G.B. — Il est devenu un lieu commun, monsieur Rossellini, de vous interroger cette année sur le cinéma-vérité. Et l’on sait que vous ne partagez pas les conceptions de ce genre de cinéma. Je n’entends pas, aujourd’hui, revenir sur ce sujet, mais plutôt vous interroger sur votre oeuvre, vos méthodes de travail, le sens de vos entreprises et votre situation actuelle vis-à-vis du cinéma. Une première question : quels sont, des drames collectifs et des drames individuels, ceux qui vous intéressent le plus, puisqu’on rencontre ces deux grandes lignes thématiques dans votre oeuvre ?
R.R. — Je n’ai pas de préférence pour l’une ou pour l’autre. Ça dépend du moment. Je tâche de satisfaire le besoin du moment, c’est tout.
G.B. — Comment vous est venue l’idée d’Europe 51 ?
R.R. — L’idée d’Europe 51 m’est tenue d’une façon très précise. À partir de Onze Fioretti de saint François d’Assise que j’ai tourné en 1949, je me suis demandé comment aurait été reçu dans le monde d’aujourd’hui ce saint du Moyen-âge avec sa simplicité de vue absolument essentielle pour la découverte et le salut de l’homme. Je me suis également demandé si on aurait été en mesure de le comprendre. Voilà ce qui m’a amené à concevoir Europe 51, qui constitue en quelque sorte un apologue dans ce sens. Europe 51, c’est une femme tout à fait moderne qui subit un choc, prend conscience que sa propre vie n’est pas satisfaisante ; elle commence alors à regarder autour d’elle et à prendre conscience du monde. C’est une sainte moderne, si vous voulez, non dans le sens théologique, mais dans le sens moral. Et personne ne la reconnaît. Au moment où j’ai eu l’idée de Onze Fioretti de saint François, je me rappelle avoir raconté à un ami ce que je voulais faire… Il m’écoutait avec une certaine curiosité, puis il conclut laconiquement sans faire de commentaires : “Mais il était un fou ! ” Un autre fait m’a inspiré pour Europe 51. C’est l’histoire que m’a racontée un jour un célèbre psychiatre romain à propos d’une expérience qu’il avait eue pendant la guerre, histoire qui m’a beaucoup frappé… Un homme avait un magasin d’étoffes (il faut savoir qu’on vendait les étoffes avec des tickets à ce moment de la guerre) et il s’adonnait tranquillement au marché noir ! Tout d’un coup, cet homme prit conscience que ce qu’il faisait était mal. Il tâcha de réagir, mais sa femme s’opposa à ce revirement de conduite, prétextant : “Mais nous faisons de bonnes affaires. .. il faut penser à nos enfants, etc. etc.” Cet homme en fut terriblement bouleversé. Et, recevant un jour un client, il s’approcha de lui et lui dit : “N’achetez rien. Tout ce qu’on vous a raconté est faux. C’est de la mauvaise étoffe ! ” Alors il se bagarra avec sa femme et alla se livrer à la police… La femme prétendait qu’il était fou. On le mit sous observation dans un hôpital mental. Et ce psychiatre dont je vous parlais au début, que je connaissais fort bien et qui, encore une fois, avait une réputation de grande honnêteté morale, me disait qu’il s’était trouvé terriblement embarrassé par ce cas. Comment juger cet homme ? Au point de vue humain ou au point de vue scientifique ? En tant que psychiatre, il devait le juger au point de vue scientifique. Pour le juger au point de vue scientifique, il avait à se demander si l’homme agissait selon la moralité moyenne des gens du moment. Or, manifestement, l’homme n’agissait pas selon cette norme. Donc, il était anormal. Ce sont toutes ces choses qui m’ont poussé à faire Europe 51.
G.B. — En fait, vous étiez en réaction contre les conformismes et les jugements tout faits de la société à ce moment-là ?
R.R. — Mais c’est même plus que cela ! Je crois qu’il y a un manque total d’héroïsme dans notre vie. L’idéal des héros est complètement mort ; on ne le retrouve plus, même dans les films qui portent sur le héros. Prenez les films sur les héros de la guerre : y voyons-nous vraiment des hommes de courage ? Non. Moi, j’ai voulu faire un film sur un héros authentique.
G.B. — Monsieur Rossellini, passons à une autre question. Le théâtre de Jean Cocteau n’est pas très proche, me semble-t-il, de vos préoccupations d’observateur de la réalité humaine, de la réalité brute, spontanée, naturelle de l’homme. Je me demande pourquoi vous avec mis en scène La Voix humaine.
R.R- — Bien ! C’était vraiment le début de ma carrière. Je pense que La Voix humaine était un bon prétexte pour faire, si vous voulez, un exercice de cinéma. Vous savez, le langage cinématographique dispose d’un moyen extraordinaire : le gros plan. Le gros plan n’existe pas au théâtre, n’existe d’ailleurs dans aucun autre art. J’ai cru pouvoir faire vraiment un monologue en me servant de ce moyen…
G.B. — Autrement dit, vous avez essayé de faire ce que Jean Cocteau a fait avec Les Parents terribles, une espèce de théâtre vu au microscope ?
R.R. — Exactement.
G.B. — L’aspect autobiographique occupe une place importante dans votre oeuvre. Pourriez-vous vous expliquer là-dessus ?
R.R. — Je crois que tout artiste, ou celui qui se prétend artiste, fait de l’autobiographie dans un certain sens. Car ce que l’on apprend de la vie et du monde, n’est-ce pas à travers sa propre expérience qu’on l’apprend ? Il est très difficile de ne pas être autobiographique, je crois !
G.B- — Vous avez votre propre conception du néo-réalisme. Quelle est-elle ?
R.R. — Pour moi, tout au moins, le néo-réalisme était une position morale, un point c’est tout. C’est-à-dire avoir le courage (puisque je parle avec vous je puis utiliser ce terme) de “se confesser”.
G.B. — Mais il s’est développé depuis cinq ou six ans un nouveau réalisme en Italie, celui de Francesco Rosi (Salvatore Giuliano, Main basse sur la ville), de Valerio Zurlini (Ta Fille à la valise), d’Elio Petri (l Giorni contatij, de Vittorio de Seta (Banditi a Orgosolo). Il est incontestable que cette nouvelle vague du réalisme est plus critique, plus dénonciatrice, plus orientée vers la gauche politique… Etes-vous d’accord avec cette nouvelle orientation ?
R.R. — Je ne peux pas me prononcer là-dessus, n’ayant pas vu les films dont vous parlez. Vous savez que je me suis retiré du cinéma depuis quelques années. Je ne veux pas m’engager dans l’engrenage du cinéma nouveau. Mais si je ne peux pas porter un certain jugement sur ces oeuvres, je peux en porter un sur les facteurs qui ont causé une grande scission dans le néo-réalisme. Comme je vous le disais, il y a un instant, le néo-réalisme était pour moi une position morale. Il est devenu une position sociale et politique. Évidemment, tout devient politique si vous voulez, mais il ne faut pas partir de la politique. Voilà !
G.B. — Monsieur Rossellini, Federico Fellini a travaillé avec vous ; il a adapté Rome ville ouverte, Païsa ; il a inspiré aussi le sujet de votre court métrage Le Miracle. Ne vous sentez-vous pas des affinités avec ce cinéaste ?
R.R. — Je ne sais pas. Je ne crois pas qu’il y ait des affinités entre nous. Fellini est un homme fascinant, extrêmement intelligent ; il a sa personnalité propre…
G.B. — N’y a‑t-il pas cependant entre lui et vous une certaine similitude de vue dans la façon de choisir les acteurs, de les diriger ?
R.R. — De Fellini, je n’ai vu que / Vitelloni, Les Nuits de Cabiria et Le Cheik blanc. Et puis je ne suis plus intéressé au cinéma.
G.B. — Votre carrière cinématographique a toujours été un combat contre la cinématographie officielle. Que reprochez-vous à la cinématographie officielle ?
R.R. — Moi, je ne reproche rien à la cinématographie officielle. Je pense que l’important est de faire oeuvre de pensée. Cette idée est très forte à présent chez moi ; voilà pourquoi je me suis détaché du cinéma. Les audio-visuels sont des moyens extrêmement puissants ; ils exercent un pouvoir extraordinaire de suggestion ; on peut faire avec eux beaucoup de mal, mais aussi beaucoup de bien. Voilà pourquoi il faudrait les utiliser avec discernement. Je n’ai rien contre le cinéma d’amusement, de divertissement, mais je n’y crois pas. Je crois, au contraire, à un cinéma qui sert à créer des idées, à un cinéma éducatif.
G.B. — On a raconté dans les journaux que vous vouliez quitter le cinéma pour rédiger des livres. Est-ce juste ?
R.R. — Non, je n’écris pas des livres. Voici : je me suis, petit à petit, aperçu que même le cinéma que je faisais avec les espoirs dont je vous ai parlé, un cinéma éducatif ou, tout au moins, soulevant des problèmes qui ne sont pas nouveaux mais qu’on est tenté d’oublier, c’était une lutte vaine, un combat qui n’aboutissait absolument à rien. Alors je me suis demandé ce que je devrais faire pour tâcher de donner plus d’efficacité à la lutte que je mène, et je me suis rendu compte que moi tout au moins je me trouvais dans un état d’ignorance totale. Qu’est-ce que l’on connaît au fond ? Un certain nombre de lieux communs, des slogans, mais on ne connaît vraiment pas l’essence, soit de notre civilisation, soit de notre culture, soit de l’homme. Or, dans notre civilisation, dans notre culture, il existe un fait très frappant et indéniable : l’homme, dans sa tentative d’appartenir à son temps, a fait des conquêtes remarquables. Il a inventé la machine qui a changé sa vie complètement ; il a découvert la source d’énergie artificielle. C’est une chose absolument extraordinaire. Eh bien, tout cela n’a inspiré aucun artiste ; d’où un vide extraordinaire dans l’art d’aujourd’hui. Et puis, ce manque de foi dans l’humanité, cet efféminement, soit dans la réalité, soit dans l’art qui en est le reflet, le “désaxement” de la jeunesse, les complaintes continuelles et répandues partout, le pessimisme qui filtre partout dans la pensée, l’art et la vie, tout cela me semble comique (je m’excuse d’employer ce terme un peu fort peut-être!). Je me suis rendu compte qu’il fallait, avant tout, déployer un immense effort pour redécouvrir les choses, c’est-à-dire pour m’instruire. Voilà pourquoi, je me suis penché sur le livre. D’où l’équivoque de ce que l’on a raconté à mon sujet. Ce que je tâche de faire à présent à l’aide de bandes filmées, c’est justement de dire la joie des choses au fur et à mesure que j’avance dans leur découverte. Je fais des films didactiques en un sens. Je tâche de toucher à tous les domaines culturels. Évidemment, les films culturels ont très peu de succès commercial en général. J’essaye d’en faire qui soient curieux, spectaculaires, mais qui soient très fidèles à la réalité.
G.B. — Revenons à votre oeuvre antérieure. Quelle est votre position vis-à-vis du scénario ?
R.R. — Bien, vous savez, je pense que l’une des erreurs de certains cinéastes est de penser pouvoir faire leurs films collectivement. Je ne crois pas du tout à ce procédé. On peut collaborer avec un grand nombre de techniciens, rencontrer des hommes pour échanger des idées, mais une oeuvre ne peut devenir artistique que si elle est l’expression d’un individu. Je ne crois pas à un scénario bien construit. Je crois à une sérieuse préparation de l’argument de base, c’est tout. Voyez ce que font les équipes : un spécialiste de l’humour agrémente le dialogue de traits spirituels, un autre s’occupe de l’aspect dramatique, un autre des idées…
G.B. — Ça devient artificiel !
R.R. — Le résultat est peut-être une oeuvre mieux construite au point de vue technique, mais qui y perd en saveur et en force intérieure…
G.B. — Monsieur Rossellini, le cinéma d’aujourd’hui semble évoluer vers un renouveau dans la saisie de la réalité, vers une dénonciation plus violente des conformismes sociaux, vers une attitude plus critique vis-à-vis des problèmes de l’homme d’aujourd’hui. On remarque ces tendances tant dans le cinéma américain, français, russe que dans le cinéma italien dont nous avons parlé tout à l’heure. Cette une oeuvre mieux construite au point de vue technique, mais qui y perd en saveur et en force intérieure. ..
G.B. — Monsieur Rossellini, le cinéma d’aujourd’hui semble évoluer vers un renouveau dans la saisie de la réalité, vers une dénonciation plus violente des conformismes sociaux, vers une attitude plus critique vis-à-vis des problèmes de l’homme d’aujourd’hui. On remarque ces tendances tant dans le cinéma américain, français, russe que dans le cinéma italien dont nous avons parlé tout à l’heure. Cette orientation vous semble-t-elle intéressante ?
R.R. — Je crois qu’il faut aboutir à une plus grande prise de conscience des choses mais que la critique est vaine. Au moment où je me suis arrêté de faire du cinéma, quels étaient les thèmes traités ? On avait un vague sentiment que les choses n’allaient pas, on avait un vague sentiment de ne pas être bien enraciné dans ce monde, on avait un vague sentiment qu’on marchait vers un destin affreux, mais c’était des sentiments vagues. Peut-être un sentiment vague peut devenir un fait artistique s’il est exprimé d’une façon rigoureuse et précise. Mais je constate que ce sentiment vague se réfléchissait même dans le mode d’expression, dans le récit, dans le style. Comment voulez-vous bâtir quelque chose avec cela ?
G.B. — La forme suprême de la liberté pour laquelle vous avez toujours combattu, ne serait-ce pas, en définitive, celle qui est pratiquée par les moines dans Onze Fioretti de saint François d’Assise ?
R.R. — Mais c’est la fin même de l’homme. L’homme doit trouver, en un certain sens, son innocence, pas une innocence détachée de sa propre vie, mais enracinée dans sa vie et les choses qui l’entourent. L’homme doit sourire et pratiquer la tolérance. La tolérance est une grande vertu qui n’existe presque plus, malheureusement, dans le monde.
G.B. — Une dernière question, monsieur Rossellini. Avez-vous vu récemment des films canadiens, par exemple, Le Chat dans le sac, de Gilles Groulx ou Pour la Suite du monde, de Michel Brault et Pierre Perreault ?
R.R. — Pour la Suite du monde, c’est un film sur la pêche du marsouin ? Oui, je l’ai vu et l’ai beaucoup aimé.
(Entretien recueilli au magnétophone par Gilles Blain)
Avril 1966