Couvrir Gaza, sous les insultes : journaliste, je ne me tairai pas

Mon travail n’a pas plu à tout le monde. Mes détracteurs me demandent de donner de « vraies informations » sur Gaza. Mais qu’est-ce que ça veut dire de « vraies informations » ? Je n’ai pas menti, je n’ai pas inventé. Si la description de la vie à Gaza est si accablante pour Israël, qu’y puis-je ?

Par Caro­line Bour­ge­ret | Journaliste
Source de l’ar­ticle : rue89

(De Gaza) Le ces­sez-le-feu est effec­tif depuis plus de trois jours. Les der­niers jour­na­listes sont par­tis ce matin, j’ai tout l’hôtel pour moi. C’est un peu glauque. L’actualité s’est dépla­cée. Les regards se tournent ailleurs. Gaza retourne à son quo­ti­dien et le côté « cou­pé du monde » se fait sou­dai­ne­ment sentir.

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La chaise vide, dans une école de Gaza (Caro­line Bourgeret)

Je me retrouve seule sur mon lit, avec Twit­ter et Face­book où pleuvent les mes­sages d’encouragement mais aus­si d’insultes. J’entends la mer, les vagues frappent fort ce matin. Il ne fait pas chaud et je reste sous ma couette car ma fenêtre a explo­sé dans le bom­bar­de­ment de la rue devant l’hôtel mar­di der­nier. Ils ont mis de la cel­lo­phane mais ce n’est pas très effi­cace contre le froid.

Les cri­tiques sont variées. Ça com­mence par « manque d’impartialité » parce que j’ai pos­té la pho­to d’une salle de classe où une des petites chaises est res­tée vide hier matin. Et ça va jusqu’aux accu­sa­tions de gens qui me traitent de « porte-parole du Hamas ».

Il fau­drait que ça me fasse rire. Mais je suis épui­sée, et ça ne me fait pas rire.

Des ravages dans les murs, sur les corps…

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Des enfants jouent dans des ruines (Caro­line Bourgeret)

Je suis là depuis une semaine, et je rêve tout sim­ple­ment d’une douche d’eau douce. Mais je suis à Gaza, et dans cette par­tie de la ville, l’eau du robi­net est très salée. C’est un truc sym­pa ça. Il n’y a de l’électricité que par intermittence.

Je traîne dans le centre aujourd’hui. La vie a repris. Régu­liè­re­ment on croise un champ de ruines. Des cra­tères par­fois tel­le­ment pro­fonds que tout l’immeuble a dis­pa­ru dedans. Le point com­mun entre Gaza et l’Inde, c’est le nombre d’estropiés qui font la manche.

En reti­rant de l’argent à la banque, je vois un homme assis par terre, ampu­té des deux jambes. Un vieux. Bles­sé dans un bom­bar­de­ment israé­lien il y a long­temps déjà, d’après ce qu’il bara­gouine. Il y en a des dizaines dans les rues. Les ravages des offen­sives israé­liennes sont visibles par­tout. Dans les murs, sur les corps, dans les esprits et dans les cœurs.

Je prends un café et une claque

Je prends un café avec un jeune rap­peur dont on m’avait don­né le contact à Bey­routh (Liban). Il me raconte à quel point ça rend fou de ne pas pou­voir se déplacer :

« Tu conduis au maxi­mum vingt minutes vers le Nord, une demi-heure vers le Sud, et un gros quart d’heure vers l’Est si tu as la chance qu’il y ait des embouteillages. »

Le road trip qui vide la tête, ça n’existe pas à Gaza. Anta­ra a voya­gé un peu, en Europe, pour des concerts. Mais ça ne l’intéresse plus vrai­ment. C’est aux Arabes qu’il veut s’adresser avec sa musique.

« Ce sont eux qui doivent nous sou­te­nir en priorité. »

Com­ment peuvent-ils vou­loir res­ter ici ? Lui et les autres musi­ciens font par­tie de la caté­go­rie des Gazaouis qui n’auraient pas trop de mal à obte­nir des visas d’émigration. Mais ce jeune mec, comme la petite cybe­rac­ti­viste ren­con­trée une heure après, disent la même chose :

« Ma place est ici, avec les miens. C’est mon devoir d’apporter une pierre à l’édifice de la lutte de notre peuple. »

Je prends une claque. Jamais, nulle part, je n’ai vu autant de cou­rage. Les vieux, les jeunes, les femmes, les hommes, les enfants. Tout le monde est courageux.

C’est un chauf­feur de taxi, Moham­med, qui me conduit chez Rana. Il engage la conver­sa­tion pour savoir ce que je fais encore là. Il me raconte qu’il vient de Beth­léem, en Cis­jor­da­nie. Toute sa famille est là-bas. Ses parents, ses frères, sa femme et leurs trois enfants. Il ne les a pas vus depuis 2002 :

« Enfin si, deux fois, au pas­sage d’Erez, mais les sol­dats ne nous ont don­né qu’une heure. »

Ces trois petits êtres que je n’oublierai pas

En lisant les textes de Rana sur Inter­net, j’imaginais quelqu’un de plus âgé. En réa­li­té c’est une petite minette de 21 ans – mais qui à l’air d’en avoir 15 – qui m’ouvre la porte. Sweat à capuche, visage de pou­pée, 40 kg toute mouillée. Les yeux cer­nés. Son père est là aus­si. Il est chi­rur­gien à l’hôpital al-Shi­fa. J’en pro­fite pour lui deman­der des nou­velles du gosse de 11 ans, Moha­mad, que j’avais pho­to­gra­phié il y a quelques jours aux soins inten­sifs. Sale bles­sure à la tête. Pareil pour son cou­sin et sa cousine.

Je n’oublierai jamais ces trois petits êtres dans le coma, allon­gés sur des lits les uns à côté des autres. Le doc­teur dit qu’ils vont aus­si bien que pos­sible mais qu’on ne peut savoir s’ils se réveille­ront, et dans quel état, pour le moment.

Fina­le­ment, je pas­se­rai à l’hôpital plus tard dans la jour­née pour décou­vrir que Fouad et sa sœur ont été trans­fé­rés en Egypte. Leurs cas étaient trop graves. Moha­mad a repris conscience.

Rana me raconte sa vie pen­dant deux bonnes heures. Les livres de Noam Chom­sky et d’Ilan Pape rap­por­tés avec elle de voyage parce qu’introuvables à Gaza :

« Les livres, ce n’est pas vrai­ment prio­ri­taire quand on doit déjà uti­li­ser des tun­nels sou­ter­rains pour faire pas­ser des maté­riaux de construc­tion et des médicaments. »

Rana ne déteste pas les Israéliens

Elle parle des Israé­liens. M’affirme qu’elle ne les déteste pas. Qu’elle fait la dif­fé­rence entre le gou­ver­ne­ment et ceux qui le suivent d’une part, et ceux qui sont conscients des droits bafoués des Pales­ti­niens d’autre part. Elle rêve d’un Etat unique avec Jéru­sa­lem pour capitale.

Anta­ra, le rap­peur, en rêve aussi.

« Mais ça res­te­ra un rêve. Ima­gi­ner vivre ensemble n’est plus pos­sible. Il y aurait for­ce­ment une vengeance. »

Aucun des deux n’est reli­gieux pra­ti­quant. Ils n’étaient pas vrai­ment fans du Hamas. Anta­ra s’est même fait arrê­ter plu­sieurs fois pour avoir com­po­sé des mor­ceaux cri­tiques à leur égard.

Mais après cette guerre, ils n’ont qu’un mot à la bouche : res­pect. Anta­ra pense que jamais un gou­ver­ne­ment ne les a aus­si bien défen­dus jusqu’à main­te­nant. Pareil pour Rana. Sou­tient incon­di­tion­nel à la résistance.

Sa ver­sion du dérou­le­ment du conflit

Elle est furieuse contre les médias « mains­tream » comme elle dit. Elle n’aime pas le terme « médias occi­den­taux », elle trouve ça réduc­teur. « Plu­sieurs médias arabes sont sur cette ligne aus­si. » Elle insiste sur le vrai dérou­le­ment des évè­ne­ments de ce conflit :


« Tous les médias disent que la guerre a com­men­cé avec l’assassinat d’Ahmed al-Jaa­ba­ri, un des chefs du Hamas, le 14 novembre.

En réa­li­té, l’armée israé­lienne a bom­bar­dé un ter­rain de foot le 8 novembre, près de la fron­tière, à Khan You­nès. L’un des jeunes qui jouait avec ses potes est mort, il avait 13 ans.

En repré­sailles, le Front Popu­laire pour la Pales­tine (FPLP) a tiré deux roquettes. Le Hamas a négo­cié un ces­sez-le-feu via l’Egypte, qu’Israël a bri­sé en assas­si­nant l’un de leurs res­pon­sables une semaine plus tard. »

Rana pense qu’on pré­sente tou­jours les Pales­ti­niens comme les agres­seurs sans jamais se pen­cher sur le vrai enchaî­ne­ment des évènements.

Elle a pas­sé la guerre à relayer ce qu’elle voyait sur les réseaux sociaux et à enre­gis­trer le son des bom­bar­de­ments tout autour de chez elle.

Elle me fait visi­ter sa chambre. Tout est rose bon­bon. Elle s’empresse de me dire qu’elle déteste la déco. « Je ne suis plus une gamine. » Ça c’est sûr, ce n’est plus une gamine.

Les gamins de Gaza se marrent comme tous les gamins du monde, mais ils ont par moments dans le regard une gra­vi­té qui vous explose le cœur.

Je par­cours les pho­tos prises cette semaine.

Je retombe sur ce tract lar­gué par les avions israé­liens sur le nord de la bande de Gaza deux jours avant le ces­sez-le-feu. Un cro­quis flé­ché qui ordonne à la popu­la­tion du Nord de fuir vers le centre de Gaza ville, « pour sa sécurité ».

Une fillette : « Laisse-moi venir avec toi »

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Des enfants réfu­giés auprès de l’UNRWA (Caro­line Bourgeret)

Des mil­liers de per­sonnes ont quit­té leur mai­son en quelques minutes, sans rien pou­voir prendre avec elles. La plu­part se sont réfu­giées dans des écoles de l’Office de secours et de tra­vaux des Nations unies pour les réfu­giés de Pales­tine dans le Proche-Orient (UNRWA).

En débar­quant dans la cour de l’une d’entre elles, je me sou­viens avoir décou­vert un chaos abso­lu : 2 000 per­sonnes, entas­sées par groupes de 60 par classe. Une quan­ti­té d’enfants impressionnante.

Un tiers de la popu­la­tion a moins de 18 ans à Gaza. Dans l’une des salles, Maram, une fillette de 3 ou 4 ans, m’a sau­té dans les bras en me ser­rant si fort que j’ai failli en perdre l’équilibre. Elle répé­tait dans mon oreille en arabe : « Laisse-moi venir avec toi. » Il a fal­lu que sa mère l’arrache littéralement.

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Maram, dans une classe d’école (Caro­line Bourgeret)

Tous ces gens se sont réfu­giés dans le centre-ville, qui a ensuite été bom­bar­dé toute la nuit, plus vio­lem­ment que jamais.

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Un des immeuble tou­chés, où se trou­vait notam­ment la socié­té de pro­duc­tion avec laquelle moi et de nom­breux autres jour­na­listes fran­çais ont tra­vaillé (Caro­line Bourgeret)

C’est cette nuit-là que la rue de notre hôtel a été bom­bar­dée. Après les mul­tiples mis­siles ayant tou­ché des bureaux de presse, la qua­si-tota­li­té des jour­na­listes pré­sents s’était ras­sem­blée dans deux hôtels qui longent la mer, près du port. L’obus est tom­bé en face, juste entre les deux, à une quin­zaine de mètres.

Toutes les vitres de l’hôtel ont explo­sé et ce soir encore je m’endors près d’une fenêtre en cel­lo­phane. Il est de noto­rié­té publique que la pré­ci­sion des raids israé­liens est infaillible.

Cette fois-ci, ils avaient donc déci­dé de frap­per un ter­rain vague près duquel j’avais fait un direct quelques heures aupa­ra­vant. Inutile de dire qu’aucun ras­sem­ble­ment de com­bat­tants du Hamas n’avait lieu à cet endroit quand la bombe est tom­bée en nous fai­sant tous frô­ler l’arrêt cardiaque.

« Pas des jour­na­listes légitimes »

Le len­de­main, au détour d’une rue, je suis tom­bée sur ce qui res­tait de la voi­ture des deux jour­na­listes pales­ti­niens de la télé­vi­sion Al-Aqsa. Ils sont trois à avoir été visés dans deux dif­fé­rents raids.

Hus­sam Moham­med Sala­ma, 30 ans. Mah­moud Ali al-Kou­mi, 29 ans. Deux came­ra­men qui se ren­daient vers l’hôpital de Gaza pour fil­mer l’arrivée de bles­sés après un bom­bar­de­ment israé­lien. Etait-ce cela leur crime ?

Moham­med Mou­sa Abu Eisha, 24 ans, visé une heure plus tard, mort lui aussi.

Ah ça, ils n’ont pas dû souf­frir. En regar­dant la pho­to de la car­casse cal­ci­née de la Jeep, je repense aux expli­ca­tions don­nées par l’armée israélienne :


« Ce n’était pas des jour­na­listes légitimes. »

Per­sonne ne s’arrête sur cette décla­ra­tion ? Ces deux jeunes hommes tra­vaillaient pour une télé­vi­sion proche du Hamas, certes. Mais si le monde s’offusque par exemple de l’assassinat de Samir Kas­sir au Liban, qui était lui aus­si un jour­na­liste mili­tant, pour­quoi n’assiste-t-on pas aux mêmes cris de pro­tes­ta­tion à pro­pos de ce qui s’est pas­sé ici ? Quelle est la ligne rouge ? Quelle est la pro­chaine étape ? Ecrire et par­ler à haute voix peut-il cau­ser ma mort si j’ai le mal­heur de déplaire à l’Etat d’Israël ?

La majo­ri­té des télé­vi­sions étran­gères pré­sentes pen­dant ce conflit ont eu besoin de ser­vices tech­niques et humains sur place. Les socié­tés de pro­duc­tion à Gaza sont com­po­sées d’équipes pales­ti­niennes. Je peux témoi­gner de leur pro­fes­sion­na­lisme dans les heures les plus sombres.

Ces pro­duc­teurs, jour­na­listes recon­ver­tis en « fixeurs » (inter­mé­diaires) pour l’occasion, came­ra­men, pre­neurs de son, mon­teurs, ne méritent-ils pas le même res­pect que nous autres, jour­na­listes occi­den­taux ? S’ils tra­vaillent à Gaza, c’est parce qu’ils y vivent, de gré ou de force. Les morts qu’ils filment, ce sont les leurs. Cela leur retire-t-il le droit de faire leur métier ?

Mon tra­vail n’a pas plu à tout le monde

Mon tra­vail n’a pas plu à tout le monde. Mes détrac­teurs me demandent de don­ner de « vraies infor­ma­tions » sur Gaza. Mais qu’est-ce que ça veut dire de « vraies infor­ma­tions » ? Je n’ai pas men­ti, je n’ai pas inven­té. Si la des­crip­tion de la vie à Gaza est si acca­blante pour Israël, qu’y puis-je ? Devrais-je modi­fier la réa­li­té pour leur faire plai­sir ? Pour qu’une par­tie du monde occi­den­tal entende ce qu’elle a envie d’entendre ?

Dire que les condi­tions de vie à Gaza sont insou­te­nables et inhu­maines ne relève pas du juge­ment, ni de la prise de par­tie. C’est un constat. Je n’ai pas ren­con­tré cha­cun des habi­tants de Gaza. Mais de tous ceux à qui j’ai par­lé, pas un n’a pu me racon­ter sa vie sans qu’un drame lié au gou­ver­ne­ment israé­lien n’intervienne. Pas un seul.

Si un jour­na­liste quel­conque, venu à Gaza, peut pré­tendre le contraire, je suis toute dis­po­sée à entendre un dis­cours dif­fé­rent du mien. Qu’on vienne me prou­ver que Gaza, ce n’est pas des familles déchi­rées par un blo­cus, des mil­liers de femmes et d’enfants morts sous les bombes, des pay­sans dépos­sé­dés de leurs terres, des hôpi­taux sans moyens, des réfu­giés sur trois ou quatre générations.

Je suis payée pour être vos yeux, vos oreilles

Cou­vrir Gaza, c’est devoir se battre pour faire son métier. Toute infor­ma­tion qui sort d’ici est immé­dia­te­ment remise en cause. Parce qu’elle vient de Gaza. Que Gaza est une honte pour l’humanité mais que les res­pon­sables de cette situa­tion sont puis­sants et que la véri­té ren­due publique les gêne.

Les gou­ver­ne­ments occi­den­taux invoquent les droits de l’Homme quand ça les arrange.

A une pré­ten­due objec­ti­vi­té asep­ti­sée et hypo­crite, je pré­fère une hon­nê­te­té nue, sans fard et humaine. Je suis payée pour être vos yeux et vos oreilles là où vous ne pou­vez être. Est-ce ma faute si la réa­li­té que je rap­porte va à l’encontre de cer­tains agen­das politiques ?

J’ai été éle­vée dans une socié­té où la liber­té de la presse est sacrée et je n’ai pas choi­si de faire ce métier pour abdi­quer aujourd’hui devant des inti­mi­da­tions, quelles qu’elles soient.

Si pour res­ter une jour­na­liste « légi­time », il faut fal­si­fier la réa­li­té, alors j’entamerai fiè­re­ment une car­rière de jour­na­liste illé­gi­time. Je ne me tai­rai pas.