On le sait, il n’est pas facile d’être Palestinien dans un « État juif ». Mais la récente révolte des juifs d’origine éthiopienne rappelle qu’il ne suffit pas d’appartenir à cette religion pour ne pas être discriminé. Et que, même juif, il vaut mieux être Blanc que Noir dans une société divisée socialement et ethniquement et où le racisme institutionnel est légitimé par les principaux ministres du nouveau gouvernement de Benyamin Nétanyahou.
Dans la manifestation des Éthiopiens d’Israël contre les violences policières et la discrimination.
Qui s’intéresse un tant soit peu à Israël connaît le conflit israëlo-palestinien. Souvent même, il sait que la minorité palestinienne d’Israël — ceux qu’on a longtemps appelés les « Arabes israéliens » — est soumise à une discrimination structurelle. En revanche, on connaît beaucoup moins les divisions et les discriminations au sein même de la population juive israélienne.
Certes, Israël étant constitutionnellement un « État juif », le fait d’être juif confère un statut privilégié par rapport à tous les autres citoyens, indépendamment de la place sociale ou de l’origine ethnique. C’est écrit noir sur blanc dans un nombre limité de lois, mais c’est surtout ancré dans la pratique des institutions gouvernementales dont l’objectif prioritaire reste, près de 70 ans après la création de l’État d’Israël, de renforcer ce dernier comme « État juif et démocratique ».
Ceci dit, les privilèges octroyés aux juifs par l’« État juif » sont inégalement partagés : selon un récent rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)[[Le point sur les inégalités de revenus. Le creusement des inégalités touche plus particulièrement les jeunes et les pauvres, 2014.]], Israël est le deuxième pays industrialisé où le fossé entre riches et pauvres est le plus important. Elle est loin derrière nous, l’image d’Israël comme modèle d’État social — voire socialiste — et égalitaire… L’offensive néolibérale menée par Benyamin Nétanyahou dans les années 1980 a été d’une sauvagerie sans précédent parmi les nations industrialisées. Auprès de lui — à l’époque ministre des finances[[Benyamin Nétanyahou a été ministre des finances dans le gouvernement d’Ariel Sharon du 28 février 2003 au 9 août 2005.]] —, Margaret Thatcher fait figure de Mère Teresa.
Les divisions qui traversent la société juive israélienne sont à la fois sociales et ethniques, les deux étant souvent imbriqués : les plus riches sont d’origine européenne, les plus pauvres, d’« Afrique-Asie », selon le terme utilisé par le bureau central de statistiques israélien. Et tout en bas de l’échelle se trouvent les juifs originaires d’Éthiopie.
Discrimination ordinaire
Si au début des années 1970, Golda Meir pouvait encore dire qu’un « vrai juif » parle forcément le yiddish, la révolte des Panthères noires[[Le mouvement des Panthères noires israéliennes a été un mouvement de protestation contre les discriminations subies par les juifs mizrahim (orientaux). Il a été fondé en 1971 près de Jérusalem, sur le modèle du mouvement afro-américain des Black Panthers.]] et la montée en force des juifs orientaux originaires du monde arabe et du bassin méditerranéen ont mis fin à de tels discours, même si les discriminations ont loin d’avoir disparu. Mais des juifs noirs ?!
À l’époque de Golda Meir, il suffisait d’être un peu basané pour être traité avec dédain de Schwartze (Noir), alors imaginez ce que c’est que d’avoir la couleur de peau des Éthiopiens ou des Érythréens. C’est d’abord être régulièrement roué de coups par les forces de police dans les quartiers sud de Tel-Aviv, en particulier par les gardes-frontières et l’unité spéciale chargée de mener la chasse aux « infiltrés ». Car comment un policier raciste peut-il faire la différence entre un citoyen éthiopien (juif)[[Le terme falasha, qui signifie exilé ou immigré en amharique, est souvent utilisé pour désigner les Israéliens d’origine éthiopienne, mais pas par eux-mêmes qui, l’estimant péjoratif, emploient plutôt Beta Israel (la maison d’Israël). Ce dernier terme tend à être remplacé en Israël par « juifs éthiopiens » ou plus simplement par etiopim (Éthiopiens).]] et un migrant qui a fui l’Érythrée ou le Soudan du Sud ? « Tous des nègres ! » Ce n’est donc pas un hasard si la raison première des rassemblements de protestation des Éthiopiens au cours des derniers mois a été la dénonciation des violences policières. Dans son rapport de mai 2013, le Contrôleur Général de l’État, Yossef Shapira, fait le bilan des discriminations sociales :
- 18 % des Éthiopiens sont au chômage (le taux de chômage en Israël est de 5,6 %),
- 65 % des jeunes Éthiopiens vivent sous le seuil de pauvreté (51,7 % des familles),
- la majorité des lycéens n’obtiennent pas le baccalauréat,
- plus de 20 % ne vont pas au bout de leur service militaire à cause de ce que l’armée qualifie de « comportement particulièrement mauvais ».
Si l’État a mis en place toute une série de mécanismes pour améliorer la situation, en particulier dans les lycées, ce bilan du Contrôleur est sans équivoque : ils ont tous échoué.
L’un des paradoxes de la société israélienne — mais c’est le cas également dans un grand nombre d’autres pays — est que l’on retrouve de nombreux Éthiopiens dans la police des frontières et dans les services pénitentiaires, métiers qui ne nécessitent aucun niveau d’éducation. Mais même avec l’uniforme censé asseoir leur autorité, ils se font souvent agresser, que ce soit aux checkpoints ou dans les prisons, d’autant que, pour la majorité d’entre eux, ils sont plutôt frêles de corps. J’ai moi-même le souvenir de ces détenus à la prison de Ma’assiyahou qui appelaient leur surveillant en ces termes : « viens ici, négro, et que ça saute ! »
L’égalité est un combat
Pourtant, depuis quelques années nous sommes les témoins d’un tournant : une nouvelle génération est née, elle a grandi en Israël, y a fait son service militaire et surtout acquis un sens de la revendication et de la lutte. Être traités comme moins que rien n’est plus aussi courant qu’à l’époque de leurs parents. S’ils restent fortement liés à leurs traditions, les jeunes Éthiopiens et Éthiopiennes se sentent Israéliens et veulent être perçus et traités comme tels. Ce n’est pas un hasard si l’un des slogans les plus répétés au cours de la grande manifestation de Tel-Aviv du 3 mai 2015 était : « Nous sommes des Juifs ! ». Certains n’hésitaient d’ailleurs pas à ajouter « et pas des Arabes ». Souvent, dans les débats, ces jeunes Israéliens d’origine éthiopienne — car c’est ainsi qu’ils veulent être définis — mettent en avant leur service militaire, voire leurs « faits de guerre » dans les territoires palestiniens occupés. Le passage à tabac d’un soldat éthiopien en uniforme par des policiers a été l’un des éléments déclencheurs des dernières manifestations. S’ils avaient eu un minimum de connaissance d’Israël, ils auraient pu apprendre des Druzes et des Bédouins que le service militaire en Israël n’est en aucun cas la promesse d’échapper à la discrimination. L’égalité est un combat, en Israël comme ailleurs, même quand on est juif dans l’« État des juifs ».
« On nous traite comme des Arabes »
Les manifestations des Éthiopiens ont été réprimées par la police avec une violence rare — s’agissant évidemment de manifestations de juifs. « On nous a traités comme des Arabes », ont répété les manifestants à qui voulait les entendre. Il faut reconnaître qu’ils ne s’étaient pas comportés comme des enfants de chœur, brisant le stéréotype du « gentil » Éthiopien en n’hésitant pas à attaquer des policiers pour libérer l’un de leurs camarades.
Si la police a réagi en annonçant l’inculpation des manifestants arrêtés pour voies de fait et violences contre les forces de l’ordre, le gouvernement, lui, a décidé de mettre en place une commission dont le mandat est de faire des propositions pour l’amélioration des conditions de vie des Éthiopiens. Dans cette commission ont été cooptés des notables de la communauté, en particulier des qais, les rabbins éthiopiens…que le Grand Rabbinat d’Israël ne reconnaît d’ailleurs pas.
Il est cependant peu vraisemblable que la nouvelle génération d’Éthiopiens se reconnaisse dans ces notables, et tout laisse penser que leur révolte va se poursuivre. Extirper le racisme anti-noir de la société israélienne, et d’abord de sa police, est un combat sur le long terme qu’on ne peut séparer du combat que mènent les Palestiniens israéliens pour l’égalité. La convergence des luttes pour l’égalité est une nécessité. En Israël, elle est révolutionnaire.
Michel Warschawski. Journaliste et militant de gauche israélien, il est cofondateur et président de l’Alternative Information Center (AIC). Dernier ouvrage paru (avec Dominique Vidal) : Un autre Israël est possible, les éditions de l’Atelier, 2012.
Source de l’article : orientXXI