Etat espagnol : Manifestations de masse et occupations spontanées
Par Joseba Fernández, Miguel Urbán, Raúl Camargo le Jeudi, 19 Mai 2011
Ce 15 mai, plusieurs dizaines de milliers de personnes (130.000 selon les estimations) ont manifesté dans les rues de plus de 50 villes de l’Etat espagnol pour protester contre la crise, la dictature des marchés, la précarité (chômage, logement…), la corruption politique, l’austérité et pour exiger une « réelle démocratie ». Les jours suivants, comme dans les révolutions dans le monde arabe, des centaines, puis plusieurs milliers d’autres ont continué à se rassembler et à occuper en permanence (malgré leur interdiction par les autorités) les principales places de plusieurs dizaines de villes, comme la Puerta Del Sol à Madrid, déterminés à y rester jusqu’aux élections municipales de ce 22 mai. Ces mobilisations sont nées de manière spontanée à partir des réseaux sociaux et elles sont essentiellement portées par la jeunesse précarisée. Nous reproduisons ci-dessous le communiqué de nos camarades de la Gauche anticapitaliste dans l’Etat espagnol sur ce mouvement inédit, ainsi qu’un article d’analyse. (LCR-Web)
15 Mai : Une porte ouverte vers l’espoir
Le succès de la mobilisation à l’échelle de l’Etat espagnol pour la “Democracia real ya” (« Une réelle démocratie, maintenant ! ») a été énorme. Dans 60 villes il y a eu des manifestations, dont beaucoup avec une importante participation. En outre, il y a eu également des actions solidaires dans plusieurs villes d’Europe comme à Lisbonne, Porto, Coimbra, Faro et Braga au Portugal, Dublin, Amsterdam, Paris et Londres.
Parmi les dizaines de milliers de manifestants se trouvaient de très nombreux jeunes, mais aussi des personnes de tous les âges, des travailleurs, des précaires, des chômeurs, qui sont sortis dans les rues pour exprimer leur ras-le-bol, guidés par la consigne : « Une réelle démocratie, maintenant. Nous ne sommes pas une marchandise aux mains des politiciens et des banquiers ».
Une fois de plus, comme cela s’est passé dans le cas des révolutions dans les pays arabes, les réseaux sociaux ont servit de média privilégié pour la mobilisation, mais il faut cependant ajouter qu’elle n’a rien eu de « virtuelle » puisque se sont organisées des assemblées préparatoires et des groupes de travail dans différentes villes.
Dans la période précédent l’initiative la journée d’action, l’initiative « Prends la rue le 15 mai ! » a pu compter avec le soutien de plus de 42.000 personnes sur sa page Facebook et d’une grande quantité – plusieurs centaines – de collectifs et d’organisations sociales, parmi lesquelles se trouve le collectif de précaires « Juventud sin futuro » (« Jeunesse sans futur »), qui a déjà réalisé une manifestation à Madrid et dans d’autres villes de l’Etat espagnol au début du mois d’avril. Le célèbre écrivain et économiste José Luis Sampedro – préfacier de l’édition espagnole du livre « Indignez-vous » de Stephane Hessel – a également publiquement manifesté son adhésion à l’initiative au travers d’une lettre ouverte.
La mobilisation a été présentée comme « a‑partidiste et a‑syndicale », bien qu’il était clairement annoncé que cela ne signifie pas « apolotique » et, au vu des pancartes, des calicots et des slogans criés dans les manifestations, cela était on ne peut plus clair. Les doutes qui pouvaient exister chez certains sur la manipulation du 15 mai par des secteurs proches de la droite ou, y compris, de l’extrême droite, ont été démentis par les faits : toute personne ayant un minimum d’objectivité et qui a participé aux actions a pu le constater.
La tonalité des protestations était à l’indignation, ce qui n’excluait pas un caractère dynamique et festif. Elles se sont centrées contre la corruption politique, la marchandisation provoquée par un système financier prédateur et la soumission des grands partis du système aux pouvoirs des banquiers et des patrons.
Cette mobilisation représente une réponse, encore limitée mais massive, à la crise, aux politiques appliquées pour y faire face de la part du PSOE et du PP et à l’attitude désastreuse des directions des grands syndicats. Face au rôle néfaste joué par les grands partis et syndicats, et l’incapacité actuelle des autres forces politiques et syndicales d’apparaître comme des alternatives crédibles, il s’est produit un processus spontané d’auto-organisation des jeunes travailleurs afin de montrer leur rejet face à l’état actuel des choses. Telle est l’origine du 15 mai.
Les grands médias ont fait tout leur possible pour occulter d’abord l’appel à la mobilisation et ensuite manipuler son résultat et le contenu réel de la protestation. Ceux proches du PSOE, minimisent son ampleur et insistent sur les 50 arrestations qui ont eu lieu à Madrid afin de la criminaliser. Ceux proches du PP en arrivent à affirmer qu’il s’agit d’un mouvement exclusivement dirigé contre le gouvernement du PSOE, alors que le slogan le plus crié était « PSOE-PP, c’est la même merde !». La réalité, c’est que, d’emblée, le mouvement du 15 mai ne peut être récupéré par aucun des partis du système.
Les organisateurs des manifestations ont exprimé leur volonté de donner une suite à la mobilisation et cela semble bien correspondre à l’intention de la majorité de ceux qui y ont participé. Ce mouvement de masse spontané a donc devant lui des défis importants qu’il ne sera pas facile de résoudre. En premier lieu, afin de se prolonger dans l’avenir, il devra affiner sa plateforme et ses propositions alternatives face à la crise, afin de mieux les concrétiser pour que son action soit effective. Les illusions de certains participants, et y compris du Manifeste d’appel lui-même dans certains de ses énoncés (sur le fait que ce mouvement ne serait « ni de gauche, ni de droite » par exemple) sont ce qu’elles sont ; de simples illusions. Car s’opposer à la corruption politique, aux diktats du système financier et à la crise, ou construire une réelle démocratie nécessite de mettre en œuvre des mesures qui sont clairement de gauche et que les propositions de cette initiative reprennent déjà en partie.
C’est également le cas pour l’organisation du mouvement lui-même – s’il veut se poursuivre – afin de surmonter des limitations importantes, en articulant et organisant les participant-e‑s bien au-delà des réseaux sociaux – qui continuent à être des instruments très utiles — , en les réunissant physiquement dans les villes, les villages, les quartiers, les entreprises. C’est une condition indispensable afin de rendre efficace un travail à moyen et à long terme.
Dans la situation actuelle, les militant-e‑s anticapitalistes doivent favoriser et contribuer, de manière solidaire et loyale, à la clarification politique et à l’articulation organisationnelle de ce mouvement spontané, à partir du respect principiel de ses propres initiatives et de son indépendance dans lesquels résident, justement, sa force.
Malgré les problèmes existants, qu’il ne faut pas occulter et qu’il convient d’avoir en tête, nous sommes face à une initiative ayant le potentiel d’offrir une perspective d’avenir, c’est une première riposte de masse des jeunes travailleurs face à la crise, après la grève générale du 29 septembre et le Pacte social démobilisateur signé par les directions syndicales majoritaires. C’est une porte vers l’espoir qui s’est ouverte.
Communiqué d’Izquierda Anticapitalista. Traduction française pour le site www.lcr-lagauche.be
http://www.anticapitalistas.org/node/6858
Vidéos des manifestations du 15 Mai :
http://www.youtube.com/democraciarealya
Galerie de photos du journal de gauche “Publico”:
http://www.publico.es/espana/376435/indignados-con-el-sistema/slideshow#5
Liste des villes où se déroulent des occupations de places publiques :
http://tomalaplaza.net/2011/05/18/ciudades-que-convocan-a-tomar-sus-plazas/
A Bruxelles, il y a un appel à un rassemblement de solidarité ce vendredi 20 mai à 18h30 devant l’ambassade espagnole (19 rue de la Science, 1040 Bruxelles, Métro Trône ou Arts-Loi)
15 Mai : Nous n’avons plus peur d’eux
Joseba Fernández, Miguel Urbán, Raúl Camargo
Le 15 Mai, une brèche s’est ouverte. Il n’y a plus de discussion à ce sujet. Une mobilisation qui ouvre de nouvelles voies et qui représente, sans conteste, un point d’inflexion dans la riposte sociale à la crise dans l’Etat espagnol. Quiconque, dans le camp de la gauche, au-delà des incertitudes du moment, doute ou se refuse à célébrer avec joie cet événement a un sérieux problème. Il se met d’ores est déjà hors jeu.
Dans ce texte nous avançons une série d’explications pour comprendre le succès de la mobilisation (et sa poursuite), l’importance du thème de la précarité et de la jeuenesse, ainsi que la signification que cet événément-mouvement peut avoir comme facteur de déstabilisation dans la mobilisation contre la crise.
Les antécédents, le bouillon de culture, l’abandon de poste de certains et l’impuissance des « alternatifs »
S’étendre, à nouveau, sur les facteurs qui expliquent la profonde détérioration de la situation sociale, économique et environnementale et sur l’ensemble de la vie politique espagnole n’a pas beaucoup de sens ici. Il est archi connu comment a éclaté la crise économique capitaliste sur le modèle de développement espagnol et comment cela a affecté des millions de personnes. On connaît également le modèle de sortie de crise que les élites ont mises en place. Une dynamique de « lutte de classes par en haut » qui, sous les diktats de l’UE et du FMI, laisse un cortège sans fin de victimes et représente une victoire écrasante pour les banquiers, les grands capitalistes et les spéculateurs de tous poils.
D’une certaine manière, le bilan depuis le crack de l’économie espagnole est terrifiant. La financiarisation des classes moyennes, « l’enrichissez vous » et le rêve d’une société de petits propriétaires et de l’ascenseur social ont fonctionné à la perfection comme un mécanisme illusoire pour justifier le modèle économique de développement du pays. Mais l’éclatement des bulles financières et immobilières, dont le poids était énorme dans l’économie espagnole, ont fait voler en éclat cette fiction selon lequel le capitalisme profitait à tous.
D’une société rendue partiellement euphorique par la croissance économique on est passé à une société majoritairement frappée de plein fouet par la crise et sans filet social auquel s’accrocher. Et, sans pour autant entrer dans une psychologisation creuse, on est passé d’une citoyenneté reposant sur différents réseaux de confiance à une société qui n’a plus confiance envers les institutions sociales et politiques sur lesquelles repose le régime espagnol.
Mais cette transition s’est faite attendre. Dans sa composition majoritaire, la classe ouvrière a d’abord été mise K.O à travers une série de phases et de moments déterminés. Personne ne passe de l’euphorie à la peur et de cette dernière à l’indignation et à la mobilisation en une séquence courte et mécanique. Mais, bien entendu, le « bouillon de culture » qui allait produire « l’explosion » du 15 Mai s’est tissé peu à peu, de manière souterraine. Au cours de ces derniers mois, ce fut aux marges des canaux et des structures dont on attendait d’elles qu’elles puissent jouer un rôle de premier plan dans la riposte face à l’urgence sociale.
Une première brèche s’est ouverte le 29 septembre 2010. Ce jour là (et dans les semaines préparatoires), la possibilité réelle d’amplifier les résistances et les ripostes populaires (et pas seulement dans le cadre des relations de travail, mais bien au-delà) a été réaffirmée par le succès de la grève générale. Pour la gauche sociale et politique anticapitaliste, les conditions de continuité de la grève étaient claires ; construction de plateformes citoyennes, de nouvelles initiatives de grèves, apprentissage collectif dans la lutte, etc.
La fin du conflit syndical, du fait de la compromission des syndicats majoritaires avec le « dialogue » et le « Pacte social » signé par leurs directions avec le gouvernement, ont fait qu’il a été impossible d’exploiter l’opportunité ouverte par cette première brèche. Il a été impossible, à partir de ces structures syndicales, de suivre un autre modèle d’accumulation de forces et de luttes en réponse à la crise. Le mal qu’a causé ce Pacte (sur le recul de l’âge de la retraite à 67 ans, NdT) sur les pensions et sur le moral d’un grand nombre de militants, ainsi que la perte de crédibilité (bien méritée) dont ont souffert les centrales syndicales bureaucratiques permettent de comprendre que les syndicats n’ont plus été perçus comme des instruments capables d’interpréter et de traduire en action le malaise social généralisé.
Le bilan de ce qu’on peut appeler, de manière large et diffuse, la gauche alternative et anticapitaliste, n’est pas plus brillant. Bien entendu, elle n’a nullement été coupable de jouer un rôle de complice dans la farce de la « paix sociale ». Mais elle n’a pas été capable d’exprimer dans la rue l’alternative qu’elle peut porter. Bien que les résistances aient été notables, les incapacités organisationnelles, les œillères idéologiques, la déconnection réelle vis-à-vis de ce qui ne constitue pas les noyaux d’activistes habituels ou, simplement, l’absence de mise en œuvre de modes d’actions attractifs pour un autre public, tout cela a conduit au fait que ces mobilisations – bien que nécessaires et relativement réussies – n’ont pas été capables, à aucun moment, d’initier un nouveau cycle de luttes de masses.
Ainsi, le syndicalisme alternatif, les mouvements sociaux les plus radicaux et cohérents ou la gauche politique radicale n’ont pas (nous n’avons pas) réussis à briser et dépasser le cercle dans lequel ils se déploient habituellement. Bien qu’il soit vrai que, au cours de ces derniers mois, leur rôle d’étincelle dans la dynamique des lutte s’est amplifié, on a toujours atteint un plafond infranchissable. Mais il faut reconnaître également que toutes ces initiatives, aussi petites soient elles, qui se sont concrétisées depuis des mois et des années ont peu à peu contribué à construire une partie du discours aujourd’hui assumé par les masses qui se sont mobilisées le 15 mai.
L’effet d’imitation et les résistances dans le monde des dépossédés
L’absence de référents pratiques, symboliques et organisationnels ont empêché la possibilité de ripostes sociales d’ampleur au cours de ces derniers mois. Soudain, frappant à notre porte, sont apparues les révoltes, les rebellions et les révolutions d’autres peuples, de nouvelles expériences et de nouvelles formes d’auto-organisation. Ce fut la jeunesse portugaise, dans sa lutte contre le FMI ; les étudiants italiens contre Berlusconi, la précarité et l’austérité dans l’enseignement ; le syndicalisme et la jeunesse grecque contre la dette et le chantage de l’UE ; les universités occupées et mobilisées au Royaume Uni ; la France rebelle et qui refuse de perdre ses droits sociaux. Et ce fut, comme un miracle inespéré, le soulèvement de la dignité et contre la tyrannie dans les pays arabes. La jeunesse tunisienne et égyptienne et de tant d’autres pays, les organisations sociales et politiques qui là bas ont héroïquement résisté depuis des années aux dictatures politiques et économiques, nous ont montré qu’il est possible de prendre le ciel d’assaut, et y compris dans les pires conditions. Et, d’une certaine manière, ils nous ont fait perdre la peur.
On ne peut pas minimiser, au vu de ce qui se passe aujourd’hui dans l’Etat espagnol, l’effet de contagion que ces révoltes-révolutions ont dans le monde. Et la manière dont elles contribuent à changer les choses et de prétendues réalités immuables dans la gestion du capitalisme et de l’impérialisme à l’échelle globale.
Mais il est difficile de percevoir de quelle manière précise elles ont eu un impact spécifique sur le réveil de la révolte dans l’Etat espagnol. Nous ne mentionnerons que deux éléments : au niveau du discours et des formes d’organisation (utilisation des réseaux sociaux et force symbolique et réelle de l’espace public), elles semblent avoir été authentiquement inspiratrices.
La jeunesse : un signifiant vide mais plein de contenu
Íñigo Errejón disait dans un récent article que dans la mobilisation du 7 avril de « Jeunesse sans futur », le concept même de jeunesse avait été utilisé, de manière réussie, comme un « signifiant vide » qui condense une bonne partie de la réalité sociale et de l’imaginaire collectif capables de légitimer une mobilisation de ce type. Une analyse juste qui, comme nous le voyons maintenant, continue à fonctionner et continuera à le faire.
A nouveau, comme cela s’était déjà passé dans le cycle ouvert par Mai ’68, bien que dans des conditions complètement différentes (1), la jeunesse, à partir de différents foyers de résistance, agit comme une authentique « avant-garde tactique » dans le cadre d’un mouvement d’ensemble. Nous n’aborderons pas ici des aspects aussi épineux que le concept de « génération », ni les conditions objectives et subjectives capables de donner lieu à une mobilisation massive de la jeunesse aujourd’hui. Nous nous limiterons à affirmer sa pertinence comme élément déclencheur d’antagonismes sociaux plus vastes. Et elle le fait dans des contextes démographiquement (par exemple quand on compare les pays arabes aux pays européens) et politiquement (le niveau politique du mouvement) très inégaux.
Le discours et la pratique axés autour de la précarité constitue toujours un élément actif à l’heure d’agglutiner les volontés. L’accumulation d’expériences et de discours contre-hégémoniques dans les universités ces dernières années n’est pas à négliger. La mise en marche d’une initiative avec autant de potentiel que celle de « Jeunesse sans futur » est seulement un signe de comment les secteurs activistes du mouvement étudiant ont su se reconnaître, articuler un discours rassembleur et affiner des pratiques de mobilisation ayant un fort impact social.
Dans ce sens, on ne peut pas comprendre le 15 mai sans le 7 avril. On ne pourra pas comprendre un tel mouvement de rue sans l’intervention spéciale et le rôle protagoniste joué par les revendications, les discours et les pratiques de collectifs comme « Jeunesse sans futur ». Les chiffres alarmants du chômage et de la précarité dans la jeunesse constituaient déjà un symptôme de préoccupation pour des sociologues liés au PSOE comme Jose Félix Tezanos ou, plus récemment, pour le FMI lui-même qui a osé parler d’un « risque » de « génération perdue » en Espagne.
Les victoires du 15 mai et ses périls : contre la dictature des marchés, le mouvement est en marche
Quelque chose a changé à partir du 15 mai. A Madrid, on respire de manière différente, dans une ambiance de manifestation. On retrouve le sens même du mot : manifester, ce qui suppose (ou devrait supposer) ; prendre les rues, se connecter avec d’autres gens et amplifier cet espace commun le plus possible. Ne plus avoir peur. Tel est le message porté depuis plusieurs semaines par les affiches de « Jeunesse sans futur » (2). Et c’est cela qui a été crié collectivement dans les rues de Madrid (et certainement dans les autres villes) : « Sin miedo » (« Sans peur ! »). Une peur que nous ne pouvons perdre qu’ensemble, collectivement. La grande réussite des politiques néolibérales a été de nous enfoncer dans des problématiques individualisées (la peur au travail, la peur de l’avenir, des banques, de la perte des liens, de l’exclusion sociale). Ce n’est qu’à partir de solutions collectives, loin de toutes les fausses solutions individuelles, que cette peur peut céder la place à d’autres états d’esprit. Et une partie de cette peur nous a déjà quitté. Telle a été la grande leçon que nous avons pu collectivement vivre ce 15 mai. Et c’est certainement ainsi qu’une grande partie des gens, peu habitués aux rituels des manifestations et expressions de la gauche, l’a senti également. Et cela est un véritable cadeau pour la gauche radicale : la possibilité de politisation de nouveaux secteurs.
Les clés du succès de la manifestation, tout comme sa continuation, commencent à êtres amplement reconnues. Au-delà de certains discours ambigus et contradictoires dans les appels à la mobilisation qui ont circulés les jours précédent, on percevait qu’il existait une possibilité d’amplifier le spectre social, de toucher et de mobiliser des secteurs habituellement démobilisés jusqu’à présent.
La tension entre l’organisation et le spontanéisme s’illustre à nouveau, de manière irrésolue et fausse. Il ne peut pas y avoir de marges pour un renforcement de la mobilisation et l’accumulation d’expériences organisées sans marges pour le spontanéisme, mais en même temps, il n’y a pas de marge pour ce dernier sans un travail organisé préalable, ouvert à l’inespéré.
A Madrid, le travail et la vision du collectif « Jeunesse sans futur » ont permis que cette plateforme se transformer en pôle de référence incontournable aujourd’hui. Par son dynamisme, sa combativité et sa capacité à tisser des alliances. Une apparition publique et médiatique, tolérée jusqu’à présent, mais dont on peut craindre que cela changera à court terme.
Mais le 15 mai n’a pas été une mobilisation de la jeunesse, ni le signal d’un faux conflit générationnel. Il a été la mise en lumière de ce que peut être un nouveau mouvement citoyen diversifié, avec d’évidentes contradictions mais avec encore plus de potentialités. Un mouvement, encore difficile à caractériser, qui était nécessaire et qui rompt avec l’inertie, le défaitisme et le pessimisme qui prévalaient dans la gauche dans un sens large.
S’il est si impressionnant, c’est par le nombre de personnes qu’il a pu rassembler, constituant la plus grande mobilisation contre la crise depuis la grève générale du 29 septembre, et par le fait que la plus grande partie de ses discours sont ceux que répète inlassablement la gauche depuis bien longtemps avant l’éclatement de la crise : contre la dictature des marchés et des banques, contre l’austérité sociale, contre ce modèle de « démocratie ». Et cela constitue déjà une victoire : socialiser dans les rues les drapeaux du mouvement alterglobaliste, des étudiants, des professeurs et du personnel de la santé en lutte depuis plusieurs années, des syndicalistes honnêtes et combatifs.
On peut dire que ce n’est pas un discours achevé, complet. C’est évident. Il y manque beaucoup de choses : les analyses sur la destruction de l’environnement, sur la crise énergétique, sur les limites de la planète. Mais aussi sur le patriarcat, sur les charges de ménage qui reposent de plus en plus sur les femmes avec la crise. Ou un discours sur l’immigration, les lois sur les étrangers et les sans papiers. C’est ce qui manque encore, avec beaucoup d’autres choses.
Mais il s’agit d’un discours et d’une pratique qui doivent être accompagnés, qu’il est possible de construire en chemin et auxquels les secteurs qui ont œuvré aux résistances depuis les universités, les entreprises, dans le mouvement écologiste et féministe doivent (et doivent pouvoir) remplir de contenu.
Le 15 Mai et les plateformes qui en surgissent constituent une possibilité pour que ces gauches et ces mouvements sociaux amplifient le public de leurs discours et de leurs pratiques. Parce que ces initiatives, heureusement d’ailleurs, ne surgissent pas d’accords entre les appareils bureaucratiques. C’est, pour paraphraser Brecht dans sa polémique avec les « identitaires » ; une expérience qui a des « jambes » et non des « racines ». Voilà les convergences qui ont un avenir ; entre ceux qui ont des « jambes » (pour manifester) et non des « pieds » (comme celles des tables autour desquelles on négocie la paix sociale).
Face à cet événement, la réaction des institutions et de la gauche institutionnelle illustre le succès du mouvement lui-même (3). La stigmatisation des protestations, les étiquettes qu’on lui colle, le mépris et la répression sont les preuves palpables de l’inquiétude qu’elles provoquent. Certaines voix d’intellectuels « progressistes » nous ont demandé de nous indigner et de protester. Mais quand nous le faisons, nous sommes des “violents antisystèmes qui n’ont aucune alternative”. C’est toujours la même histoire avec ces personnes confortablement installées dans le « politiquement correct ».
La perspective ouverte par le 15 mai est encore incertaine. Cela ne fait pas de doute. Bien plus de ce qui viendra après le 22 mai (date des élections municipales, NdT). De cela on sait déjà que nous aurons encore plus d’austérité et moins de démocratie.
Nous avons toujours dit que la lutte des classes est une bataille de longue haleine. Qu’il n’y a pas de raccourcis ni de recettes magiques. Et que nous ne savons pas avec certitude comment changer le monde. Le 15 mai et ce qui se passe aujourd’hui n’est pas non plus une leçon définitive. Mais il s’agit par contre clairement d’une petite rupture dans la normalité de cette « démocratie » qui s’impose à coups de matraque et de décrets anti-sociaux sous les diktats de ce qu’ils appellent « les marchés ».
S’engouffrer dans cette brèche ouverte, construire des espaces de résistance sur le terrain qui n’abandonnent pas les grands problèmes, consolider des espaces pour la pratique de cette résistance et de la démocratie d’en bas, telles sont les tâches que nous laissent déjà le cri lancé le 15 mai.
Dans la mobilisation contre la crise, et dans la lutte contre ce monde de pillage dans ce petit recoin de la planète , s’est ouverte une petite porte. Daniel Bensaïd disait que les révolutions « ou bien arrivent en retard, ou bien arrivent trop tôt, mais jamais quand on les attend ». Il disait également que la révolution est une sorte de miracle, mais que même un miracle, cela se prépare ». Ce qui a surgit le 15 mai (et bien avant, le 7 avril) n’est pas une révolution, naturellement. Mais c’est une opportunité réelle de construire un vaste mouvement contre la crise qui, avec intelligence et une bonne dose de vertu et de chance, peut commencer à faire que les choses changent. Et, comme nous l’avons vu et souffert ces dernières années, ces opportunités ne sont pas nombreuses. Ne la laissons pas passer.
Joseba Fernández, Miguel Urbán, Raúl Camargo sont militants d’Izquierda Anticapitalista
Traduction française par Ataulfo Riera pour le site www.lcr-lagauche.be
Notes :
(1) Dans cet article, parmi d’autres faiblesses, nous réfléchissons et écrivons à un moment où les événements se succèdent à grande vitesse. Les changements de la situation pourraient altérer le contenu et le sens de ce qui y est exprimé.
(2) Comme l’exprimait Daniel Bensaïd, c’était une « génération » de jeunes installés dans le « getting better » tandis que celle d’aujourd’hui est empêtrée dans le « getting worse ».
(3) “Sans maison, sans salaire, sans pension, sans peur”
(4) Il suffit de lire les déclarations épouvantées de dirigeants politiques de la taille de José Blanco (vice-secrétaire du PSOE et ministre de l’Equipement) ou d’Ángel Pérez (d’Izquierda Unida) à ce sujet.
http://www.anticapitalistas.org/node/6866