Manifeste pour l’histoire d’Eric Hobsbawm

Hobsbawm (1917-2012): Etant donné les perspectives incertaines qui s’offrent aux mouvements sociaux-démocrates et sociaux-révolutionnaires, il est improbable qu’on assiste à une nouvelle ruée vers le marxisme politiquement motivée. Mais gardons-nous d’un occidentalo-centrisme excessif.

En hom­mage à Eric Hobs­bawm, décé­dé le 1er octobre 2012, nous repro­dui­sons ici son “mani­feste” publié à l’o­ri­gine dans le monde diplo­ma­tique, décembre 2004.

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Mani­feste pour l’histoire

Du pré­ten­du « choc des civi­li­sa­tions » à la très réelle crise sociale, des angoisses exis­ten­tielles aux replis iden­ti­taires, tout pousse à relan­cer les tra­vaux des his­to­riens pour com­prendre l’évolution des êtres humains et des socié­tés. Au cours des der­nières décen­nies, le rela­ti­visme, en his­toire, a sou­vent mar­ché du même pas que le consen­sus poli­tique. Il est temps, au contraire, de « recons­truire un front de la rai­son » pour pro­mou­voir une nou­velle concep­tion de l’histoire, comme y invite l’un des plus grands his­to­riens contem­po­rains, Eric Hobs­bawm, dont nous publions le dis­cours de conclu­sion au col­loque de l’Académie bri­tan­nique sur l’historiographie mar­xiste, pro­non­cé le 13 novembre.

par Eric Hobs­bawm, décembre 2004

« Les phi­lo­sophes n’ont fait jusqu’ici qu’interpréter le monde, il s’agit de le chan­ger. » Les deux énon­cés de cette thèse célèbre — thèses sur Feuer­bach — ont ins­pi­ré les his­to­riens mar­xistes. La plu­part des intel­lec­tuels qui embras­sèrent le mar­xisme à par­tir des années 1880 – dont les his­to­riens – le firent parce qu’ils vou­laient chan­ger le monde, en col­la­bo­ra­tion avec les mou­ve­ments ouvrier et socia­liste – mou­ve­ments qui allaient deve­nir, en grande par­tie sous l’influence du mar­xisme, des forces poli­tiques de masse. Cette coopé­ra­tion orien­ta tout natu­rel­le­ment les his­to­riens qui vou­laient chan­ger le monde vers cer­tains champs d’étude – notam­ment l’histoire du peuple ou de la popu­la­tion ouvrière – qui, s’ils atti­raient natu­rel­le­ment les gens de gauche, n’avaient à l’origine aucun rap­port par­ti­cu­lier avec une inter­pré­ta­tion mar­xiste. Inver­se­ment, quand, à par­tir des années 1890, ces intel­lec­tuels ces­sèrent d’être des révo­lu­tion­naires sociaux, ils ces­sèrent sou­vent aus­si d’être marxistes.

La révo­lu­tion sovié­tique d’octobre 1917 rani­ma cet enga­ge­ment. Sou­ve­nons-nous que le mar­xisme ne fut for­mel­le­ment aban­don­né par les prin­ci­paux par­tis sociaux-démo­crates d’Europe conti­nen­tale que dans les années 1950 ou même plus tard. Elle engen­dra éga­le­ment ce qu’on pour­rait appe­ler une his­to­rio­gra­phie mar­xiste obli­ga­toire en URSS et dans les Etats pla­cés ensuite sous régime com­mu­niste. La moti­va­tion mili­tante se trou­va ren­for­cée pen­dant la période de l’antifascisme.

A par­tir des années 1950, cette moti­va­tion s’émoussa dans les pays déve­lop­pés – mais non dans le tiers-monde –, encore que le déve­lop­pe­ment consi­dé­rable de l’enseignement uni­ver­si­taire et l’agitation étu­diante don­nèrent nais­sance, dans les années 1960, au sein de l’Université, à un nou­veau et impor­tant contin­gent de gens déci­dés à chan­ger le monde. Cepen­dant, s’ils étaient radi­caux, nombre d’entre eux n’étaient plus fran­che­ment mar­xistes, et cer­tains même plus mar­xistes du tout.

Cette résur­gence culmi­na dans les années 1970, peu avant qu’une réac­tion de masse ne s’amorce contre le mar­xisme – encore une fois pour des rai­sons essen­tiel­le­ment poli­tiques. Cette réac­tion a eu pour prin­ci­pal effet d’anéantir, sauf par­mi les néo­li­bé­raux qui y adhèrent encore, l’idée que l’on puisse pré­dire, avec le sou­tien de l’analyse his­to­rique, la réus­site d’une façon par­ti­cu­lière d’organiser la socié­té humaine. L’histoire a été dis­so­ciée de la téléologie[[Téléologie : doc­trine repo­sant sur l’idée de finalité.]] .

Etant don­né les pers­pec­tives incer­taines qui s’offrent aux mou­ve­ments sociaux-démo­crates et sociaux-révo­lu­tion­naires, il est impro­bable qu’on assiste à une nou­velle ruée vers le mar­xisme poli­ti­que­ment moti­vée. Mais gar­dons-nous d’un occi­den­ta­lo-cen­trisme exces­sif. A en juger par la demande dont font l’objet mes propres ouvrages d’histoire, je constate que celle-ci s’est déve­lop­pée en Corée du Sud et à Taï­wan depuis les années 1980, en Tur­quie depuis les années 1990, et des signes indiquent qu’elle pro­gresse à l’heure actuelle dans le monde arabophone.

Le tour­nant social

Qu’en a‑t-il été de la dimen­sion « inter­pré­ta­tion du monde » du mar­xisme ? L’histoire est quelque peu dif­fé­rente, mais elle court aus­si en paral­lèle. Elle concerne la mon­tée de ce que l’on peut appe­ler la réac­tion anti-Ranke[[éaction contre Leo­pold von Ranke (1795 – 1886), consi­dé­ré comme le père de l’école domi­nante de l’historiographie uni­ver­si­taire avant 1914. Auteur notam­ment d’Histoire des peuples romans et ger­mains de 1494 à 1535 (1824) et d’Histoire du monde (Welt­ges­chichte, 1881 – 1888, inache­vé).]] , dont le mar­xisme a consti­tué un élé­ment impor­tant, sans tou­te­fois avoir tou­jours été entiè­re­ment recon­nu. Il s’est agi essen­tiel­le­ment d’un mou­ve­ment double.

D’une part, ce mou­ve­ment contes­tait l’idée posi­ti­viste selon laquelle la struc­ture objec­tive de la réa­li­té était pour ain­si dire évi­dente : il suf­fi­sait d’y appli­quer la métho­do­lo­gie de la science, d’expliquer pour­quoi les choses s’étaient pas­sées comme elles s’étaient pas­sées et de décou­vrir « wie es eigent­lich gewe­sen » [com­ment cela s’était réel­le­ment pas­sé]… Pour tous les his­to­riens, l’historiographie est res­tée, et reste, ancrée dans une réa­li­té objec­tive, à savoir la réa­li­té de ce qui s’est pro­duit dans le pas­sé. Tou­te­fois, elle ne part pas de faits mais de pro­blèmes et elle exige qu’on enquête afin de com­prendre pour­quoi et com­ment ces pro­blèmes – para­digmes et concepts – sont for­mu­lés comme ils le sont dans des tra­di­tions his­to­riques et des envi­ron­ne­ments socio­cul­tu­rels différents.

D’autre part, ce mou­ve­ment ten­tait de rap­pro­cher les sciences sociales de l’histoire et, par consé­quent, de l’englober dans une dis­ci­pline géné­rale capable d’expliquer les trans­for­ma­tions de la socié­té humaine. Selon la for­mule de Law­rence Stone[[Lawrence Stone (1920 – 1999), une des per­son­na­li­tés les plus émi­nentes et les plus influentes de l’histoire sociale. Auteur notam­ment de The Causes of the English Revo­lu­tion, 1529 – 1642 (1972), The Fami­ly, Sex and Mar­riage in England 1500 – 1800 (1977).]] , l’objet de l’histoire devait être de « poser les grandes ques­tions du “pour­quoi” ». Ce « tour­nant social » n’est pas venu de l’historiographie, mais des sciences sociales, pour cer­taines nais­santes en tant que telles, qui s’affirmaient alors comme des dis­ci­plines évo­lu­tion­nistes, c’est-à-dire historiques.

Dans la mesure où l’on peut consi­dé­rer Marx comme le père de la socio­lo­gie de la connais­sance, le mar­xisme, bien qu’on l’ait dénon­cé – à tort – au nom d’un pré­su­mé objec­ti­visme aveugle, a cer­tai­ne­ment contri­bué au pre­mier aspect de ce mou­ve­ment. De plus, l’impact le plus connu des idées mar­xistes – l’importance accor­dée aux fac­teurs éco­no­miques et sociaux – n’était pas spé­ci­fi­que­ment mar­xiste, bien que l’analyse mar­xiste ait pesé de tout son poids dans cette orien­ta­tion. Celle-ci s’inscrivait dans un mou­ve­ment his­to­rio­gra­phique géné­ral, visible à par­tir des années 1890, et qui culmi­na dans les années 1950 et 1960 au béné­fice de ma géné­ra­tion d’historiens, dont la chance a vou­lu qu’elle trans­forme la discipline.

Ce cou­rant socio-éco­no­mique dépas­sait le mar­xisme. La créa­tion de revues et d’institutions de l’histoire éco­no­mi­co-sociale a par­fois été le fait, comme en Alle­magne, de sociaux-démo­crates mar­xistes, telle la revue Vier­tel­jahr­schrift en 1893. Ce ne fut pas le cas en Grande-Bre­tagne, ni en France ou aux Etats-Unis. Et même en Alle­magne, l’école d’économie for­te­ment his­to­rique n’avait rien de mar­xien. Il n’y a que dans le tiers-monde du XIXe siècle (la Rus­sie et les Bal­kans) et dans celui du XXe siècle que l’histoire éco­no­mique a pris une orien­ta­tion avant tout sociale-révo­lu­tion­naire, comme toute « science sociale ». Et, par consé­quent, elle a pu être for­te­ment atti­rée par Marx. Dans tous les cas, l’intérêt his­to­rique des his­to­riens mar­xistes ne s’est pas tant por­té sur la « base » (l’infrastructure éco­no­mique) que sur les rap­ports entre la base et la super­struc­ture. Les his­to­riens expres­sé­ment mar­xistes ont tou­jours été rela­ti­ve­ment peu nombreux.

Marx a prin­ci­pa­le­ment influen­cé l’histoire, par le tru­che­ment des his­to­riens et des cher­cheurs en science sociale qui ont repris les ques­tions qu’il a posées – qu’ils leur aient appor­té, ou non, d’autres réponses. A son tour, l’historiographie mar­xiste a beau­coup avan­cé par rap­port à ce qu’elle était à l’époque de Karl Kauts­ky et de Geor­gi Plekhanov[[Dirigeants res­pec­ti­ve­ment de la social-démo­cra­tie alle­mande et de la social-démo­cra­tie russe au début du XXe siècle.]] , grâce en grande par­tie à sa fer­ti­li­sa­tion par d’autres dis­ci­plines (notam­ment l’anthropologie sociale) et par des pen­seurs influen­cés par Marx et venant le com­plé­ter, comme Max Weber[[Max Weber (1864 – 1920), socio­logue allemand.]].

Si je sou­ligne le carac­tère géné­ral de ce cou­rant his­to­rio­gra­phique, ce n’est pas par volon­té de sous-esti­mer les diver­gences qu’il recouvre ou qui exis­taient au sein de ses com­po­santes. Les moder­ni­sa­teurs de l’histoire se sont posé les mêmes ques­tions et se sont consi­dé­rés comme enga­gés dans les mêmes com­bats intel­lec­tuels, qu’ils tirent leur ins­pi­ra­tion de la géo­gra­phie humaine, de la socio­lo­gie durkheimienne[[Du nom d’Emile Dur­kheim (1858 – 1917), qui a fon­dé Les Règles de la méthode socio­lo­gique (1895), et qui est donc consi­dé­ré comme l’un des pères de la socio­lo­gie moderne. Auteur, notam­ment, de De la divi­sion du tra­vail social (1893) et du Sui­cide (1897).]] et des sta­tis­tiques comme en France (à la fois l’école des Annales et Labrousse), ou de la socio­lo­gie webé­rienne comme la His­to­rische Sozial­wis­sen­schaft en Alle­magne fédé­rale, ou encore du mar­xisme des his­to­riens du Par­ti com­mu­niste, qui furent les vec­teurs de la moder­ni­sa­tion de l’histoire en Grande-Bre­tagne ou, du moins, fon­dèrent sa prin­ci­pale revue.

Les uns et les autres se consi­dé­raient comme des alliés contre le conser­va­tisme en his­toire, même quand leurs posi­tions poli­tiques ou idéo­lo­giques étaient anta­go­nistes, tels Michael Postan[[Michael Pos­tan occupe la chaire d’histoire éco­no­mique à l’université de Cam­bridge depuis 1937. Co-ins­pi­ra­teur, avec Fer­nand Brau­del, de l’Association inter­na­tio­nale de l’histoire éco­no­mique.]] et ses élèves mar­xistes bri­tan­niques. Cette coa­li­tion du pro­grès trou­va une expres­sion exem­plaire dans la revue Past & Present, fon­dée en 1952, qui fit auto­ri­té dans le monde des his­to­riens. Cette revue dut son suc­cès au fait que les jeunes mar­xistes qui la fon­dèrent refu­sèrent déli­bé­ré­ment l’exclusivité idéo­lo­gique et que les jeunes moder­ni­sa­teurs venant d’autres hori­zons idéo­lo­giques étaient prêts à les rejoindre, car ils savaient que les dif­fé­rences idéo­lo­giques et poli­tiques n’étaient pas un obs­tacle à une col­la­bo­ra­tion. Ce front du pro­grès avan­ça de manière spec­ta­cu­laire entre la fin de la seconde guerre mon­diale et les années 1970, dans ce que Law­rence Stone appelle le « vaste ensemble de bou­le­ver­se­ments dans la nature du dis­cours his­to­rique ». Et cela jusqu’à la crise de 1985, qui vit le pas­sage des études quan­ti­ta­tives aux études qua­li­ta­tives, de la macro- à la micro-his­toire, des ana­lyses struc­tu­relles aux récits, du social aux thèmes culturels…

Depuis lors, la coa­li­tion moder­ni­sa­trice est sur la défen­sive, et c’est le cas même de ses com­po­santes non mar­xistes comme l’histoire éco­no­mique et sociale.

Dans les années 1970, le cou­rant domi­nant en his­toire avait subi une telle trans­for­ma­tion, en par­ti­cu­lier sous l’influence des « grandes ques­tions » posées à la manière de Marx, que j’écrivais ces lignes : « Il est sou­vent impos­sible de dire si un ouvrage a été rédi­gé par un mar­xiste ou par un non-mar­xiste, à moins que l’auteur n’annonce sa posi­tion idéo­lo­gique… J’attends avec impa­tience le jour où per­sonne ne pose­ra la ques­tion de savoir si les auteurs sont mar­xistes ou non. » Mais comme je le fai­sais aus­si remar­quer, nous étions loin d’une telle uto­pie. Depuis, au contraire, la néces­si­té de sou­li­gner ce que le mar­xisme peut appor­ter à l’historiographie s’est faite plus forte. Comme cela n’était pas arri­vé depuis long­temps. A la fois parce que l’histoire a besoin d’être défen­due contre ceux qui nient sa capa­ci­té de nous aider à com­prendre le monde, et parce que de nou­veaux déve­lop­pe­ments dans les sciences ont bou­le­ver­sé le calen­drier historiographique.

Sur le plan métho­do­lo­gique, le phé­no­mène néga­tif le plus impor­tant a été l’édification d’un ensemble de bar­rières entre ce qui s’est pas­sé ou ce qui se passe en his­toire, et notre capa­ci­té à obser­ver ces faits et à les com­prendre. Ces blo­cages tiennent au refus d’admettre qu’il existe une réa­li­té objec­tive, et non construite par l’observateur à des fins dif­fé­rentes et chan­geantes, ou au fait de sou­te­nir que nous ne pou­vons jamais aller au-delà des limites du lan­gage, c’est-à-dire des concepts qui sont la seule manière dont nous puis­sions par­ler du monde, y com­pris du passé.

Cette vision éli­mine la ques­tion de savoir s’il existe des sché­mas et des régu­la­ri­tés dans le pas­sé à par­tir des­quels l’historien peut for­mu­ler des pro­po­si­tions signi­fi­ca­tives. Cepen­dant des rai­sons moins théo­riques poussent éga­le­ment à ce rejet : on argue­ra ain­si que le cours du pas­sé est trop contin­gent, c’est-à-dire que les géné­ra­li­sa­tions sont exclues, car n’importe quoi, pra­ti­que­ment, pour­rait arri­ver ou aurait pu arri­ver. Impli­ci­te­ment, ces argu­ments visent toutes les sciences. Pas­sons sur les ten­ta­tives plus futiles de reve­nir à de vieilles concep­tions : attri­buer le cours de l’histoire à des déci­deurs poli­tiques ou à des mili­taires haut pla­cés, ou à l’omnipotence des idées ou « valeurs », réduire l’érudition his­to­rique à la recherche, impor­tante mais insuf­fi­sante en soi, d’une empa­thie avec le passé…

Le pre­mier dan­ger poli­tique immé­diat qui menace l’historiographie actuelle est l’« anti-uni­ver­sa­lisme » : « Ma véri­té est aus­si valable que la tienne, quels que soient les faits. » Cet anti-uni­ver­sa­lisme séduit natu­rel­le­ment l’histoire des groupes iden­ti­taires dans ses dif­fé­rentes formes, pour qui l’objet essen­tiel de l’histoire n’est pas ce qui s’est pas­sé, mais en quoi ce qui s’est pas­sé concerne les membres d’un groupe par­ti­cu­lier. De façon géné­rale, ce qui compte pour ce genre d’histoire, ce n’est pas l’explication ration­nelle, mais la « signi­fi­ca­tion » ; non pas ce qui s’est pro­duit, mais com­ment les membres d’une col­lec­ti­vi­té qui se défi­nit contre les autres – en termes de reli­gion, d’ethnie, de nation, de sexe, de mode de vie ou autre­ment – res­sentent ce qui s’est passé.

L’attrait du rela­ti­visme s’exerce sur l’histoire des groupes iden­ti­taires. Pour dif­fé­rentes rai­sons, l’invention de masse de contre­vé­ri­tés his­to­riques et de mythes, qui sont autant de défor­ma­tions dic­tées par l’émotion, a connu un véri­table âge d’or au cours de ces trente der­nières années. Cer­tains de ces mythes consti­tuent un dan­ger public – dans des pays comme l’Inde à l’époque du gou­ver­ne­ment hindouiste[[Le par­ti Bha­ra­tiya Jana­ta (BJP) a été à la tête du gou­ver­ne­ment indien de 1999 à mai 2004.]] , aux Etats-Unis et dans l’Italie de M. Sil­vio Ber­lus­co­ni, pour ne pas men­tion­ner nombre de nou­veaux natio­na­lismes, qu’ils s’accompagnent, ou non, d’une pous­sée de l’intégrisme religieux.

Tou­te­fois, si ce phé­no­mène a géné­ré des boni­ments et des fadaises sans fin dans les marges les plus éloi­gnées de l’histoire de groupes par­ti­cu­liers – natio­na­listes, fémi­nistes, gays, Noirs et autres –, il a aus­si don­né nais­sance à des déve­lop­pe­ments his­to­riques inédits et extrê­me­ment inté­res­sants dans le domaine des études cultu­relles, tel le « boom de la mémoire dans les études his­to­riques contem­po­raines », comme l’appelle Jay Winter[[Professeur à l’université Colum­bia (New York). Un des grands spé­cia­listes de l’histoire des guerres du XXe siècle, et sur­tout des lieux de mémoire.]] . Les Lieux de mémoire coor­don­nés par Pierre Nora[[Les Lieux de mémoire, Gal­li­mard, 3 tomes 1984, 1986, 1993.]] en sont un bon exemple.

Recons­truire le front de la raison

Face à toutes ces dérives, il est temps de réta­blir la coa­li­tion de ceux qui veulent voir dans l’histoire une enquête ration­nelle sur le cours des trans­for­ma­tions humaines, à la fois contre ceux qui la déforment sys­té­ma­ti­que­ment à des fins poli­tiques, et, de manière plus géné­rale, contre les rela­ti­vistes et les post­mo­der­nistes qui refusent d’admettre que l’histoire offre cette pos­si­bi­li­té. Cer­tains se consi­dé­rant comme de gauche par­mi ces rela­ti­vistes et autres post­mo­dernes, des cli­vages poli­tiques inat­ten­dus risquent de divi­ser les his­to­riens. L’approche mar­xiste se révèle pour­tant un élé­ment néces­saire dans la recons­truc­tion du front de la rai­son, comme elle l’a été dans les années 1950 et 1960. En fait, la contri­bu­tion mar­xiste est pro­ba­ble­ment encore plus per­ti­nente aujourd’hui, étant don­né que les autres com­po­santes de la coa­li­tion d’alors ont abdi­qué, telle l’école des Annales d’après Fer­nand Brau­del et l’« anthro­po­lo­gie sociale struc­tu­ro-fonc­tion­nelle », dont l’influence par­mi les his­to­riens a été si grande. Cette dis­ci­pline a été par­ti­cu­liè­re­ment per­tur­bée par la ruée vers la sub­jec­ti­vi­té postmoderne.

Entre-temps, alors que les post­mo­der­nistes niaient la pos­si­bi­li­té d’une com­pré­hen­sion his­to­rique, les pro­grès dans les sciences natu­relles redon­naient à une his­toire évo­lu­tion­niste de l’humanité toute son actua­li­té, sans que les his­to­riens s’en aper­çoivent vrai­ment. Et ce de deux manières.

Pre­miè­re­ment, l’analyse de l’ADN a éta­bli une chro­no­lo­gie plus solide du déve­lop­pe­ment depuis l’apparition de l’Homo sapiens en tant qu’espèce, en par­ti­cu­lier la chro­no­lo­gie de l’expansion, dans le reste du monde, de cette espèce ori­gi­naire d’Afrique et des déve­lop­pe­ments qui ont sui­vi, avant l’apparition de sources écrites. Dans le même temps, cela a révé­lé l’étonnante briè­ve­té de l’histoire humaine – selon des cri­tères géo­lo­giques et paléon­to­lo­giques – et éli­mi­né la solu­tion réduc­tion­niste de la socio­bio­lo­gie darwinienne[[Du nom de Charles Dar­win (1809 – 1882), natu­ra­liste anglais qui a théo­ri­sé une évo­lu­tion de l’espèce fon­dée sur la sélec­tion naturelle.]] .

Les trans­for­ma­tions de la vie humaine, col­lec­tive et indi­vi­duelle, au cours des dix mille der­nières années, et sin­gu­liè­re­ment au cours des dix der­nières géné­ra­tions, sont trop consi­dé­rables pour s’expliquer par un méca­nisme d’évolution entiè­re­ment dar­wi­nien, par les gènes. Elles cor­res­pondent à une accé­lé­ra­tion de la trans­mis­sion des carac­té­ris­tiques acquises par des méca­nismes cultu­rels et non géné­tiques – on pour­rait dire qu’il s’agit de la revanche de Lamarck[[Jean-Baptiste Lamarck (1744 – 1829), natu­ra­liste fran­çais qui, le pre­mier, a rom­pu avec l’idée de per­ma­nence de l’espèce.]] sur Dar­win par le biais de l’histoire humaine. Et il ne sert pas à grand-chose de tra­ves­tir le phé­no­mène sous des méta­phores bio­lo­giques, en par­lant de « mèmes[[Les mèmes, selon Richard Daw­kins, l’un des chefs de file du néo­dar­wi­nisme, sont des uni­tés de base de la mémoire, cen­sées être les vec­teurs de la trans­mis­sion et de la sur­vi­vance cultu­relles, comme les gènes sont les vec­teurs de la sur­vi­vance des carac­té­ris­tiques géné­tiques des indi­vi­dus.]] » plu­tôt que de « gènes ». Les patri­moines cultu­rel et bio­lo­gique ne fonc­tionnent pas de la même façon.

Pour résu­mer, la révo­lu­tion de l’ADN appelle une méthode par­ti­cu­lière, his­to­rique, d’étude de l’évolution de l’espèce humaine. Elle offre éga­le­ment, soit dit en pas­sant, un cadre ration­nel pour une his­toire du monde. Une his­toire qui prenne la pla­nète dans toute sa com­plexi­té comme uni­té des études his­to­riques et non un envi­ron­ne­ment par­ti­cu­lier ou une région don­née. Autre­ment dit, l’histoire est la conti­nua­tion de l’évolution bio­lo­gique de l’Homo sapiens par d’autres moyens.

Deuxiè­me­ment, la nou­velle bio­lo­gie évo­lu­tion­niste éli­mine la dis­tinc­tion stricte entre his­toire et sciences natu­relles, déjà en grande par­tie gom­mée par l’« his­to­ri­sa­tion » sys­té­ma­tique de ces sciences au cours des der­nières décen­nies. Lui­gi Luca Caval­li-Sfor­za, l’un des pion­niers mul­ti­dis­ci­pli­naires de la révo­lu­tion ADN, parle du « plai­sir intel­lec­tuel à trou­ver tant de simi­la­ri­tés entre des domaines d’étude dis­pa­rates, dont cer­tains appar­tiennent tra­di­tion­nel­le­ment aux deux pôles oppo­sés de la culture : la science et les huma­ni­tés ». En bref, cette nou­velle bio­lo­gie nous libère du faux débat sur la ques­tion de savoir si l’histoire est une science ou non.

Troi­siè­me­ment, elle nous ramène inévi­ta­ble­ment à l’approche de base de l’évolution humaine adop­tée par les archéo­logues et les pré­his­to­riens, qui consiste à étu­dier les modes d’interaction entre notre espèce et son envi­ron­ne­ment, ain­si que le contrôle crois­sant qu’elle exerce sur celui-ci. Cela revient à poser essen­tiel­le­ment les ques­tions que posait Karl Marx. Les « modes de pro­duc­tion » (quel que soit le nom qu’on leur donne) fon­dés sur des inno­va­tions majeures en matière de tech­no­lo­gie pro­duc­tive, de com­mu­ni­ca­tions et d’organisation sociale – mais aus­si de puis­sance mili­taire – sont au cœur de l’évolution humaine. Ces inno­va­tions, comme Marx en avait conscience, ne sont pas sur­ve­nues, et ne sur­viennent pas, par elles-mêmes. Les forces maté­rielles et cultu­relles et les rap­ports de pro­duc­tion ne sont pas sépa­rables. Ce sont les acti­vi­tés d’hommes et de femmes fai­sant leur propre his­toire, mais pas dans le vide, pas en dehors de la vie maté­rielle, ni en dehors de leur pas­sé historique.

Du néo­li­thique à l’ère nucléaire

Par consé­quent, les nou­velles pers­pec­tives pour l’histoire doivent aus­si nous rame­ner à cet objec­tif essen­tiel de ceux qui étu­dient le pas­sé – même s’il n’est jamais com­plè­te­ment réa­li­sable : « l’histoire totale », non pas « l’histoire de tout », mais l’histoire comme toile indi­vi­sible dans laquelle toutes les acti­vi­tés humaines sont inter­con­nec­tées. Les mar­xistes ne sont pas les seuls à avoir visé cet objec­tif – Fer­nand Brau­del aus­si – mais ce sont eux qui l’ont pour­sui­vi avec le plus de téna­ci­té, comme le pré­ci­sait l’un d’entre eux, Pierre Vilar[[Lire notam­ment Une his­toire en construc­tion : approche mar­xiste et pro­blé­ma­tique conjonc­tu­relle, Gal­li­mard-Seuil, Paris, 1982.]].

Par­mi les ques­tions impor­tantes sou­le­vées par ces nou­velles pers­pec­tives, celle qui nous ramène à l’évolution his­to­rique de l’homme est essen­tielle. Il s’agit du conflit entre, d’une part, les forces res­pon­sables de la trans­for­ma­tion d’Homo sapiens, depuis l’humanité néo­li­thique jusqu’à l’humanité nucléaire, et, d’autre part, les forces qui main­tiennent immuables la repro­duc­tion et la sta­bi­li­té des col­lec­ti­vi­tés humaines ou des envi­ron­ne­ments sociaux, et qui, dans la plus grande par­tie de l’histoire, les ont effi­ca­ce­ment neu­tra­li­sées. Cette ques­tion théo­rique est cen­trale. L’équilibre des forces penche de manière déci­sive dans une direc­tion. Et ce dés­équi­libre, qui dépasse peut-être la capa­ci­té de com­pré­hen­sion des humains, dépasse cer­tai­ne­ment la capa­ci­té de contrôle des ins­ti­tu­tions sociales et poli­tiques humaines. Les his­to­riens mar­xistes, qui n’avaient pas com­pris les consé­quences invo­lon­taires et indé­si­rables des pro­jets col­lec­tifs humains du XXe siècle, pour­ront peut-être cette fois, forts de leur expé­rience pra­tique, aider à com­prendre com­ment nous en sommes arri­vés là.

Eric Hobs­bawm

His­to­rien bri­tan­nique. Auteur de L’Age des extrêmes. Le court XXe siècle, 1914 – 1991, Com­plexe-Le Monde diplo­ma­tique, Bruxelles-Paris, 1999.

Source : monde diplo­ma­tique