Dziga Vertov et l’art du documentaire

Par Nikolai Pavlovich Abramov

Extrait du numé­ro 35 de Pre­mier Plan, adap­ta­tion du livre de N. P. Abra­mov : Dzi­ga Ver­tov, publié par les Edi­tions de l’Académie des Sciences de l’URSS (Mos­cou 1962).

Tra­duc­tion et adap­ta­tion du russe de Bar­thé­le­my Amen­gual

La ciné­ma­to­gra­phie sovié­tique nais­sait à peine que Lénine en défi­nis­sait les tâches, pré­ci­sant : « la pro­duc­tion de films nou­veaux, qu’ins­pirent les idées com­mu­nistes et qui reflètent la réa­li­té sovié­tique, doit com­men­cer par l’actualité ». Selon V.I- Lénine, on devait viser à des Actua­li­tés qui fussent « jour­na­lisme artis­tique, dans la ligne et l’esprit sui­vis déjà par les meilleurs quotidiens ».

Ces défi­ni­tions de Lénine cer­naient les fac­teurs réels de pro­grès du ciné­ma sovié­tique : elles affir­maient le carac­tère réa­liste de l’art, le prin­cipe de liai­son avec la réa­li­té, laquelle réclame de la part de l’ar­tiste une obser­va­tion aiguë de la vie.

Durant les années vingt, consé­quence du déve­lop­pe­ment des Actua­li­tés, un nou­veau type d’art ciné­ma­to­gra­phique parut — le docu­men­taire — qui éri­geait en prin­cipe l’organisation artis­tique et « jour­na­lis­tique » du maté­riau enre­gis­tré. Dzi­ga Ver­tov fut le plus émi­nent repré­sen­tant de ce domaine par­ti­cu­lier du cinéma. 

Les recherches du jeune réa­li­sa­teur Dzi­ga Ver­tov, sou­cieux de gagner au ciné­ma des moyens expres­sifs nou­veaux, s’inséraient orga­ni­que­ment dans le déve­lop­pe­ment entier de l’art sovié­tique durant ces années. Jamais peintres, écri­vains, met­teurs en scène de théâtre, ou de ciné­ma, ne furent comme alors sou­te­nus par l’État, aux prises cepen­dant avec des dif­fi­cul­tés éco­no­miques inouïes. Jamais l’État n’avait encore accor­dé, comme le Sovié­tique, une telle impor­tance au ciné­ma, à sa pro­pa­gande, ni tra­vaillé avec autant d’intensité à son expansion.

Qui­conque accep­tait la révo­lu­tion pou­vait expé­ri­men­ter, cher­cher, frayer sa route à l’art révo­lu­tion­naire, répondre immé­dia­te­ment aux besoins du front et de la lutte contre la faim, la ruine, le sabo­tage. S’efforçant de par­ti­ci­per plus acti­ve­ment à la vie publique, l’art créait de nou­veaux genres de nou­velles formes d’agitation : affiches, vitrines de l’Agence Télé­gra­phique Russe, vers, spec­tacle de masse, films de pro­pa­gande, et le Ciné­ma Véri­té (Kino-Prav­da). Les artistes s’attachaient à trou­ver de nou­veaux moyens d’expression afin de trans­mettre à tra­vers l’art, les idées révolutionnaires. 

Nombre d’entre eux, de façon erro­née, pen­saient que l’expérience accu­mu­lée dans le pas­sé par leurs pré­dé­ces­seurs, ne pou­vait pas en rien ser­vir la créa­tion d’un art pro­lé­ta­rien. Plu­sieurs grou­pe­ments artis­tiques qui se disaient « de gauche » (le Pro­let­kult, le L.E.F., les Construc­ti­vistes, etc.) et expé­ri­men­taient le plus sou­vent cette frac­tion de l’intelligence petite-bour­geoise qui avait admis la révo­lu­tion, ten­taient de créer une nou­velle forme artis­tique en pein­ture, au théâtre et en poé­sie, par le moyen d’expériences de labo­ra­toire. C’est de toute façon dans les rangs du « Front artis­tique de Gauche » (L. E. F.), que com­men­cèrent à tra­vailler et se for­mèrent nombre d’excellents écri­vains, peintres, met­teurs en scène qui, plus tard, se libé­rèrent de leurs erreurs de jeu­nesse et devinrent des réa­listes. Pour ce qui est des cinéastes, il suf­fi­ra de citer S. Eisen­stein, L. Kou­le­chov, S. Yout­ke­vitch, G. Alexan­drov et Y. Piriev. Et bien enten­du, Dzi­ga Vertov.

Les films de Ver­tov reflètent les ten­dances et les contra­dic­tions fon­da­men­tales de l’art de ce temps. Ses grandes réa­li­sa­tions, aus­si bien que ses échecs et ses erreurs, le cinéaste les devra aux mêmes pro­ces­sus carac­té­ris­tiques de l’évolution, dans sa pre­mière phase, de l’art soviétique. 

Dzi­ga Ver­tov vint au ciné­ma sitôt après la révo­lu­tion et fit ses débuts au Comi­té Ciné­ma­to­gra­phique de Mos­cou, en qua­li­té de secré­taire de la Sec­tion « Actua­li­tés ». Denis Arka­die­vitch Kauf­man, qui fit enre­gis­trer par l’État sovié­tique son pseu­do­nyme de Dzi­ga Ver­tov, était né en 1896, à Bia­ly­stock (Pologne alors annexée à la Rus­sie tza­riste) dans la famille d’un biblio­thé­caire. Il avait d’abord fré­quen­té une école de musique, puis l’Institut de Psy­cho-neu­ro­lo­gie de l’Université de Mos­cou. Il s’était inté­res­sé dès l’enfance à la lit­té­ra­ture : il avait écrit des romans fan­tas­tiques imi­tés de Jules verne, des essais, des poé­sies satiriques. 

« Ado­les­cent, je com­men­çai à m’intéresser aux diverses méthodes d’enregistrement docu­men­taire du monde des sons, au mon­tage de sté­no­grammes, de pho­no­grammes. Dans mon « labo­ra­toire de l’ouïe » je com­po­sais des mon­tages de bruits, des mon­tages musi­co-lit­té­raires de mots. »

« J’éprouvais beau­coup d’attrait pour les pers­pec­tives offertes par l’appareil de prise de vues dans le domaine de la chro­nique, par la pos­si­bi­li­té de fixer sur la pel­li­cule des frag­ments de vie réelle, des évè­ne­ments tran­si­toires qui ne se répé­te­raient jamais. » [[Auto­bio­gra­phie, dans le recueil iz isto­rij kino. Mate­ria­ly i doku­men­ty, Mos­cou. Ed. de l’Académie des Sciences d’URSS. 1959]]

Ce désir d’enregistrer le monde acces­sible à l’ouïe avec le concours des moyens lit­té­raires (com­po­si­tions de docu­ments, mon­tages musi­co-lit­té­raires) avait été influen­cé sans doute par les expé­riences alors conduites par les Futu­ristes sur l’élément des­crip­tif inclus dans les sono­ri­tés du vers. Quoi qu’il en soit, ce n’est qu’en tra­vaillant sur le film sonore que Dzi­ga Ver­tov put obte­nir la pus com­plète repro­duc­tion docu­men­taire de la réa­li­té audible. 

Dès le début de 1918, Ver­tov décou­vrait dans la camé­ra le moyen uni­ver­sel et abso­lu d’enregistrer la réa­li­té authen­tique. Il rêvait de « créer un nou­veau type d’art », « l’art de la vie même », un ciné­ma du fait , docu­men­taire, sans jeu d’acteurs.

Il apprit son métier de met­teur en scène en tra­vaillant sur les numé­ros du Kino­ne­de­lia (Ciné-heb­do) qui fut le pre­mier jour­nal-fil­mé sovié­tique. Les pos­si­bi­li­tés de l’appareil de prise de vues, les prin­cipes du mon­tage, riche de res­sources expres­sives encore insoup­çon­nées, tout était à décou­vrir. Les bandes impres­sion­nées qui arri­vaient à la Sec­tion des Actua­li­tés ne le satis­fai­saient guère. Pour rece­voir des plans conformes à ses dési­rs, tour­nés par des opé­ra­teurs par­ta­geant ses concep­tions, il lui fau­drait attendre quelques années encore et créer son propre ciné-jour­nal : le Kino-Prav­da (Ciné-véri­té).

Outre ce Ciné-Heb­do (Kino­ne­de­lia), D. Ver­tov réa­li­sa en peu de temps plu­sieurs films qui reflé­taient de manière oppor­tune et concrète les évè­ne­ments de la guerre civile : L’Anniversaire de la Révo­lu­tion (Godoucht­chi­na Revo­lut­sii, 1918). Les com­bats devant Tsa­rit­syne (Boi pod Cari­cy­nom, 1920). Le train de l’exécutif Cen­tral (Agit poezd Vtsi­ka, 1921). His­toire de la guerre civile (Isto­riia gra­j­dans­koi voj­ny, 1921)

La dis­po­si­tion des maté­riaux, dans ces films, pour­sui­vait encore un but d’information, et des textes appor­taient l’explication brève de ce qui arri­vait sur l’écran. Les évé­ne­ments fil­més étaient his­to­ri­que­ment de la plus haute impor­tance : les meilleurs opé­ra­teurs sovié­tiques les avaient « tour­nés » ; ces bandes res­taient néan­moins de l’ « actua­li­té » dépour­vue des carac­tères du jour­na­lisme artistique. 

Mécon­tent de son tra­vail pour les numé­ros du Ciné-Heb­do, Ver­tov se mit à la recherche de nou­velles méthodes d’organisation du maté­riau fil­mique, répon­dant au conte­nu nou­veau, révo­lu­tion­naire. Il pro­po­sa la réa­li­sa­tion de jour­naux fil­més limi­tés à un thème déter­mi­né, sous le titre géné­ral de Kino­Prav­da (Ciné-Véri­té), et ses sug­ges­tions furent aus­si­tôt retenues. 

Le pre­mier, Dzi­ga Ver­tov pra­ti­qua le mon­tage des actua­li­tés ciné­ma­to­gra­phiques, tan­dis que L. Kou­le­chov entre­pre­nait ses pre­mières expé­riences de mon­tage sur le film de fic­tion. Obs­ti­né à mon­trer de la façon la plus expres­sive, la plus lumi­neuse et la plus atta­chante, la la vie de la jeune répu­blique socia­liste, Ver­tov décou­vrait les lois du montage. 

Il prit pour le pre­mier sujet d’expérience un élé­ment à pre­mière vue secon­daire : les inter-titres. Le cinéaste en fai­sait des cel­lules de mon­tage, indé­pen­dantes et auto­nomes à l’égal des plans. Il variait le carac­tère et le corps des lettres, uti­li­sait lar­ge­ment les tech­niques du des­sin ani­mé, éle­vant de la sorte l’efficacité émo­tive du docu­men­taire au niveau d’un puis­sant ins­tru­ment de propagande.

« C’était un jour­nal bien par­ti­cu­lier ; en mou­ve­ment per­pé­tuel, en per­pé­tuel chan­ge­ment d’un numé­ro à l’autre. Chaque nou­veau Kino­Prav­da dif­fé­rait du pré­cé­dent. La méthode d’exposition, à tra­vers le mon­tage, chan­geait. La concep­tion du tour­nage chan­geait. Chan­geaient le carac­tère et l’emploi des sous-titres. Le Kino­Prav­da cher­chait à dire la véri­té à l’aide de moyens ciné­ma­to­gra­phi­que­ment expres­sifs. Len­te­ment, ce labo­ra­toire « sui gene­ris » créait l’alphabet du lan­gage ciné­ma­to­gra­phique. » [[Amour de l’homme vivant, « iskusst­vo kino », Mos­cou, n° 6. Sur les diverses manières d’exprimer l’homme dans le docu­men­taire. 1958]] 

Les numé­ros du Kino­Prav­da ne res­sem­blaient plus aux actua­li­tés de naguère. Ils ne se limi­taient pas à la seule infor­ma­tion. Impré­gnés des idées com­mu­nistes, ils don­naient une inter­pré­ta­tion artis­ti­co-jour­na­lis­tique de la nou­velle réa­li­té sovié­tique. Ain­si naquit le docu­men­taire, en tant que domaine auto­nome de l’art du cinéma. 

Dès sa nais­sance, celui-ci comp­ta dif­fé­rents genres : l’essai, le pam­phlet, le poème ciné­ma­to­gra­phique, le ciné-por­trait, le film his­to­rique ou de propagande. 

Dans le docu­men­taire, on pou­vait expri­mer des idées plus com­plexes que les thèmes mani­festes pré­sents dans les faits d’abord enre­gis­trés. Les jux­ta­po­si­tions du mon­tage, le texte par­lé, la musique et les bruits, toutes les tech­niques de la mise en scène en four­nis­saient la pos­si­bi­li­té. L’image poé­tique, la méta­phore, l’hyperbole, la des­crip­tion rétros­pec­tive, l’anticipation, les actions paral­lèles, les figures de la rhé­to­rique, le retour­ne­ment de sens d’une séquence de mon­tage obte­nu par l’intervention d’un sous-titre ou d’un effet de contraste, devinrent les moyens d’expression du docu­men­taire. Cette énu­mé­ra­tion est loin d’épuiser l’arsenal artis­tique dont dis­po­sa cette forme nou­velle du cinéma. 

Les films de Ver­tov, les plus amples et ambi­tieux aus­si bien que ses numé­ros du Kino­Prav­da, jouèrent un rôle impor­tant dans l’élaboration de ce style uni­taire qui carac­té­rise la ciné­ma­to­gra­phie sovié­tique pour la rai­son que toutes ses recherches ten­daient à une seule fin : l’expression du thème du peuple vic­to­rieux qui, sor­ti de la guerre civile, construi­sait le socia­lisme dans son pays. 

Eisen­stein devait écrire, pus tard :

« Durant les années vingt, les actua­li­tés et le docu­men­taire furent le levain de notre ciné­ma. Nombre d’œuvres de notre ciné­ma­to­gra­phie artis­tique à peine nais­sante, portent la marque de ce que créait alors le documentaire.
Le docu­men­taire a don­né au style ciné­ma­to­gra­phique sovié­tique l’intensité dans sa per­cep­tion, la pro­fon­deur de la vision, la sub­ti­li­té dans la com­bi­nai­son des choses vues, la capa­ci­té de péné­trer le réel et la vie, et bien d’autres carac­tères encore. »

Au début de son acti­vi­té, Dzi­ga Ver­tov publiait de fra­cas­sants mani­festes, proche de ceux que répan­daient alors de nom­breux grou­pe­ments artis­tiques et lit­té­raires de « gauche » dans la ciné­ma­to­gra­phie sovié­tique. Pour la plu­part, ceux-ci niaient dans leurs pro­grammes le concept même d’art, l’accusant d’être un pro­duit cultu­rel de l’idéologie aris­to­cra­tique et bourgeoise.

Ces mots d’ordre chao­tiques témoi­gnaient davan­tage d’une volon­té de frap­per l’imagination du lec­teur que du sou­ci d’élaborer une nou­velle théo­rie esthé­tique du ciné­ma ou même de démon­trer la vali­di­té de leurs propres tra­vaux artistiques. 

Beau­coup plus tard Dzi­ga Ver­tov a écrit : 

« Je me sou­viens de mes pre­mières et tapa­geuses inter­ven­tions. Elles s’en pre­naient aus­si bien aux admi­ra­teurs des vul­ga­ri­tés étran­gères qui régnaient alors sur nos écrans qu’à tous ces cinéastes qui vou­laient que l’Actualité fût seule­ment jour­nal-fil­mé. Les inten­tions étaient excel­lentes. Il appa­rais­sait néces­saire de secouer les adver­saires, de vaincre l’inébranlable pré­ven­tion des cinéastes concer­nant les pos­si­bi­li­tés de la chro­nique ciné­ma­to­gra­phique d’attirer sur nos pers­pec­tives l’attention géné­rale. Mais nos « mani­festes » n’étaient que des « bombes » comme nous disions d’ailleurs. Il y avait en eux plus d’explosif que de bon sens. Je me rap­pelle tou­jours ces erreurs de jeu­nesse avec regret et embar­ras. » [[Archives de E. I. Ver­to­va-Svi­lo­va. Docu­ments non publiés.]] 

Niant l’art, Dzi­ga Ver­tov s’enflammait d’enthousiasme pour toute machine et en par­ti­cu­lier pour l’appareil de prise de vues. 

« Je suis le ciné-œil. Je suis l’œil méca­nique. Je suis la machine qui vous montre le monde comme elle seule peut le voir. Désor­mais je serais libé­ré de l’immobilité humaine. Je suis en per­pé­tuel mou­ve­ment. Je me glisse sous elles, j’ente en elles, je me déplace vers le mufle du che­val de course, je tra­verse les foules à toute vitesse, je pré­cède les sol­dats à l’assaut, je décolle avec les aéro­planes, je me ren­verse sur le dos, je tombe et me relève en même temps que les corps qui tombent et se relèvent. »
[[Kino­ki-Per­evo­rot (Les Kino­ki-Une révo­lu­tion), « LEF », n°3 1922. Une pre­mière ver­sion, écour­tée, de ce mani­feste, avait paru en 1919. ]]

L’objectif, l’œil de la camé­ra sem­blait à Dzi­ga Ver­tov doué d’une force supé­rieure, uni­ver­selle. De là naquit le terme de kinok, de « ciné-œil », qui témoi­gnait de sa foi dans la force abso­lue de l’appareil de prise de vues, de son œil, capable de voir et mon­trer avec une vigueur sans précédent. 

Les kino­ki et, plus pré­ci­sé­ment, Dzi­ga Ver­tov leur chef d’école, le construc­ti­viste A. Gan, qui dans sa revue Kino­fot avait atta­qué le ciné­ma artis­tique et de façon géné­rale, toute forme d’art, les opé­ra­teurs, M. Kauf­man, I. Belia­kov, A. Lem­berg, et la mon­teuse E. Svi­lo­va, déclen­chèrent leur offen­sive contre le ciné­ma artis­tique de ces années. Dans le mani­feste : « Les Kino­ki – une révo­lu­tion », Ver­tov décla­rait : « Dès aujourd’hui, au ciné­ma, on n’a plus besoin de drames psy­cho­lo­giques ni de drames poli­ciers. On n’a plus besoin de mises en scène théâ­trales filmées. » 

À côté des bandes d’actualités, par les­quelles avait com­men­cé la ciné­ma­to­gra­phie sovié­tique, les films de pro­pa­gande eurent comme on sait une grande impor­tance. Mais en 1923 on n’en pro­je­tait plus. Des films étran­gers de toute sorte et leurs imi­ta­tions natio­nales les avaient rem­pla­cés sur les écrans. Par ailleurs, les films de pro­pa­gande, oppor­tuns et effi­caces certes, avaient été sché­ma­tiques, pri­maires, tenant de la sim­pli­ci­té de l’affiche. A l’exception du seul Serp i molot (La fau­cille et le mar­teau), aucun d’eux n’avait de qua­li­tés artis­tiques ni d’ambitions sus­cep­tibles de le faire prendre en modèle par le ciné­ma sovié­tique gran­dis­sant. En ces années, ni Le Cui­ras­sée Potem­kine, ni La Mère, ni La Fin de Saint-Peters­bourg n’étaient encore nés. Pas même La Grève.

Influen­cés par les théo­ries de la « lit­té­ra­ture du fait », domi­nantes dans les milieux du L. E. F. et par­mi les Construc­ti­vistes, et qui reje­taient la lit­té­ra­ture artis­tique comme « inven­tion » inca­pable d’atteindre l’efficacité des faits vrais, Dzi­ga Ver­tov et les Kino­ki avan­cèrent leur propre théo­rie de la « vis sai­sie à l’improviste ».

La décou­verte même de la nou­velle réa­li­té fut aus­si de la plus haute impor­tance pour leur orien­ta­tion spi­ri­tuelle. Dans leur désir de la célé­brer, ils entrèrent en réac­tion contre les tra­di­tions déca­dentes de l’art pré­ré­vo­lu­tion­naire et vou­lurent réha­bi­li­ter esthé­ti­que­ment la simple vie quo­ti­dienne telle qu’elle était puisqu’elle était une vie nouvelle.

Ils pen­saient que l’art nou­veau de la révo­lu­tion devait se fon­der sur l’étude de la vie réelle, sans rien inven­ter. Ils ne se trom­paient que dans la mesure où ils tenaient pour inutiles à pareilles fins non seule­ment les tra­di­tions artis­tiques de la lit­té­ra­ture bour­geoise de la période pré­ré­vo­lu­tion­naire, mais encore celles de tout art et de toute littérature.

Sui­vant cette théo­rie de « la vie sai­sie à l’improviste », les docu­men­ta­ristes devaient enre­gis­trer des évé­ne­ments spon­ta­nés et for­tuits de la vie de chaque jour, de la « vie telle qu’elle est », en évi­tant autant que pos­sible de faire remar­quer leur pré­sence. C’était là aux yeux des kino­ki le seul moyen de fixer des moments de vie authen­tique, en vue de leur inser­tion ulté­rieure dans les documentaires. 

Les kino­ki illus­trèrent leur théo­rie d’une façon pra­tique et com­plète avec le film Kino­glaz (L’œil du ciné­ma, 1924) dont le pro­pos de mon­trer la nais­sance du nou­veau et son conflit contre l’ancien por­ta en pleine lumière les insuf­fi­sances de la méthode du ciné-œil et son prin­cipe « la vie à l’improviste ». L’application erro­née de la théo­rie pro­gres­siste du reflet direct de la réa­li­té par le moyen de l’appareil de prise de vues les avait conduits à la néga­tion de l’art ciné­ma­to­gra­phique et au rejet de plu­sieurs de ses élé­ments essen­tiels tels que le scé­na­rio, l’acteur, etc.

« Le drame ciné­ma­to­gra­phique est l’opium du peuple. Le drame de ciné­ma et la reli­gion sont des armes mor­telles aux mains des capi­ta­listes… À bas les scé­na­rios, fables bour­geoises. Et vive la vie telle qu’elle est ! » [[Kino­glaz (Le Cine-œil) in Na put­jach iskusst­va, Ed. du pro­let­kult. Enonce la plate-forme artis­tique des kinoki.]]

Cette manière pro­vo­cante et para­doxale d’exprimer une opi­nion sur le ciné­ma – tel­le­ment pareille aux décla­ra­tions de nom­breux artistes, peintres, écri­vains, cinéastes « de gauche » — était cepen­dant loin de reflé­ter tou­jours les concep­tions réelles de Dzi­ga Ver­tov et des Kino­ki. N.-A. Lebe­dev a jus­te­ment écrit : « Cet extré­misme de gauche était une « mala­die infan­tile » qu’expliquent la fra­gile pré­pa­ra­tion phi­lo­so­phique et poli­tique de Ver­tov et l’attrait qu’il éprou­vait pour les théo­ries les plus extrêmes du L. E. F. 

Il est bon de rap­pe­ler que les cri­tiques de Dzi­ga Ver­tov, au cours de ces années, signa­laient constam­ment dans leurs polé­miques le divorce exis­tant entre théo­rie et la pra­tique des kino­ki. Ils célé­braient les films de Ver­tov pour leur carac­tère nova­teur et leur conte­nu idéo­lo­gique mais condam­naient le for­ma­lisme de ses vues para­doxales, sou­li­gnant l’échec de toutes les ten­ta­tives entre­prises pour leur don­ner une expres­sion ciné­ma­to­gra­phique : L’œil du Ciné­ma (Kino­glaz, Ciné-oeil), Tche­lo­viek s kinoap­pa­ra­tom (L’homme à la camé­ra) et Odin­nat­sa­tii (La Onzième année).

On peut aisé­ment suivre dans tous les films de Dzi­ga Ver­tov cet aspect contra­dic­toire de son déve­lop­pe­ment artis­tique. Tous pré­sentent, à côté d’éléments for­ma­listes, cette admi­rable fer­me­té dans les prin­cipes artis­tiques et idéo­lo­giques qui fit de leur créa­teur un grand cinéaste. 

Il est très vrai­sem­blable que si les pre­miers films expé­ri­men­taux des kino­ki avaient dû être réa­li­sés de nos jours, ils auraient été tour­nés en 16 mil­li­mètres. Les kino­ki ne les auraient pas mon­trés au public, les conser­vant dans leurs labo­ra­toires artistiques. 

L’analyse des œuvres de Dzi­ga Ver­tov, les­quelles furent dans le pas­sé moins étu­diées que cri­ti­quées (tan­tôt par les tenants du « docu­men­taire pur », tan­tôt par les adver­saires du « ciné­ma sans acteurs ») et l’examen de son legs théo­rique sont d’autant plus néces­saires que le docu­men­taire et le ciné­ma-véri­té connaissent pré­sen­te­ment une nou­velle flo­rai­son qui a tout à gagner à l’assimilation des plus belles conquêtes de ce maître.