Entretien avec Roberto Rossellini, par Gilles Blain

Séquences : La revue de cinéma, n° 45, 1966, p. 32-38.

G.B. — Il est deve­nu un lieu com­mun, mon­sieur Ros­sel­li­ni, de vous inter­ro­ger cette année sur le ciné­ma-véri­té. Et l’on sait que vous ne par­ta­gez pas les concep­tions de ce genre de ciné­ma. Je n’en­tends pas, aujourd’­hui, reve­nir sur ce sujet, mais plu­tôt vous inter­ro­ger sur votre oeuvre, vos méthodes de tra­vail, le sens de vos entre­prises et votre situa­tion actuelle vis-à-vis du ciné­ma. Une pre­mière ques­tion : quels sont, des drames col­lec­tifs et des drames indi­vi­duels, ceux qui vous inté­ressent le plus, puis­qu’on ren­contre ces deux grandes lignes thé­ma­tiques dans votre oeuvre ? 

R.R. — Je n’ai pas de pré­fé­rence pour l’une ou pour l’autre. Ça dépend du moment. Je tâche de satis­faire le besoin du moment, c’est tout. 

G.B. — Com­ment vous est venue l’i­dée d’Eu­rope 51 ? 

R.R. — L’i­dée d’Eu­rope 51 m’est tenue d’une façon très pré­cise. À par­tir de Onze Fio­ret­ti de saint Fran­çois d’As­sise que j’ai tour­né en 1949, je me suis deman­dé com­ment aurait été reçu dans le monde d’au­jourd’­hui ce saint du Moyen-âge avec sa sim­pli­ci­té de vue abso­lu­ment essen­tielle pour la décou­verte et le salut de l’homme. Je me suis éga­le­ment deman­dé si on aurait été en mesure de le com­prendre. Voi­là ce qui m’a ame­né à conce­voir Europe 51, qui consti­tue en quelque sorte un apo­logue dans ce sens. Europe 51, c’est une femme tout à fait moderne qui subit un choc, prend conscience que sa propre vie n’est pas satis­fai­sante ; elle com­mence alors à regar­der autour d’elle et à prendre conscience du monde. C’est une sainte moderne, si vous vou­lez, non dans le sens théo­lo­gique, mais dans le sens moral. Et per­sonne ne la recon­naît. Au moment où j’ai eu l’i­dée de Onze Fio­ret­ti de saint Fran­çois, je me rap­pelle avoir racon­té à un ami ce que je vou­lais faire… Il m’é­cou­tait avec une cer­taine curio­si­té, puis il conclut laco­ni­que­ment sans faire de com­men­taires : “Mais il était un fou ! ” Un autre fait m’a ins­pi­ré pour Europe 51. C’est l’his­toire que m’a racon­tée un jour un célèbre psy­chiatre romain à pro­pos d’une expé­rience qu’il avait eue pen­dant la guerre, his­toire qui m’a beau­coup frap­pé… Un homme avait un maga­sin d’é­toffes (il faut savoir qu’on ven­dait les étoffes avec des tickets à ce moment de la guerre) et il s’a­don­nait tran­quille­ment au mar­ché noir ! Tout d’un coup, cet homme prit conscience que ce qu’il fai­sait était mal. Il tâcha de réagir, mais sa femme s’op­po­sa à ce revi­re­ment de conduite, pré­tex­tant : “Mais nous fai­sons de bonnes affaires. .. il faut pen­ser à nos enfants, etc. etc.” Cet homme en fut ter­ri­ble­ment bou­le­ver­sé. Et, rece­vant un jour un client, il s’ap­pro­cha de lui et lui dit : “N’a­che­tez rien. Tout ce qu’on vous a racon­té est faux. C’est de la mau­vaise étoffe ! ” Alors il se bagar­ra avec sa femme et alla se livrer à la police… La femme pré­ten­dait qu’il était fou. On le mit sous obser­va­tion dans un hôpi­tal men­tal. Et ce psy­chiatre dont je vous par­lais au début, que je connais­sais fort bien et qui, encore une fois, avait une répu­ta­tion de grande hon­nê­te­té morale, me disait qu’il s’é­tait trou­vé ter­ri­ble­ment embar­ras­sé par ce cas. Com­ment juger cet homme ? Au point de vue humain ou au point de vue scien­ti­fique ? En tant que psy­chiatre, il devait le juger au point de vue scien­ti­fique. Pour le juger au point de vue scien­ti­fique, il avait à se deman­der si l’homme agis­sait selon la mora­li­té moyenne des gens du moment. Or, mani­fes­te­ment, l’homme n’a­gis­sait pas selon cette norme. Donc, il était anor­mal. Ce sont toutes ces choses qui m’ont pous­sé à faire Europe 51. 

G.B. — En fait, vous étiez en réac­tion contre les confor­mismes et les juge­ments tout faits de la socié­té à ce moment-là ? 

R.R. — Mais c’est même plus que cela ! Je crois qu’il y a un manque total d’hé­roïsme dans notre vie. L’i­déal des héros est com­plè­te­ment mort ; on ne le retrouve plus, même dans les films qui portent sur le héros. Pre­nez les films sur les héros de la guerre : y voyons-nous vrai­ment des hommes de cou­rage ? Non. Moi, j’ai vou­lu faire un film sur un héros authentique. 

G.B. — Mon­sieur Ros­sel­li­ni, pas­sons à une autre ques­tion. Le théâtre de Jean Coc­teau n’est pas très proche, me semble-t-il, de vos pré­oc­cu­pa­tions d’ob­ser­va­teur de la réa­li­té humaine, de la réa­li­té brute, spon­ta­née, natu­relle de l’homme. Je me demande pour­quoi vous avec mis en scène La Voix humaine. 

R.R- — Bien ! C’é­tait vrai­ment le début de ma car­rière. Je pense que La Voix humaine était un bon pré­texte pour faire, si vous vou­lez, un exer­cice de ciné­ma. Vous savez, le lan­gage ciné­ma­to­gra­phique dis­pose d’un moyen extra­or­di­naire : le gros plan. Le gros plan n’existe pas au théâtre, n’existe d’ailleurs dans aucun autre art. J’ai cru pou­voir faire vrai­ment un mono­logue en me ser­vant de ce moyen… 

G.B. — Autre­ment dit, vous avez essayé de faire ce que Jean Coc­teau a fait avec Les Parents ter­ribles, une espèce de théâtre vu au microscope ? 

R.R. — Exactement. 

G.B. — L’as­pect auto­bio­gra­phique occupe une place impor­tante dans votre oeuvre. Pour­riez-vous vous expli­quer là-dessus ? 

R.R. — Je crois que tout artiste, ou celui qui se pré­tend artiste, fait de l’au­to­bio­gra­phie dans un cer­tain sens. Car ce que l’on apprend de la vie et du monde, n’est-ce pas à tra­vers sa propre expé­rience qu’on l’ap­prend ? Il est très dif­fi­cile de ne pas être auto­bio­gra­phique, je crois ! 

G.B- — Vous avez votre propre concep­tion du néo-réa­lisme. Quelle est-elle ? 

R.R. — Pour moi, tout au moins, le néo-réa­lisme était une posi­tion morale, un point c’est tout. C’est-à-dire avoir le cou­rage (puisque je parle avec vous je puis uti­li­ser ce terme) de “se confesser”. 

G.B. — Mais il s’est déve­lop­pé depuis cinq ou six ans un nou­veau réa­lisme en Ita­lie, celui de Fran­ces­co Rosi (Sal­va­tore Giu­lia­no, Main basse sur la ville), de Vale­rio Zur­li­ni (Ta Fille à la valise), d’E­lio Petri (l Gior­ni conta­tij, de Vit­to­rio de Seta (Ban­di­ti a Orgo­so­lo). Il est incon­tes­table que cette nou­velle vague du réa­lisme est plus cri­tique, plus dénon­cia­trice, plus orien­tée vers la gauche poli­tique… Etes-vous d’ac­cord avec cette nou­velle orientation ? 

R.R. — Je ne peux pas me pro­non­cer là-des­sus, n’ayant pas vu les films dont vous par­lez. Vous savez que je me suis reti­ré du ciné­ma depuis quelques années. Je ne veux pas m’en­ga­ger dans l’en­gre­nage du ciné­ma nou­veau. Mais si je ne peux pas por­ter un cer­tain juge­ment sur ces oeuvres, je peux en por­ter un sur les fac­teurs qui ont cau­sé une grande scis­sion dans le néo-réa­lisme. Comme je vous le disais, il y a un ins­tant, le néo-réa­lisme était pour moi une posi­tion morale. Il est deve­nu une posi­tion sociale et poli­tique. Évi­dem­ment, tout devient poli­tique si vous vou­lez, mais il ne faut pas par­tir de la poli­tique. Voilà ! 

G.B. — Mon­sieur Ros­sel­li­ni, Fede­ri­co Fel­li­ni a tra­vaillé avec vous ; il a adap­té Rome ville ouverte, Paï­sa ; il a ins­pi­ré aus­si le sujet de votre court métrage Le Miracle. Ne vous sen­tez-vous pas des affi­ni­tés avec ce cinéaste ?

R.R. — Je ne sais pas. Je ne crois pas qu’il y ait des affi­ni­tés entre nous. Fel­li­ni est un homme fas­ci­nant, extrê­me­ment intel­li­gent ; il a sa per­son­na­li­té propre… 

G.B. — N’y a‑t-il pas cepen­dant entre lui et vous une cer­taine simi­li­tude de vue dans la façon de choi­sir les acteurs, de les diriger ? 

R.R. — De Fel­li­ni, je n’ai vu que / Vitel­lo­ni, Les Nuits de Cabi­ria et Le Cheik blanc. Et puis je ne suis plus inté­res­sé au cinéma.

G.B. — Votre car­rière ciné­ma­to­gra­phique a tou­jours été un com­bat contre la ciné­ma­to­gra­phie offi­cielle. Que repro­chez-vous à la ciné­ma­to­gra­phie officielle ?

R.R. — Moi, je ne reproche rien à la ciné­ma­to­gra­phie offi­cielle. Je pense que l’im­por­tant est de faire oeuvre de pen­sée. Cette idée est très forte à pré­sent chez moi ; voi­là pour­quoi je me suis déta­ché du ciné­ma. Les audio-visuels sont des moyens extrê­me­ment puis­sants ; ils exercent un pou­voir extra­or­di­naire de sug­ges­tion ; on peut faire avec eux beau­coup de mal, mais aus­si beau­coup de bien. Voi­là pour­quoi il fau­drait les uti­li­ser avec dis­cer­ne­ment. Je n’ai rien contre le ciné­ma d’a­mu­se­ment, de diver­tis­se­ment, mais je n’y crois pas. Je crois, au contraire, à un ciné­ma qui sert à créer des idées, à un ciné­ma éducatif. 

G.B. — On a racon­té dans les jour­naux que vous vou­liez quit­ter le ciné­ma pour rédi­ger des livres. Est-ce juste ? 

R.R. — Non, je n’é­cris pas des livres. Voi­ci : je me suis, petit à petit, aper­çu que même le ciné­ma que je fai­sais avec les espoirs dont je vous ai par­lé, un ciné­ma édu­ca­tif ou, tout au moins, sou­le­vant des pro­blèmes qui ne sont pas nou­veaux mais qu’on est ten­té d’ou­blier, c’é­tait une lutte vaine, un com­bat qui n’a­bou­tis­sait abso­lu­ment à rien. Alors je me suis deman­dé ce que je devrais faire pour tâcher de don­ner plus d’ef­fi­ca­ci­té à la lutte que je mène, et je me suis ren­du compte que moi tout au moins je me trou­vais dans un état d’i­gno­rance totale. Qu’est-ce que l’on connaît au fond ? Un cer­tain nombre de lieux com­muns, des slo­gans, mais on ne connaît vrai­ment pas l’es­sence, soit de notre civi­li­sa­tion, soit de notre culture, soit de l’homme. Or, dans notre civi­li­sa­tion, dans notre culture, il existe un fait très frap­pant et indé­niable : l’homme, dans sa ten­ta­tive d’ap­par­te­nir à son temps, a fait des conquêtes remar­quables. Il a inven­té la machine qui a chan­gé sa vie com­plè­te­ment ; il a décou­vert la source d’éner­gie arti­fi­cielle. C’est une chose abso­lu­ment extra­or­di­naire. Eh bien, tout cela n’a ins­pi­ré aucun artiste ; d’où un vide extra­or­di­naire dans l’art d’au­jourd’­hui. Et puis, ce manque de foi dans l’hu­ma­ni­té, cet effé­mi­ne­ment, soit dans la réa­li­té, soit dans l’art qui en est le reflet, le “désaxe­ment” de la jeu­nesse, les com­plaintes conti­nuelles et répan­dues par­tout, le pes­si­misme qui filtre par­tout dans la pen­sée, l’art et la vie, tout cela me semble comique (je m’ex­cuse d’employer ce terme un peu fort peut-être!). Je me suis ren­du compte qu’il fal­lait, avant tout, déployer un immense effort pour redé­cou­vrir les choses, c’est-à-dire pour m’ins­truire. Voi­là pour­quoi, je me suis pen­ché sur le livre. D’où l’é­qui­voque de ce que l’on a racon­té à mon sujet. Ce que je tâche de faire à pré­sent à l’aide de bandes fil­mées, c’est jus­te­ment de dire la joie des choses au fur et à mesure que j’a­vance dans leur décou­verte. Je fais des films didac­tiques en un sens. Je tâche de tou­cher à tous les domaines cultu­rels. Évi­dem­ment, les films cultu­rels ont très peu de suc­cès com­mer­cial en géné­ral. J’es­saye d’en faire qui soient curieux, spec­ta­cu­laires, mais qui soient très fidèles à la réalité. 

G.B. — Reve­nons à votre oeuvre anté­rieure. Quelle est votre posi­tion vis-à-vis du scénario ? 

R.R. — Bien, vous savez, je pense que l’une des erreurs de cer­tains cinéastes est de pen­ser pou­voir faire leurs films col­lec­ti­ve­ment. Je ne crois pas du tout à ce pro­cé­dé. On peut col­la­bo­rer avec un grand nombre de tech­ni­ciens, ren­con­trer des hommes pour échan­ger des idées, mais une oeuvre ne peut deve­nir artis­tique que si elle est l’ex­pres­sion d’un indi­vi­du. Je ne crois pas à un scé­na­rio bien construit. Je crois à une sérieuse pré­pa­ra­tion de l’ar­gu­ment de base, c’est tout. Voyez ce que font les équipes : un spé­cia­liste de l’hu­mour agré­mente le dia­logue de traits spi­ri­tuels, un autre s’oc­cupe de l’as­pect dra­ma­tique, un autre des idées… 

G.B. — Ça devient artificiel ! 

R.R. — Le résul­tat est peut-être une oeuvre mieux construite au point de vue tech­nique, mais qui y perd en saveur et en force intérieure… 

G.B. — Mon­sieur Ros­sel­li­ni, le ciné­ma d’au­jourd’­hui semble évo­luer vers un renou­veau dans la sai­sie de la réa­li­té, vers une dénon­cia­tion plus vio­lente des confor­mismes sociaux, vers une atti­tude plus cri­tique vis-à-vis des pro­blèmes de l’homme d’au­jourd’­hui. On remarque ces ten­dances tant dans le ciné­ma amé­ri­cain, fran­çais, russe que dans le ciné­ma ita­lien dont nous avons par­lé tout à l’heure. Cette une oeuvre mieux construite au point de vue tech­nique, mais qui y perd en saveur et en force intérieure. .. 

G.B. — Mon­sieur Ros­sel­li­ni, le ciné­ma d’au­jourd’­hui semble évo­luer vers un renou­veau dans la sai­sie de la réa­li­té, vers une dénon­cia­tion plus vio­lente des confor­mismes sociaux, vers une atti­tude plus cri­tique vis-à-vis des pro­blèmes de l’homme d’au­jourd’­hui. On remarque ces ten­dances tant dans le ciné­ma amé­ri­cain, fran­çais, russe que dans le ciné­ma ita­lien dont nous avons par­lé tout à l’heure. Cette orien­ta­tion vous semble-t-elle intéressante ? 

R.R. — Je crois qu’il faut abou­tir à une plus grande prise de conscience des choses mais que la cri­tique est vaine. Au moment où je me suis arrê­té de faire du ciné­ma, quels étaient les thèmes trai­tés ? On avait un vague sen­ti­ment que les choses n’al­laient pas, on avait un vague sen­ti­ment de ne pas être bien enra­ci­né dans ce monde, on avait un vague sen­ti­ment qu’on mar­chait vers un des­tin affreux, mais c’é­tait des sen­ti­ments vagues. Peut-être un sen­ti­ment vague peut deve­nir un fait artis­tique s’il est expri­mé d’une façon rigou­reuse et pré­cise. Mais je constate que ce sen­ti­ment vague se réflé­chis­sait même dans le mode d’ex­pres­sion, dans le récit, dans le style. Com­ment vou­lez-vous bâtir quelque chose avec cela ? 

G.B. — La forme suprême de la liber­té pour laquelle vous avez tou­jours com­bat­tu, ne serait-ce pas, en défi­ni­tive, celle qui est pra­ti­quée par les moines dans Onze Fio­ret­ti de saint Fran­çois d’As­sise ?

R.R. — Mais c’est la fin même de l’homme. L’homme doit trou­ver, en un cer­tain sens, son inno­cence, pas une inno­cence déta­chée de sa propre vie, mais enra­ci­née dans sa vie et les choses qui l’en­tourent. L’homme doit sou­rire et pra­ti­quer la tolé­rance. La tolé­rance est une grande ver­tu qui n’existe presque plus, mal­heu­reu­se­ment, dans le monde. 

G.B. — Une der­nière ques­tion, mon­sieur Ros­sel­li­ni. Avez-vous vu récem­ment des films cana­diens, par exemple, Le Chat dans le sac, de Gilles Groulx ou Pour la Suite du monde, de Michel Brault et Pierre Perreault ? 

R.R. — Pour la Suite du monde, c’est un film sur la pêche du mar­souin ? Oui, je l’ai vu et l’ai beau­coup aimé. 

(Entre­tien recueilli au magné­to­phone par Gilles Blain) 

Avril 1966