mili­taires de Lis­bonne, ne par­vint jamais à s’unifier. Il y avait des orga­ni­sa­tions d’extrême gauche mais il n’y eut pas l’émergence d’un par­ti révo­lu­tion­naire durant la Révo­lu­tion por­tu­gaise. Il n’y eut pas non plus de soviet unificateur.

11-5.jpgMais la prin­ci­pale rai­son, c’est que ce qui fit la force ini­tiale de la Révo­lu­tion, à savoir le fait qu’il n’existait pas véri­ta­ble­ment de par­tis et de syn­di­cats consti­tués, a fini par deve­nir sa fai­blesse. Quand la Révo­lu­tion por­tu­gaise écla­ta, le PCP n’était pas un par­ti puis­sant : c’était un par­ti de seule­ment 2.000 mili­tants. Le PS n’existait pas. L’année sui­vante, le PCP dis­pose de 100.000 mili­tants, et le PS 80.000. Ce sont des par­tis qui, en se consti­tuant, vont déve­lop­per des appa­reils impor­tants, avec beau­coup de cadres, beau­coup de mili­tants. Et l’extrême gauche, même si elle s’est éga­le­ment déve­lop­pée pen­dant la Révo­lu­tion por­tu­gaise, est res­tée extrê­me­ment dis­per­sée. L’extrême gauche s’est par ailleurs concen­trée sur l’intervention dans les com­mis­sions de tra­vailleurs et d’habitants, les orga­nismes de double pou­voir, alors que le PCP se consa­crait pour l’essentiel sur la construc­tion de syn­di­cats qui acquièrent rapi­de­ment un poids impor­tant, en termes de concer­ta­tion sociale. Et sans capa­ci­té à uni­fier le mou­ve­ment, le PCP a fait comme s’il n’y avait pas eu un coup État [le 25 novembre 1975]. L’état de siège est ins­tau­ré. Des mil­liers de mili­tants se rendent dans les casernes pour deman­der des armes, et per­sonne ne sait quoi faire : il y a une désor­ga­ni­sa­tion géné­ra­li­sée, une absence totale de coor­di­na­tion. Il manque donc une coor­di­na­tion poli­tique et stra­té­gique dans le pro­ces­sus révolutionnaire.

— Peux-tu décrire l’état de l’extrême gauche durant la Révo­lu­tion por­tu­gaise et les débats stra­té­giques entre les dif­fé­rentes organisations ?

— Il y avait de nom­breux maoïsmes, dif­fé­rentes souches : chi­noise, alba­naise, etc. On trou­vait éga­le­ment des orga­ni­sa­tions gué­va­ristes, en par­ti­cu­lier le PRP-BR (Par­ti révo­lu­tion­naire du pro­lé­ta­riat-Bri­gades révo­lu­tion­naires) avec lequel le SWP (Socia­list Wor­kers Par­ty) anglais a entre­te­nu des rela­tions. Il faut éga­le­ment men­tion­ner des orga­ni­sa­tions conseillistes cen­tristes, comme le MES. Les trots­kistes étaient très peu nom­breux et très jeunes, comme d’ailleurs étaient jeunes la plu­part des membres d’organisations d’extrême gauche. Glo­ba­le­ment la majo­ri­té de ces orga­ni­sa­tions sont nées dans la fou­lée du conflit sino-sovié­tique et de Mai 68. Les débats stra­té­giques prin­ci­paux avaient trait au PCP, au PS et au gou­ver­ne­ment (sur­tout au MFA). Devait-on appuyer la voie de la gué­rilla (le SWP anglais sou­te­nait le PRP-BR), faire de l’entrisme au PS (les moré­nistes ne furent pas loin d’adopter cette poli­tique durant l’« été chaud » de 1975, qui fut depuis tou­jours celle des lam­ber­tistes), et la LCI sou­te­nait une alliance MFA-PCP, qui était consi­dé­rée par les moré­nistes comme bona­par­tiste et « front-populiste ».

— Qu’en est-il du MRPP ? Il s’agissait, dit-on, de la prin­ci­pale orga­ni­sa­tion d’extrême gauche avant et pen­dant la Révo­lu­tion, mais avec une poli­tique de division…

13.png— Oui, ils appli­quaient la théo­rie du social-fas­cisme selon laquelle l’Union sovié­tique (donc le PCP) était l’ennemi prin­ci­pal. Mais il leur est arri­vé d’adopter des posi­tions cor­rectes, dans la mesure où le PCP est au gou­ver­ne­ment, ils n’appuyèrent aucune mesure gou­ver­ne­men­tale, donc la plu­part du temps ils se trou­vèrent du côté des tra­vailleurs en lutte. Mais cela les ame­na éga­le­ment à sou­te­nir le coup mili­taire du 25 novembre, au nom de la lutte contre le PCP et contre l’URSS. Il faut avoir en tête que le gou­ver­ne­ment ne cesse pas, pen­dant la Révo­lu­tion por­tu­gaise, d’essayer de conte­nir le mou­ve­ment ouvrier. Il y eut quatre coups d’État et six gou­ver­ne­ments pro­vi­soires en dix-neuf mois ! La Révo­lu­tion por­tu­gaise a consti­tué une telle radi­ca­li­sa­tion que les gou­ver­ne­ments n’ont pas ces­sé de tom­ber. La bour­geoi­sie eut ain­si de grandes dif­fi­cul­tés à main­te­nir et à faire fonc­tion­ner l’appareil d’État. Celui-ci ne s’effondre pas mais il est en crise permanente.

— Peut-on dire que la contre-révo­lu­tion du 25 novembre 1975 a mis fin à cette crise de l’État ?

— Dans l’armée, oui ! Les com­mis­sions de sol­dats sont dis­soutes, les offi­ciers révo­lu­tion­naires sont empri­son­nés et les sol­dats radi­ca­li­sés sont ren­voyés chez eux. Le coup du 25 novembre 1975 réus­sit donc à en finir avec la dua­li­té de pou­voirs dans les casernes, qui était le pro­duit d’un pro­ces­sus de sovié­ti­sa­tion des forces armées enga­gé à par­tir de la crise du MFA. Le MFA avait joué le rôle de garant de l’armée, entre les sol­dats et les offi­ciers. Quand le MFA entre en crise, et là il y a eu là des­sus un grand débat entre man­dé­listes et moré­nistes [deux cou­rants du trots­kisme au niveau inter­na­tio­nal] concer­nant le carac­tère révo­lu­tion­naire ou pro­gres­siste du MFA et dans quelle mesure il fal­lait le sou­te­nir, il y a ce pro­ces­sus de sovié­ti­sa­tion des forces armées que le coup du 25 novembre, comme je l’ai dit, va stop­per bru­ta­le­ment. Mais il ne met pas fin à la dua­li­té de pou­voirs dans les usines, dans les entre­prises en géné­ral et dans les écoles. Cela va néces­si­ter un pro­ces­sus lent. Il n’y a pas de contre-révo­lu­tion immé­diate dans l’ensemble de la socié­té (contrai­re­ment à ce qui se passe dans l’armée) : la contre-révo­lu­tion, comme la révo­lu­tion, est un pro­ces­sus. Par exemple, la contre-réforme agraire est mise en œuvre en 1979 – 1980. La défaite du mou­ve­ment ouvrier a lieu en 1984.

14-3.jpgDans un livre récent, Para onde vai Por­tu­gal [Où va le Por­tu­gal] ?, je défends pour la pre­mière fois la thèse que la Révo­lu­tion por­tu­gaise a repor­té la contre-révo­lu­tion néo­li­bé­rale dans toute l’Europe. Le grand plan néo­li­bé­ral est consé­cu­tif à la crise de 1973. Les pre­mières grandes grèves de mineurs en Angle­terre, alors que That­cher est déjà ministre [de l’Éducation] ont lieu en 1973. La Révo­lu­tion por­tu­gaise va conduire à une convul­sion sociale en Espagne et en Grèce, et la bour­geoi­sie euro­péenne craint alors une conta­gion en France et en Ita­lie. Donc la Révo­lu­tion por­tu­gaise reporte la mise en place des plans néo­li­bé­raux (flexi­bi­li­sa­tion du mar­ché du tra­vail, etc.) à la fin de la crise de 1981 – 1984. De mon point de vue, elle a joué ce rôle là, lié à l’effet de conta­gion, craint par les classes diri­geantes de France et d’Italie, deux pays cen­traux en Europe. Le mai 68 fran­çais a eu écho dans le monde entier, mais la Révo­lu­tion por­tu­gaise aus­si. Elle modi­fie com­plè­te­ment le rap­port de forces en Europe, pro­vo­quant une peur très forte du côté de la bour­geoi­sie. Et la doc­trine Car­ter va s’inspirer de la Révo­lu­tion por­tu­gaise. Plus géné­ra­le­ment, toutes les révo­lu­tions ont des effets au niveau mondial.

 — Pour­rais-tu dire quelques mots de la géo­gra­phie de la Révo­lu­tion por­tu­gaise. Il y eut un déve­lop­pe­ment très inégal du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire d’une région à l’autre : la Révo­lu­tion fut beau­coup plus avan­cée à Lis­bonne, ou a for­tio­ri à Setu­bal, que dans le Nord par exemple et dans cer­taines zones rurales…

— Oui, c’est d’ailleurs la rai­son pour laquelle il serait aujourd’hui plus facile de faire une révo­lu­tion qu’en 1974 – 1975, notam­ment parce qu’à pré­sent la pro­lé­ta­ri­sa­tion est mas­sive. C’était moins le cas à l’époque, où 30 à 40 % de la popu­la­tion était agraire, et qui se carac­té­ri­sait par une men­ta­li­té agraire, petite-bour­geoise, très atta­chée à la petite pro­prié­té, etc. Il faut noter que la force élec­to­rale d’un tel groupe ne cor­res­pond pas néces­sai­re­ment à sa force sociale : à eux seuls, les 7.000 ouvriers de la Lis­nave [entre­prise de construc­tion et de répa­ra­tion navale] à Lis­bonne ont mis en échec une loi sur la régle­men­ta­tion des grèves, qui était une loi contre les tra­vailleurs en 1974. Mais 7.000 ouvriers de la Lis­nave ne sont rien élec­to­ra­le­ment face à 700.000 de petits pay­sans per­dus au milieu de nulle part. Les révo­lu­tions s’accordent mal avec les pro­ces­sus élec­to­raux : non pas parce que les révo­lu­tions ne sont pas démo­cra­tiques, mais parce qu’elles défendent une autre vision de la démo­cra­tie, qui a par­tie liée avec l’organisation col­lec­tive sur les lieux de tra­vail, et non une démo­cra­tie fon­dée sur le prin­cipe abs­trait « un homme un vote », qui fon­da­men­ta­le­ment déforme la force sociale.

— Qu’est-ce ce qui demeure de la Révo­lu­tion por­tu­gaise dans la vie poli­tique du pays ?

15-2.jpg— Il y a une mémoire extrê­me­ment forte de la Révo­lu­tion. D’abord le 25 avril est un jour férié et, du nord au sud du pays, on com­mé­more la Révo­lu­tion. Cette mémoire est d’autant plus vive qu’une grande par­tie des acteurs de cette révo­lu­tion sont encore vivants. Ce qui reste, fon­da­men­ta­le­ment, dans la mémoire col­lec­tive, c’est que ce fut pos­sible. C’est cela le cau­che­mar his­to­rique de la bour­geoi­sie por­tu­gaise : il y a un moment où ils ont dû fuir le pays, et ils savent que si cela est arri­vé une fois, cela pour­rait arri­ver à nou­veau. Ce que j’aimerais voir, pour ma part, ce sont ces sec­teurs de la socié­té qui aujourd’hui sont à la retraite aidant les jeunes géné­ra­tions à s’organiser, leur mon­trant com­ment on peut s’organiser. Il s’agit là d’un des grands pro­blèmes de la socié­té por­tu­gaise : c’est une socié­té qui depuis qua­rant ans est fon­dée sur un pacte social, sur la concer­ta­tion sociale, et elle ne sait pas s’organiser en vue du conflit. La plu­part des gens ne savent pas s’organiser pour entrer en conflit.

— Il n’y a pas eu de trans­mis­sion de ce point de vue là…

12-2.png— Non. C’est d’ailleurs l’un des axes de mon argu­men­ta­tion dans Para onde vai Por­tu­gal ? : il y a une cou­pure géné­ra­tion­nelle entre la géné­ra­tion de la Révo­lu­tion et celle du pacte social. Je pense que cela est lié au fait que les jeunes ont été pré­ca­ri­sés et donc ren­dus dépen­dants de leurs parents, obli­gés d’habiter chez eux jusqu’à 30, 35 voire 40 ans. Pour eux, la lutte de classes dis­pa­raît en par­tie parce qu’ils ne peuvent par­ti­ci­per aux luttes dans l’usine ou plus lar­ge­ment dans l’entreprise. Ils gagnent 500 euros, ce qui est évi­dem­ment insuf­fi­sant pour vivre digne­ment de manière indé­pen­dante. Mais cela est fini : la socié­té por­tu­gaise va vers de grands conflits sociaux parce que les parents ne peuvent plus véri­ta­ble­ment sou­te­nir leurs enfants comme ils le fai­saient aupa­ra­vant. Cette aide appor­tée par les parents a eu pour effet de dépo­li­ti­ser deux géné­ra­tions, celles des années 1980 et 1990. Les jeunes de ces géné­ra­tions n’ont plus vu le tra­vail comme un cadre de conflits où l’on doit se battre pour faire res­pec­ter ses droits : ils étaient à la maison.

— J’aimerais que l’on ter­mine sur les débats his­to­rio­gra­phiques autour de la Révo­lu­tion por­tu­gaise, que l’on ima­gine forts. Quel est pour toi le prin­ci­pal débat qui struc­ture cette historiographie ?

— Il y a effec­ti­ve­ment un débat extrê­me­ment fort. Fer­nan­do Rosas, un his­to­rien de gauche, défend l’idée que la démo­cra­tie est la fille de la Révo­lu­tion. Je défends pour ma part une thèse dif­fé­rente, à savoir que la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive fut le pro­duit de la défaite de la démo­cra­tie ouvrière. On trouve éga­le­ment des his­to­riens contre-révo­lu­tion­naires, comme Rui Ramos ou Anto­nio Cos­ta Pin­to, selon qui la Révo­lu­tion est une espèce d’erreur his­to­rique : elle n’était pas néces­saire parce que la socié­té por­tu­gaise était en train d’évoluer vers la démo­cra­ti­sa­tion. C’est un exer­cice contre­fac­tuel, mais la véri­té est que la socié­té por­tu­gaise n’évoluait pas vers une tran­si­tion démo­cra­tique. Il a fal­lu une révo­lu­tion pour que s’installe une démo­cra­tie repré­sen­ta­tive. Je pense que nous avons « gagné » ce débat dans les sec­teurs aca­dé­miques parce que nos tra­vaux de recherche sont mieux fon­dés. Aujourd’hui il est très dif­fi­cile de nier l’ampleur et la radi­ca­li­té du mou­ve­ment social durant la Révo­lu­tion, ou d’affirmer que le MFA contrô­lait tout, ou encore que la Révo­lu­tion fut une « révo­lu­tion sans morts », que le PCP vou­lait prendre le pou­voir, etc. Toutes ces thèses ont été marginalisées.

Pro­pos recueillis et tra­duits par Ugo Palheta

Entre­tien ini­tia­le­ment paru dans Contre­temps le 16 avril 2016.

Der­nier livre de Raquel Vare­la en fran­çais : Un peuple en révo­lu­tion. Por­tu­gal 1974 – 1975, Agone, 2018

SOURCE : Le blog des édi­tions Agone