#AylanKurdi, icône mode d’emploi

Passant inaperçue, cette série de manipulations renforce in fine le rôle des médias comme acteurs de la qualification des faits dignes de passer à l’histoire.

Ver­sion rédi­gée de l’in­ter­ven­tion d’An­dré Gun­thert à la jour­née d’études “Inter­pré­ta­tions, més­in­ter­pré­ta­tions, sur­in­ter­pré­ta­tions de l’image”, EHESS, 16 sep­tembre 2015.

André Gun­thert, 19 sep­tembre 2015

L’un des traits les plus frap­pants de la créa­tion d’une nou­velle icône est le carac­tère sté­réo­ty­pé et répé­ti­tif des dis­cours qui l’accueillent, avec notam­ment ces ques­tions contra­dic­toires : est-il légi­time de publier des images choc ? Faut-il une image pour éveiller les consciences ? Une image peut-elle chan­ger l’histoire ? Confir­mant le carac­tère som­maire – et sta­tion­naire – du savoir sur l’image, la réponse des auto­ri­tés pho­to­gra­phiques (au hasard : Alain Genes­tar, Jean-Fran­çois Leroy) est géné­ra­le­ment aus­si peu ori­gi­nale, assu­rant que puisqu’une pho­to est le reflet de la réa­li­té, elle doit être mon­trée, et s’appuyant sur la généa­lo­gie des icônes (qui s’ouvre inva­ria­ble­ment avec la Napalm Girl de Nick Ut), pour confir­mer que celles-ci consti­tuent des vec­teurs pri­vi­lé­giés d’une prise de conscience par l’opinion.

“Un jour­nal spé­cia­li­sé dans la pho­to­gra­phie se doit de dif­fu­ser ce genre d’images&quot ; Regar­dez l’in­ter­view d’A­lain Genes­tar, direc­teur de Pol­ka Maga­zine, sur FRANCE 24 hier. Il réagit en direct au sujet de la pho­to­gra­phie d’Ay­lan Kur­di et s’ex­prime plus lar­ge­ment sur le poids de l’i­mage. Et lisez et reli­sez son édi­to­rial sur le site de Pol­ka Maga­zine : http://www.polkamagazine.com/31/le-mur/aylan-kurdi/1852

Pos­ted by Pol­ka Maga­zine on ven­dre­di 4 sep­tembre 2015

Les pho­to­gra­phies d’un petit enfant syrien noyé sur la plage de Bodrum ont rapi­de­ment acquis le sta­tut d’icônes média­tiques. A condi­tion de recons­ti­tuer cor­rec­te­ment sa genèse, le cas #Aylan­Kur­di per­met de répondre de manière détaillée aux ques­tions que pose le pro­ces­sus d’iconisation.

Plu­sieurs articles ont pro­po­sé des ana­lyses du buzz obser­vé sur les réseaux sociaux. Grâce à l’archive de fait que pro­duit la struc­tu­ra­tion par hash­tags, Twit­ter semble offrir un ter­rain pro­pice à l’enquête rétros­pec­tive. Il existe pour­tant un stade anté­rieur à la cris­tal­li­sa­tion de l’élan viral[[Les hash­tags #Kiyiya­Vu­ra­nIn­san­lik et #Aylan­Kur­di, qui comptent par­mi les plus uti­li­sés, ont démar­ré res­pec­ti­ve­ment sur Twit­ter le 2 sep­tembre à 13h29 et 16h59, heure de Paris.]]. Dans le cas #Aylan­Kur­di, nous savons que ce sont les chaînes d’information en conti­nu, notam­ment CNN Tur­quie, qui ont été les pre­miers organes à faire cir­cu­ler les images enre­gis­trées par les jour­na­listes de l’agence DHA, pré­sents sur place dès le matin du 2 sep­tembre 2015.

N’ayant pas fait l’objet d’un archi­vage struc­tu­ré, ces sources ont échap­pé à l’investigation. Les outils de recherche rétros­pec­tifs de Google per­met­taient tou­te­fois de retrou­ver plu­sieurs dizaines de copies pirates des pre­mières séquences dif­fu­sées par la télé­vi­sion, notam­ment sur You­Tube, dans les jours qui ont sui­vi l’événement (nombre d’entre elles ont depuis été reti­rées ou effa­cées). Même si ces docu­ments ne res­ti­tuent pas avec pré­ci­sion la chro­no­lo­gie de leur trans­mis­sion, ils four­nissent des indi­ca­tions pré­cieuses sur l’état ini­tial de l’information au matin du 2 septembre.

Celui-ci pro­pose une des­crip­tion beau­coup plus éten­due du nau­frage qui a eu lieu dans la nuit. Les pre­mières dépêches font état de 11 morts, dont 5 enfants. Les rushes vidéo (extraits) montrent des réfu­giés à bord d’un bateau venu à leur secours, des vête­ments épars sur la plage, et les corps de trois enfants, une jeune fille tirée sur le sable par deux per­sonnes, ain­si que les petits Alan (Aylan), 3 ans et Galip, 5 ans.

Ces docu­ments four­nissent une réponse sans ambi­guï­té à la ques­tion de l’opportunité de publier des images chocs. Le corps de Galip, allon­gé sur le dos, visage visible, a été très vite reti­ré de la dif­fu­sion, pour ne plus repa­raître. Celui d’Alan, cou­ché sur le ventre, le visage enfon­cé dans le sable, deve­nu une icône mon­diale, est res­té la seule mani­fes­ta­tion du drame.

Il y a donc bien des images qu’on ne peut pas mon­trer. Trop vio­lentes, trop déran­geantes, elles ne passent pas le filtre de l’acceptation média­tique. La vidéo du corps de Galip (il est plus que pro­bable qu’il en existe éga­le­ment des pho­to­gra­phies prises par Nilu­fer Demir, qui n’ont pas été publiées), comme les pho­tos d’enfants noyés dif­fu­sées début sep­tembre sur Face­book, dévoilent la vision insou­te­nable du cadavre.

A contra­rio, démons­tra­tion est faite que l’image du petit Alan pré­sente des carac­tères qui la rendent sup­por­table. Image choc certes, mais à la manière des seins des Femen, qui entrent dans la marge de tolé­rance du média­tique, là où l’image d’un corps entiè­re­ment nu ferait l’objet d’un mas­quage ou d’une coupe.

La consul­ta­tion des rushes vidéo témoigne du tra­vail de construc­tion de l’icône “Aylan”. Les plans consa­crées à l’enfant, qui a été rha­billé cor­rec­te­ment, alors que les vagues l’avaient par­tiel­le­ment dévê­tu, sont les plus longues : la camé­ra cherche déjà à iso­ler les angles qui favo­ri­se­ront une vue idéa­li­sée – un corps qui ne se pré­sente pas comme un cadavre, mais comme un petit gar­çon repo­sant sur le sable. La posi­tion sur le ventre, l’invisibilité du visage et la cou­leur rouge du T‑shirt sont autant de fac­teurs immé­dia­te­ment iden­ti­fiés par les pre­neurs d’images comme sus­cep­tibles de pro­duire une image non seule­ment sup­por­table, mais attrac­tive, comme en atteste la mul­ti­pli­ca­tion des plans et la simi­li­tude des angles de prise de vue, iden­tiques en vidéo et en pho­to, qui pri­vi­lé­gient la vue de dos ou de trois-quart.

La trans­for­ma­tion d’un corps en motif est la pre­mier stade de l’opération d’iconisation, mais il ne s’agit encore que d’une condi­tion de pos­si­bi­li­té. La prin­ci­pale étape est fran­chie avec la conver­sion de l’image d’information en emblème visuel, qui est assu­rée par le pas­sage de la vidéo à la photo.

Alors que les pre­mières formes de pré­sen­ta­tion du nau­frage, exclu­si­ve­ment en vidéo, le décrivent de manière plus com­plète, alors même que les pho­to­gra­phies sélec­tion­nées ulté­rieu­re­ment reprennent des vues exis­tantes en vidéo, autre­ment dit n’apportent aucun élé­ment d’information sup­plé­men­taire, mais réduisent au contraire la vision du drame, on va obser­ver au cours de la jour­née du 2 sep­tembre une tran­si­tion para­doxale des sup­ports de nar­ra­tion de la vidéo à la pho­to, en paral­lèle avec une modi­fi­ca­tion du récit qui évo­lue de la des­crip­tion fac­tuelle à une inter­pré­ta­tion sym­bo­lique.

Cette inter­pré­ta­tion s’appuie essen­tiel­le­ment sur la réduc­tion du trai­te­ment de l’événement au petit groupe de pho­to­gra­phies sélec­tion­nées de Nilu­fer Demir, toutes cen­trées sur le corps du petit Alan. L’effacement de la mort au même moment et dans des condi­tions iden­tiques de son frère Galip (repré­sen­té en revanche vivant par une série de pho­tos d’album) atteste la moti­va­tion essen­tiel­le­ment esthé­tique de l’isolement du candidat-icône.

Pour effa­cer cette dimen­sion construite, l’iconisation requiert des formes de vali­da­tion col­lec­tives qui natu­ra­lisent le pro­ces­sus. Celle-ci est désor­mais assu­rée par la redif­fu­sion virale des pro­po­si­tions visuelles sur le web, un élé­ment très rapi­de­ment inté­gré au récit média­tique, comme un miroir sup­po­sé de la vox populi.

Dans le cas #Aylan­Kur­di, l’observation du buzz doit être com­plé­tée par le constat que, toutes les sources ico­no­gra­phiques étant d’origine média­tique, ce sont bien les organes de presse, voire les agences, qui ont entre­te­nu cette vira­li­té, comme le fait par exemple l’agence DHA dès 8:48 le 2 sep­tembre sur Twit­ter, encou­ra­geant impli­ci­te­ment la redif­fu­sion du document.

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La mani­pu­la­tion est par­ti­cu­liè­re­ment visible sur les repor­tages dif­fu­sés par les chaînes d’information conti­nue à par­tir de l’après-midi du 2 sep­tembre, qui isolent les cli­chés en plans fixes, venant inter­rompre les séquences vidéos, le cas échéant accom­pa­gnées d’une illus­tra­tion sonore repro­dui­sant le son du déclen­cheur, pour en sou­li­gner la nature photographique.

Dès lors que les pho­to­gra­phies ne montrent rien de plus que les vidéos, qui donnent au contraire une vision plus com­plète de l’événement, on est en droit de se deman­der pour­quoi le trai­te­ment télé­vi­sé met ain­si en exergue l’existence d’images photographiques.

La réponse n’est autre que les com­men­taires sus­ci­tés par l’image fixe. Alors que nul ne s’interroge pour savoir si une vidéo peut chan­ger l’histoire, alors que per­sonne ne songe à com­pa­rer une séquence télé­vi­sée avec un pré­cé­dent ico­nique ou un tableau célèbre, la pho­to­gra­phie se prête à mer­veille aux diverses formes de glose lon­gue­ment mis au point par la cri­tique d’art. Ten­ta­tives d’ekphrasis, inter­view de la pho­to­graphe pour recons­ti­tuer les condi­tions de la prise de vue, débat avec un expert médias pour inter­ro­ger la per­ti­nence de la publi­ca­tion, entre­tien avec un phi­lo­sophe pour dis­ser­ter sur le règne de l’image, com­pa­rai­sons éru­dites ou esquisses de généa­lo­gies visuelles… – la vaste palette de com­men­taires ouverte par la réduc­tion à l’image fixe fonc­tionne comme un dis­po­si­tif auto­réa­li­sa­teur cor­ro­bo­rant la lec­ture sym­bo­lique de l’événement.

Contrai­re­ment au cli­ché qui veut que nous soyons sub­mer­gés par les images, seul un petit nombre de docu­ments visuels sont véri­ta­ble­ment per­çus comme tels. Le flux de l’actualité entre­tient une vision trans­pa­rente des images, en par­ti­cu­lier des images ani­mées, qui se donnent comme autant de fenêtres ouvertes sur le spec­tacle du monde. Comme le montre la conver­sion pho­to­gra­phique du cas #Aylan­Kur­di, il est néces­saire d’isoler et de figer le docu­ment visuel pour lui res­ti­tuer sa valeur iconographique.

L’image favo­rise l’interprétation. L’interprétation pro­duit l’icône. Le rap­pro­che­ment d’une étu­diante de mai 68 et de la Liber­té gui­dant le peuple, d’une mère algé­rienne en pleurs et d’une pie­ta, ou d’un petit réfu­gié noyé sur une plage et du Mas­sacre des Inno­cents relève moins de l’analyse ico­no­gra­phique que d’une opé­ra­tion rhé­to­rique qui extrait une pho­to­gra­phie du flux des repré­sen­ta­tions de l’actualité, et la valo­rise en lui appli­quant une grille de lec­ture imi­tée de la cri­tique d’art.

Le cas #Aylan­Kur­di per­met de don­ner une réponse pré­cise à la ques­tion : qu’est-ce qu’une icône média­tique ? Il s’agit d’une image d’information recon­tex­tua­li­sée par la res­ti­tu­tion de son opa­ci­té ico­no­gra­phique, asso­ciée à un sys­tème exé­gé­tique auto­réa­li­sa­teur, qui la désigne comme emblème et la confirme dans son sta­tut d’exception, selon des prin­cipes héri­tés de la cri­tique de la pein­ture d’histoire, dont le rôle est depuis l’Antiquité de faire connaître au public les memo­ra­bi­lia d’une époque. Plu­tôt que de se deman­der si une image fait l’histoire, il convient de consta­ter que l’histoire popu­laire, celle qui se mani­feste dans les monu­ments ou les manuels sco­laires, est pré­ci­sé­ment consti­tuée par une série de sté­réo­types ico­no­gra­phiques, lar­ge­ment redif­fu­sés par les indus­tries cultu­relles. Admettre une pho­to­gra­phie dans les rangs de ces images-emblèmes lui confère immé­dia­te­ment la qua­li­té de docu­ment historique.

Dans cet emploi qui confère à la pho­to­gra­phie un rôle proche de celui du des­sin de presse, la per­cep­tion habi­tuelle de l’enregistrement visuel comme figu­ra­tion immé­diate contri­bue à natu­ra­li­ser sa lec­ture sym­bo­lique, encou­ra­geant une per­cep­tion de l’icône comme incar­na­tion spon­ta­née du des­tin. Pas­sant inaper­çue, cette série de mani­pu­la­tions ren­force in fine le rôle des médias comme acteurs de la qua­li­fi­ca­tion des faits dignes de pas­ser à l’histoire.

Source de l’ar­ticle : l’i­mage sociale