Etat espagnol : Manifestations de masse et occupations spontanées

La perspective ouverte par le 15 mai est encore incertaine.

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Etat espa­gnol : Mani­fes­ta­tions de masse et occu­pa­tions spontanées
Par Jose­ba Fernán­dez, Miguel Urbán, Raúl Camar­go le Jeu­di, 19 Mai 2011 

Ce 15 mai, plu­sieurs dizaines de mil­liers de per­sonnes (130.000 selon les esti­ma­tions) ont mani­fes­té dans les rues de plus de 50 villes de l’Etat espa­gnol pour pro­tes­ter contre la crise, la dic­ta­ture des mar­chés, la pré­ca­ri­té (chô­mage, loge­ment…), la cor­rup­tion poli­tique, l’austérité et pour exi­ger une « réelle démo­cra­tie ». Les jours sui­vants, comme dans les révo­lu­tions dans le monde arabe, des cen­taines, puis plu­sieurs mil­liers d’autres ont conti­nué à se ras­sem­bler et à occu­per en per­ma­nence (mal­gré leur inter­dic­tion par les auto­ri­tés) les prin­ci­pales places de plu­sieurs dizaines de villes, comme la Puer­ta Del Sol à Madrid, déter­mi­nés à y res­ter jusqu’aux élec­tions muni­ci­pales de ce 22 mai. Ces mobi­li­sa­tions sont nées de manière spon­ta­née à par­tir des réseaux sociaux et elles sont essen­tiel­le­ment por­tées par la jeu­nesse pré­ca­ri­sée. Nous repro­dui­sons ci-des­sous le com­mu­ni­qué de nos cama­rades de la Gauche anti­ca­pi­ta­liste dans l’Etat espa­gnol sur ce mou­ve­ment inédit, ain­si qu’un article d’analyse. (LCR-Web)
15 Mai : Une porte ouverte vers l’espoir

Le suc­cès de la mobi­li­sa­tion à l’échelle de l’Etat espa­gnol pour la “Demo­cra­cia real ya” (« Une réelle démo­cra­tie, main­te­nant ! ») a été énorme. Dans 60 villes il y a eu des mani­fes­ta­tions, dont beau­coup avec une impor­tante par­ti­ci­pa­tion. En outre, il y a eu éga­le­ment des actions soli­daires dans plu­sieurs villes d’Europe comme à Lis­bonne, Por­to, Coim­bra, Faro et Bra­ga au Por­tu­gal, Dublin, Amster­dam, Paris et Londres.

Par­mi les dizaines de mil­liers de mani­fes­tants se trou­vaient de très nom­breux jeunes, mais aus­si des per­sonnes de tous les âges, des tra­vailleurs, des pré­caires, des chô­meurs, qui sont sor­tis dans les rues pour expri­mer leur ras-le-bol, gui­dés par la consigne : « Une réelle démo­cra­tie, main­te­nant. Nous ne sommes pas une mar­chan­dise aux mains des poli­ti­ciens et des banquiers ».

Une fois de plus, comme cela s’est pas­sé dans le cas des révo­lu­tions dans les pays arabes, les réseaux sociaux ont ser­vit de média pri­vi­lé­gié pour la mobi­li­sa­tion, mais il faut cepen­dant ajou­ter qu’elle n’a rien eu de « vir­tuelle » puisque se sont orga­ni­sées des assem­blées pré­pa­ra­toires et des groupes de tra­vail dans dif­fé­rentes villes.

Dans la période pré­cé­dent l’initiative la jour­née d’ac­tion, l’i­ni­tia­tive « Prends la rue le 15 mai ! » a pu comp­ter avec le sou­tien de plus de 42.000 per­sonnes sur sa page Face­book et d’une grande quan­ti­té – plu­sieurs cen­taines – de col­lec­tifs et d’organisations sociales, par­mi les­quelles se trouve le col­lec­tif de pré­caires « Juven­tud sin futu­ro » (« Jeu­nesse sans futur »), qui a déjà réa­li­sé une mani­fes­ta­tion à Madrid et dans d’autres villes de l’Etat espa­gnol au début du mois d’avril. Le célèbre écri­vain et éco­no­miste José Luis Sam­pe­dro – pré­fa­cier de l’édition espa­gnole du livre « Indi­gnez-vous » de Ste­phane Hes­sel – a éga­le­ment publi­que­ment mani­fes­té son adhé­sion à l’initiative au tra­vers d’une lettre ouverte.

La mobi­li­sa­tion a été pré­sen­tée comme « a‑partidiste et a‑syndicale », bien qu’il était clai­re­ment annon­cé que cela ne signi­fie pas « apo­lo­tique » et, au vu des pan­cartes, des cali­cots et des slo­gans criés dans les mani­fes­ta­tions, cela était on ne peut plus clair. Les doutes qui pou­vaient exis­ter chez cer­tains sur la mani­pu­la­tion du 15 mai par des sec­teurs proches de la droite ou, y com­pris, de l’extrême droite, ont été démen­tis par les faits : toute per­sonne ayant un mini­mum d’objectivité et qui a par­ti­ci­pé aux actions a pu le constater.

La tona­li­té des pro­tes­ta­tions était à l’indignation, ce qui n’excluait pas un carac­tère dyna­mique et fes­tif. Elles se sont cen­trées contre la cor­rup­tion poli­tique, la mar­chan­di­sa­tion pro­vo­quée par un sys­tème finan­cier pré­da­teur et la sou­mis­sion des grands par­tis du sys­tème aux pou­voirs des ban­quiers et des patrons.

Cette mobi­li­sa­tion repré­sente une réponse, encore limi­tée mais mas­sive, à la crise, aux poli­tiques appli­quées pour y faire face de la part du PSOE et du PP et à l’attitude désas­treuse des direc­tions des grands syn­di­cats. Face au rôle néfaste joué par les grands par­tis et syn­di­cats, et l’incapacité actuelle des autres forces poli­tiques et syn­di­cales d’apparaître comme des alter­na­tives cré­dibles, il s’est pro­duit un pro­ces­sus spon­ta­né d’auto-organisation des jeunes tra­vailleurs afin de mon­trer leur rejet face à l’état actuel des choses. Telle est l’origine du 15 mai.

Les grands médias ont fait tout leur pos­sible pour occul­ter d’abord l’appel à la mobi­li­sa­tion et ensuite mani­pu­ler son résul­tat et le conte­nu réel de la pro­tes­ta­tion. Ceux proches du PSOE, mini­misent son ampleur et insistent sur les 50 arres­ta­tions qui ont eu lieu à Madrid afin de la cri­mi­na­li­ser. Ceux proches du PP en arrivent à affir­mer qu’il s’agit d’un mou­ve­ment exclu­si­ve­ment diri­gé contre le gou­ver­ne­ment du PSOE, alors que le slo­gan le plus crié était « PSOE-PP, c’est la même merde !». La réa­li­té, c’est que, d’emblée, le mou­ve­ment du 15 mai ne peut être récu­pé­ré par aucun des par­tis du système.

Les orga­ni­sa­teurs des mani­fes­ta­tions ont expri­mé leur volon­té de don­ner une suite à la mobi­li­sa­tion et cela semble bien cor­res­pondre à l’intention de la majo­ri­té de ceux qui y ont par­ti­ci­pé. Ce mou­ve­ment de masse spon­ta­né a donc devant lui des défis impor­tants qu’il ne sera pas facile de résoudre. En pre­mier lieu, afin de se pro­lon­ger dans l’avenir, il devra affi­ner sa pla­te­forme et ses pro­po­si­tions alter­na­tives face à la crise, afin de mieux les concré­ti­ser pour que son action soit effec­tive. Les illu­sions de cer­tains par­ti­ci­pants, et y com­pris du Mani­feste d’appel lui-même dans cer­tains de ses énon­cés (sur le fait que ce mou­ve­ment ne serait « ni de gauche, ni de droite » par exemple) sont ce qu’elles sont ; de simples illu­sions. Car s’opposer à la cor­rup­tion poli­tique, aux dik­tats du sys­tème finan­cier et à la crise, ou construire une réelle démo­cra­tie néces­site de mettre en œuvre des mesures qui sont clai­re­ment de gauche et que les pro­po­si­tions de cette ini­tia­tive reprennent déjà en partie.

C’est éga­le­ment le cas pour l’organisation du mou­ve­ment lui-même – s’il veut se pour­suivre – afin de sur­mon­ter des limi­ta­tions impor­tantes, en arti­cu­lant et orga­ni­sant les par­ti­ci­pant-e‑s bien au-delà des réseaux sociaux – qui conti­nuent à être des ins­tru­ments très utiles — , en les réunis­sant phy­si­que­ment dans les villes, les vil­lages, les quar­tiers, les entre­prises. C’est une condi­tion indis­pen­sable afin de rendre effi­cace un tra­vail à moyen et à long terme.

Dans la situa­tion actuelle, les mili­tant-e‑s anti­ca­pi­ta­listes doivent favo­ri­ser et contri­buer, de manière soli­daire et loyale, à la cla­ri­fi­ca­tion poli­tique et à l’articulation orga­ni­sa­tion­nelle de ce mou­ve­ment spon­ta­né, à par­tir du res­pect prin­ci­piel de ses propres ini­tia­tives et de son indé­pen­dance dans les­quels résident, jus­te­ment, sa force.

Mal­gré les pro­blèmes exis­tants, qu’il ne faut pas occul­ter et qu’il convient d’avoir en tête, nous sommes face à une ini­tia­tive ayant le poten­tiel d’offrir une pers­pec­tive d’avenir, c’est une pre­mière riposte de masse des jeunes tra­vailleurs face à la crise, après la grève géné­rale du 29 sep­tembre et le Pacte social démo­bi­li­sa­teur signé par les direc­tions syn­di­cales majo­ri­taires. C’est une porte vers l’espoir qui s’est ouverte.

Com­mu­ni­qué d’Izquierda Anti­ca­pi­ta­lis­ta. Tra­duc­tion fran­çaise pour le site www.lcr-lagauche.be

http://www.anticapitalistas.org/node/6858

Vidéos des mani­fes­ta­tions du 15 Mai :

http://www.youtube.com/democraciarealya

Gale­rie de pho­tos du jour­nal de gauche “Publi­co”:

http://www.publico.es/espana/376435/indignados-con-el-sistema/slideshow#5

Liste des villes où se déroulent des occu­pa­tions de places publiques :

http://tomalaplaza.net/2011/05/18/ciudades-que-convocan-a-tomar-sus-plazas/

A Bruxelles, il y a un appel à un ras­sem­ble­ment de soli­da­ri­té ce ven­dre­di 20 mai à 18h30 devant l’am­bas­sade espa­gnole (19 rue de la Science, 1040 Bruxelles, Métro Trône ou Arts-Loi)

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15 Mai : Nous n’avons plus peur d’eux

Jose­ba Fernán­dez, Miguel Urbán, Raúl Camargo

Le 15 Mai, une brèche s’est ouverte. Il n’y a plus de dis­cus­sion à ce sujet. Une mobi­li­sa­tion qui ouvre de nou­velles voies et qui repré­sente, sans conteste, un point d’inflexion dans la riposte sociale à la crise dans l’Etat espa­gnol. Qui­conque, dans le camp de la gauche, au-delà des incer­ti­tudes du moment, doute ou se refuse à célé­brer avec joie cet évé­ne­ment a un sérieux pro­blème. Il se met d’ores est déjà hors jeu.

Dans ce texte nous avan­çons une série d’explications pour com­prendre le suc­cès de la mobi­li­sa­tion (et sa pour­suite), l’importance du thème de la pré­ca­ri­té et de la jeue­nesse, ain­si que la signi­fi­ca­tion que cet évé­né­ment-mou­ve­ment peut avoir comme fac­teur de désta­bi­li­sa­tion dans la mobi­li­sa­tion contre la crise.

Les anté­cé­dents, le bouillon de culture, l’abandon de poste de cer­tains et l’impuissance des « alternatifs »

S’étendre, à nou­veau, sur les fac­teurs qui expliquent la pro­fonde dété­rio­ra­tion de la situa­tion sociale, éco­no­mique et envi­ron­ne­men­tale et sur l’ensemble de la vie poli­tique espa­gnole n’a pas beau­coup de sens ici. Il est archi connu com­ment a écla­té la crise éco­no­mique capi­ta­liste sur le modèle de déve­lop­pe­ment espa­gnol et com­ment cela a affec­té des mil­lions de per­sonnes. On connaît éga­le­ment le modèle de sor­tie de crise que les élites ont mises en place. Une dyna­mique de « lutte de classes par en haut » qui, sous les dik­tats de l’UE et du FMI, laisse un cor­tège sans fin de vic­times et repré­sente une vic­toire écra­sante pour les ban­quiers, les grands capi­ta­listes et les spé­cu­la­teurs de tous poils.

D’une cer­taine manière, le bilan depuis le crack de l’économie espa­gnole est ter­ri­fiant. La finan­cia­ri­sa­tion des classes moyennes, « l’enrichissez vous » et le rêve d’une socié­té de petits pro­prié­taires et de l’ascenseur social ont fonc­tion­né à la per­fec­tion comme un méca­nisme illu­soire pour jus­ti­fier le modèle éco­no­mique de déve­lop­pe­ment du pays. Mais l’éclatement des bulles finan­cières et immo­bi­lières, dont le poids était énorme dans l’économie espa­gnole, ont fait voler en éclat cette fic­tion selon lequel le capi­ta­lisme pro­fi­tait à tous.

D’une socié­té ren­due par­tiel­le­ment eupho­rique par la crois­sance éco­no­mique on est pas­sé à une socié­té majo­ri­tai­re­ment frap­pée de plein fouet par la crise et sans filet social auquel s’accrocher. Et, sans pour autant entrer dans une psy­cho­lo­gi­sa­tion creuse, on est pas­sé d’une citoyen­ne­té repo­sant sur dif­fé­rents réseaux de confiance à une socié­té qui n’a plus confiance envers les ins­ti­tu­tions sociales et poli­tiques sur les­quelles repose le régime espagnol.

Mais cette tran­si­tion s’est faite attendre. Dans sa com­po­si­tion majo­ri­taire, la classe ouvrière a d’abord été mise K.O à tra­vers une série de phases et de moments déter­mi­nés. Per­sonne ne passe de l’euphorie à la peur et de cette der­nière à l’indignation et à la mobi­li­sa­tion en une séquence courte et méca­nique. Mais, bien enten­du, le « bouillon de culture » qui allait pro­duire « l’explosion » du 15 Mai s’est tis­sé peu à peu, de manière sou­ter­raine. Au cours de ces der­niers mois, ce fut aux marges des canaux et des struc­tures dont on atten­dait d’elles qu’elles puissent jouer un rôle de pre­mier plan dans la riposte face à l’urgence sociale.

Une pre­mière brèche s’est ouverte le 29 sep­tembre 2010. Ce jour là (et dans les semaines pré­pa­ra­toires), la pos­si­bi­li­té réelle d’amplifier les résis­tances et les ripostes popu­laires (et pas seule­ment dans le cadre des rela­tions de tra­vail, mais bien au-delà) a été réaf­fir­mée par le suc­cès de la grève géné­rale. Pour la gauche sociale et poli­tique anti­ca­pi­ta­liste, les condi­tions de conti­nui­té de la grève étaient claires ; construc­tion de pla­te­formes citoyennes, de nou­velles ini­tia­tives de grèves, appren­tis­sage col­lec­tif dans la lutte, etc.

La fin du conflit syn­di­cal, du fait de la com­pro­mis­sion des syn­di­cats majo­ri­taires avec le « dia­logue » et le « Pacte social » signé par leurs direc­tions avec le gou­ver­ne­ment, ont fait qu’il a été impos­sible d’ex­ploi­ter l’op­por­tu­ni­té ouverte par cette pre­mière brèche. Il a été impos­sible, à par­tir de ces struc­tures syn­di­cales, de suivre un autre modèle d’accumulation de forces et de luttes en réponse à la crise. Le mal qu’a cau­sé ce Pacte (sur le recul de l’âge de la retraite à 67 ans, NdT) sur les pen­sions et sur le moral d’un grand nombre de mili­tants, ain­si que la perte de cré­di­bi­li­té (bien méri­tée) dont ont souf­fert les cen­trales syn­di­cales bureau­cra­tiques per­mettent de com­prendre que les syn­di­cats n’ont plus été per­çus comme des ins­tru­ments capables d’interpréter et de tra­duire en action le malaise social généralisé.

Le bilan de ce qu’on peut appe­ler, de manière large et dif­fuse, la gauche alter­na­tive et anti­ca­pi­ta­liste, n’est pas plus brillant. Bien enten­du, elle n’a nul­le­ment été cou­pable de jouer un rôle de com­plice dans la farce de la « paix sociale ». Mais elle n’a pas été capable d’exprimer dans la rue l’alternative qu’elle peut por­ter. Bien que les résis­tances aient été notables, les inca­pa­ci­tés orga­ni­sa­tion­nelles, les œillères idéo­lo­giques, la décon­nec­tion réelle vis-à-vis de ce qui ne consti­tue pas les noyaux d’activistes habi­tuels ou, sim­ple­ment, l’absence de mise en œuvre de modes d’actions attrac­tifs pour un autre public, tout cela a conduit au fait que ces mobi­li­sa­tions – bien que néces­saires et rela­ti­ve­ment réus­sies – n’ont pas été capables, à aucun moment, d’initier un nou­veau cycle de luttes de masses.

Ain­si, le syn­di­ca­lisme alter­na­tif, les mou­ve­ments sociaux les plus radi­caux et cohé­rents ou la gauche poli­tique radi­cale n’ont pas (nous n’avons pas) réus­sis à bri­ser et dépas­ser le cercle dans lequel ils se déploient habi­tuel­le­ment. Bien qu’il soit vrai que, au cours de ces der­niers mois, leur rôle d’étincelle dans la dyna­mique des lutte s’est ampli­fié, on a tou­jours atteint un pla­fond infran­chis­sable. Mais il faut recon­naître éga­le­ment que toutes ces ini­tia­tives, aus­si petites soient elles, qui se sont concré­ti­sées depuis des mois et des années ont peu à peu contri­bué à construire une par­tie du dis­cours aujourd’hui assu­mé par les masses qui se sont mobi­li­sées le 15 mai.

L’effet d’imitation et les résis­tances dans le monde des dépossédés

L’absence de réfé­rents pra­tiques, sym­bo­liques et orga­ni­sa­tion­nels ont empê­ché la pos­si­bi­li­té de ripostes sociales d’ampleur au cours de ces der­niers mois. Sou­dain, frap­pant à notre porte, sont appa­rues les révoltes, les rebel­lions et les révo­lu­tions d’autres peuples, de nou­velles expé­riences et de nou­velles formes d’auto-organisation. Ce fut la jeu­nesse por­tu­gaise, dans sa lutte contre le FMI ; les étu­diants ita­liens contre Ber­lus­co­ni, la pré­ca­ri­té et l’austérité dans l’enseignement ; le syn­di­ca­lisme et la jeu­nesse grecque contre la dette et le chan­tage de l’UE ; les uni­ver­si­tés occu­pées et mobi­li­sées au Royaume Uni ; la France rebelle et qui refuse de perdre ses droits sociaux. Et ce fut, comme un miracle ines­pé­ré, le sou­lè­ve­ment de la digni­té et contre la tyran­nie dans les pays arabes. La jeu­nesse tuni­sienne et égyp­tienne et de tant d’autres pays, les orga­ni­sa­tions sociales et poli­tiques qui là bas ont héroï­que­ment résis­té depuis des années aux dic­ta­tures poli­tiques et éco­no­miques, nous ont mon­tré qu’il est pos­sible de prendre le ciel d’assaut, et y com­pris dans les pires condi­tions. Et, d’une cer­taine manière, ils nous ont fait perdre la peur.

On ne peut pas mini­mi­ser, au vu de ce qui se passe aujourd’hui dans l’Etat espa­gnol, l’effet de conta­gion que ces révoltes-révo­lu­tions ont dans le monde. Et la manière dont elles contri­buent à chan­ger les choses et de pré­ten­dues réa­li­tés immuables dans la ges­tion du capi­ta­lisme et de l’impérialisme à l’échelle globale.

Mais il est dif­fi­cile de per­ce­voir de quelle manière pré­cise elles ont eu un impact spé­ci­fique sur le réveil de la révolte dans l’Etat espa­gnol. Nous ne men­tion­ne­rons que deux élé­ments : au niveau du dis­cours et des formes d’organisation (uti­li­sa­tion des réseaux sociaux et force sym­bo­lique et réelle de l’espace public), elles semblent avoir été authen­ti­que­ment inspiratrices.

La jeu­nesse : un signi­fiant vide mais plein de contenu

Íñi­go Erre­jón disait dans un récent article que dans la mobi­li­sa­tion du 7 avril de « Jeu­nesse sans futur », le concept même de jeu­nesse avait été uti­li­sé, de manière réus­sie, comme un « signi­fiant vide » qui condense une bonne par­tie de la réa­li­té sociale et de l’imaginaire col­lec­tif capables de légi­ti­mer une mobi­li­sa­tion de ce type. Une ana­lyse juste qui, comme nous le voyons main­te­nant, conti­nue à fonc­tion­ner et conti­nue­ra à le faire.

A nou­veau, comme cela s’était déjà pas­sé dans le cycle ouvert par Mai ’68, bien que dans des condi­tions com­plè­te­ment dif­fé­rentes (1), la jeu­nesse, à par­tir de dif­fé­rents foyers de résis­tance, agit comme une authen­tique « avant-garde tac­tique » dans le cadre d’un mou­ve­ment d’ensemble. Nous n’aborderons pas ici des aspects aus­si épi­neux que le concept de « géné­ra­tion », ni les condi­tions objec­tives et sub­jec­tives capables de don­ner lieu à une mobi­li­sa­tion mas­sive de la jeu­nesse aujourd’hui. Nous nous limi­te­rons à affir­mer sa per­ti­nence comme élé­ment déclen­cheur d’antagonismes sociaux plus vastes. Et elle le fait dans des contextes démo­gra­phi­que­ment (par exemple quand on com­pare les pays arabes aux pays euro­péens) et poli­ti­que­ment (le niveau poli­tique du mou­ve­ment) très inégaux.

Le dis­cours et la pra­tique axés autour de la pré­ca­ri­té consti­tue tou­jours un élé­ment actif à l’heure d’agglutiner les volon­tés. L’accumulation d’expériences et de dis­cours contre-hégé­mo­niques dans les uni­ver­si­tés ces der­nières années n’est pas à négli­ger. La mise en marche d’une ini­tia­tive avec autant de poten­tiel que celle de « Jeu­nesse sans futur » est seule­ment un signe de com­ment les sec­teurs acti­vistes du mou­ve­ment étu­diant ont su se recon­naître, arti­cu­ler un dis­cours ras­sem­bleur et affi­ner des pra­tiques de mobi­li­sa­tion ayant un fort impact social.

Dans ce sens, on ne peut pas com­prendre le 15 mai sans le 7 avril. On ne pour­ra pas com­prendre un tel mou­ve­ment de rue sans l’in­ter­ven­tion spé­ciale et le rôle pro­ta­go­niste joué par les reven­di­ca­tions, les dis­cours et les pra­tiques de col­lec­tifs comme « Jeu­nesse sans futur ». Les chiffres alar­mants du chô­mage et de la pré­ca­ri­té dans la jeu­nesse consti­tuaient déjà un symp­tôme de pré­oc­cu­pa­tion pour des socio­logues liés au PSOE comme Jose Félix Teza­nos ou, plus récem­ment, pour le FMI lui-même qui a osé par­ler d’un « risque » de « géné­ra­tion per­due » en Espagne.

Les vic­toires du 15 mai et ses périls : contre la dic­ta­ture des mar­chés, le mou­ve­ment est en marche

Quelque chose a chan­gé à par­tir du 15 mai. A Madrid, on res­pire de manière dif­fé­rente, dans une ambiance de mani­fes­ta­tion. On retrouve le sens même du mot : mani­fes­ter, ce qui sup­pose (ou devrait sup­po­ser) ; prendre les rues, se connec­ter avec d’autres gens et ampli­fier cet espace com­mun le plus pos­sible. Ne plus avoir peur. Tel est le mes­sage por­té depuis plu­sieurs semaines par les affiches de « Jeu­nesse sans futur » (2). Et c’est cela qui a été crié col­lec­ti­ve­ment dans les rues de Madrid (et cer­tai­ne­ment dans les autres villes) : « Sin mie­do » (« Sans peur ! »). Une peur que nous ne pou­vons perdre qu’ensemble, col­lec­ti­ve­ment. La grande réus­site des poli­tiques néo­li­bé­rales a été de nous enfon­cer dans des pro­blé­ma­tiques indi­vi­dua­li­sées (la peur au tra­vail, la peur de l’avenir, des banques, de la perte des liens, de l’exclusion sociale). Ce n’est qu’à par­tir de solu­tions col­lec­tives, loin de toutes les fausses solu­tions indi­vi­duelles, que cette peur peut céder la place à d’autres états d’esprit. Et une par­tie de cette peur nous a déjà quit­té. Telle a été la grande leçon que nous avons pu col­lec­ti­ve­ment vivre ce 15 mai. Et c’est cer­tai­ne­ment ain­si qu’une grande par­tie des gens, peu habi­tués aux rituels des mani­fes­ta­tions et expres­sions de la gauche, l’a sen­ti éga­le­ment. Et cela est un véri­table cadeau pour la gauche radi­cale : la pos­si­bi­li­té de poli­ti­sa­tion de nou­veaux secteurs.

Les clés du suc­cès de la mani­fes­ta­tion, tout comme sa conti­nua­tion, com­mencent à êtres ample­ment recon­nues. Au-delà de cer­tains dis­cours ambi­gus et contra­dic­toires dans les appels à la mobi­li­sa­tion qui ont cir­cu­lés les jours pré­cé­dent, on per­ce­vait qu’il exis­tait une pos­si­bi­li­té d’amplifier le spectre social, de tou­cher et de mobi­li­ser des sec­teurs habi­tuel­le­ment démo­bi­li­sés jusqu’à présent.

La ten­sion entre l’organisation et le spon­ta­néisme s’illustre à nou­veau, de manière irré­so­lue et fausse. Il ne peut pas y avoir de marges pour un ren­for­ce­ment de la mobi­li­sa­tion et l’accumulation d’expériences orga­ni­sées sans marges pour le spon­ta­néisme, mais en même temps, il n’y a pas de marge pour ce der­nier sans un tra­vail orga­ni­sé préa­lable, ouvert à l’inespéré.

A Madrid, le tra­vail et la vision du col­lec­tif « Jeu­nesse sans futur » ont per­mis que cette pla­te­forme se trans­for­mer en pôle de réfé­rence incon­tour­nable aujourd’hui. Par son dyna­misme, sa com­ba­ti­vi­té et sa capa­ci­té à tis­ser des alliances. Une appa­ri­tion publique et média­tique, tolé­rée jusqu’à pré­sent, mais dont on peut craindre que cela chan­ge­ra à court terme.

Mais le 15 mai n’a pas été une mobi­li­sa­tion de la jeu­nesse, ni le signal d’un faux conflit géné­ra­tion­nel. Il a été la mise en lumière de ce que peut être un nou­veau mou­ve­ment citoyen diver­si­fié, avec d’évidentes contra­dic­tions mais avec encore plus de poten­tia­li­tés. Un mou­ve­ment, encore dif­fi­cile à carac­té­ri­ser, qui était néces­saire et qui rompt avec l’inertie, le défai­tisme et le pes­si­misme qui pré­va­laient dans la gauche dans un sens large.

S’il est si impres­sion­nant, c’est par le nombre de per­sonnes qu’il a pu ras­sem­bler, consti­tuant la plus grande mobi­li­sa­tion contre la crise depuis la grève géné­rale du 29 sep­tembre, et par le fait que la plus grande par­tie de ses dis­cours sont ceux que répète inlas­sa­ble­ment la gauche depuis bien long­temps avant l’éclatement de la crise : contre la dic­ta­ture des mar­chés et des banques, contre l’austérité sociale, contre ce modèle de « démo­cra­tie ». Et cela consti­tue déjà une vic­toire : socia­li­ser dans les rues les dra­peaux du mou­ve­ment alter­glo­ba­liste, des étu­diants, des pro­fes­seurs et du per­son­nel de la san­té en lutte depuis plu­sieurs années, des syn­di­ca­listes hon­nêtes et combatifs.

On peut dire que ce n’est pas un dis­cours ache­vé, com­plet. C’est évident. Il y manque beau­coup de choses : les ana­lyses sur la des­truc­tion de l’environnement, sur la crise éner­gé­tique, sur les limites de la pla­nète. Mais aus­si sur le patriar­cat, sur les charges de ménage qui reposent de plus en plus sur les femmes avec la crise. Ou un dis­cours sur l’immigration, les lois sur les étran­gers et les sans papiers. C’est ce qui manque encore, avec beau­coup d’autres choses.

Mais il s’agit d’un dis­cours et d’une pra­tique qui doivent être accom­pa­gnés, qu’il est pos­sible de construire en che­min et aux­quels les sec­teurs qui ont œuvré aux résis­tances depuis les uni­ver­si­tés, les entre­prises, dans le mou­ve­ment éco­lo­giste et fémi­niste doivent (et doivent pou­voir) rem­plir de contenu.

Le 15 Mai et les pla­te­formes qui en sur­gissent consti­tuent une pos­si­bi­li­té pour que ces gauches et ces mou­ve­ments sociaux ampli­fient le public de leurs dis­cours et de leurs pra­tiques. Parce que ces ini­tia­tives, heu­reu­se­ment d’ailleurs, ne sur­gissent pas d’accords entre les appa­reils bureau­cra­tiques. C’est, pour para­phra­ser Brecht dans sa polé­mique avec les « iden­ti­taires » ; une expé­rience qui a des « jambes » et non des « racines ». Voi­là les conver­gences qui ont un ave­nir ; entre ceux qui ont des « jambes » (pour mani­fes­ter) et non des « pieds » (comme celles des tables autour des­quelles on négo­cie la paix sociale).

Face à cet évé­ne­ment, la réac­tion des ins­ti­tu­tions et de la gauche ins­ti­tu­tion­nelle illustre le suc­cès du mou­ve­ment lui-même (3). La stig­ma­ti­sa­tion des pro­tes­ta­tions, les éti­quettes qu’on lui colle, le mépris et la répres­sion sont les preuves pal­pables de l’inquiétude qu’elles pro­voquent. Cer­taines voix d’intellectuels « pro­gres­sistes » nous ont deman­dé de nous indi­gner et de pro­tes­ter. Mais quand nous le fai­sons, nous sommes des “vio­lents anti­sys­tèmes qui n’ont aucune alter­na­tive”. C’est tou­jours la même his­toire avec ces per­sonnes confor­ta­ble­ment ins­tal­lées dans le « poli­ti­que­ment correct ».

La pers­pec­tive ouverte par le 15 mai est encore incer­taine. Cela ne fait pas de doute. Bien plus de ce qui vien­dra après le 22 mai (date des élec­tions muni­ci­pales, NdT). De cela on sait déjà que nous aurons encore plus d’austérité et moins de démocratie.

Nous avons tou­jours dit que la lutte des classes est une bataille de longue haleine. Qu’il n’y a pas de rac­cour­cis ni de recettes magiques. Et que nous ne savons pas avec cer­ti­tude com­ment chan­ger le monde. Le 15 mai et ce qui se passe aujourd’hui n’est pas non plus une leçon défi­ni­tive. Mais il s’agit par contre clai­re­ment d’une petite rup­ture dans la nor­ma­li­té de cette « démo­cra­tie » qui s’impose à coups de matraque et de décrets anti-sociaux sous les dik­tats de ce qu’ils appellent « les marchés ».

S’engouffrer dans cette brèche ouverte, construire des espaces de résis­tance sur le ter­rain qui n’abandonnent pas les grands pro­blèmes, conso­li­der des espaces pour la pra­tique de cette résis­tance et de la démo­cra­tie d’en bas, telles sont les tâches que nous laissent déjà le cri lan­cé le 15 mai.

Dans la mobi­li­sa­tion contre la crise, et dans la lutte contre ce monde de pillage dans ce petit recoin de la pla­nète , s’est ouverte une petite porte. Daniel Ben­saïd disait que les révo­lu­tions « ou bien arrivent en retard, ou bien arrivent trop tôt, mais jamais quand on les attend ». Il disait éga­le­ment que la révo­lu­tion est une sorte de miracle, mais que même un miracle, cela se pré­pare ». Ce qui a sur­git le 15 mai (et bien avant, le 7 avril) n’est pas une révo­lu­tion, natu­rel­le­ment. Mais c’est une oppor­tu­ni­té réelle de construire un vaste mou­ve­ment contre la crise qui, avec intel­li­gence et une bonne dose de ver­tu et de chance, peut com­men­cer à faire que les choses changent. Et, comme nous l’avons vu et souf­fert ces der­nières années, ces oppor­tu­ni­tés ne sont pas nom­breuses. Ne la lais­sons pas passer.

Jose­ba Fernán­dez, Miguel Urbán, Raúl Camar­go sont mili­tants d’Izquierda Anticapitalista

Tra­duc­tion fran­çaise par Ataul­fo Rie­ra pour le site www.lcr-lagauche.be

Notes :

(1) Dans cet article, par­mi d’autres fai­blesses, nous réflé­chis­sons et écri­vons à un moment où les évé­ne­ments se suc­cèdent à grande vitesse. Les chan­ge­ments de la situa­tion pour­raient alté­rer le conte­nu et le sens de ce qui y est exprimé.

(2) Comme l’exprimait Daniel Ben­saïd, c’était une « géné­ra­tion » de jeunes ins­tal­lés dans le « get­ting bet­ter » tan­dis que celle d’aujourd’hui est empê­trée dans le « get­ting worse ».

(3) “Sans mai­son, sans salaire, sans pen­sion, sans peur”

(4) Il suf­fit de lire les décla­ra­tions épou­van­tées de diri­geants poli­tiques de la taille de José Blan­co (vice-secré­taire du PSOE et ministre de l’E­qui­pe­ment) ou d’Ángel Pérez (d’Iz­quier­da Uni­da) à ce sujet.

http://www.anticapitalistas.org/node/6866