La « grande presse » a pu ne pas expliquer pourquoi Marielle Franco avait choisi de militer au PSOL et non dans le PT de l’ex-président Lula
Pendant quinze jours, les journaux et télévisions européens ont braqué leurs projecteurs sur le Brésil, pour commenter l’assassinat de Marielle Franco, une militante du PSOL[[PSOL. Partido Socialismo e Libertade, Parti Socialisme et Liberté.]], qui était devenue, à Rio de Janeiro, le symbole de la lutte pour le respect des droits de la communauté afro-brésilienne et le défenseur exemplaire de la population du « Complexo da Maré »[[Le « Complexo da Maré » est un très vaste quartier pauvre, situé dans la Zone Nord de Rio de Janeiro. Il est constitué par les traditionnelles « favelas », par des quartiers de maisons populaires sans aucun service public, et par d’immenses bidonvilles où la dégradation se mêle à la vie d’un prolétariat urbain toujours à la recherche d’un travail.]]. En effet, ses dénonciations continuelles des activités paramilitaires des « Milicias »[[Les « Milicias » sont la version moderne des anciens « Esquadrões da Morte » (Escadrons de la Mort), formés par des policiers de l’État de Rio de Janeiro. Ceux-ci étaient spécialisés, avant la dictature, dans l’élimination physique des délinquants les plus dangereux. Puis, avec le putsch des militaires, ils se consacrèrent à la capture, la torture et l’élimination des « terroristes communistes ». Dans les années 90, ils effectuèrent un saut qualitatif en occupant des « favelas » où ils opéraient comme un véritable contre-pouvoir. Par exemple, les trafiquants de cocaïne devaient payer une taxe pour écouler la drogue. Mais même les commerçants et les habitants de la « favela » devaient payer une taxe pour la prétendue « protection » que la « Milicia » garantissait par ses unités paramilitaires. En pratique, les « Milicias » étaient une variante brésilienne des AUC (Autodéfenses unies colombiennes).]], des violences de la police et des abus des unités spéciales de la Police Fédérale, mettaient en cause les liens occultes existant dans l’État de Rio de Janeiro entre le pouvoir, les patrons, et les groupes paramilitaires.
Comme c’était une femme, et même très belle, les journalistes ont préféré les aspects personnels, la plupart du temps immortalisés par de splendides photos. Les grands médias sont ainsi parvenus à créer un personnage, sans cependant dire qu’il s’agit d’une militante historique du PSOL. C’est ainsi que la « grande presse » a pu ne pas expliquer pourquoi Marielle Franco avait choisi de militer au PSOL et non dans le PT de l’ex-président Lula, ou dans le PDT de Brizola ou dans le PSB !
Pour répondre à cette question, il faut expliquer pourquoi il y a au Brésil un parti d’opposition appelé PSOL qui, selon les paroles d’un de ses fondateurs, Milton Temer, « …commença à être conçu en termes politiques en octobre 2003 comme un mouvement de résistance, qui s’opposait à la dérive idéologique opérée par le premier gouvernement du PT et par le président Lula, aussitôt après son installation au Palais du Planalto »[[Milton Temer, ex-parlementaire du PT, est en 2003 un des fondateurs du PSOL, dont il fut par la suite sénateur. Le 05/02/2016, il publia le texte « Parece que foi ontem — PSOL : um balanço » (Il semble que c’était hier – PSOL : un bilan) dans le blog de Boitempo, la principale maison d’édition de la gauche brésilienne.]].
En effet, les militants de la gauche du PT avaient été déconcertés par la « Carta aos Brasileiros » (Lettre aux Brésiliens), diffusée par Lula dans les derniers jours de la campagne électorale, où il proposait un accord avec les patrons, les banquiers, les multinationales et les latifondistes, pour parvenir à la « gouvernabilité possible ». En échange, cependant, le PT garantissait le contrôle tacite du prolétariat urbain et rural, du mouvement syndical et du mouvement étudiant à travers la CUT et l’UNE, organisations de masse qui étaient à l’époque contrôlées par des directions liées au groupe dirigeant du PT luliste[[Le terme « luliste », c’est-à-dire partisan de Lula, est très utilisé dans la littérature politique brésilienne.]], dont le leader incontesté était Lula même.
São Paulo, février 1980 : assemblée de fondation du PT, « parti sans patron ». Lula est le troisième en partant de la gauche.
De 1998 à 2003, l’activité politique du PT a été marquée par une lutte interne, profonde et permanente, qui aboutit par la suite à l’expulsion du PT des quatre parlementaires[[Les quatre parlementaires expulsés du PT en 2003 étaient : la sénatrice Heloisa Helena et les députés Babá, Luciana Genro et João Fortes.
]] qui n’avaient pas voté la proposition de loi du gouvernement Lula sur les retraites des fonctionnaires publics : outre qu’elle suivait une logique libérale, la nouvelle loi constituait un dangereux précédent qui pouvait être utilisé pour réformer les lois défendant les intérêts des travailleurs. De fait, dans ces années-là, l’idée d’un nouveau parti, réellement socialiste, commence à agiter la vie interne du PT, du fait que les relations entre ses courants de gauche, appelés « Tendências »[[Dans les années 1996/2003, la gauche du PT était représentée par cinq grands groupes appelés « Tendências » (tendances), respectivement : « Democracia Socialista » (Démocratie Socialiste), dans laquelle convergeaient de nombreux groupes trotskistes, « Força Socialista » (Force Socialiste), de formation marxiste, originaire du groupe MCR qui réunissait quelques organisations de la guérilla rescapées de la répression, « Democracia Radical » (Démocratie Radicale), de formation marxiste, « Articulação de Esquerda (Articulation de Gauche), formée par des marxistes catholiques, « O Trabalho » (Le Travail), groupe trotskiste traditionnel, lié à la IVème Internationale.]] et ceux de caractère social-démocrate que Lula et Dirceu avaient unifiés[[Inácio Lula da Silva et José Dirceu créèrent la puissante tendance « Articulação – Unidade na Lutta » (Articulation – Unité dans la Lutte).]] étaient devenues, depuis 1998, explosives. Une des raisons en était l’intervention, cette année-là, de la direction du PT à Rio de Janeiro. En effet, la Convention du PT de l’État de Rio de Janeiro avait voté, de façon majoritaire, pour Vladimir Palmeira[[Vladimir Palmeira fut le leader étudiant de 1968 qui devait par la suite être libéré, avec 25 prisonniers politiques, par les guérilleros de l’ANC et du MR8, en échange de l’ambassadeur US. Il a toujours été le grand leader de la gauche du PT et le symbole de la révolte de la jeunesse de Rio de Janeiro.]] comme candidat du PT aux élections pour le gouvernement de l’État de Rio de Janeiro. Malheureusement, Lula et José Dirceu avaient conclu un accord secret avec le PDT de Brizola pour lancer Anthony Garotinho du PDT comme candidat au poste de gouverneur, avec l’évangélique Benedita da Silva en deuxième position sur la liste. Opération politique doublement désastreuse puisque, après l’intervention autoritaire de Lula et Dirceu, se produisit l’échec de l’alliance entre PT et PDT.
Ce fait devient un élément décisif pour le renforcement du processus de rupture au sein du PT. En effet, en 1999, naissait à Rio de Janeiro le mouvement « Refazendo o PT » (Refaire le PT), dont plusieurs membres jouèrent par la suite un rôle de premier plan dans la création du PSOL, en particulier Milton Temer, Chico Alencar, Eliomar Coelho et Leo Lince.
Heloisa Helena avec ses camarades au premier congrès.
La formation du nouveau parti
Le transformisme idéologique accéléré du gouvernement du PT et du président Lula lui-même rendirent évident le passage d’une logique social-démocrate à celle dite du social-libéralisme, où l’assistanat, destiné aux secteurs les plus pauvres, imposait comme contrepartie une série de réformes ouvertement néolibérales, dont les seuls bénéficiaires étaient les banquiers, les patrons et les grand propriétaires terriens. Dans le même temps, le PT luliste s’adaptait parfaitement aux magouilles du pouvoir de Brasilia, favorisant même la nomination de José Sarney[[ José Sarney, né en 1930 dans le Maranhão, dont il a été le gouverneur, a été député, sénateur, président de la République (1985 – 1990) puis du Sénat (2009 – 2013). Avec son parti, le PMDB, il a représenté le « visage humain » de la dictature militaire (1964 – 1983) puis la transition réformiste à la démocratie, avec la Constitution adoptée en 1988, qui, entre autres, a instauré l’élection présidentielle au suffrage universel à deux tours.]] à la Présidence du Sénat et celle du banquier Henrique Meirelles à la tête de la Banque Centrale du Brésil. Ces décisions multiplièrent les doutes parmi les militants du PT, surtout les plus jeunes. En effet, tous comprirent que l’expulsion des quatre parlementaires était une décision voulue par la direction du PT luliste pour terminer un cycle politique et en ouvrir un autre, avec un PT revêtant déjà les habits du parti au pouvoir.
Sur ce point, Milton Temer rappelle : « …Le PSOL est né à un moment où se produisait au Brésil un recul idéologique et politique qui impliquait la rupture avec tout ce qui avait – pendant vingt ans – représenté les attentes d’une gauche socialiste, combative, présente dans le PT de cette époque », pour ensuite indiquer que « …le transformisme idéologique donna, dans le PT et son gouvernement, un grand coup de volant à droite, qui détermina entre autres le « pacte conservateur de haute intensité », contrebalancé par un réformisme faible, nourri de projets de véritable assistanat. »
Il est évident que le PT luliste et la presse, en particulier les journaux O Globo et O Estado de S. Paulo et, par conséquent, TV Globo, TV Record et TV SBS, firent tout pour disqualifier l’officialisation du PSOL. Celle-ci fut réalisée au moyen d’une campagne politique extraordinaire, au cours de laquelle les militants recueillirent dans les rues et les places 500 000 signatures pour le « parti d’Heloisa ». En effet, l’attitude et l’action de la sénatrice Heloisa Helena galvanisèrent les militants de la gauche, déçus par le PT, faisant naître une nouvelle espérance, et la certitude qu’était né, avec le PSOL, le nouveau parti de la gauche socialiste et démocratique.
Les 5 et 6 juin 2004, le PSOL organisait à Brasilia la Première Rencontre Nationale pour la fondation du parti. Puis, en 2006, le PSOL tenait sa 1ère Conférence Nationale, désignant la sénatrice Heloisa Helena comme candidate du Front des Gauches aux élections présidentielles. Ce front réunit pour la première fois trois partis (PSOL, PSTU et PCB) qui représentaient tous les courants du marxisme, du léninisme et du trotskisme.
La campagne électorale de 2006 fut très importante pour la consolidation du PSOL au niveau national. Le nouveau parti proposait publiquement une opposition de classe de gauche, au moment où le gouvernement de Lula vivait l’apogée de son union avec la bourgeoisie et les patrons. La clé de la victoire, dans ce succès inattendu, plus politique qu’électoral, fut, au cours de la campagne électorale, le comportement de rupture d’Heloisa Helena qui, en très peu de temps, devint l’anti-Lula par excellence. En effet, le PSOL, qui ne pouvait compter que sur ses militants et de très faibles moyens financiers, réussit à repousser les attaques de la droite et du gouvernement du PT, et à démasquer l’obstructionnisme de la presse, recueillant 6.575.393 suffrages (6,85%), ce qui lui donnait une honorable troisième place.
En fait, le PSOL utilisa les élections de 2006 pour faire de la politique dans tout le Brésil, faisant connaître son programme politique dans tous les vingt-six États où il présentait des candidats au poste de gouverneur, à la Chambre des Députés et au Sénat Fédéral, et aux parlements des divers États.
Ce succès et le développement du transformisme idéologique au PT provoquèrent de nombreuses défections d’intellectuels célèbres, comme Francisco de Oliveira, Leandro Konder, Leda Paulani, Paulo Arantes, Ricardo Antunes et Carlos Nelson Coutinho e Giralo ; elles furent suivies de la scission de la tendance Força Socialista, qui avait entre-temps pris le nom de « Ação Popular Socialista-APS » (Action Populaire Socialiste).
En 2007, du 1er au 4 juin, le PSOL tint à Rio de Janeiro son 1er Congrès National, au cours duquel les 745 délégués des groupes du parti ouvrirent le débat sur les seize motions qui mettaient en lumière le caractère « mouvementiste » du PSOL et les différents présupposés idéologiques des courants – appelés aussi tendances. Cette situation, qui s’est de plus en plus développée dans les années suivantes, a à plusieurs reprises eu des conséquences sur la croissance du parti et son rôle politique dans le conflit de classe, surtout pendant les gouvernements controversés de Dilma Roussef.
Heloisa et les « Tendances »
Les élections municipales de 2008 démontrèrent clairement que le PSOL était en hausse à tous les niveaux. Dans les grands centres métropolitains, dans les provinces rurales, les universités, les lycées et les écoles professionnelles, le PSOL assurait une présence remarquable ; une des raisons en est que c’est à cette période que le parti développe une rapide pénétration dans la classe ouvrière et dans le mouvement afro-brésilien. De toute façon, ce succès est dû à la défense inconditionnée du prolétariat, urbain et rural, des femmes et des LGBT, à la dénonciation de l’exploitation capitaliste, de la corruption, de la violence policière et de la dépendance à l’égard de l’impérialisme. Ces thèmes rappelaient l’activité politique de ce PT qui, dans les années 80, disait : « une fois au pouvoir, nous construirons le socialisme au Brésil ! ».
Ce résultat fut nourri par le fort engagement politique de la sénatrice Heloisa Helena, que le magazine usaméricain Forbes, puis, également, le magazine brésilien Isto È ont définie comme « la femme la plus influente de la politique brésilienne … ». En effet, sans diminuer les mérites des autres dirigeants du PSOL, il faut reconnaître que le renforcement politique du parti au niveau national est dû, avant tout, à l’infatigable activité politique d’Heloisa Helena. C’est pourquoi Milton Temer rappelle : « En 2009, du fait de l’excellente performance obtenue en 2006, Heloisa se trouvait en phase ascendante dans tous les sondages, qui lui donnaient entre 12 et 14 %. Cela signifiait que, aux élections présidentielles de 2010, elle serait certainement au deuxième tour, battant José Serra, qui était devenu le représentant de la droite. Malheureusement, les divergences internes – principalement le débat sur l’avortement – favorisèrent sa décision d’abandonner la campagne électorale, pour tenter de se faire élire au Sénat. Heloisa Helena commit ainsi un véritable suicide politique ! ».
Malheureusement, les divergences internes au PSOL devinrent déterminantes quand les courants politiques, dits aussi « Tendências », commencèrent à se comporter comme de petits partis cherchant à s’affirmer, faisant croire aux militants eux-mêmes que le PSOL était une espèce de fédération où tous convergeaient, tout en conservant leur propre identité idéologique et leurs propres liens politiques internationaux. En fait, les « tendências » étaient – et sont toujours – une espèce de filtre à travers lequel les différents secteurs du parti interprètent et définissent la politique du parti.
En tout cas, cette situation ne doit pas être considérée comme une déviation, puisque dans les paragraphes 1, 2 et 3 de l’article 88 des statuts du PSOL, les « Tendências » sont reconnues et encouragées. Dans le paragraphe 3, il est même établi que « …les Tendências pourront s’organiser librement sans aucun contrôle ou ingérence des organismes du parti, à condition qu’elles n’interfèrent pas avec les forums et les réunions des organisations de parti ».
Au Congrès du PSOL de Rio de Janeiro, novembre 2017
En 2016, nombreux sont ceux qui, au PSOL, pensaient que la clause qui régissait l’activité des « Tendências » devait être revue. Et, sur cette question, Milton Temer apporta des précisions en affirmant : « …Il ne s’agit absolument pas de vouloir imposer un nouveau centralisme démocratique, mais je pense que nous ne devons pas confondre, et donc, superposer, le rôle thématique et analytique des « Tendências » avec le rôle organique du parti. Rappelons-nous toujours la trajectoire d’Heloisa ! ». De fait, en mars 2013, Heloisa abandonna le PSOL pour rejoindre Marina Silva et créer avec elle un nouveau parti, la Rede Sustentabilidade (Réseau Développement durable) et une nouvelle église évangélique appelée Sagrada Árvore de Deus (L’Arbre Sacré de Dieu).
Marina (à gauche) et Heloisa
La nouvelle conjoncture
Bien qu’ayant toujours critiqué la dérive idéologique du PT, le PSOL a condamné le bluff de l’impeachment par lequel la bourgeoisie et les multinationales ont interrompu le gouvernement légitime de Dilma Roussef. En effet, le « coup d’État juridique » n’a pas seulement frappé le PT et ses dirigeants. La principale victime de l’impeachment a été le mouvement populaire à qui ont ainsi été interdites toutes les formes d’expression. Tant il est vrai que l’intervention militaire à Rio de Janeiro et la mort de Marielle Franco sont les premiers signes de la nouvelle conjoncture politique, dans laquelle la droite, la bourgeoisie, les multinationales et les latifondistes recourent à la « violence d’État » pour garantir le maintien du statu quo.
Le PSOL a présenté aux élections municipales de 2016 11 candidates féministes. Trois d’entre elles ont été élues : Áurea Carolina à Belo Horizonte (MG), Talíria Petrone à Niterói (RJ) et Marielle Franco à Rio de Janeiro (RJ).
Pour cette raison a prévalu, au sein du PSOL, la position « mouvementiste », qui s’est affirmée au 7ème Congrès, en 2017. Pour être plus précis, ce Congrès a décidé de donner la priorité aux interventions politiques dans le mouvement populaire, appuyant et développant les luttes populaires, dont Marielle Franco a été la plus haute expression dans la ville de Rio de Janeiro. En outre, la catastrophe du PT luliste a poussé le PSOL à créer de nouveaux instruments pour réunifier la gauche. Ainsi, le 4 mars, le PSOL a présenté Guillerme Boulos, président du MTST (Mouvement des Travailleurs Sans Toit) comme candidat à l’élection présidentielle d’octobre prochain. Il faut rappeler que Guillerme Boulos est un important cadre politique du mouvement populaire brésilien qui, tout de suite après l’impeachment contre Dilma Roussef en 2015, a su construire un front unitaire appelé « Povo sem Medo » (Peuple sans Peur), mobilisant les mouvements sociaux du Brésil contre le gouvernement putsciste de Michel Temer.
Guillerme Boulos, candidat à la présidence, et Sônia Guajajara, candidate à la vice-présidence.
Achille Lollo
Traduit par Rosa Llorens (Tlaxcala)