par Pepe Escobar, auteur de : « Globalistan : How the Globalized World is Dissolving into Liquid War » (Nimble Books, 2007) ; « Red Zone Blues : a snapshot of Baghdad during the surge » ; « Obama does Globalistan » (Nimble Books, 2009).
Foto : Ricardo Amaral
Jetez un bon coup d’œil à cette photo de 1970.
La femme de 22 ans sur la photo est sur le point d’être interrogée par un bouquet d’inquisiteurs subtropicaux.
¨_ Elle vient d’être torturée, d’être soumise à l’électrocution et à la baignoire — ce que Dick Cheney qualifie comme un « interrogatoire amélioré » — durant 22 jours.
Pourtant elle n’a pas craqué.
Aujourd’hui cette femme, Dilma Rousseff, est la Présidente du Brésil — le perpétuel « pays du futur », la septième économie la plus grande du monde par la parité de pouvoir d’achat (devant le Royaume-Uni, la France et l’Italie), membre du BRICS et qui exerce une puissance douce sur la musique, le football et la joie de vivre.
Cette photo vient d’être publiée, dans le cadre d’une biographie de Rousseff, juste quand le Brésil lance finalement une Commission de Vérité pour établir ce qui est vraiment arrivé pendant la dictature militaire (1964 – 1985). L’Argentine, plus en avance, l’a déjà fait — le fait de juger et de punir ses propres inquisiteurs survivants en uniforme.
Ce samedi (10 décembre), Rousseff sera à Buenos Aires à la cérémonie de la prise du serment de Cristina Kirchner, réélue comme Présidente de l’Argentine. Les présidents de ces deux pays sudaméricains clés sont des femmes. Dites-le à la junte Tantawi d’Egypte — ou à ces modèles de démocratie de la Maison de Saud.
Ces choses là prennent du temps
Les Egyptiens peuvent ne pas savoir qu’il n’a fallu aux Brésiliens pas moins que 21 ans pour se débarrasser d’une dictature militaire. L’indestructible Dilma dans la photo est le pendant des années 70 de la génération Google d’aujourd’hui luttant pour la démocratie du Caire jusqu’à Manama, d’Aleph à l’est de l’Arabie Saoudite.
La liberté est juste un autre mot pour dire qu’il n’ y a rien à perdre — sauf beaucoup de temps. Au Brésil, la démocratie réelle avançait juste au moment où elle a été écrasée par le coup militaire de 1964 — activement supervisé par Washington. Le coma a duré deux longues décennies.
Alors, au cours des années 1980, les militaires ont décidé de doubler leur transition à pas de tortue vers la démocratie de façon « lente, graduelle et sûre » — sûre pour eux mêmes, évidemment. Mais ce fut la rue – dans le style Place Tahrir – qui finalement mit le turbo.
Le renforcement des institutions démocratiques a pris dix ans — incluant une destitution présidentielle pour corruption. Et il a fallu encore huit ans de plus pour que le président – immensément populaire Lula, qu’Obama a salué comme « l’homme » — ouvre la voie à Dilma.
Donc la route fut longue pour que dans un des pays les plus inégalitaire au monde — gouverné durant des siècles par une élite arrogante, avide qui avait seulement des yeux pour le Nord riche –finalement l’inclusion sociale soit intégrée comme quelque chose d’essentiel à la politique nationale.
Le progrès au Brésil était semblable à beaucoup d’autres contrées de l’Amérique du Sud.
Une apogée partielle fut atteinte la semaine dernière, quand la nouvelle Communauté d’États Latinoaméricains et des Caraïbes (connu par son acronyme, CELAC) s’est réunie à Caracas. CELAC a commencé comme une idée flamboyante pour l’émergence – d’un nouveau système monde, comme dirait Immanuel Wallerstein — d’une nation latinoaméricaine intégrée, basée sur la justice, le développement durable et l’égalité. Deux hommes ont contribué au processus — Lula et le Président vénézuélien Hugo Chavez. Leur vision a convaincu tout le monde , du Président Uruguayen « Pepe » Mugica — un ancien chef guérilleros — au Président chilien Sebastian Pinera, un banquier.
Alors, maintenant au milieu de la crise agonique qui traverse le Nord Atlantiste, l’Amérique latine surgit avec la possibilité d’une vraie « troisième voie » (oubliez la variante Tony Blair).
Pendant que l’Europe – sous le dictat du Dieu Marché – gère le prochain appauvrissement de ses propres gens, l’Amérique latine accélère son pas vers une plus grande inclusion sociale.
Et pendant que pratiquement toute la latitude de l’Afrique du Nord au Moyen-Orient rêve de démocratie, l’Amérique latine peut actuellement soumettre à l’examen les fruits péniblement gagnés de ses aboutissements démocratiques.
Restez concentrés, n’attendez aucun cadeau
La CELAC est un pari puissant sur un dialogue vigoureux Sud-sud. L’organisme, à ce stade initial, sera dirigé par le Chili, Cuba et le Venezuela.
L’ancien chef de guérilleros Tupamaro et actuel président de l’Uruguay « Pepe » Mugica l’a exprimé très clairement à Caracas que le chemin vers le rêve d’intégration latinoaméricaine ne sera pas inévitablement parsemé de roses. Un bon nombre de batailles idéologiques seront livrées avant qu’un large projet politique et économique prenne forme.
La CELAC complète l’Unasur — l’Union sudaméricaine — dominé par le Brésil. L’Unasur est également encore à ses débuts ; pour le moment c’est essentiellement un forum.
Et ensuite, il y a le Mercosur — le marché commun du Brésil, l’Argentine, Uruguay, Paraguay et, bientôt, le Venezuela. À Caracas, tant Dilma que Cristina ont sellé leur future intégration avec Chavez.
Le principal partenaire commercial du Brésil est la Chine ; avant c’étaient les Etats-Unis. Bientôt le numéro deux sera l’Argentine — dépassement aussi les Etats-Unis. Le commerce dans Mercosur est florissant — et continuera ainsi à croître avec l’incorporation du Venezuela.
Pourtant ils ne manqueront pas d’embûches sur le sentier vers l’intégration. Le Chili préfère des accords bilatéraux. Le Mexique regarde vers le nord d’abord — à cause du NAFTA. Et l’Amérique Centrale devient pratiquement une satrapie des Etats-Unis à cause du CAFTA.
Enfin, l’Unasur a approuvé récemment un projet stratégique crucial dans les termes géopolitiques ; un réseau en fibre optique de 10 000 kms, administré par des compagnies publiques locales, pour se débarrasser de la dépendance avec les Etats-Unis.
Pour le moment, au moins de 80 % de la circulation de données internationales en Amérique Latine passe par des câbles sous-marins vers Miami et la Californie — deux fois le pourcentage de l’Asie et quatre fois celui de l’Europe.
Les tarifs Internet en Amérique Latine sont trois fois plus chers qu’aux Etats-Unis. Il est difficile de parler de souveraineté et d’intégration sous de telles conditions.
Washington — qui exporte trois fois plus vers l’Amérique Latine que vers la Chine – en fait est et restera concentré ailleurs ; en Asie, là où l’administration d’Obama aime promouvoir l’agenda du Siècle du Pacifique.
Le fait est que Washington — aussi bien que les conservateurs latino-américains — n’ont rien à proposer aux peuples de l’Amérique Latine, ni politiquement ni économiquement. Donc c’est aux Latinoaméricains de perfectionner leurs démocraties, de faire avancer leur propre intégration régionale et concevoir des modèles sociaux et démocratiques alternatifs au néolibéralisme pur et dur.
Par un de ces trucs joués par l’Ange de l’Histoire Walter Benjamin, le temps est peut être maintenant venu pour les Latinoaméricains de partager leur expérience avec leurs frères et sœurs de Moyen Orient dans le Sud mondial.
La route est longue effectivement. Elle a commencé avec une femme de 22 ans faisant baisser les yeux à une dictature. Et il n’y a aucun retour en arrière.
Source : Al Jazeera, le 9 décembre 2011.
Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi