Par Christian Kessler | mondediplo.net | vendredi 23 septembre 2011
Christian Kessler est historien, professeur détaché à l’Athénée Français de Tokyo, enseignant aux universités Musahi et Kanagawa. Dernier livre paru : Le Japon, des samouraïs à Fukushima, Fayard/Pluriel, Paris, mai 2011.
En vacances pour quelques jours en France cet été, je fus étonné du silence médiatique sur le tremblement de terre du 11 mars, le tsunami et la catastrophe nucléaire sans précédent au Japon. Pourtant, les médias occidentaux n’avaient pas lésiné sur la couverture du plus grand désastre du pays depuis Hiroshima et Nagasaki en 1945. Mais d’autres événements ont rejeté dans l’oubli une catastrophe qui, au Japon où je suis rentré, continue de faire la Une des quotidiens. Avec son lot de nouvelles, guère faites pour rassurer sur le futur proche.
Ainsi M. Christopher Busby, responsable scientifique au Comité européen des risques sur les radiations, a déclaré qu’à cent kilomètres de la centrale de Fukushima et même jusqu’à l’agglomération de Tokyo, les niveaux de radioactivité sont bien plus élevés que ne le disent les autorités japonaises en charge du dossier Fukushima. On aurait détecté dans la capitale même, en quelques endroits précis, des niveaux de radioactivité supérieurs à ceux de la zone d’exclusion de Tchernobyl ! Tokyo Electric Power Company (Tepco) a reconnu le 15 août que 200 millions de becquerels s’échappaient chaque heure des réacteurs 1, 2 et 3 de la centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi. Entre mars et fin juillet, les rejets totalisaient 1 milliard de becquerels par heure, toujours d’après Tepco.
Selon un comité scientifique affilié au gouvernement japonais (mais ce dernier ne reconnaît pas ses résultats), les rejets de césium des réacteurs de la centrale de Fukushima depuis mars sont égaux en volume à 168 fois ceux d’Hiroshima en août 1945 – comparaison fréquemment utilisée ici. Après les rejets massifs en mars, les vents, les pluies, le ruissellement ont dispersé d’importantes quantités d’isotopes aussi bien à l’ouest (Niigata), qu’au centre (Nagano), ou qu’à Tokyo. Près de chez moi, à Saitama (nord de Tokyo), on mesure 919 100 becquerels, alors que l’institut de radioprotection et de sécurité nucléaire avait fixé le seuil d’évacuation à 600 000 becquerels par mètre carré ! Pour Wataru Iwata, responsable du centre de mesure CRMS à Fukushima, « détecter les dépôts radioactifs qui sont dispersés sur une surface aussi énorme, prendra des années ».
Bref, de jour en jour, le citoyen ordinaire apprend que la situation est loin d’être sous contrôle. Malgré, il faut le reconnaître, un gros travail de Tepco. Avec des employés du groupe français Areva, l’entreprise cherche des solutions pour refroidir les réacteurs et commencer à envisager la construction des dômes de béton qui devraient un jour devenir le tombeau de ces réacteurs, dans dix ou quinze ans, quand ils seront définitivement décontaminés.
Dès mon retour à Tokyo, je ressens l’angoisse qui règne autour de moi, dans ce petit restaurant de quartier, par exemple, où l’on m’a vu arriver avec plaisir. Ouf, le Français n’a pas déserté ! Je m’empresse de rappeler à quel point les valeureux « Cherry Blossom » (cerisier en fleur) avaient tenu tête à l’équipe de France de rugby, pays où contrairement à l’archipel, on pratique ce sport de longue date (match du 10 septembre gagné par la France 47 à 21). Tout de suite, on me parle de ces anciens de Tepco à la retraite qui s’organisent dans tout le pays et proposent de descendre dans la centrale afin d’épargner les jeunes. C’est bien l’esprit japonais, m’assurent-ils. Je ne cherche pas à les contredire. Les voilà ragaillardis pour un moment.
De toute évidence, la menace pèse. A la télévision, on évoque un vieux projet, celui de la décentralisation de la capitale. En effet, si un tsunami ou une irradiation venue d’une centrale s’abattaient sur la capitale, rien ne pourrait être fait pour évacuer cette mégalopole de 35 millions d’habitants qui a atteint ses limites dans la concentration et dans l’étendue. Le tremblement de terre du 11 mars rappelle à chacun combien le gigantisme pourrait devenir un handicap. L’engorgement des transports en commun obligea les gens à dormir dans les gares, ou à rentrer à pied chez eux dans la nuit, à marche forcée pendant parfois plus de dix heures. Tout se déroula dans l’ordre. Mais que se passerait-il si le séisme, au lieu de se produire à des centaines de kilomètres, se déclenchait à proximité de Tokyo ? Dès le 14 avril, le journal Sankei a évoqué une réunion bipartite afin d’envisager la désignation de capitales auxiliaires (fukutoshin) qui pourraient en cas de désastre, se substituer à Tokyo.
La capitale pompe une grande partie de l’énergie du pays et peut très vite se trouver en mal d’approvisionnement en électricité. Les restrictions actuelles dans ce domaine, qui laissent Tokyo moins éclairée la nuit, avec un peu moins de publicités agressives, de lumières éclatantes, apparaissent en réalité tout à fait légitimes, et pour moi plus que supportables ! C’est moins vrai pour l’air conditionné qui a été restreint malgré un été particulièrement caniculaire, non seulement dans la région dévastée, mais également à Tokyo. Les arrêts de la climatisation auraient, selon des journalistes japonais, entraîné la mort de nombreuses personnes âgées.
M. Hashimoto Toru, le gouverneur de la préfecture d’Osaka, assure quant à lui qu’en cas de menace sur Tokyo, Osaka, pourrait prendre le relais, retrouvant ainsi la première place qu’Edo (ancien nom de Tokyo) lui avait ravie au XVIIIe siècle. De quoi faire bondir le maire de Tokyo, M. Ishihara Shintaro, nationaliste notoire. Pour lui, Tokyo doit rester Tokyo, et le Japon se confondre avec la ville… Vieille rivalité historique entre les deux grands centres urbains de l’archipel.
La vie quotidienne s’organise – non sans méfiance, notamment au sujet de la nourriture. L’eau en bouteille, qui avait manqué pendant des semaines, est revenue dans les supérettes. Le rejet massif de l’eau de mer qui avait servi à refroidir les réacteurs a mis à bas une bonne partie de la pêche dans le littoral ; celle-ci représente 20 % de la production nationale. Les sols sont également atteints dans cette région, le Tôhôku, surnommé « le grenier du Japon », où l’agriculture compte pour 80 % du PIB. Les légumes et le bœuf – contaminé par le fourrage – ont été vendus et consommés à Tokyo. Même le riz, aliment indispensable, à forte valeur nationale et même religieuse – comme le pain dans le monde chrétien –, présente une légère contamination. S’il devenait impropre à la consommation, les conséquences économiques, mais aussi psychologiques, seraient considérables. On comprend donc la méfiance de la population de Tokyo qui ne sait plus à qui se fier et scrute avec acharnement les étiquettes minuscules qui indiquent la provenance des aliments. Les produits venant du sud de l’archipel se taillent évidemment la part du lion dans les échoppes et les supermarchés.
En tête, Kenzaburo Oe
Tout ce qui vient du Nord est suspecté par une population qui a trop fait confiance à ses dirigeants. Organisés à la base en comités, les Tokyoïtes tiennent désormais des manifestations importantes contre le nucléaire comme je n’en avais jamais vu jusque-là. 60 000 personnes, parmi lesquelles Kenzaburo Oe (prix Nobel de littérature), ont convergé lundi 19 septembre – jour férié – vers les parc Meiji, attaquant dans leurs slogans un gouvernement qui pour eux ne cesse de mentir, et n’aurait nullement l’intention de changer de cap en matière énergétique. En plus de ces manifestations qui se multiplient, il faut compter les réseaux sociaux, les sites Internet qui taillent des croupières aux médias traditionnels – lesquels ne sont plus les seuls dépositaires des idées politiques, sociales et culturelles.
La révolte contre le nucléaire vient d’en bas, et elle pointe les lacunes d’une classe politique qui, tous partis confondus, forme avec les grandes entreprises privées et la haute administration, le triangle de fer, une forteresse quasi imprenable, favorable à la poursuite de la politique nucléaire.
La morgue de certains hommes politiques laisse pantois. Ainsi dans le nouveau gouvernement de Noda Yoshihiko, le ministre de l’industrie Hachiro Yoshio, nommé officiellement le 2 septembre, a dû démissionner quelques jours plus tard pour avoir qualifié les alentours de la centrale de Fukushima de « zone fantôme », et avoir fait mine de frotter son costume à celui d’un journaliste en lui disant qu’il allait ainsi le contaminer… Les habitants de la région n’ont guère apprécié, eux qui comptent encore leurs morts et savent que pour nombre d’entre eux, il ne sera jamais plus question de revenir dans leurs villages, leurs maisons, ni de trouver là du travail… Soupçonnés d’être contaminés, certains habitants pourraient devenir des parias au même titre que les irradiés – Hibakusha – d’Hiroshima et de Nagasaki, qui ne purent se marier ni trouver du travail. Quelques enfants d’écoles primaires, déplacés des régions du Tôhôku, en subissent d’ailleurs les conséquences : ils ne trouvent aucun camarade pour s’asseoir à côté d’eux en classe.
Devant une telle catastrophe, le Japon et sa population méritante devraient pouvoir compter sur des hommes politiques un peu plus à la hauteur des grands enjeux de reconstruction et de remise en cause qui attendent le pays. Même si, reconnaissons-le, le premier ministre d’alors, Kan Naoto, a sans doute fait ce qu’il a pu, lui qui, en 1996, s’était rendu célèbre en révélant l’affaire du sang contaminé, lui qui se disait pacifiste et avait été élu pour « briser le triangle de fer ». Il a eu le courage de se prononcer sur une éventuelle sortie du nucléaire et en a fait les frais : il a dû laisser la place.
Quant à la France, son image avait été écornée après le départ précipité de nombre de ses ressortissants sur des vols Air France affrétés par le gouvernement ou vers le sud du Japon, laissant ainsi à leur sort les employés japonais de leurs sociétés. La visite comme président du G20 de M. Nicolas Sarkozy, le 31 mars, avait pour but de montrer que la France était aux côtés du Japon, même si la volonté affichée par le président français de poursuivre le nucléaire n’avait pas été appréciée de tous ici. Toujours pour revaloriser l’image de la France, le 14 juillet, traditionnellement fêté à l’ambassade, s’était en quelque sorte délocalisé à Koryama. Pari réussi, la presse en a fait état. Enfin, la visite de M. Accoyer, président de l’Assemblée nationale, qui s’est rendu à Sendai le 13 septembre, continue dans la même veine.