L’Amérique Latine s’interroge sur la Côte d’Ivoire
« Gbagbo n’est pas un putschiste »
Le professeur ivoirien Sylvain Poosson signale que les médias occidentaux et surtout français délégitiment Laurent Gbagbo comme président parce qu’il a essayé de redessiner la politique économique, ce qui affecterait les intérêts de Paris.
Sylvain Poosson est professeur de Littérature Hispano-américaine et le directeur d’Études Internationales de l’Université de Hampton. Il est né en Côte d’Ivoire, où il a étudié, a exercé le journalisme et a partagé l’arrivée de la démocratie, au début des années 90. Bien qu’il soit loin, il sait analyser et connaît avec détails la réalité de son pays, qui dans les derniers mois lui a pris le sommeil : « Gbagbo a commis beaucoup d’erreurs. Mais il est le père de la démocratie, il a milité plus de vingt ans dans la politique de son pays et il a attendu un processus d’élections démocratiques pour accéder à la présidence. Il n’est pas un putschiste, il respecte les droits de son peuple. Ouattara est en revanche un personnage sans pitié et cupide qui ferait tout pour s’asseoir dans le fauteuil du pouvoir », a‑t-il déclaré dans une conversation téléphonique où Página/12 l’a consulté sur son point de vue au sujet de la crise dans le pays africain.
Les médias occidentaux montrent un Laurent Gbagbo traqué et comptant les heures pour que les troupes de Ouattara, aidées par la France et l’ONU, l’arrachent du pouvoir. Qu’est-ce qui il y a de vrai dans cela ?
On voit que la communauté internationale ne le connaît pas. Gbagbo est capable de mourir là. Je ne crois pas qu’il se livre si facilement aux forces de Ouattara. Le sujet consiste en ce que l’information qui arrive sur le conflit est filtrée, en majorité, par la presse française, qui raconte l’histoire officielle. Mais il faut faire l’attention, surtout pour des sujets internationaux dans lesquels la France a des intérêts en jeu, la presse de son pays joue pour eux, presque comme si elle était son employée.
Pourquoi la France a‑t-elle interféré en Côte d’Ivoire ?
L’un des points principaux de la plate-forme de Gbagbo pour les élections de novembre a été basé sur le fait de redessiner la politique économique du pays, qui affectait indéfectiblement la France et les affaires que ce pays a dans la nation africaine. 85 % des devises qui soutiennent l’économie de la Côte d’Ivoire est déposé dans des banques françaises. La France a 2 500 entreprises en Côte d’Ivoire et se partage avec l’Angleterre l’achat de la production de pétrole et de cacao – la base de l’économie ivoirine – de mon pays. La Côte d’Ivoire perçoit, par la vente de ces produits, 12 % des gains que génère la France avec leur revente. C’est la menace à laquelle s’affronte la France si Gbagbo continue dans la présidence. Quand il a été ministre de l’Économie – entre 1990 et 1993‑, Ouattara s’est chargé de vendre toutes les entreprises publiques à des capitaux privés, en majorité étrangers. Paris en a énormément bénéficié.
Qu’est-ce que Gbagbo a fait pour changer cette réalité, pendant les dix ans où il a exercé la présidence ?
Il n’a pas pu faire beaucoup. Il a pris ses fonctions en 2000 et trois ans après les milices rebelles du nord du pays, avec armes et mercenaires du Burkina et l’appui caché de la France, ont essayé de renverser son gouvernement, en le tuant. Ouattara a appuyé ce coup d’Etat. Ils l’ont finalement laissé vivre, mais ils ont déclenché une guerre civile et ils ont versé le sang de centaines d’innocents. Le pays est resté divisé en deux : le nord, sous le commandement des rebelles, et le sud, avec Gbagbo, qui a fini par négocier le pouvoir complet. Il est resté à la présidence, mais il a nommé le leader des rebelles, Guillaume Soro, comme Premier ministre. Depuis ce temps-là, il n’a jamais plus pu avancer deux pas sans la menace de mettre à feu et à sang le pays. Il a perdu tout pouvoir.
Le mandat présidentiel de Gbagbo a pris fin en 2005. Pourquoi a‑t-il retardé de cinq ans les élections ?
Il a commis des milliers d’erreurs comme président. Le principal est d’avoir permis que la corruption contamine chaque coin de son cabinet. Mais ce n’est pas lui qui n’a pas voulu que des élections aient lieu : c’était Soro, à travers la menace permanente de violence et ses efforts constants pour maintenir le pays séparé, qu’ils n’ont pas permis l’instauration d’une atmosphère propice pour les élections. À Soro et aux rebelles du nord, il leur convenait de se maintenir dans le pouvoir à cause des affaires illégales du trafic de cacao. Même en novembre 2010, Gbagbo a alerté sur l’impossibilité de réaliser des élections démocratiques, avec tant de violence dans les rues.
Pourquoi n’a‑t-on pas encore pu définir le processus électoral du mois de novembre ?
Ouattara aurait gagné la présidence s’il n’avait pas tant maltraité la population. Les troupes rebelles ont tué et ont semé la peur pour qu’il parte de la présidence. Des femmes ont été violées ; des milliers d’ivoiriens ont été assassinés par ces bêtes, avec la permission de la France, pour effrayer les autres et pour gagner des votes. Les élections n’ont pas été libres et démocratiques. La Commission Électorale Indépendante qui a donné la victoire à Ouattara a 22 membres, dont 20 sont fidèles à Ouattara. Quand ces résultats préliminaires sont arrivés à la Cour suprême, cette autorité a considéré qu’il y avait des signes de fraude, mais elle n’a pas ordonné sa nullité ni la réalisation d’un nouveau scrutin.
Página 12. Buenos Aires, le 8 mars 2011.
Traduit de l’espagnol pour El Correo de : Estelle et Carlos Debiasi
Source : http://www.elcorreo.eu.org/?L‑Amerique-Latine-s-interroge-sur-la-Cote-d-Ivoire