La raison pour laquelle je me suis, disons, spécialisé dans le suspense est une raison strictement commerciale. Le public attend de moi un certain type d’histoire et je ne veux pas le décevoir.
Quelques réflexions sur la notion d’auteur.
Je ne pense jamais aux films que je fais comme étant mes films. Je ne possède pas cette vanité ou cet égoïsme. Si je faisais des films pour ma propre satisfaction, ils seraient certainement très différents de ceux que vous voyez. Ils seraient beaucoup plus dramatiques, sans humour peut-être, plus réalistes. La raison pour laquelle je me suis, disons, spécialisé dans le suspense est une raison strictement commerciale. Le public attend de moi un certain type d’histoire et je ne veux pas le décevoir.
L’« auteur-réalisateur », instinctivement, aborde toujours un certain type de sujet. Chez moi, cette constante est une spécialisation. Je sais très bien que lorsque le public va voir un film signé Hitchcock, s’il n’y trouve pas un ou plusieurs crimes, il est très déçu. C’est une règle à laquelle même les critiques n’échappent pas. Il y a longtemps, en 1949, j’ai accepté de faire un film-véhicule pour Ingrid Bergman. UNDER CAPRICORNE (LES AMANTS DU CAPRICORNE). Eh bien, il n’a pas marché. A sa sortie, un critique hollywoodien a écrit : « Nous devons attendre cent quatre minutes avant d’avoir le premier frisson ! » Or, je ne voulais nullement que ce soit un film a « frissons ». Pour les besoins du scénario, il y avait bien a un certain moment un plan d’une tète momifiée sur un lit, mais c’était tout. Si cette phrase est restée gravée dans ma mémoire c’est qu’elle démontre le mécanisme de la pensée du public et de la critique par rapport a mon oeuvre. Un jour, Fellini a fait cette remarque a propos de THE BIRDS : « Je n’aurais jamais eu le courage de faire attendre les gens si longtemps avant de leur faire voir le premier oiseau ! » Même les gens qui exercent le même métier que moi peuvent être déçus de ne pas trouver d’emblée mon empreinte : des couteaux, des gorges tranchées… des « frissons ».
— Votre théorie sur les « auteurs » on la retrouve dans la bouche de Joan Fontaine dans REBECCA : « Mon père peignait toujours la même fleur car il estimait que lorsqu’un artiste avait trouve son sujet il n’avait qu’un seul désir : ne peindre que lui… »
— Oui. Cela est très évident chez les peintres. Nous pouvons le constater pleinement lorsque nous allons visiter un musée. En regardant les tableaux de différents maitres l’on remarque que chacun d’entre eux possède un style qui lui est propre. 0n reconnaît au premier coup d’oeil un Rousseau, un Van Gogh, un Klee… Alors je me demande pourquoi on ne reconnait pas toujours la patte d’un réalisateur (director) ou d’un faiseur de films (maker) — je n’aime pas le mot « director » car je trouve cette appellation erronée et lui prêter le mot « maker ». Eh bien, je crois que l’une des raisons principales de cette impossibilité à identifier le sceau d’un metteur en scène, c’est que la plupart d’entre eux n’ont pas de style. De la qualité et de la valeur du sujet dépend généralement la qualité et la valeur du film qu’ils dirigent. Quant à moi, le contenu d’une histoire, l’intrigue, ne m’intéressent guère. C’est la façon de raconter qui me passionne. Et ce qui m’attire c’est découvrir ce qui va provoquer une émotion forte chez le spectateur et comment la lui faire ressentir.
D’ailleurs, je considère que dans tous les domaines artistiques nous visons à créer une émotion. L’importance d’une œuvre d’art, quelle Qu’elle soit, c’est de susciter une réaction. Peu importe le genre de réflexe qu’elle provoque. Du moment que l’on dit « j’adore » ou « je déteste » cela signifie qu’on n’est plus indifférent. J’aime beaucoup l’histoire de ce jeune couple qui va visiter un musée d’art moderne. Il s’arrête, perplexe, devant un tableau abstrait, lorsque soudainement une main, l’index pointé vers eux, sort du cadre et leur dit : « Je ne vous comprends pas non plus ! » Un metteur en scène peut se répéter tout comme un peintre. Si vous me demandiez : « Pourquoi Boudin a‑t-il toujours peint le bord de la mer et jamais le zoo ? » Je vous répondrais : « Tout simplement parce qu’il n’avait pas plus envie de peindre le zoo que moi de faire une comédie musicale. »
De toutes les couleurs…
— Quand un critique n’est pas très profond — phénomène moins rare que ce que l’on peut croire — il se limite à raconter l’histoire du film qu’il voit. Il considère que relater des événements c’est faire de la « critique ». Cela me paraît être une attitude très paresseuse à moins que ce ne soit une manière de cacher une profonde ignorance. Pourquoi en irait-il autrement pour un critique de cinéma que pour un critique de peinture ? Il est acquis qu’un critique de peinture doit s’y connaître en la matière, n’est-ce pas ? Il doit savoir, par exemple, que Cézanne est l’un des précurseurs du mouvement moderne en art. Que le plus important pour lui c’était de traduire ses sensations visuelles… Moi aussi, lorsque je m’attelle à un scénario je ressens les mêmes besoins.
Très souvent, lorsque je viens de terminer un film, je me demande pourquoi je l’ai fait et souhaiterais ne pas l’avoir tourné. Peut-être parce que je n’aime pas être obligé de me rendre au studio chaque matin pour dire que ce n’est pas la couleur adéquate et qu’il m‘en faut une autre et pour corriger tout ce qui est erroné. Pour moi, toute la construction d’un film a déjà été faite pendant l’élaboration du scénario. On répète souvent à propos du théâtre qu’une pièce n’est pas, tant qu’elle n’est pas jouée devant un public. Que c’est au moment où le public et le créateur se rejoignent que la pièce devient un tout… Mais je suis trop profond ce matin, ne trouvez-vous pas ? Posez-moi une autre question…
— Ce que j’aime chez vous c’est le précision de votre mise en scène. Même dans des films mineurs comme LE CRIME ETAIT PRESQUE PARFAIT (1954) et LA MAIN AU COLLET (1955), vous réussissez en quelques secondes — avec les plans d’ouverture — à nous plonger en plein dans le sujet…
— Toujours. Regardez FRENZY : dès le premier plan on voit un corps qui flotte sur la Tamise et l’on comprend aussitôt qu’il ne s’agit pas d’une comédie de salon…
— Genre que vous n’avez abordé qu’une fois dans votre vie : en 1941, avec MR. AND MRS. SMITH (JOIES MATRIMONIALES).
— Oui, c’est vrai. Mais vous devez convenir que ce n’était vraiment pas un film pour moi. Je venais de terminer coup sur coup REBECCA et CORRESPONDANT 17 quand Carole Lombard, de qui j’étais devenu ami, m’a dit : « Pourquoi ne me diriges-tu pas dans un film ? » J’ai accepté sa proposition. Le script avait été écrit par un autre que moi, mais comme mon métier était de réaliser des films, je l’ai pris, je suis allé sur le plateau, j’ai crié « moteur ! », « coupez ! » et je l’ai tourné. Aussi simple que ca. Vous trouvez que c’est une comédie triste ? Peut-être. Cela doit être reflété sur le visage du patron du petit restaurant où se rendent Robert Montgomery et Carole Lombard…
Ben Hecht et Raymond Chandler
— Oui, Ben Hecht a travaillé avec moi sur SPELLBOUND (LA MAISON DU Dr EDWARDS) et NOTORlOUS (LES ENCHAINES). Il était un extraordinaire scénariste et un homme merveilleux. Nous discutions longtemps ensemble avant de mettre quoi que ce soit sur le papier. Quelquefois, il devenait très paresseux et me disait : « Well, Hitchie, écris carrément les dialogues que tu veux. Ensuite je les corrigerai. » Ben était comme un joueur d’échecs. Il pouvait travailler sur quatre scripts en même temps. D’ailleurs, il avait quatre « nègres » qui écrivaient pour lui.
Quant à Raymond Chandler, notre collaboration a été beaucoup moins heureuse . Au bout de quelque temps, j’ai dû renoncer è travailler avec lui. Parfois, pendant qu’on essayait de trouver des idées pour une scène, il m’arrivait de lui faire une suggestion. Au lieu d’étudier si elle était bonne, très mécontent, il me faisait remarquer : « Si vous pouvez y arriver tout seul, pourquoi diable avez-vous besoin de moi ? » Il refusait toute collaboration avec le metteur en scène.
« In the car, coming to the studio ».
— Le regretté Fernand Gravey m’a relaté le réponse que vous avez donné à Paul Newman à propos de la scène de lutte près du four dans TORN CURTAIN…
— Voilà toute l’histoire : mécontent du scénario, je voulais reculer la date du tournage, mais la chose s’avéra impossible à cause de l’emploi du temps de Miss Andrews. A propos de Miss Andrews, d’ailleurs, je vous dirai que j’avais essayé en vain de me dispenser de ses services en alléguant qu’elle était une chanteuse et non pas une « savante », car le studio la considérait une valeur sûre du box-office. Entre-temps, Newman, qui avait lu le script et le trouvait mauvais — chose que je savais déjà — m‘a envoyé une lettre pour me poser des questions qui lui tenaient à cœur. Parmi ces questions il y en avait une particulièrement stupide qui m’a prouvé une fois de plus que les acteurs sont du « bétail » : « Lorsque je me bats avec Gromek (Wolfgang Kieling) à côté du four, pourquoi la fermière, qui se trouve à l’autre bout de la cuisine, pense tout à coup à ouvrir le gaz pour m’aider à le tuer ? Et surtout quand est-ce que cette idée se fait jour en elle ? »
Plus tard, quand nous nous sommes rencontrés, Newman m’a expliqué qu’il aurait été plus normal qu’une telle idée germe dans la tète de la jeune femme si celle-ci se trouvait près du four, car elle n’aurait eu qu’à baisser la tète pour découvrir l’arme du crime à portée des deux hommes en train de lutter. Ahuri, je lui ai tourné le dos et suis parti. Le lendemain matin, en arrivant au studio : « Paul — lui ai-je dit — j’ai réglé le problème de la fermière. Savez-vous quand il lui vient l’idée d’enfourner la tête de Gromek ? Dans sa voiture en se rendant au studio ! »
— Quelle actrice auriez-vous aimé à la place de Julie Andrews ?
— Eva-Marie Saint. Elle était formidable dans NORTH BY NORTHWEST (LA MORT AUX TROUSSES). Helen Rose, la costumière du film, avait confectionné sa garde-robe, mais en voyant les tests à l’écran j’avais immédiatement constaté que ce n’était pas possible de l’utiliser. Helen Rose avait habillé l’actrice sans tenir compte de son personnage, celui d’une femme entretenue par un homme riche. En compagnie d’Eva-Marie, je me suis donc rendu chez un grand couturier et j’ai agi exactement comme un homme riche qui entretient une femme : j’ai surveillé le choix de sa garde-robe dans tous les détails…
— Exactement comme James Stewart fait avec Kim Novak dans VERTIGO ?
— Oui, sauf que James Stewart n’a pas discuté le prix des robes, tandis que moi j’ai essayé par tous les moyens d’obtenir une réduction en prétextant les besoins du film. Mais on m’a sèchement répondu que je devais payer le même prix que Madame Henry Ford ! C’est ce que j’ai fait !
« Vertigo ».
— Dans VERTIGO, vos problèmes avec Kim Novak furent autres n’est-ce pas ?
— Oui, il m’a été très difficile d’obtenir ce que je voulais d’elle, car Kim avait la tête pleine d’idées personnelles. Mais comme je suis content du résultat… De toute façon, le rôle était prévu pour une autre actrice : Vera Miles, que j’avais déjà utilisé dans THE WRONG MAN (LE FAUX COUPABLE). On était prêt à tourner, sa garde-robe terminée, les différentes couleurs de cheveux étudiées et choisies, etc., quand Vera au lieu de saisir la chance de sa vie, est devenue enceinte ! Elle allait devenir une star avec ce film, mais elle n’a pas su résister à son Tarzan de mari, Gordon Scott.
— Elle ne connaissait pas… la pilule ?
— Elle avait dû prendre une « jungle pill » !
— Comment avez-vous tourné l’admirable travelling circulaire dans VERTIGO lorsque James Stewart sent qu’il y a en Judy, la fille qu’il est en train d’embrasser, quelque chose qui lui rappelle Madeleine, la femme qu’il aimait. Le présent et le passé fusionnent avec le décor…
— D‘abord, je voulais prouver que si un homme se souvient de quelque chose, il éprouve ce souvenir, il ne le regarde pas, comme nous l’avons vu en tant de films, sous la forme des traditionnels « flashes-back ». Je voulais un homme avec une femme dans ses bras prouvant une sensation identique à celle du moment original. Pour obtenir cela, j’ai fait construire les décors d’une chambre d’hôtel et d’une grange, puis je les ai reliées sur le même plateau. Ensuite, j’ai fait faire les parois de fond que nous voyons à l’écran, d’abord celles de la chambre d’hôtel, puis celles de la grange. J’ai installé les acteurs sur une petite table tournante et j’ai fait se mouvoir chaque chose circulairement.
« Topaz ».
— C’est un film très complexe qui ne porte pas en lui de solution. La meilleure scène du film, soit la séquence dans le stade Charlety, ne figure pas dans la version définitive. Quand le héros arrive chez lui pour dire à sa famille que Piccoli veut se battre en duel, il s’entend répondre que c’est de la folie, car c’est un « sport » qui ne se pratique plus. Et on demande au beau-fils : « Quand a‑t-il eu lieu le dernier duel à Paris ? ». « Il y a quatre ou cinq ans, répond-il, entre le marquis de Cuevas et Serge Lifar. » Alors, l’acteur principal explique à ses proches que ce n’est pas d’un duel traditionnel qu’il s’agit, où à la première goutte de sang l’on s’arrête, puisque l’homme oui l’a provoqué veut vraiment le tuer. Il y a très très longtemps, je me souviens d’avoir vu dans une revue — peut-être dans « Paris-Match », mais je ne peux l’affirmer — la photo d’un duel dans un stade vide. L’image de ces deux hommes entourés par les rangées de sièges vides, seuls au milieu du champ, au fond duquel se détachait la publicité de Dubonnet, me fascina. C’est cette scène que j’ai tournée pour TOPAZ (L’ETAU) à Charlety. Tout en haut des gradins, toutefois, j’avais placé un type avec un fusil de haute précision en train de regarder sur le terrain. Au moment où les deux hommes allaient se battre il visait le dos de Piccoli et tirait, puis, il disparaissait. Aux témoins pris de panique, le héros disait : « Les Russes l’ont eu. Il ne leur était plus utile. » C’était ça la véritable fin du film et savez-vous pourquoi a‑t-elle été coupée ? Parce que la femme du producteur ne l’aimait pas ? (Rires). Non, je l’ai enlevée à la suite d’une « préview » aux U.S.A. La fin que vous avez vu où Piccoli se suicide, est une fin de compromis. Un horrible compromis.
— Où avez-vous tourné la séquence de l’hôtel des Cubains à New York ?
— Entièrement en studio. Je voulais la tourner dans le véritable « Hôtel Teresa » situé dans la Septième Avenue, au cœur de Harlem, mais il avait été transformé en « building office » (immeuble de bureaux). Je pensais utiliser l’extérieur de l’immeuble en plaçant à l’entrée des insignes « Hôtel Teresa » et en décorant la réception, mais, a la dernière minute, quand tout était prêt, John Lindsay, le maire de New York, ne nous a pas accordé la permission de tourner sur place. Il pensait qu’il lui aurait été impossible de nous préserver de toute une série d’ennuis qu’on nous aurait causé. Ainsi, nous avons été obligés de tout reconstruire en studio. Mais nous avons gardé les mêmes proportions que dans la réalité. Nous avons évité le piège des miniatures. Pour refaire fidèlement les décors nous nous sommes servis de photos et de cartes postales de l’époque où Fidel Castro habitait l’hôtel.
— Comment avez-vous conçu les scènes avec Castro et le Che ?
— Nous avons trouvé un documentaire, en 16 mm, où évoluaient tous ces personnages de la révolution cubaine. J’ai fait construire, en extérieurs, une plate-forme absolument identique à celle que l’on voyait dans ce film et j’ai demandé à mon chef opérateur de prendre à son tour une caméra 16 mm et de filmer dans les mêmes conditions techniques les acteurs que j’avais placés sur mon estrade. Pour finir, j’ai mixé mes scènes avec celles du documentaire et fait gonfler le tout en 35 mm.
— Quand Juanita (Karen Dor) meurt, c’est une fleur qui s’étale…
— Oui, en effet… Juste avant que John Vernon la tue, la caméra fait un travelling en hauteur très lent qui ne s’arrête qu’au moment où elle s’écroule. J’avais déposé autour de la robe de Karen Dor cinq fils de coton qui étaient manœuvres par cinq hommes placés hors-champ. Au moment où elle s’écroulait, les hommes tiraient les fils et sa robe se déployait comme une fleur qui s’épanouit… C’était un contrepoint. Bien qu’il s’agissait d’une mort, je la voulais très belle.
Savez-vous pourquoi, depuis TOPAZ, j’ai toujours peur de prendre l’avion aux U.S.A. ? Car je crains qu’il ne soit détourné. Je n’aimerais pas me retrouver à Cuba, bien que peut-être j’y serais mieux accueilli qu’en Russie, pays d’où je suis banni. Est-ce que vous savez que tous mes films sont interdits en Union soviétique ? Il paraît que là-bas M. Hitchcock est considéré comme un anti-humaniste ! Drôle, hein ? Peut-être que maintenant que Nixon a offert une Cadillac à Brejnev les choses vont changer un peu… (Rires).
— Pour revenir à L’ETAU, comment avez-vous tourné la scène des oiseaux qui transportent les morceaux de pain abandonnés par les espions occidentaux ?
— Pour réussir cette scène j’ai engage Ray Berwick, l’homme que j’avais pris pour THE BIRDS. Il a fixé les morceaux de pain aux becs inférieurs des oiseaux. Aussi simple que cela.
« Frenzy ».
— Richard Blaney (Jon Finch), le personnage principal de FRENZY est, comme tous vos héros, accusé de crimes qu’il n‘a pas commis. Mais, contrairement aux protagonistes de vos films précédents, Blaney n’est pas très sympathique au public. Pourquoi ?
— Car il est un « born-looser ». J’ai voulu que le public ne soit avec lui que dans la dernière partie du film. Blaney est un jeune homme en colère, un violent, il nous faut du temps pour sympathiser avec lui. La vie a été très dure envers lui. Sa malchance le mène à être condamné à vingt-cinq ans de prison tout en étant innocent. Se sachant perdu et connaissant la véritable identité du criminel. Il décide de justifier sa condamnation et d’user d’un droit presque biblique : « Œil pour œil, dent pour dent. » Et il s’enfuit de prison pour aller le tuer. Mais tous ces éléments existent dans le film à un degré secondaire. Mon but est d’amuser le public et non pas de le rendre sombre. Aller au cinéma c’est comme aller au restaurant. Il faut qu’un film satisfasse aussi bien le corps que l’esprit.
— Dans FRENZY il y a des personnages tout aussi ignobles que Bob Rusk (Barry Foster). Je pense, par exemple, au patron du pub « Le Globe », Forsythe (Bernard Cribbins)?
— Oui, c’est vrai, il est particulièrement horrible. Mais il ne faut pas oublier qu’il est amoureux de la barmaid et que ses sentiments orientent sa conduite. Quant a l’assassin, il est normal qu’il apparaisse gentil et sympathique, autrement, il ne pourrait approcher aucune de ses victimes. Beaucoup de metteurs en scène commettent l’erreur de faire du « vilain » un monsieur assez laid avec une ridicule moustache noire qui n’hésite pas à donner un coup de pied au chien qui passe près de lui. Tout ça désormais appartient au passé, quand on avait l’habitude d’éclairer d’une lumière verte le visage du méchant. Le cinéma n’est plus à ses balbutiements. Le métier a évolué et l’on a une conception tout à fait différente de la façon de traiter un drame. Autrefois, il fallait toujours prévenir le public de quel côté se trouvaient les protagonistes. Qui étaient les bons, qui les méchants ? A présent, nous sommes devenus plus réalistes et nous pouvons approfondir mieux nos personnages et leur donner une autre dimension.
Dans mon histoire, il est évident que l’assassin doit être assez sympathique, séduisant même… Si je lui avais donné des traits plus durs et un air d’obsédé sexuel, toutes les filles en le croisant auraient dû fuir. Tout cela je ne l’ai pas deviné, c’est le résultat d’une analyse profonde. J’ai étudié de nombreux cas où figuraient des assassins de ce type. Tout le monde sait que l’un des insectes les plus séduisants envers ses victimes est l’araignée. Pour mieux illustrer cette idée, il y a même une expression : « Will you come into my parlour, said the spider to the fly » (« Voulez-vous venir dans mon boudoir, dit l’araignée à la mouche »). Les contes pour enfants, d’ailleurs, souvent, nous mettent en garde contre les fausses apparences. Ainsi, dans « Le Petit Chaperon Rouge » nous avons la gentille grand-mère qui est un loup, dans « Blanche Neige et les Sept Nains », la charmante petite vieille aux pommes est la sorcière… Et n’y a‑t-il pas l’expression : « Un loup dans la peau d’un mouton ? » Toutes ces considérations m’ont amené à faire de mon assassin un être charmant qu’une fille peut être ravie de suivre dans son appartement.
— Ne trouvez-vous pas que la secrétaire de Mrs. Brenda Blaney aurait peut-être tait le bonheur de Bob Rusk… si elle avait été son type de femme ?…
— C’est bien possible. En tout cas, cela aurait donné une scène très intéressante que de les voir faire l’amour ensemble.
— Après le crime de Mrs. Blaney et celui de Babs, la barmaid, la caméra reste seule pendant un temps. Dans le premier cas, elle attend en bas que la secrétaire de la victime — que nous venons de voir entrer dans la maison — crie pour annoncer la découverte du cadavre. Dans le second, elle descend à reculons les escaliers (vides) qui conduisent à l’appartement de Bob Rusk après avoir abandonné ce dernier à la porte d’entrée qu’il a franchi avec Babs dans l’intention de la tuer.
— Dans le premier cas, je dis au public : « Vous avez vu beaucoup de films où l’on découvre un cadavre. Invariablement, la femme qui trouve le corps crie en gros plan sa terrible découverte. Cette fois, ce sera différent. » J’ai tenu à ce que le public — déjà au courant des événements — imagine l’horreur de la secrétaire et calcule à peu près quand il va entendre le cri. Pour le deuxième crime, je voulais qu’on remarque que lorsque Bob s’engage dans l’escalier derrière Babs, il ne sourit plus. « Il est en train de réfléchir à la tacon de la supprimer, doit-on se dire. Lui offrira-t-il d’abord un verre ? » Avant qu’il ne disparaisse avec la barmaid, on l’entend prononcer la même phrase qu’il a adressé à Mrs. Blaney : « Vous êtes mon type de femme ! » et à partir de là on sait avec certitude que la jeune fille ne sortira plus vivante de son appartement. A l’instant de cette révélation, moi, le « maker », j’interviens auprès des spectateurs : « Vous tous, vous savez ce qui va arriver. Vous ne pouvez rien faire pour empêcher ce qui va se passer. Vous ne pouvez pas bondir hors de vos fauteuils, courir vers l’écran, monter les escaliers, enfoncer la porte et crier : « Arrêtez-vous, ne la tuez pas ! » Vous ne pouvez rien et votre impuissance fait partie du suspense. Partons d’ici ! » Que faire donc ? Voilà, nous nous retirons sur la pointe des pieds… Dès le moment où nous arrivons dans la rue, nous levons les yeux vers la fenêtre de l’appartement de Bob Rusk en guettant un cri pour appeler au secours, mais dans la rue, nous découvrons que le trafic est si bruyant (j’ai remonté exprès le son à ce moment-là) que nous nous rendons compte que même si Babs crie ce sera inutile : nous n’entendrons rien !
— Vos assassins sont souvent des psychopathes à l’homosexualité latente…
— Normalement, un psychopathe est un impuissant sexuel. Il n’arrive à jouir des femmes qu’au moment où il les étrangle. Il y a eu un cas célèbre à Londres, celui d’un nommé Christie , accusé d’avoir tué huit femmes et d’avoir caché leurs corps sous le plancher de sa maison. Pendant le procès, quand le Procureur général lui demanda si l’acte sexuel avait eu lieu avant, pendant ou après la mort des victimes, il répondit : « Pendant, je crois. »
— Qu’est-ce que vous a intéressé dans le livre d’Arthur La Bern ?
— Potatoes ! (Les pommes de terre).
— Très bonne réponse !…
— Vous savez, pour ma propre satisfaction créatrice, si j’ai comme toile de fond un marché de fruits et légumes, elle doit avoir une fonction dramatique. L’histoire doit venir de la toile de fond. Dans le cas de FRENZY elle découle des pommes de terre. A partir de cette donnée j’ai construit les différents compartiments du récit : la séquence du camion, celle du relais des camionneurs, etc. Grâce à la poussière des pommes de terre l’on se dit que peut-être la police va découvrir une piste qui la conduira au vrai criminel.
— Madame, en regardant vos pantalons fermés par trois boutons je ne peux m’empêcher de vous raconter une histoire drôle :
— Un dimanche matin, le célèbre dramaturge George S. Kaufman se rend chez le non moins célèbre producteur de Broadway, Jad Harris, pour lui parler d’une nouvelle pièce. Harris ouvre la porte de son appartement complètement à poil. Kaufman ne bronche pas. Il entre, s’assied, prend un verre et discute sérieusement avec Harris de la pièce en question. Au moment de quitter le producteur, avant que la porte ne se referme derrière lui, Kaufman se retourne, met la tète dans l’entrebâillement et dit : « Jad, your fly is undone » (Jad, ta braguette est ouverte !)
— Il doit être difficile pour vous, après avoir travaillé avec tant de grands acteurs, de trouver des jeunes capables de les remplacer.
— En partie c’est vrai. Mais ce qui m’inquiète le plus c’est de trouver des histoires originales et surtout de nouvelles façons de tuer.
— Pourquoi n’avez-vous pas tourné TITANIC, le film qui devait marquer les débuts de votre carrière aux U.S.A. ?
— J’ai abandonné ce projet pour faire REBECCA. Dans TITANIC il n’y avait qu’un plan qui me passionnait et si je l’avais tourné je l’aurais fait rien que pour ce plan : un groupe d’hommes assis autour d’une table jouent aux cartes. Sur la table il y a un verre de whisky. Gros plan du verre. On voit le niveau du liquide s’incliner. On entend quelqu’un rire !