Bernard Cassen, président d’honneur d’ATTAC et secrétaire général de Mémoire des luttes, analyse les mesures progressistes prises par les gouvernements d’Amérique latine, qui s’installent entre la gauche et le centre gauche. Victime de campagnes de désinformation et de dénigrement par les grands médias, le continent le plus stable du monde selon Cassen, où « l’intégration passe moins par l’économique que par le politique », insiste-t-il, devrait servir d’exemple à l’Europe.
Bernard Cassen : l’Amérique latine se consolide à gauche
Propos recueillis pas Vladimir de Gmeline — Marianne | Samedi 29 Octobre 2011
Illustration : Jorge Kata Nuñez, fresque situé à Rotterdam
L’Amérique du Sud est en train de sortir du libéralisme ?
C’est un bien grand mot. Même si le socialisme du XXIème siècle est revendiqué comme objectif, il y a plutôt une convergence vers un modèle de type social-démocrate (celui de l’Europe des années d’après-guerre), sans remise en cause globale et immédiate du capitalisme et de l’économie de marché. Ce qui prime est la volonté d’éliminer la pauvreté et de réduire les inégalités, même si on est très loin d’y être arrivé complètement, de redistribuer les richesses, de récupérer les ressources naturelles, le tout s’accompagnant d’une prise de distance vis à vis du libre-échange. L’Amérique latine s’installe entre la gauche et le centre gauche.
A partir du début des années 2000, l’objectif prioritaire des luttes de tous les mouvements sociaux latino-américains a été de mettre un coup d’arrêt au projet de Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA ou ALCA en espagnol et en portugais), de l’Alaska à la Terre de Feu, impulsé par Washington. Ce projet aurait en effet permis aux Etats-Unis d’institutionnaliser des relations totalement asymétriques et de recoloniser ainsi le reste de l’hémisphère. Le libre-échange est en effet un outil au service des forts et au détriment des faibles. Le projet a finalement été enterré en 2005 sous la pression conjointe de Hugo Chavez, de Lula et de Nestor Kirchner.
De nouvelles structures d’intégration, essentiellement politiques, ont ensuite vu le jour, sans que les Etats-Unis soient conviés à en faire partie : en 2008, l’Union des nations sud-américaines (UNASUR) dotée de surcroît d’un Conseil de défense. C’est une « première » depuis le Traité de Rio de 1947, dit Traité américain d’assistance réciproque (TIAR), qui n’était ni plus ni moins qu’un instrument permanent d’intervention de Washington. D’un point de vue géopolitique, il s’agit de renforcer le mouvement vers une pluri-polarité du monde. Quant à la Communauté des Etats d’Amérique latine et des Caraïbes (CELAC) qui regroupera tous les pays de ces deux zones (dont Cuba), elle sera officiellement mise en place en décembre prochain à Caracas.
Par ailleurs, en décembre 2004, a été lancée par Cuba et le Venezuela une construction inter-étatique radicalement nouvelle : l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), à laquelle se sont ensuite incorporés la Bolivie, le Nicaragua, l’Equateur et trois petits Etats anglophones (La Dominique, Antigua-et-Barbuda et Saint-Vincent-et-les Grenadines). Le Honduras, qui en était également membre, en a été retiré par les putschistes qui ont renversé le président Manuel Zelaya en juin 2009.
Quelle est l’originalité de l’ALBA ?
Ce n’est pas une zone de libre-échange, mais un espace politique et économique organisé, fondé sur la solidarité, la complémentarité et la prise en compte des asymétries.
Sa finalité est avant tout sociale : la lutte contre la pauvreté, le chômage, l’exclusion, pour l’accès gratuit et universel à l’éducation et la santé, pour la préservation de l’environnement. En favorisant le commerce intra-zone, parfois sous forme de troc, et en réduisant au maximum l’utilisation du dollar comme monnaie d’échange. D’où la création d’une monnaie commune virtuelle des pays de l’ALBA (comme l’était, en Europe, l’ECU avant l’euro) : le SUCRE.
L’Amérique latine est-elle unie idéologiquement ? N’y a‑t-il pas deux pôles : d’un côté les pays de l’ALBA, justement, et, de l’autre, le Brésil ?
Par ignorance ou pour tenter d’isoler les gouvernements les plus engagés dans la transformation sociale et le refus de l’ingérence de Washington (en premier lieu le Venezuela), les grands médias prétendent qu’il y aurait « deux gauches » qui s’opposent en Amérique latine : d’un côté une gauche radicale, celle de Chavez, Correa et Morales, et, de l’autre, une gauche « raisonnable », représentée par le Brésil de Lula puis de Dilma Roussef, l’Uruguay, le Pérou d’Ollanta Humala et l’Argentine de Cristina Fernandez, veuve de Nestor Kirchner, triomphalement réélue à la présidence le 23 octobre (si tant est que l’on puisse ainsi classer le péronisme).
En fait, on constate un continuum entre les gauches de ces pays, chacune ayant sa spécificité. Elles s’emboîtent les unes dans les autres. Leurs dirigeants se rencontrent ou se parlent en permanence et sont animés d’une volonté commune : celle de construire la Grande patrie latino-américaine pensée par Simon Bolivar, d’oeuvrer à la justice sociale et de se débarrasser de la tutelle du grand voisin du Nord.
Bien sûr il existe des conflits historiques, comme entre la Bolivie et le Chili, mais que nul ne songe plus à trancher par les armes. Plus prosaïquement, se présentent des contentieux économiques qui se règlent au fur et à mesure : entre le Brésil et l’Argentine sur les importations ; entre l’Argentine et l’Uruguay sur la construction d’une usine de pâte à papier qui présentait des risques de pollution du fleuve Uruguay, etc.
Au plan politique, on peut parler d’une véritable convergence. En Colombie, le nouveau président, Juan Manuel Santos, a pris le contrepied de son prédécesseur Alvaro Uribe en se réconciliant avec le Venezuela. Il se comporte comme un membre de la grande famille latino-américaine et non plus comme un relais régional des Etats-Unis. L’autre Etat pro-américain, le Pérou, est également passé au centre-gauche avec l’élection de Ollanta Humala. Il y a un seul gouvernement ouvertement de droite, celui du Chili, dirigé par l’homme d’affaires Sebastian Pinera, qui a annoncé qu’il voulait gérer le pays comme une entreprise : c’est un échec lamentable !
Cette réussite n’est-elle pas très dépendante d’un fort protectionnisme, et de ressources énergétiques et en matières premières importantes ?
Ce protectionnisme n’est pas si fort, et en tout cas pas plus que celui des Etats-Unis ! Mais il n’y a effectivement plus de course aux traités de libre-échange ! Ensuite, il faut reconnaître que la politique d’aide aux plus démunis en Argentine est financée par le boom des exportations agricoles, notamment du soja, et elle n’est tenable que si ces exportations se maintiennent à un très haut niveau. Quant à la manne pétrolière du Venezuela, évidemment, le pays en vit, mais, contrairement à ses prédécesseurs, Chavez en a fait bon usage pour le financement de programmes sociaux de très grande envergure. Il en a également fait profiter les pays d’Amérique central et de la Caraïbe, via le projet PetroCaribe. Combien de dirigeants diraient comme lui : « Le hasard a fait que le pétrole est ici, mais il appartient à l’Amérique du Sud » ?
Mais il ne faut pas se faire trop d’illusions. En Amérique latine, et en premier lieu au Brésil, la richesse est toujours scandaleusement mal répartie. Et pourtant Lula a quitté le pouvoir avec 80% d’opinions favorables. Que s’est-il passé ? Dans son bilan, il a évoqué les 30 millions de personnes sorties de la pauvreté et l’émergence des classes moyennes. Mais s’il a été plébiscité par les classes populaires et moyennes, il l’a aussi été par les couches les plus riches qui, sous ses deux mandats, sont devenues encore plus riches ! La forte croissance a fait grossir le gâteau, mais n’a pas modifié la répartition des tranches.
Comment ont évolué les rapports entre les Etats-Unis et l’Amérique Latine ?
A l’orée de son premier mandat, George Bush – qui baragouine l’espagnol -, avait annoncé son intérêt pour le sous-continent, ce qui n’était pas de bon augure. Les circonstances ont fait qu’il s’est trouvé mobilisé ailleurs après le 11 septembre. Le malheur des uns…
Il faut cependant mettre à son « actif », l’appui au coup d’Etat avorté du 11 avril 2002 au Venezuela, comme à l’ « actif » d’Obama l’appui de fait au coup d’Etat de juin 2009 au Honduras contre le président élu Manuel Zelaya. La politique des Etats-Unis en Amérique latine est restée pratiquement identique d’un président à l’autre. Mais elle a trouvé en face d’elle un continent de plus en plus soudé pour lui résister. En témoignent, comme nous l’avons vu plus haut, l’échec de la ZLEA, la création de l’ALBA, de l’UNASUR et de la CELAC.
Aujourd’hui, la priorité des priorités de Washington est de déstabiliser le Venezuela dans la perspective de l’élection présidentielle d’octobre 2012 à laquelle Chavez sera à nouveau candidat. Les services américains financent les opposants au gouvernement bolivarien, organisent contre lui des campagnes de presse, parfois grotesques, mais qui trouvent des relais complaisants dans les grands médias, plus particulièrement en Espagne et en France.
Dans les mois qui viennent, il faut s’attendre à une intensification de la désinformation contre Chavez. A cet effet, les agents de la CIA implantés dans les ambassades américaines sont à la manoeuvre un peu partout en Europe. Un de leurs objectifs est de créer un « cordon sanitaire » autour du gouvernement vénézuélien pour l’isoler non seulement de la droite, mais aussi des forces de gauche en Europe. Sont aussi visés les mouvements de solidarité avec le Venezuela et l’Amérique latine.
L’Amérique Latine pourrait-elle servir d’exemple à l’Europe ?
Bien sûr ! Ce qui frappe en Amérique Latine, c’est que l’intégration passe moins par l’économique que par le politique. C’est la volonté politique qui prime, l’exemple de l’ALBA étant à cet égard significatif. C’est aujourd’hui le continent le plus stable du monde, on devrait donc s’y intéresser ! Or ce qui est sidérant, c’est le peu d’intérêt que la majorité de la gauche européenne lui porte, pour partie en raison du matraquage médiatique hostile. A cet égard, les agissements de la CIA et du département d’Etat ont porté leurs fruits. Le terrain est d’autant plus facile à occuper pour la propagande américaine que peu nombreux sont les dirigeants de gauche qui ont un minimum de culture « latine » et qui parlent espagnol ou portugais.
Ceux qui ont une bonne connaissance de l’Amérique Latine et qui en tirent vraiment les enseignements sont Alain Lipietz (mais il n’a plus de responsabilités nationales chez les Verts EE) et surtout Jean-Luc Mélenchon. Le candidat présidentiel du Front de gauche y a fait plusieurs voyages d’études, il parle bien l’espagnol, et le titre de son livre Qu’ils s’en aillent tous !est un clin d’œil au mouvement social argentin du début des années 2000 avant l’arrivée au pouvoir de Nestor Kirchner. A un degré moindre, j’ajouterai Olivier Besancenot qui se réfère souvent au Che et qui a fait des visites à Cuba et au Venezuela.
Et, chez les socialistes, Arnaud Montebourg ?
Posez-lui la question ! Je note que, dans son entourage proche, Christiane Taubira, élue de la Guyane, est très sensibilisée aux questions latinoaméricaines. Par ailleurs, Montebourg a cité la modalité du référendum révocatoire prévue par la Constitution vénézuélienne comme un exemple à suivre pour une VIème République.
Au sein de la gauche du PS, Benoît Hamon et le maire du 14ème arrondissement de Paris, Pascal Cherki, sont également très attentifs à ce qui se passe en Amérique latine. En revanche, je n’ai jamais entendu François Hollande ou Martine Aubry s’exprimer sur le sujet.
Pourquoi ce manque d’intérêt ?
Je crois que l’Amérique latine donne mauvaise conscience aux dirigeants sociaux-démocrates : il y a dans cette région du monde des processus de transformation sociale qu’ils n’auraient peut-être pas le courage de mettre en place en France. Au mieux, ils ne veulent pas voir ce qui se passe là-bas, ils regardent ailleurs. Au pire, ils reprennent à leur compte les campagnes de désinformation et de dénigrement des grands médias.
L’Amérique Latine est aujourd’hui la seule région du monde où, certes de manière parfois désordonnée, des gouvernements mettent en œuvre des mesures réellement progressistes, créent les conditions de la participation populaire, rompent avec les dogmes néolibéraux, mettent le projet politique au poste de commandement et instaurent, dans le cas de l’ALBA, des formes de relations internationales fondées sur la solidarité et non pas la concurrence.
Ces expériences mériteraient logiquement d’être étudiées et soutenues par tous les mouvements de gauche en Europe. Ce n’est pas – ou pas encore — le cas. Sans doute parce qu’elles constituent un vivant reproche pour tous ceux qui ont renoncé à changer la société autrement qu’en paroles.
Propos recueillis pas Vladimir de Gmeline
Source : Marianne. Paris, 29 octobre 2011.