Entretien avec Joe Sacco

Il faut juste admettre qu’on ne peut rapporter correctement des événements quelques minutes seulement après qu’ils aient eu lieu.

Joe_Sacco_gaza.pngpar Gilles Suchey & Cécile Mathey

« Por­ter la plume dans la plaie », adop­ter le point de vue de l’his­to­rien. Le mode d’ex­pres­sion choi­si par Joe Sac­co pour témoi­gner des troubles de ce monde lui impose une immer­sion au long cours que ses confrères jour­na­listes, sou­mis aux exi­gences du « temps réel », envi­sa­ge­ront peut-être comme un pri­vi­lège. L’au­teur pri­mé de Pales­tine évoque son propre rap­port aux médias.

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Vous tra­vaillez à par­tir d’entretiens et de pho­to­gra­phies comme le font beau­coup de jour­na­listes. Mais par le mode d’expression sin­gu­lier que vous uti­li­sez, la bande des­si­née, vous n’êtes pas sou­mis aux mêmes contraintes tem­po­relles que vos confrères. En quoi le temps pas­sé à des­si­ner affecte-t-il la démarche journalistique ?

Joe Sac­co : Quand j’étais étu­diant en jour­na­lisme j’aimais la pres­sion de la dead­line, cette sen­sa­tion qu’on éprouve quand il faut écrire très vite. Mais je n’ai jamais trou­vé le moyen de des­si­ner un repor­tage suf­fi­sam­ment rapi­de­ment pour que sa publi­ca­tion ait la moindre inci­dence sur la situa­tion décrite. Des­si­ner me demande beau­coup de temps. Avant que mon tra­vail ne soit publié sept années se seront peut-être écou­lées et quoi que j’aie pu voir, la situa­tion aura cer­tai­ne­ment évo­lué. Ce que je constate tou­te­fois, c’est qu’il y a des constantes. Ce sont ces aspects sur les­quels j’essaie de me concen­trer. Chaque repor­tage s’inscrit dans un contexte à un moment par­ti­cu­lier, mais la manière dont les gens se com­portent dans ces situa­tions est intemporelle.

Gaza 1956 en est-il un exemple ?

Joe Sac­co : Cer­tai­ne­ment. On y voit des gens dans une situa­tion très dif­fi­cile, je pense que le lec­teur peut s’imaginer à leur place. On res­sent quelque chose vis-à-vis d’une per­sonne dont la mai­son a été détruite, que ce soit l’année der­nière ou il y a dix ans. En l’occurrence il s’agit de Gaza, mais la manière dont les êtres humains réagissent dans ce type de situa­tions est tou­jours le même. Dans Gorazde, par exemple, il y a ces jeunes filles qui vou­draient ache­ter des jeans : elles savent que je vais à Sara­je­vo et me demandent si je peux leur en trou­ver. La situa­tion décrite est spé­ci­fique à la guerre de Bos­nie, en 1995, mais la pré­oc­cu­pa­tion de ces filles peut être admise quelle que soit l’époque. Confron­té aux mêmes pro­blèmes, chaque être humain réagi­ra pro­ba­ble­ment de la même manière.
J’aime bien aus­si pen­ser au long terme. Je ne veux pas me conten­ter de deux ou trois témoi­gnages pour mon récit, je cherche à m’immerger plus pro­fon­dé­ment parce que je sais que son éla­bo­ra­tion va prendre du temps, alors il me faut connaître la ville de Gorazde ou la ville de Rafah. Je ne débarque pas pour deux heures. Il me semble qu’ainsi, on par­vient mieux à décor­ti­quer la com­plexi­té d’une situa­tion don­née. On ne com­prend jamais tout, mais on com­prend un peu mieux en agis­sant de la sorte que lorsqu’on doit remettre un papier sous la pres­sion quotidienne.

N’est-ce pas l’essence même du reportage ?

Joe Sac­co : Tout ce qui inté­resse le jour­na­lisme aujourd’hui appar­tien­dra à l’Histoire demain. Il faut juste admettre qu’on ne peut rap­por­ter cor­rec­te­ment des évé­ne­ments quelques minutes seule­ment après qu’ils aient eu lieu. La radio, la télé­vi­sion et inter­net fonc­tionnent peut-être sur ce prin­cipe mais ce n’est pas mon tra­vail. J’essaie de bros­ser un tableau plus com­plet. Disons que je réa­lise un tra­vail de jour­na­liste en essayant de pen­ser comme un historien.

Dans vos bandes des­si­nées, vous appa­rais­sez en tant que per­son­nage à part entière. D’autres auteurs dont le tra­vail s’approche du vôtre font de même, comme les Fran­çais Davo­deau et Squar­zo­ni. Cette manière d’ajouter une dis­tance, de rap­pe­ler au lec­teur que ce qu’il a sous les yeux concerne votre point de vue, est-elle réfléchie ?

Joe Sac­co : C’est un peu arri­vé de façon acci­den­telle, parce que je viens de l’autobiographie. Au début de ma car­rière je fai­sais des bandes des­si­nées humo­ris­tiques qui par­laient de moi et je me met­tais donc constam­ment en situa­tion. Puis, quand je me suis mis à faire du jour­na­lisme en bandes des­si­nées, sans le concep­tua­li­ser vrai­ment je me suis dit : « OK, ce sont mes propres expé­riences en Pales­tine ». Ain­si, j’ai opé­ré un pas­sage très orga­nique de la bande des­si­née auto­bio­gra­phique au jour­na­lisme auto­bio­gra­phique, en quelque sorte, sans mesu­rer les enjeux. Mais je pense effec­ti­ve­ment que c’est un avan­tage de me repré­sen­ter, cela sou­ligne le fait qu’il ne s’agit que d’un point de vue. Je suis un filtre et ceci est mon expé­rience per­son­nelle de la situa­tion. Et ma per­son­na­li­té va bien sûr affec­ter mon inter­lo­cu­teur. Je ne pré­tends pas être quelqu’un qui arrive et ne dérange rien. Je crois que chaque jour­na­liste laisse une empreinte là où il passe. La notion d’objectivité me paraît étrange. Il y a peut-être une véri­té objec­tive, sans doute un fait peut-il être qua­li­fié de vrai, mais je ne sais pas si un jour­na­liste peut être objec­tif. Ce sont des choses différentes.

Le jour­na­lisme télé­vi­suel nous sert des images dont il aime­rait nous per­sua­der qu’elles sont la réa­li­té, en oubliant de pré­ci­ser au télé­spec­ta­teur que les angles choi­sis pour les prises de vue ne sont pas ano­dins, qu’on pri­vi­lé­gie sou­vent les quelques secondes les plus char­gées sur le plan émo­tion­nel par­mi des heures de tour­nage, et que les extraits rete­nus sont sys­té­ma­ti­que­ment, soi­gneu­se­ment et encore une fois, très sub­jec­ti­ve­ment, mon­tés pour col­ler à un discours.

Joe Sac­co : Je com­prends les pro­blèmes des jour­na­listes. On est confron­té à tel­le­ment de choses dont on ignore les tenants… Les gens peuvent vous four­nir de mau­vaises infor­ma­tions. Si vous por­tez une camé­ra de télé­vi­sion, vos inter­lo­cu­teurs seront ten­tés de jouer un rôle pour cette camé­ra. Par­fois, vous par­lez avec quelqu’un et une tierce per­sonne inter­vient : « ne leur dis pas ça… » Il y a plein d’embûches de ce genre dont je sou­haite aus­si témoi­gner dans mon tra­vail. Je veux mon­trer les pro­blèmes du jour­na­lisme, révé­ler les fis­sures dans l’édifice. Je ne consi­dère pas que le tra­vail des jour­na­listes n’a aucune valeur, bien au contraire, mais c’est un bou­lot très dif­fi­cile et on ne peut pas pré­tendre que ces dif­fi­cul­tés n’auront aucun impact sur ce que le lec­teur reçoit au final.

Le conflit israé­lo-pales­ti­nien et la guerre de You­go­sla­vie ont ceci en com­mun qu’ils déchirent des peuples frères et intègrent d’importants aspects reli­gieux. Pour­quoi avez-vous choi­si de les trai­ter plu­tôt que d’autres ?

Joe Sac­co : C’était par curio­si­té per­son­nelle. Il y a tel­le­ment de sujets à cou­vrir… En Bos­nie, je me sou­viens d’une dis­cus­sion avec un jour­na­liste qui se deman­dait pour­quoi nous étions là plu­tôt qu’au Rwan­da. Il se passe tant de choses dans ce monde, je ne peux choi­sir que ce qui me prend aux tripes, ce qui m’attire irré­sis­ti­ble­ment. Ce n’est pas que tel sujet soit plus impor­tant que tel autre, mais cer­tains cap­tivent mon atten­tion et je me laisse por­ter vers eux sans trop me poser de ques­tions. Il faut tel­le­ment de temps pour réa­li­ser une bande des­si­née que le pro­blème est sur­tout de savoir si le sujet vous pas­sion­ne­ra tou­jours dans sept ans, quand vous serez encore en train de plan­cher sur le même livre. Les choix sont de cet ordre là.
La ques­tion pales­ti­nienne m’a par­ti­cu­liè­re­ment tou­ché parce qu’ayant gran­di aux États-Unis – je ne suis ni juif, ni Arabe, ni musul­man – je pen­sais que les Pales­ti­niens étaient des ter­ro­ristes. Je ne m’intéressais pas vrai­ment à l’actualité, et l’équation « Pales­ti­niens = ter­ro­ristes » était entrée dans ma cer­velle sans que je m’en aper­çoive, parce qu’à chaque fois qu’on enten­dait le mot Pales­ti­niens à la télé ou la radio c’était en lien avec des atten­tats. On ne par­lait pas du conflit ni de ses ori­gines, on disait : « des Pales­ti­niens détournent un avion » ; « des ter­ro­ristes pales­ti­niens attaquent un bus israé­lien ». Mais plus tard, quand j’ai vrai­ment com­men­cé à m’intéresser au sujet, le choc a été rude. Plus par­ti­cu­liè­re­ment parce qu’à l’époque j’étudiais le jour­na­lisme, et qu’on m’avait ser­vi ces trucs à la télé et dans les jour­naux avec la pré­ten­due objec­ti­vi­té du jour­na­lisme amé­ri­cain, une vision fina­le­ment très par­ti­sane de la situa­tion ! J’étais furieux, pas seule­ment à cause de la situa­tion en elle-même, mais parce que je me ren­dais compte que les jour­naux aux­quels je me fiais ne méri­taient pas ma confiance. La colère est une de ces forces qui vous pousse à agir.

Concer­nant la Bos­nie c’est dans une cer­taine mesure la même chose. J’étais en colère parce que les Nations Unies, les États-Unis et d’autres pays poin­taient la crise huma­ni­taire alors qu’il s’agissait clai­re­ment d’un pro­blème poli­tique. Et pen­dant qu’ils fai­saient sem­blant, tous ces gens étaient tués… Il aurait été plus hon­nête d’admettre que la situa­tion ne les inté­res­sait pas, plu­tôt que s’agiter en se conten­tant d’envoyer de la nour­ri­ture. Le véri­table enjeu était d’arrêter la tue­rie, pas de nour­rir la popu­la­tion ! Je vous donne la ver­sion courte, mais c’est un peu ce qui m’a pous­sé là-bas…

Est-ce que les gens dont vous par­lez dans vos livres ont ensuite l’occasion de les lire ?

Joe Sac­co : Je suis retour­né en Bos­nie cinq ans après mon repor­tage, on a orga­ni­sé une séance de dédi­caces à Sara­je­vo et cer­tains habi­tants de Gorazde étaient pré­sents. Et puis à Gorazde même, j’ai dis­tri­bué le livre à tous les pro­ta­go­nistes impor­tants, plus quelques exem­plaires pour le centre cultu­rel. C’est plus dif­fi­cile de faire par­ve­nir des livres à Gaza. En fait, il est dif­fi­cile de faire par­ve­nir quoi que ce soit à Gaza. Mais quelques exem­plaires ont pu cir­cu­ler et j’ai eu de bons retours. Le pro­blème avec Gaza 1956, c’est que de nom­breuses per­sonnes âgées que j’avais inter­ro­gées sont décé­dées pen­dant la réa­li­sa­tion du livre. Un ami me tenait au cou­rant : « celui-là est mort, celui-ci aus­si… » C’était dur parce que j’aurais vrai­ment aimé qu’ils voient ce tra­vail abou­ti, parce qu’ils m’avaient consa­cré du temps et racon­té leur his­toire… D’une manière géné­rale, j’essaie de don­ner le livre aux gens concer­nés. Comme à Neven, le per­son­nage cen­tral de The fixer. Ce n’est pas un por­trait très flat­teur mais il aime quand même le livre, parce que tout le monde a envie de se voir dans une bande dessinée !

Gaza 1956 raconte un évé­ne­ment à pro­pos duquel il n’existe visi­ble­ment pas de témoi­gnage écrit ou pho­to­gra­phique. C’est un tra­vail tes­ti­mo­nial, et patri­mo­nial pour les Pales­ti­niens. Pen­sez-vous qu’il puisse être utile à la jeu­nesse pales­ti­nienne, dans la mesure où le pas­sé éclaire la situa­tion actuelle ? 1956 est loin…

Joe Sac­co : C’est vrai. Je dois dire que je n’ai pas écrit le livre pour un public pales­ti­nien mais occi­den­tal. Pour­tant, for­cé­ment, on finit par se dire que les Pales­ti­niens devraient s’emparer de cette his­toire. Deux his­to­riens locaux ont écrit sur le sujet, l’un de Khan You­nis et l’autre de Rafah. Je les ai ren­con­trés tous les deux et ils m’ont un peu aidé. Cer­taines per­sonnes se sont donc pen­chées sur la ques­tion mais il faut avoir conscience qu’il se passe beau­coup de choses ici dont on finit par perdre la trace. Il sem­ble­rait que les Pales­ti­niens ne s’organisent pas pour pré­ser­ver leur His­toire de manière sys­té­ma­tique, alors que les Israé­liens sont très forts dans ce domaine. Ils ont Yad Vashem, le musée de l’Holocauste, ils orga­nisent des ren­contres avec les sur­vi­vants de la Shoah. Et c’est une bonne chose, cela ser­vi­ra aux géné­ra­tions futures. Le pro­blème avec les Pales­ti­niens est que la même His­toire conti­nue de s’écrire chaque jour et qu’ils ne peuvent donc pas la digé­rer . « Pour­quoi se lan­cer dans ce pro­jet alors que nous avons tou­jours le même pro­blème ? » Ils n’ont pas encore le luxe de pou­voir se retour­ner et conduire une réflexion sur leur propre Histoire.

Les Pales­ti­niens ont pour­tant des uni­ver­si­tés : aucun his­to­rien pales­ti­nien ne tra­vaille sur ce sujet ?

Joe Sac­co : Il y a des his­to­riens, et même de grands his­to­riens pales­ti­niens, mais lorsque j’étais là-bas j’avais l’impression que s’ils écri­vaient sur leur His­toire, ils ne s’intéressaient pas for­cé­ment aux témoi­gnages. Par exemple, on pour­rait attendre qu’ils recueillent ceux des témoins de 1948 encore vivants pour les rendre acces­sibles à leur peuple… L’idée existe peut-être, mais il y a énor­mé­ment d’informations et de faits qui ne sont pas sys­té­ma­ti­que­ment consi­gnés. Je suis heu­reux d’avoir fait ce que j’ai fait, mais c’est tou­jours mieux si les gens écrivent et s’intéressent à leur propre Histoire.

Com­ment les Israé­liens per­çoivent-ils votre travail ?

Joe Sac­co : Il a été com­men­té dans quelques ouvrages, j’ai été inter­viewé par des jour­na­listes israé­liens qui, pour la plu­part, com­prennent bien mieux l’ambivalence et l’ambiguïté de la situa­tion que leurs confrères amé­ri­cains. Aux États-Unis, vous devez faire atten­tion à ce que vous dites. En Israël, vous pou­vez être un peu moins pru­dent. Le débat est plus ouvert. Les Israé­liens savent ce qui se passe, ils savent que des gens sont tués des deux côtés.

Dans une inter­view, un his­to­rien israé­lien affirme que les faits décrits dans Gaza 1956 ne se sont jamais pro­duits, et qu’il le sait parce qu’il était là-bas à l’époque. À moi, il avait confié ne rien connaître de cette his­toire sans tou­te­fois pré­tendre que ce n’était pas arri­vé. J’ai véri­fié mes notes. Alors je ne sais pas com­ment le jour­na­liste a for­mu­lé sa ques­tion et com­ment il a inter­ro­gé cette per­sonne. Je suis sûr qu’il existe d’autres gens niant l’existence de ces évé­ne­ments, mais dans le cadre de mes recherches, j’ai aus­si ren­con­tré le grand his­to­rien israé­lien Ben­ny Mor­ris, proche de la droite dure. Je lui ai expli­qué que je cher­chais des infor­ma­tions sur Khan You­nis en 1956 et il n’a pas hési­té : « Ah, vous vou­lez par­ler du mas­sacre ? ». Même lui recon­naît les faits. Je n’ai tou­te­fois trou­vé per­sonne qui connaisse l’histoire dans le détail. J’ai dû deman­der à deux cher­cheurs de consul­ter les archives israé­liennes, j’ai fait ce que j’ai pu mais c’est très dif­fi­cile. Ren­con­trer quelqu’un qui admette avoir tué des gens en 1956, trou­ver des docu­ments… Si je savais lire l’hébreu, je serais peut-être res­té six mois de plus. Vous payez un cher­cheur, com­bien allez-vous dépen­ser avant de décré­ter que le nombre de docu­ments dont vous dis­po­sez est suf­fi­sant et qu’il n’y a peut-être rien de plus à trouver ?

Le public amé­ri­cain est-il plus étroit d’esprit que le public israélien ?

Joe Sac­co : Les Israé­liens sont jaloux de leur propre his­toire mais ils com­prennent la réa­li­té de ce qui s’est pas­sé. Ils peuvent per­ce­voir l’existence des Pales­ti­niens comme une menace, mais ils savent aus­si que des gens ont été chas­sés de leurs foyers, qu’Israël bom­barde et tue des Pales­ti­niens. Aux États-Unis, c’est plus dif­fi­cile de par­ler de ces choses-là, c’est plus dif­fi­cile à recon­naître d’une cer­taine manière. La ques­tion pales­ti­nienne est plus poli­tique en Amérique.

Il est par­fois dif­fi­cile de com­prendre pour­quoi c’est si compliqué…

Joe Sac­co : Pre­nez la visite de Ben­ja­min Neta­nya­hu aux Etats-Unis, lorsqu’il s’est expri­mé devant le Congrès. D’abord, il contra­rie vrai­ment Oba­ma en décla­rant qu’il n’est pas ques­tion pour Israël de rendre cer­tains ter­ri­toires, au pré­texte que le pays devien­drait indé­fen­dable. Puis il se rend devant le Congrès… Avez-vous vu les dépu­tés et les séna­teurs debout, en train d’applaudir conti­nuel­le­ment, à chaque « Jéru­sa­lem ne sera jamais divi­sée » ? Ils sont obli­gés d’applaudir parce que s’ils ne le font pas, ils s’exposent à des dif­fi­cul­tés poli­tiques. Il existe un lob­by israé­lien très puis­sant. Il y a aus­si des sio­nistes chré­tiens qui croient que Jésus ne revien­dra pas tant que quelque chose n’aura pas chan­gé en Terre Sainte. D’étranges alliances se forment. D’autres groupes, pour d’autres rai­sons, stra­té­giques par exemple, sou­tiennent Israël. Donc vous voyez ces dépu­tés et séna­teurs applau­dir debout, avec bien plus d’enthousiasme que lors du Dis­cours à la Nation d’Obama. Il y a quelques semaines, 81 séna­teurs et dépu­tés amé­ri­cains ont effec­tué une visite en Israël, finan­cée par les Israé­liens, pour voir une fois de plus le conflit du point de vue israé­lien : « regar­dez ces menaces », etc. Un dépu­té ne sou­hai­tait pas s’y rendre mais il a dû s’y résoudre pour ne pas être stig­ma­ti­sé. Tout cela est très poli­tique au sens élec­to­ra­liste du terme.

Avez-vous déjà subi des pressions ?

Joe Sac­co : Pas vrai­ment. La presse grand public a lu le livre, mais cer­tains médias impor­tants l’ont igno­ré en esti­mant qu’il était trop polé­mique. Dif­fi­cile de connaître les tenants, on peut juste émettre des hypo­thèses. Récem­ment, le maga­zine The Atlan­tic a sor­ti un pal­ma­rès des dix meilleurs livres docu­men­taires tou­chant au jour­na­lisme. Le mien n’a pas été men­tion­né. Ça m’est égal, évi­dem­ment. Mais deux lec­teurs ont immé­dia­te­ment écrit au maga­zine, deman­dant pour­quoi mon tra­vail n’était pas cité. L’auteur a répon­du qu’elle y avait pen­sé mais qu’elle pré­fé­rait évi­ter la polé­mique…. Du coup, la contro­verse a eu lieu… Mais c’est la seule fois où j’ai enten­du quelqu’un recon­naître ce malaise. Je soup­çonne tou­te­fois cer­tains d’ignorer mon tra­vail parce qu’il est plus facile de l’ignorer que d’en parler.

Avez-vous ren­con­tré des dif­fi­cul­tés au cours de votre tra­vail sur la Palestine ?

Joe Sac­co : Non, je n’ai pas eu de pro­blème. J’avais une carte de presse et je pense que la plu­part des Israé­liens res­pectent les cartes de presse. Je n’ai pas eu de pro­blème à l’aéroport. Vous savez, s’ils me le demandent, je dis que j’étais à Gaza. « Qu’avez-vous fait à Gaza ? Hé bien , j’ai inter­ro­gé des gens. Qui avez-vous inter­ro­gé ? Je ne vais pas vous don­ner leurs noms, mais j’ai vu des gens et voi­là ! » Je ne vais pas faire sem­blant. On m’a posé beau­coup de ques­tions à l’aéroport mais fran­che­ment, je pense que le sou­ci prin­ci­pal était la sécu­ri­té de l’avion. Je ne pense pas que c’était poli­tique, et si ça l’était, hé bien, c’est comme ça.

Quels sont vos projets ?

Joe Sac­co : Je tra­vaille actuel­le­ment sur les États-Unis, en col­la­bo­ra­tion avec un autre jour­na­liste, Chris Hedges, que j’ai ren­con­tré en Bos­nie. Nous choi­sis­sons quatre endroits en Amé­rique qui sont, dans une cer­taine mesure, pas­sés à la trappe : la Vir­gi­nie de l’Ouest, les zones minières en par­ti­cu­lier, Cam­den dans le New Jer­sey ; une réserve indienne dans le Dako­ta du Sud, et un der­nier endroit où nous ne sommes pas encore allés, la Flo­ride, où les migrants tra­vaillent dans des condi­tions proches de l’esclavage. C’est toute une édu­ca­tion pour moi. Il existe des endroits aux États-Unis qui res­semblent aux pays en voie de déve­lop­pe­ment… C’est éprou­vant à voir.

Entre­tien réa­li­sé le 26 août 2011 en marge du fes­ti­val de Solliès-ville.

Tra­duc­tion de Cécile Mathey.

Entre­tien par Gilles Suchey & Cécile Mathey en mai 2012

Source : du9