La grande régression

Les marchés ont finalement obtenu ce qu’ils voulaient : que leurs propres représentants accèdent directement au pouvoir sans avoir à se soumettre à des élections.

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Par Igna­cio Ramo­net | 2 décembre 2011 | Pré­sident de l’association Mémoire des Luttes

Il est clair qu’il n’existe pas, au sein de l’Union euro­péenne (UE), de volon­té poli­tique pour affron­ter les mar­chés et résoudre la crise de la dette sou­ve­raine. Jusqu’à pré­sent, on avait expli­qué la lamen­table atti­tude des diri­geants euro­péens par leur incom­pé­tence sans bornes. Ce n’est pas faux. Mais cette expli­ca­tion ne suf­fit pas, sur­tout après les récents “coups d’État finan­ciers” qui ont mis fin, en Grèce et en Ita­lie, à une cer­taine concep­tion de la démo­cra­tie. Il est évident qu’il ne s’agit pas seule­ment de médio­cri­té et d’incompétence, mais de com­pli­ci­té active avec les marchés.

Qu’appelons-nous “les mar­chés” ? Un ensemble de banques d’investissement, de com­pa­gnies d’assurances, de fonds de pen­sion et de fonds spé­cu­la­tifs qui achètent et vendent essen­tiel­le­ment quatre sortes d’actifs : devises, actions, obli­ga­tions d’État et pro­duits dérivés.

Pour avoir une idée de leur colos­sale force, il suf­fit de com­pa­rer deux chiffres : chaque année, l’économie réelle crée, dans le monde, une richesse (PIB) esti­mée à 45 mille mil­liards d’euros. Tan­dis que, dans le même temps, à l’échelle pla­né­taire, dans la sphère finan­cière, les “mar­chés” mobi­lisent un volume de capi­taux esti­mé à quelque 3,5 mil­lions de mil­liards d’euros… C’est-à-dire 75 fois ce que pro­duit l’économie réelle.

Consé­quence : aucune éco­no­mie natio­nale, aus­si puis­sante soit-elle (l’Italie est la hui­tième éco­no­mie mon­diale), ne peut résis­ter aux attaques des mar­chés quand ceux-ci décident de s’en prendre à elle de façon coor­don­née comme ils le font depuis plus d’un an contre les Etats euro­péens qua­li­fiés de façon insul­tante de PIIGS (porcs, en anglais) : Por­tu­gal, Irlande, Ita­lie, Grèce, Espagne.

Le pire c’est que, contrai­re­ment à ce qu’on pour­rait pen­ser, ces “mar­chés” ne sont pas uni­que­ment des forces exo­tiques venues d’horizons loin­tains agres­ser nos gen­tilles éco­no­mies natio­nales. Non. En majo­ri­té, ces “atta­quants” ce sont les propres banques euro­péennes (celles-là même qui furent sau­vées en 2008 avec l’argent des contri­buables). En d’autres termes, ce ne sont pas des fonds amé­ri­cains, chi­nois, japo­nais ou arabes qui attaquent mas­si­ve­ment cer­tains pays de la zone euro. Il s’agit, pour l’essentiel, d’une agres­sion venue de l’intérieur. Diri­gée par les propres banques euro­péennes, les com­pa­gnies d’assurance euro­péennes ou les fonds euro­péens de pen­sions qui gèrent l’épargne des Euro­péens. Ce sont eux qui pos­sèdent l’essentiel de la dette sou­ve­raine euro­péenne [[En Espagne, par exemple, 45% de la dette est déte­nue par les éta­blis­se­ments finan­ciers espa­gnols, et les deux tiers des 55% res­tant appar­tiennent à des banques euro­péennes. Ce qui signi­fie que 77% de l’ensemble de la dette espa­gnole est aux mains de d’Européens et qu’à peine 23% est déte­nue par des éta­blis­se­ments finan­ciers étran­gers.]]. Au nom de la défense — théo­rique — des inté­rêts de leurs clients, ces acteurs finan­ciers spé­culent et font aug­men­ter les taux que doivent payer les Etats pour s’endetter. A tel point, qu’ils ont conduit plu­sieurs pays (Irlande, Grèce, Por­tu­gal) au bord de la faillite. Avec les consé­quences que cela repré­sente pour les citoyens obli­gés de sup­por­ter des mesures d’austérité déci­dées par des gou­ver­ne­ments qui croient ain­si pou­voir apai­ser les “mar­chés” vau­tours, c’est-à-dire leurs propres banques…

Ces éta­blis­se­ments peuvent, par ailleurs, s’endetter auprès de la banque cen­trale euro­péenne (BCE) à un taux de 1,25%, et prê­ter ensuite à des Etats comme, par exemple, l’Italie ou l’Espagne, à des taux dépas­sant par­fois les 7%… D’où l’importance scan­da­leuse des trois grandes agences de qua­li­fi­ca­tion (Fitch Ratings, Moody’s et Stan­dard & Poor’s) car de la note de confiance qu’elles attri­buent à un pays dépend le taux d’intérêt que celui-ci paie­ra pour obte­nir un cré­dit auprès des mar­chés. Plus la note est faible, plus éle­vé sera le taux à payer.

Ces agences (des entre­prises pri­vées dont les action­naires sont sou­vent leurs propres clients) se sont pas mal trom­pées, notam­ment à pro­pos des sub­primes, ces fameux cré­dits immo­bi­liers à l’origine de la crise finan­cière glo­bale actuelle. Elles conti­nuent cepen­dant à jouer un rôle exé­crable et per­vers. Parce que les plans d’austérité, là où ils sont appli­qués en Europe, se tra­duisent par un appau­vris­se­ment géné­ral, ce qui fait chu­ter l’activité éco­no­mique et réduit les pers­pec­tives de crois­sance. En base de quoi, les agences de qua­li­fi­ca­tion revoient à la baisse la note du pays. Consé­quence : l’Etat en ques­tion doit consa­crer plus d’efforts finan­ciers au paie­ment de sa dette. Et il ne pour­ra le faire qu’en rédui­sant de nou­veau son bud­get et ses dépenses. Ce qui rédui­ra davan­tage l’activité éco­no­mique ain­si que la crois­sance. Et alors, de nou­veau, les agences bais­se­ront la note…

Cet infer­nal cycle d’économie de guerre, explique pour­quoi la situa­tion de la Grèce s’est dégra­dée si dras­ti­que­ment à mesure que son gou­ver­ne­ment mul­ti­pliait les coupes bud­gé­taires et impo­sait des cures d’austérité de plus en plus brutales.

C’est ain­si que les mar­chés ont fina­le­ment obte­nu ce qu’ils vou­laient : que leurs propres repré­sen­tants accèdent direc­te­ment au pou­voir sans avoir à se sou­mettre à des élec­tions. Aus­si bien Lucas Papa­de­mos, pre­mier ministre de Grèce, que Mario Mon­ti, pré­sident du Conseil d’Italie, sont des ban­quiers. Tous deux, d’une manière ou d’une autre, ont tra­vaillé pour la banque amé­ri­caine Gold­man Sachs, spé­cia­li­sée dans le pla­ce­ment de cadres issus de ses rangs aux prin­ci­paux postes de pou­voir poli­tique. Tous deux sont éga­le­ment membres de l’influente Com­mis­sion Trilatérale.

Ces tech­no­crates ont pour mis­sion d’imposer, quel qu’en soit le coût social, dans le cadre d’une “démo­cra­tie limi­tée”, les mesures (pri­va­ti­sa­tions, ajus­te­ments, sacri­fices) que réclament les mar­chés. Et que cer­tains diri­geants poli­tiques n’ont pas osé mettre en place par crainte de voir leur popu­la­ri­té s’effondrer.

L’Union euro­péenne est le der­nier ter­ri­toire au monde où la bru­ta­li­té du capi­ta­lisme est pon­dé­rée par des poli­tiques publiques de pro­tec­tion sociale. Ce que nous appe­lons l’Etat pro­vi­dence. Les mar­chés ne le tolèrent plus et ils veulent le démo­lir. En une véri­table entre­prise de “déci­vi­li­sa­tion”. Telle est la mis­sion stra­té­gique des tech­no­crates qui accèdent au pou­voir à l’occasion de ces coups d’Etat financiers.

Il est peu pro­bable que les tech­no­crates de cette ère post-poli­tique par­viennent à tirer l’Europe de la dra­ma­tique situa­tion où elle se trouve. Si la solu­tion était tech­nique, il y a long­temps que la crise serait finie. Que se pas­se­ra-t-il quand les citoyens consta­te­ront que leurs sacri­fices sont vains et que la réces­sion se pro­longe ? Quel niveau de vio­lence attein­dra leur pro­tes­ta­tion ? Com­ment l’ordre sera-t-il main­te­nu dans l’économie, dans les esprits et dans les rues ? Ver­ra-t-on sur­gir une triple alliance du pou­voir éco­no­mique, du pou­voir média­tique et du pou­voir mili­taire ? Les démo­cra­ties euro­péennes se trans­for­me­ront-elles en “démo­cra­ties autoritaires” ?