Un dossier consacré aux émeutes de Forest en 1991, par Alter Échos.
Pour commémorer les 30 ans de la révolte de Forest de 1991, ZIN TV et Alter Echos se sont associés pour vous proposer des contenus riches et variés.
Au delà d’un débat en 3 épisodes accessible gratuitement sur le site de ZIN TV : “La révolte de Forest, 30 ans après, #1 Une histoire populaire de Forest , #2 Grandir dans les “quartiers populaires”, Alter Échos vous propose un dossier consacré aux émeutes de Forest en 1991.
- Un dossier coordonnée par Julien Winkel et Manon Legrand à retrouver sur notre site ou en librairie https://www.alterechos.be/forest-1991-les-raisons-de-la…/
- Pour acheter ce numéro : https://boutique.alterechos.be/…/alter-echos-n493-302
- Pour s’abonner : https://www.alterechos.be/abonnements/
Le 10 mai 1991, ce qu’on appelle communément les « émeutes de Forest » débutait dans le quartier Saint-Antoine, à Bruxelles. Il a suffi qu’un contrôle de police sur un jeune du coin dégénère pour que la marmite, sous pression depuis longtemps, ne finisse pas exploser. Mais s’agissait-il vraiment d’émeutes ? Ne fallait-il pas plutôt parler d’événements, de turbulences, de révolte ? Aujourd’hui, les avis divergent toujours (voir « Comment s’écrivent les émeutes ? »).
Ce qui est sûr par contre, c’est que ça a chauffé du 10 au 12 mai 1991. Alter Échos vous propose un petit voyage dans le temps, direction quartier Saint-Antoine. Au travers du regard d’anciens « jeunes », de responsables politiques en fonction à l’époque, de représentants des forces de l’ordre et d’extraits de presse, nous dressons le portrait d’une époque mais aussi bien sûr d’un quartier délaissé, concentrant toute une série de problèmes et qui, à force de sentir oublié, a explosé. Avec, en guest stars, les Volvo 240 de la police locale (lire « Le feu de Forest »).
Trente ans après, quelle est l’ambiance dans le bas de Forest ? On est retourné du côté de Saint-Antoine et a effectué un constat, qui concerne l’ensemble du pays : les « émeutes » ont eu des effets. Des dispositifs ont été implémentés. Les contrats de quartier ont permis de rénover le bâti. Le quartier grouille d’associations et d’initiatives. Mais la situation reste compliquée. Le chômage est endémique, les trafics perdurent et la gentrification est source de tensions (lire « Saint-Antoine, quartier sous tension »).
Alors, tout ça n’a servi à rien ? Quel bilan peut-on tirer de 30 ans de politiques « inspirées » par les événements de mai 1991 ? Nous faisons le point avec Fred Mawet, ex-directrice de la mission locale de Forest, aujourd’hui secrétaire générale de ChanGements pour l’Égalité, et Andrea Rea, sociologue, auteur de Jeunes immigrés dans la cité (Éd. Labor, 2002) (lire « En 91, on parlait d’intégration. Aujourd’hui de discrimination »). Nous mettons aussi le focus sur une politique urbaine née au lendemain des émeutes, les contrats de prévention et de sécurité. Qui, comme il se doit en Belgique, est contrainte de composer avec différents niveaux de pouvoir… (lire « Prévention : une trêve sur le terrain, malgré la lasagne institutionnelle »).
Enfin, en guise de dessert, Martine Vandemeulebroucke, qui a couvert les « émeutes » de 1991 pour le quotidien Le Soir, a ouvert la boîte à souvenirs et jette un regard pertinent, un peu amusé, sur les pratiques journalistiques de l’époque (lire « Ceux dont on parlait et qui ne parlaient pas »).
Les photographies de ce dossier ont été réalisées par Karim Brikci-Nigassa dans le Forest d’aujourd’hui. Les illustrations sont signées Manu Scordia et Thibaut Dramaix qui proposent une reconstitution imagée des événements de 1991. Un concept du même trio inspiré de leur exposition « Vive la Commune ! »
« En 91, on parlait d’intégration. Aujourd’hui, de discrimination »
Que retenir de tous les plans, de toutes les mesures décidées à la suite des émeutes ? Les promesses politiques en matière d’intégration, de lutte contre les inégalités ont-elles été tenues ? Coup d’œil dans le rétroviseur avec Fred Mawet, ex-directrice de la mission locale de Forest, aujourd’hui secrétaire générale de ChanGements pour l’Égalité, et Andrea Rea, sociologue, auteur de Jeunes immigrés dans la cité (Éd. Labor, 2002), qui ont décrypté ces événements.
MARTINE VANDEMEULEBROUCKE , 05-05-2021, Alter Échos n° 493
Alter Échos : Quelle a été votre réaction lors des premières violences à Forest ? C’était prévisible ou inattendu dans une ville comme Bruxelles ?
Andrea Rea : C’était prévisible parce qu’il y avait déjà eu des événements similaires en France et en Grande-Bretagne. Les émeutes dans les Minguettes [en 1981, dans le quartier résidentiel de Vénissieux, dans la banlieue sud de Lyon, NDLR] avaient montré, comme à Forest, l’énorme contentieux entre les jeunes et la police. Il faut se rappeler qu’à l’époque, à Schaerbeek, le bourgmestre Roger Nols organisait le contrôle policier systématique des quartiers.
Fred Mawet : Je suis arrivée à la mission locale de Forest peu après les émeutes. J’ai vécu ses « répliques » en 94 – 95.AR : Les émeutes ont été l’occasion de créer le délit d’incitation à l’émeute et de rébellion.
AÉ : Aujourd’hui encore, les relations entre les jeunes des quartiers populaires et la police restent très conflictuelles. Rien n’a changé ?
AR : Le problème n’était pas réglé en 94 – 95 et il ne l’est toujours pas. Le contentieux s’est même aggravé. Parce qu’il touche désormais des gens qui sont « installés » socialement. La discrimination frappe des diplômés, qui vont réagir, ne plus se laisser faire. Avant, il y avait une plus grande soumission dans les classes populaires qui ne pouvaient donc réagir que de manière collective.
AÉ : En 91, on avait évoqué l’intégration des jeunes d’origine étrangère dans les rangs de la police. Trente ans plus tard, il semble qu’on n’ait guère avancé.
FM : Cela dépend. Dans certaines communes, on voit une majorité de personnes issues de l’immigration dans la police.
AR : Les chiffres ne disent pas ça. Au niveau local, ils sont peut-être plus nombreux mais, dans la police fédérale, ils sont sous-représentés. L’impossibilité de réussir l’examen linguistique fait que la majorité des engagements à Bruxelles sont ceux de néerlandophones originaires du Brabant flamand qui ne connaissent pas les populations des quartiers bruxellois et ne rencontrent les jeunes que dans des situations difficiles.
AÉ : Contrats de quartier, soutien aux associations… Les émeutes ont-elles généré rapidement de nouvelles politiques sociales ?
FM : La plupart de ces politiques avaient déjà été lancées avant. Les zones d’éducation prioritaires (ZEP) ont été créées à la fin des années 80. Les missions locales sont venues dans la foulée.
AR : Ce qui a été déterminant, c’est le retour des socialistes au pouvoir en 1987 et, avec lui, la volonté de mettre en place des politiques en faveur de la jeunesse. Les socialistes français avaient créé les ZEP. On a importé plusieurs de ces politiques. Charles Picqué, en devenant président de la Région bruxelloise, a créé le premier programme de soutien aux associations d’aide aux immigrés. En même temps, Yvan Mayeur déposait sa proposition de loi pour l’acquisition de la nationalité belge à la naissance pour la seconde génération. Il y avait à l’époque tout un discours pour dire « l’intégration est en marche », mais ce n’est pas ce que les jeunes vivaient dans la réalité, à cause des relations avec la police. Après les émeutes, le Commissariat royal à la politique des immigrés a créé le Fonds d’impulsion à la politique des immigrés (FIPI). Mais avec lui sont nés aussi les contrats de sécurité.
« La discrimination frappe des diplômés, qui vont réagir, ne plus se laisser faire. Avant, il y avait une plus grande soumission dans les classes populaires qui ne pouvaient donc réagir que de manière collective. »
AÉ : Intégration. Ce mot a disparu du vocable sociopolitique…
AR : Effectivement. Aujourd’hui on ne parle plus d’intégration mais de discrimination. En 91, la plupart des jeunes sur le parvis de la place Saint-Antoine étaient encore majoritairement des non-Belges. À l’époque, la question de l’intégration était une question légitime. Aujourd’hui, ces jeunes sont des Belges racisés et donc le changement de paradigme est complet. Le paradigme actuel est celui de la discrimination, soit un traitement illégitime imposé aux personnes sur la base de l’origine sociale et/ou ethnique.
AÉ : Quelles sont les mesures qui ont le plus concrètement changé le quotidien de ces jeunes et de leurs parents ?
AR : Plusieurs politiques urbaines ont amélioré les choses. En 91, à Bruxelles, 30 % des habitations avaient encore des w.c. sur le palier. On a mis en place des politiques de rénovation du logement, en partie par les contrats de quartier. Le Forest d’aujourd’hui n’est plus celui de 91. Ce qui a moins changé, c’est la question de l’accès à l’emploi. Les jeunes d’aujourd’hui sont les enfants des émeutiers de 91 ; or la question de l’emploi n’a guère évolué pour eux. D’abord parce qu’il reste très peu d’emplois peu qualifiés en raison de la désindustrialisation de Bruxelles, mais aussi parce que la formation reste insuffisante. Enfin, il y a la discrimination ethnique qui touche, et c’est nouveau, surtout les femmes qui portent le voile. On est aujourd’hui dans une situation désastreuse de ce point de vue. On a une pénurie d’infirmières dans les hôpitaux, mais on refuse d’embaucher celles qui portent le voile.
AÉ : Revenons au FIPI. En quoi a‑t-il changé la donne ?
AR : Le FIPI est lié aux politiques régionales. À Bruxelles, on ne peut pas le nier, cela a financé les associations mais cela a aussi transformé l’orientation des politiques existantes. Au départ, les pionnières à la Communauté française, comme Thérèse Mangot [qui était en charge des centres culturels de la Communauté française, NDLR], finançaient les associations ayant une dimension culturelle. C’était un minuscule programme qui voulait valoriser l’apport culturel des populations immigrées au travers de cours de cuisine, de musique… Avec le FIPI, c’est la dimension sociale qui s’est imposée. J’ai fait l’évaluation des programmes de cohabitation FIPI : 70 % du budget a été octroyé aux écoles de devoirs. On a financé les associations qui « réparaient » en quelque sorte tout ce qui ne fonctionnait pas dans le système scolaire, et l’aspect culturel a totalement disparu. Le FIPI a créé de nouvelles associations. Son utilité est évidente.
FM : Pour moi, le gros problème de ces nouveaux programmes, c’est qu’ils sont venus doubler des politiques existantes au niveau communal. Plutôt que de refinancer le culturel, l’éducation permanente, l’action sociale, on a fait une superposition des politiques. Les associations ont fait leur « popote » comme elles ont pu. Il a fallu du temps pour réguler et évaluer ces programmes de cohésion sociale. À Forest, cela se passait plutôt bien. Là où il existait une certaine démocratie sur le plan local, on a pu « tricoter » tout ça de manière harmonieuse et faire du bon travail. Dans d’autres communes – car elles seules géraient ces programmes –, cela a surtout servi à faire du clientélisme politique. Il fallait, au niveau des associations, articuler FIPI, politiques de cohésion sociale, des programmes comme Été Jeunes. C’était des politiques morcelées qui ont parfois conduit à des réponses totalement inappropriées. Ainsi, on engageait de « grands frères » pour essayer qu’il n’y ait pas trop de troubles dans le quartier mais ces « grands frères » n’étaient pas du tout formés. Bref, cela a donné le meilleur et le pire.
La suite à lire sur www.alterechos.be (article payant)