DOC du réel, vidéaste en garde à vue

par lun­di­ma­tin

Après 44h de garde à vue, suite à l’occupation du lycée Ara­go, « l’entièreté de mon maté­riel de vidéaste est sous scel­lé, à l’heure actuelle, je ne pos­sède plus rien. En octobre 2018, je serai jugée. »

DOC du réel est vidéaste et docu­men­ta­riste, elle contri­bue régu­liè­re­ment à lun­di­ma­tin, en nous fai­sant par­ve­nir des repor­tages qui, du mou­ve­ment contre la loi tra­vail en 2016 aux expul­sions récentes à la zad, nous ont tou­jours parus per­ti­nents, déca­lés (dans le bon sens du terme), et échap­pant à cer­tains écueils (notam­ment le sen­sa­tion­na­lisme) de la vague actuelle de jour­na­lisme alter­na­tif et docu­men­ta­risme citoyen. Le 22 mai 2018, alors qu’elle était pré­sente dans le cor­tège de la fonc­tion publique pour fil­mer, elle a sui­vi les groupes de mani­fes­tants qui se sont ren­dus dans le lycée Ara­go pour y tenir une assem­blée. Avec tous les autres occu­pants elle a été arrêtée.

Voi­ci les images qu’elle a tour­nées, juste avant son arres­ta­tion et la confis­ca­tion de son maté­riel, et mon­tées après la garde à vue.

Et voi­ci son récit.

Présentations

Je par­ti­cipe à l’actualité des luttes en pos­tant des vidéos sur la chaîne you­tube DOC du réel. Je publie prio­ri­tai­re­ment, dans les médias auto­nomes qui ont faits magni­fi­que­ment sur­face et j’accepte volon­tiers que des jour­na­listes pro­fes­sion­nels relaient mes vidéos pour ali­men­ter leurs articles lorsqu’ils en ont besoin. Dans ce cas je ne demande aucune rému­né­ra­tion, seule­ment que ces der­niers relaient l’intégralité du repor­tage, et qu’ils ne tra­hissent aucune inten­tion. Je pré­fère avoir le choix, que l’on me pré­vienne avant publi­ca­tion, même si cela reste rare­ment le cas, dans le milieu du jour­na­lisme ultra pres­sé 2.0. Le jour­na­lisme impose une hié­rar­chie de la véra­ci­té et cré­di­bi­li­té des faits, le poids d’une infor­ma­tion et donc du réel n’est plus le même ; à pré­sent, il doit être partagé.

Récit d’un spectacle médiatique ou comment l’on veut tuer le cortège de tête

La mani­fes­ta­tion du 22 mai était hou­leuse. Les CRS, déci­dés à mettre fin à la forme de rébel­lion qu’est le cor­tège de tête, ont char­gé quatre fois l’avant du cor­tège et ont sévè­re­ment répri­més ceux qui tenaient des ban­de­roles. Mal­gré la répres­sion et la volon­té d’anéantissement qui en découle, la déter­mi­na­tion des mani­fes­tants est res­tée intacte. Durant cette mani­fes­ta­tion on n’a même pu rêver un court ins­tant, que le S.O de la CGT pro­tège le cor­tège de tête. Il a en effet ouvert sa ligne pour que des mani­fes­tants cagou­lés puissent se réfu­gier à l’arrière, accu­lés par les vio­lentes charges poli­cières. Le besoin de fusion, l’entière soli­da­ri­té entre luttes réson­na sous le pont du métro aérien : black blocs, che­mi­nots, actants du ser­vice public, étu­diants, mani­fes­tants en tous genres. Soulagé.e.s d’être parvenu.e.s vivant.e.s, et non mutilé.e.s à la fin du par­cours. L’effigie d’Emmanuel Macron est bru­lée sous les applau­dis­se­ments, place de la Nation : une déli­vrance cathar­tique, non dénuée de force et d’humour, induite par la pra­tique popu­laire du car­na­va­lesque. Nous sommes très loin de l’appel au meurtre qu’ont évo­qué les chaînes TV. Dans la fou­lée, la nou­velle d’une occu­pa­tion en cours au lycée Ara­go cir­cule, et nous entrons donc gaie­ment dans la gueule du loup. Si les lycéen.nes occupent pour s’opposer au pro­gramme algo­rith­mique, j’entre d’une même joie pour réa­li­ser un repor­tage sur cette forme de réponse qu’est l’occupation.

L’ambiance est à l’urgence, les sor­ties sont blo­quées, on se retrouve enfer­més ; des esca­drons de CRS affluent depuis la mani­fes­ta­tion. L’occupation aura duré une tren­taine de minutes… Pani­qués par la quan­ti­té de CRS mobi­li­sés, tous se réfu­gient dans une salle de classe, les CRS cassent inuti­le­ment portes et vitres, à coups de béliers, sous les regards médu­sés des lycéens. Le spec­tacle puni­tif, celui qui gonfle les chiffres des arres­ta­tions post-mani­fes­ta­tion est déclen­ché. 101 per­tur­ba­teurs vont être comp­ta­bi­li­sés au rang de la délin­quance poli­tique. A par­tir de là, on ment sur le fait que l’on va éva­cuer les jeunes 5 par 5 s’ils n’opposent aucune résis­tance, on parque sous la pluie une heure durant en fai­sant croire à une sor­tie, on fiche, on déclare des dégra­da­tions et des vols qui n’ont pu être com­mis, on invente une pré­mé­di­ta­tion à l’action, on arrête au motif d’intrusion, on enferme 5h durant des adolescent.e.s dans un bus, on ment à une jeune fille en lui assu­rant, qu’elle ne sera pas défé­rée ; que ces parents, qu’elle per­çoit der­rière les vitres tein­tées du com­mis­sa­riat vont la récu­pé­rer, le temps que la crise de téta­nie passe.

Les images et sons que j’ai réa­li­sés sont modestes. Des CRS dans une salle de classe, des mains ano­nymes qui frappent contre les parois du bus, fil­mées avec un télé­phone por­table, de courts entre­tiens sonores qui témoignent des condi­tions impo­sées. Des jeunes conscients de leurs actions, mai­tri­sant leur sujet, et non des « décé­ré­brés », pour la seule et unique des­truc­tion ou vio­lence. Ces images et ces sons mini­ma­listes res­tent gênants notam­ment si ces der­niers sortent « main­te­nant ». Et l’on me punit pour cela en m’interdisant l’accès à mon maté­riel. Alors que d’autres pho­to­graphes ont récu­pé­ré le leur, alors qu’ils suf­fi­saient de copier ou d’extraire les images et les sons. Ils m’ont tout pris. Pour me rendre impuis­sante à l’avenir.

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Isolement

Chaque cel­lule, de chaque com­mis­sa­riat, est équi­pée de camé­ras de sur­veillance. Sui­cide, bagarre, folie, pleurs, angoisses, abus poli­ciers, obser­va­tion du com­por­te­ment, tout est donc archi­vé en GAV. Hor­mis le temps des fouilles et le temps des audi­tions. Ces archives de sur­veillances res­tent secrètes et repré­sentent en soi d’incroyables don­nées voyeu­ristes sur l’asservissement, et l’expérimentation de l’isolement. L’attente des audi­tions est longue. Dans un espace res­treint, anxio­gène, empli d’odeurs nau­séa­bondes, la pen­sée est tota­le­ment empê­chée par un condi­tion­ne­ment extrême, figé qui obnu­bile, un temps pré­sent char­gé de la puis­sance et de la vio­lence du vide. Les audi­tions se déroulent alors, lorsque les déte­nus sont en cours d’épuisement. Les cel­lules orange du flam­bant TGI, vitrées, avec des toi­lettes — d’une toute nou­velle huma­ni­té -, sont cen­sées évi­ter les formes de dégra­da­tions ou de sadisme. Elles évitent les pleurs, les cris, les sup­pli­ca­tions des « client.e.s », un gain de temps assu­ré pour les poli­ciers. Le point d’eau fixé, lui, ne fonc­tionne pas, il fait illu­sion et mirage.

Une génération ingouvernable

On mora­lise à l’extrême durant tout le temps de la GAV des ados sur-moti­vés, on essaye de faire entendre qu’il ne faut pas aller aux mani­fes­ta­tions où l’on risque de tom­ber dans un cor­tège de tête, que l’on « se cri­mi­na­lise » en par­ti­ci­pant à des actions. Sou­te­nir le B.B est, ou devient bien­tôt cri­mi­nel selon le ministre de l’intérieur. Nous sommes à la fois des com­plices et des bre­bis éga­rées, incons­cientes, oublieuses de ce qui se peut et de ce qui ne se peut pas. Deux mondes en somme, que tout opposent et qui se com­prennent pas. Le calme ras­su­rant ou la tem­pête qui déchaîne. Cer­tains poli­ciers, sont assu­ré­ment plus agréables que d’autres. Mais tous res­tent effa­rés, dépi­tés par tant de « cri­mi­na­li­tés incons­cientes, de dési­rs révo­lu­tion­naires, naïfs et vains ». Or, cette géné­ra­tion-là ne se retour­ne­ra pas. Cette ultra-répres­sion n’a réus­si qu’à sor­tir des parents du monde enchan­té du macron­nisme, furieux du trai­te­ment réser­vé à leurs enfants, pour des faits bénins, pour une cause juste.

Epilogue

Enfer­mée dans la 4e et der­nière cel­lule, la cel­lule desi­gn du TGI, un sou­ve­nir pro­voque en moi un fou rire. Les cel­lules sont côte à côté et aucune ne donne vue l’une sur l’autre afin que per­sonne ne puisse se voir, donc se sou­te­nir ou com­mu­ni­quer. Les néons de cette zone sont très agres­sifs et allu­més nuit et jour. Nous n’avons pas de montre, plus de repères dans le temps. Ce plein archi­tec­tu­ral répres­sif, pen­sé à la per­fec­tion, pro­voque une crise de larmes. La camé­ra de sur­veillance enre­gistre ces pleurs et cela me rend encore plus mal­heu­reuse. Une bonne sœur tra­verse le cou­loir. Cette der­nière s’approche. « Mais vous êtes là pour ? ». / « Mais pour rien, on m’accuse d’intrusion dans un éta­blis­se­ment sco­laire… ». « Vous savez, « ils » ont bru­lé un Mc do ! ». Là, je suis per­sua­dée que la bonne sœur va me ser­vir un long, très long dis­cours sur le bien et le mal, et je plonge immé­dia­te­ment dans une pro­fonde exas­pé­ra­tion, un total dépit inté­rieur. Et non… La bonne sœur me dit : « Vous savez, aujourd’hui, le social se mélange au poli­tique… ». Elle s’arrête là. Le social se mélange au poli­tique… Je ne sais pas ce qui est le plus drôle dans cette réflexion. Le « Aujourd’hui ? » Le social n’aurait-il jamais exis­té dans les luttes poli­tiques ? Consi­dère-t-elle cela comme… une nou­veau­té ? Pense-t-elle vrai­ment que cette alliance date d’aujourd’hui ? Ou est-ce le fait qu’un geste de des­truc­tion pro­voque en elle cette sou­daine ana­lyse ? Alors même que l’“opinion publique” a tant décrié le 1er mai ? Mystère.

Mes pen­sées vont aux autres inculpé.e.s, aux « majeurs et aux mineurs » de cette affaire, à leurs parents, aux présent.e.s en mani­fes­ta­tions. Mer­ci pour votre sou­tien en atten­dant l’issue des procès.

source : lun­di matin