Entretiens avec Abdellatif Kechiche autour du film “La Vénus Noire”

Kechiche : Je ne me suis pas posé la question de savoir si je devais en faire un symbole ou dénoncer… j’avais juste envie de raconter cette histoire, de dire combien elle m’avait personnellement bouleversé, combien j’avais besoin de la comprendre.

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Synop­sis de “Vénus Noire”

Paris, 1817, enceinte de l’A­ca­dé­mie Royale de Méde­cine. « Je n’ai jamais vu de tête humaine plus sem­blable à celle des singes ». Face au mou­lage du corps de Saart­jie Baart­man, l’a­na­to­miste Georges Cuvier est caté­go­rique. Un par­terre de dis­tin­gués col­lègues applau­dit la démons­tra­tion. Sept ans plus tôt, Saart­jie quit­tait l’A­frique du Sud avec son maitre, Cae­zar, et livrait son corps en pâture au public lon­do­nien des foires aux monstres. Femme libre et entra­vée, elle était l’i­cône des bas-fonds, la « Vénus Hot­ten­tote » pro­mise au mirage d’une ascen­sion dorée…

Abdel­la­tif Kechiche

7 décembre 1960 Nais­sance à Tunis.

1966 Arri­vée en France, à Nice.

1978 – 1979 Pre­miers rôles au théâtre.

1984 Le Thé à la menthe, d’Ab­del­krim Bah­loul. Pre­mier rôle au cinéma.

2001 Réa­lise La Faute à Voltaire.

2003 Réa­lise L’Es­quive. Quatre César.

2007 Réa­lise La Graine et le mulet. Quatre César.

2010 Réa­lise Vénus noire. 

1. Entre­tien avec Abdel­la­tif Kechiche, réa­li­sa­teur de ‘Vénus noire’ 

Abdel­la­tif Kechiche réagit aux ques­tions majeures du film, for­mu­lées pour l’exercice dans un style affir­ma­tif, voire péremp­toire. A l’image des juge­ments por­tés à l’époque sur son héroïne, Saart­jie Baartman.

La psy­cho­lo­gie ne suf­fit pas à résu­mer la com­plexi­té d’un être

Le psy­cho­lo­gisme limite même la com­pré­hen­sion de l’être humain. L’image seule révèle par­fois beau­coup plus de nuances dans la nature humaine que toutes les ten­ta­tives d’explications psy­cho­lo­giques. Quand le ciné­ma par­vient à être aus­si fin que la vie, c’est magni­fique. Le jeu de l’acteur y fait beau­coup… Il faut tou­jours gar­der à l’esprit que la tech­nique au ciné­ma peut aus­si nuire à ce jeu et le rendre com­plè­te­ment her­mé­tique à la vie…

Et puis par­fois, il n’y a pas d’explications à cher­cher : il y a le mys­tère. Saart­jie est un per­son­nage très mys­té­rieux… C’est ce qui m’a tout de suite inté­res­sé… Fina­le­ment, on ne sait pas grand chose de ses moti­va­tions réelles, on a juste quelques dates sûres : le voyage d’Afrique du Sud en Angle­terre, les repré­sen­ta­tions, le pro­cès à Londres, son bap­tême et son pas­sage devant les scien­ti­fiques fran­çais. Tout le reste est en poin­tillés… C’est ce vide d’explications qu’il est inté­res­sant de fil­mer. Son mys­tère pré­ser­vé nous oblige à nous inter­ro­ger en per­ma­nence sur nous-mêmes.

J’ai lu tout ce qui a été écrit sur elle, et j’ai trou­vé qu’on avait sou­vent ten­dance à trop ver­ser dans l’explicatif. Soit on en fai­sait une esclave totale, sans nuance, ce qui m’a sem­blé un peu dif­fi­cile à croire, parce qu’elle aurait notam­ment pu pro­fi­ter de la main ten­due par l’Institut Afri­cain, ce qu’elle n’a pas fait. Et puis, dans les der­nières recherches his­to­riques, on sait qu’elle se don­nait déjà en repré­sen­ta­tion au Cap… Soit c’était trop roman­cé et elle per­dait tout son mys­tère, ce qui me parais­sait irres­pec­tueux. Parce qu’en fait, Saart­jie Baart­man m’a tout de suite ins­pi­ré le res­pect. Pas ce que l’on a écrit d’elle, mais son image.

L’image parle par­fois plus que tout ce que l’on peut écrire. C’est ce que j’ai res­sen­ti en voyant les por­traits de Saart­jie faits par les des­si­na­teurs du Muséum, et plus encore en décou­vrant son mou­lage ori­gi­nal conser­vé en France. J’ai été sai­si d’émotion par son visage. Il parle d’elle mieux que per­sonne. On per­çoit, bien sûr, toute sa souf­france : elle a les traits bour­sou­flés par l’alcool, la mala­die, mais au-delà de ça, elle sem­blait — dans les des­sins, comme dans le mou­lage — appré­hen­der la vie avec un déta­che­ment d’un ordre qua­si mys­tique… La souf­france qu’elle a endu­rée y est cer­tai­ne­ment pour beau­coup… Les dés­illu­sions aus­si… C’est ce à quoi j’ai été le plus sen­sible. Elle ins­pire le déta­che­ment, l’abnégation la plus totale, et l’intelligence. Elle doit en savoir sur la nature humaine… En ren­con­trant son image, j’ai éprou­vé le devoir de racon­ter son histoire.

Être artiste, comme pré­tend l’être Saart­jie, c’est s’offrir sans bar­rières au public. 

Saart­jie ne s’offrait pas sans bar­rières au public, elle était sans cesse vio­lée par tout le monde. Ce que voyaient les gens, ce n’était pas elle, c’était une cari­ca­ture : ce n’était pas ce qu’elle vou­lait don­ner, c’était ce qu’ils vou­laient voir. Se confor­mer au regard de l’autre, lorsque ce regard est avi­lis­sant, c’est très dou­lou­reux, com­pli­qué, et en un sens elle était une véri­table esclave.

Saart­jie était une artiste, c’est rap­por­té un peu par­tout : elle jouait d’un ins­tru­ment, avait des pré­dis­po­si­tions pour le chant, et dan­sait très bien… Une artiste com­plète dont le drame est peut être qu’elle n’a jamais pu s’exprimer, parce que ce n’est pas ce que l’on atten­dait d’elle… Elle ne devait pas s’exprimer, elle devait illus­trer un dis­cours, don­ner rai­son à la men­ta­li­té de l’époque. Elle était pri­son­nière du regard de l’autre… Fina­le­ment c’est peut être le thème prin­ci­pal du film : l’oppression du regard.

Je me suis beau­coup iden­ti­fié à cette dimen­sion du per­son­nage. C’est ce que je res­sen­tais en tant qu’acteur, à mes débuts. Je souf­frais de ce que l’on atten­dait de moi, non pas comme acteur mais comme arabe. Je me sen­tais dans une pri­son. Les rôles qu’on offrait aux arabes étaient à l’époque très limités.

Le rôle pre­mier du réa­li­sa­teur est d’instaurer en amont un esprit de troupe 

Fédé­rer une équipe autour d’un pro­jet aide le tra­vail. J’ai tou­jours essayé au ciné­ma d’apporter la même rigueur de tra­vail que j’ai connue dans le théâtre. C’est-à-dire ne pas com­men­cer les répé­ti­tions au pre­mier jour de tour­nage, mais répé­ter long­temps avant. Les acteurs apprennent à se connaître, forment une troupe et j’apprends à mieux cer­ner les pos­si­bi­li­tés de chacun…

Ce sou­ci de troupe a long­temps été pour moi une obses­sion. Sur ce film, étran­ge­ment, je me sen­tais plus apai­sé, confiant dans l’interaction qui devait se nouer entre Yahi­ma, Oli­vier, André, Eli­na et Michel, entre autres. C’est qua­si­ment de l’ordre de l’intuition. Si l’on prend l’exemple d’André Jacobs, mon regard s’est arrê­té sur sa pho­to et l’évidence était là : il serait Cae­zar. Je ne l’avais jamais vu jouer aupa­ra­vant et je ne lui ai fait pas­ser aucun essai.

Le choix d’un acteur non pro­fes­sion­nel, tel que Yahi­ma Torres, garan­tit l’authenticité de son jeu 

On peut n’avoir aucune expé­rience et avoir un jeu déjà sur­fait… Mon choix s’est por­té sur elle parce je n’avais pas trou­vé d’actrice noire dont la mor­pho­lo­gie se rap­pro­chait de celle de Saart­jie Baartman.

Yahi­ma, je l’ai vue pour la pre­mière fois en 2005. Elle est pas­sée dans la rue, à côté de chez moi. J’ai été sai­si par sa pré­sence et des traits qui m’ont fait immé­dia­te­ment pen­sé à Saart­jie. Lorsque je l’ai recon­tac­tée quelques années après pour lui faire pas­ser des essais, c’est la légè­re­té avec laquelle Yahi­ma prend la vie qui a confor­té mon choix. J’ai com­pris que je pour­rai la pous­ser loin dans l’émotion sans qu’elle en soit meur­trie. J’ai ensuite choi­si un groupe d’acteurs qui la sou­tien­drait, cette « troupe » si pré­cieuse à mes yeux. Tous ses par­te­naires, ces acteurs du métier étaient non seule­ment excep­tion­nels mais aus­si et spon­ta­né­ment pro­tec­teurs, géné­reux envers Yahi­ma. Pen­ser que l’on prend des acteurs non pro­fes­sion­nels pour des rai­sons de spon­ta­néi­té dans le jeu est un mythe. Il est beau­coup plus facile de tra­vailler avec des acteurs pro­fes­sion­nels du moment qu’ils sont talen­tueux, qu’avec des non pro­fes­sion­nels qu’il faut for­mer et à qui il faut tout expli­quer. Au départ, ils ont un don, assez répan­du fina­le­ment ; le reste, c’est beau­coup de tra­vail pour les ame­ner à un pro­fes­sion­na­lisme. Et l’impression d’authenticité ne pro­vient que du travail.

Le déco­rum his­to­rique au ciné­ma tue la grande et la petite histoire

Se lan­cer dans une adap­ta­tion his­to­rique fait craindre le risque de ne mettre en scène que le déco­rum, et de s’y perdre. Il est sûre­ment très jouis­sif de faire exis­ter le pas­sé dans le moindre détail, et de bien le faire, comme un tableau. Le risque est d’y consa­crer toute son éner­gie au point de ne plus savoir pour­quoi on le fait… En ce qui me concerne, le risque s’en trou­vait limi­té par manque de moyens. Le film avait été chif­fré au départ au double de ce qu’il a coû­té. C’est dans tout ce qui fait le déco­rum his­to­rique que j’ai dû sacri­fier en premier.

Et puis, l’esthétique très léchée du pas­sé dans le ciné­ma ne me fas­cine pas par­ti­cu­liè­re­ment. J’ai tou­jours été plus atta­ché à fil­mer les visages les moins far­dés, plu­tôt que les décors et les cos­tumes, et à me libé­rer des contraintes habi­tuelles du ciné­ma, comme les heures de maquillage, d’éclairage etc.

De toute façon, mon prin­ci­pal inté­rêt dans le par­cours de Saart­jie Baart­man s’est tout de suite ins­crit dans une dimen­sion qui, à mon sens, dépasse l’histoire : la com­plexi­té des rap­ports de domi­na­tion, les pro­blé­ma­tiques des gens de spec­tacle et la place de l’humain dans tout ça.

L’homme est un loup pour la femme

C’est un peu dur pour le pauvre loup… Les humains sont comme ils sont, capables du pire et du meilleur. Il est vrai que les hommes ont beau­coup oppri­mé les femmes dans l’Histoire… Mais alors une femme noire et dif­fé­rente ! Elle syn­thé­tise en elle tous les motifs d’oppression. En réa­li­té, je n’ai pas cher­ché à char­ger les hommes… J’ai plu­tôt ques­tion­né l’image, dans le sens où j’ai mon­tré ce qui a été rap­por­té, pour com­prendre com­ment une telle oppres­sion pou­vait être conce­vable. J’ai essayé autant que pos­sible de ne pas por­ter de juge­ment sur les per­sonnes, mais c’est vrai que par­fois, cela n’était pas évident. Par exemple, en ce qui concerne les scien­ti­fiques, j’ai sim­ple­ment mis en image ce qu’ils ont eux-mêmes écrit ou fait, cela suf­fi­sait ample­ment… J’ai trou­vé cela par­fois tel­le­ment violent que j’ai dû atté­nuer un peu les faits…

Lorsque j’ai appris que le comi­té de scien­ti­fiques qui a obser­vé Saart­jie vivante — ce qui déjà, vu les com­men­taires qu’ils ont consi­gnés, a dû être très humi­liant pour elle — a pro­fi­té de sa mort pour cher­cher à voir ce qu’elle leur avait inter­dit de son vivant, j’ai trou­vé cela d’une hor­reur abso­lue. On ne peut pas, sous cou­vert de la recherche scien­ti­fique, perdre autant son huma­ni­té… Je ne croyais pas pos­sible que des gen­tils­hommes dans de beaux habits char­cutent le corps d’une femme en toute impu­ni­té, la mettent dans des bocaux, et aillent se pava­ner, dis­cou­rir avec ça comme s’il s’agissait d’ un trophée…

Bien sûr, on peut dire qu’ils la consi­dé­raient comme un ani­mal, mais en véri­té pas tant que ça. Ils cher­chaient à prou­ver qu’elle était plus proche de l’animal que de l’homme, mais tout dans leurs récits porte à croire qu’ils en dou­taient eux-mêmes…

D’ailleurs un ani­mal ne leur aurait pas oppo­sé de refus… C’est peut-être ce que je leur reproche le plus : la mal­hon­nê­te­té intel­lec­tuelle. Ils n’étaient pas aveu­glés par leurs idées, ils s’aveuglaient déli­bé­ré­ment par ambi­tion. C’était la course, dans les milieux scien­ti­fiques, à celui qui appor­te­rait la jus­ti­fi­ca­tion de l’exploitation de l’Afrique qui se dérou­lait paral­lè­le­ment. Il fal­lait enle­ver aux afri­cains toute forme d’humanité pour pou­voir se don­ner le droit de les opprimer. 

La culture afri­caine et l’idée même de civi­li­sa­tion sont antinomiques

Ce genre de phrase illustre pour moi l’acharnement de tout un cou­rant pseu­do-intel­lec­tuel à faire des afri­cains des sous-hommes. Je refuse de par­ti­ci­per à un tel débat. C’est du même ordre que Cuvier qui pré­tend que les égyp­tiens ont beau avoir été noirs, ils appar­te­naient à la race des blancs… Je laisse le soin aux intel­lec­tuels afri­cains, qui le feront bien mieux que moi, de défendre leur place dans l’histoire de l’humanité. Il est essen­tiel pour une socié­té de connaître son his­toire. Je suis convain­cu qu’il est mal­sain d’occulter le pas­sé. En don­nant chair à Saart­jie Baart­man, j’espère avoir contri­bué à ma manière à mettre un peu en lumière une zone d’ombre de l’histoire de France, et à faire que les langues se délient.

Saart­jie n’est pas ce sym­bole de l’asservissement du peuple noir, tel que l’a célé­bré l’Afrique du sud en 2002

Sui­vant la manière dont son his­toire est rap­por­tée, elle appa­raît par­fois comme une esclave au sens pre­mier du terme, c’est-à-dire une femme mise en cage, exploi­tée et mal­trai­tée, ou plu­tôt comme une femme qui se don­nait en spec­tacle de son plein gré, ce qui ne l’empêchait pas d’être maltraitée.

Je crois que le débat n’est pas là. Le fait qu’elle se serait don­née en spec­tacle de sa propre volon­té n’enlève rien à la puis­sance du sym­bole d’asservissement du peuple noir qu’elle repré­sente. Il lui en donne peut-être même bien plus. Parce que la vio­lence morale infli­gée à Saart­jie est plus into­lé­rable que tout acte de bru­ta­li­té phy­sique. Mais aus­si parce qu’en ren­dant sa com­plexi­té à son asser­vis­se­ment, lequel a dû être avant tout moral, on le relie à toutes les formes d’oppressions encore pra­ti­quées. Ain­si, l’oppression sym­bo­lique, au tra­vers de la repré­sen­ta­tion cari­ca­tu­rale des mino­ri­tés et des petites phrases racistes, qui jus­ti­fient la domi­na­tion d’un homme, d’une femme ou d’un groupe d’hommes, par un autre. C’est tou­jours d’actualité…

Le pro­ces­sus de fabri­ca­tion d’un film est une négo­cia­tion per­ma­nente, y com­pris avec soi-même, pour en pré­ser­ver l’intégrité artistique

L’intégrité artis­tique est un idéal. On se bat pour l’approcher. D’abord contre les autres, car cha­cun voit le film à sa manière. Arri­ver à fédé­rer toute un équipe vers une même idée du film est très com­pli­qué. Il faut avoir un moral d’acier pour ne pas lâcher prise et aller au bout de ses choix. Contre soi-même, bien sûr parce que nous sommes tous pétris d’influences, de conven­tions. Remettre tout en ques­tion n’est pas facile. Les conven­tions ras­surent. Aller à leur encontre nous met en dan­ger, nous expose à l’incompréhension…

Le tour­nage n’a pas tou­jours été confor­table pour tout le monde, notam­ment pour l’équipe tech­nique… C’est une impres­sion dif­fuse très déli­cate à expli­ci­ter… Mettre en scène un per­son­nage qui souffre, notam­ment lors des scènes se dérou­lant dans les salons liber­tins, répé­ter les prises pour atteindre la véri­té de cette femme, ne laisse per­sonne indemne et sans inter­ro­ga­tion. Entre écrire « Il la frappe » ou « Elle s’allonge à même le sol devant un public », et le voir, il y a un déca­lage qui peut sus­ci­ter un malaise… On n’approche pas ce film comme on abor­de­rait un sujet tendre et roman­tique ; en ques­tion­nant l’humain, on touche for­cé­ment ceux qui sont impli­qués dans le pro­ces­sus de fabrication.

La scène du salon liber­tin en a été l’exemple le plus frap­pant. Dans le scé­na­rio, elle était beau­coup plus crue, expli­cite. Le regard que j’allais por­ter sur cette scène-là était au centre de tous les regards. Je me suis repo­sé sur les témoi­gnages qui exis­taient et j’ai fait acte d’interprétation, notam­ment lorsque je « sauve » les liber­tins qui, face aux pleurs de Saart­jie, stoppent l’exhibition. J’aimais l’idée qu’après avoir subi la vio­lence des scien­ti­fiques, Saart­jie ren­contre des gens qui voient en elle une source de désir, de beau­té et finissent par la res­pec­ter. Je vou­lais aus­si ques­tion­ner le phé­no­mène de groupe, dans lequel l’individu se sent moins expo­sé parce que sa res­pon­sa­bi­li­té est diluée… Tout en mon­trant ce qui est humai­ne­ment insou­te­nable, je n’ai jamais per­du de vue les règles de pudeur et de res­pect envers l’équipe. Je me suis lais­sé gui­der autant par la pré­pa­ra­tion en amont que par ce qui jaillit de l’instant. C’est l’acteur, son émo­tion, sa vio­lence et son rythme qui vous donnent la sen­sa­tion que c’est dans telle direc­tion qu’il faut aller… Comme sur mes films pré­cé­dents, j’ai essayé de faire en sorte que le pla­teau soit un lieu de créa­tion et non pas d’exécution.

Le regard d’un cinéaste dicte et influence celui du spectateur

Je n’ai jamais res­sen­ti autant que dans la réa­li­sa­tion de ce film la pres­sion du regard du spec­ta­teur… Pour appro­cher Saart­jie au plus juste, j’ai mené une sorte d’enquête, de recons­ti­tu­tion des faits. Et ce sont les détails qui font l’histoire, comme ce moment où l’une des spec­ta­trices lon­do­niennes touche les fesses de Saart­jie avec un para­pluie : il est rap­por­té tel quel dans un témoi­gnage de l’époque. Les gens allaient vrai­ment voir la Vénus Hot­ten­tote pour s’amuser à tou­cher ses grosses fesses en ayant peur d’être mordus.

La vio­lence, c’est essen­tiel­le­ment celle du regard. Le film est néces­sai­re­ment une réflexion sur la direc­tion du regard du spec­ta­teur. Sur le ciné­ma aus­si : qu’est-ce qu’en espère le spec­ta­teur ? Que faut-il lui don­ner et de quelle manière ?

La ques­tion de la res­pon­sa­bi­li­té d’un cinéaste en découle. Dans cette pers­pec­tive, ma démarche a été d’être dans cha­cun des per­son­nages. Cae­zar a beau pen­ser à s’enrichir, il n’en est pas moins tra­ver­sé d’obsessions artis­tiques. Réaux est un met­teur en scène qui fera tout pour que le spec­tacle comble les attentes de son public. Même Cuvier affiche, au-delà de ses ambi­tions scien­ti­fiques, une réflexion sur l’esthétique. Je vou­lais leur rendre leur véri­té propre.

L’intelligence de celui qui regarde un récit comme celui-là doit être en éveil. Moi le pre­mier, car je n’ai pas for­cé­ment toutes les clés d’explication, de com­pré­hen­sion mal­gré la pas­sion que j’ai pour le per­son­nage de Saart­jie. Je ne l’ai jamais per­çue comme un sym­bole, encore moins une sainte, mais comme quelqu’un qui allait m’apprendre à par­ler de cer­taines choses. Regar­dez l’aura qu’elle a encore aujourd’hui. Mal­gré tout ce qu’on lui a pris, il me semble que Saart­jie a encore à don­ner, quelque chose à nous dire. Peut-être, qu’après dix ans pas­sés « ensemble », suis-je deve­nu son ins­tru­ment (rires) ?

Pro­pos recueillis par Phi­lippe Pau­mier — Extrait tiré du dos­sier de presse 


2. Abdel­la­tif Kechiche : “Vénus Noire ne devait pas être un film agréable”

Pro­pos recueillis par Eric Libiot (L’Ex­press), publié le 26/10/2010

Le réa­li­sa­teur de La Graine et le mulet, revient en salles avec Vénus noire, film qui retrace, au xixe siècle, le des­tin tra­gique et véri­dique de l’es­clave afri­caine Saart­jie Baartman.

Il est arri­vé en France à 5 ans et à l’en­tre­tien en cou­rant — à cause d’un léger retard dont il s’est excu­sé mille fois. Entre les deux, Abdel­la­tif Kechiche a eu plu­sieurs vies. Il a connu la cité, le racisme, les affres du comé­dien, les années de galère et, enfin, comme réa­li­sa­teur, la recon­nais­sance et le suc­cès, méri­tés, avec L’Es­quive et La Graine et le mulet. Son nou­veau film, Vénus noire, retrace, au xixe siècle, le des­tin tra­gique et véri­dique de Saart­jie Baart­man, femme hot­ten­tote exhi­bée, pros­ti­tuée puis dis­sé­quée à des fins “scien­ti­fiques”. Une oeuvre forte et déran­geante à l’i­mage de son met­teur en scène, qui ne filme jamais pour rien. Il a la répu­ta­tion d’être un emmer­deur et de dire tout haut ce qu’il pense tout haut. On se demande bien alors quel goût auraient eu ses fro­mages. Ses fro­mages ?… Oui.

Etes-vous d’ac­cord avec l’i­dée selon laquelle le lien entre vos films, c’est la façon dont l’être humain trouve sa place dans le monde ?

Plu­tôt la dif­fi­cul­té de trou­ver sa place. Mais c’est davan­tage une ques­tion : com­ment trou­ver sa place auprès de ceux qui vous regardent comme quel­qu’un de dif­fé­rent ? Je prends d’ailleurs cette inter­ro­ga­tion à mon compte. A cause de mes ori­gines sociales et de mes racines, j’ai du mal à obte­nir qu’on me juge comme un artiste. 

Même aujourd’­hui, après les suc­cès de L’Es­quive, de La Graine et le mulet et après tous les César que vous avez remportés ?

C’est un sen­ti­ment qui se vit au quo­ti­dien, pas uni­que­ment sur une scène, lors d’une céré­mo­nie de remises de prix. Cer­tains esti­maient cette recon­nais­sance illé­gi­time et voyaient de la com­plai­sance chez mes défen­seurs. Je le dis sans aucune amer­tume : pour eux, j’é­tais la bonne conscience de gauche. Mais tout cela n’a pas beau­coup d’importance.

Ce sen­ti­ment ren­voie à l’i­dée de trou­ver votre place dans le monde, celui du ciné­ma en l’occurrence…

C’est une longue his­toire. Je suis arri­vé très jeune en France, je peux même dire que j’ai ouvert les yeux ici. J’ai gran­di dans le racisme. En tout cas, dans l’op­pres­sion du regard. J’en parle dans mes films. Tout cela m’a construit. Les années 1980 sont arri­vées, la gauche était au pou­voir, j’a­vais une ving­taine d’an­nées, les choses évo­luaient : les gens s’ou­vraient les uns aux autres. J’ai alors eu le sen­ti­ment de ne plus avoir besoin de me sou­cier de l’a­ve­nir. Même s’il était dif­fi­cile de trou­ver sa place en tant qu’ar­tiste. Et puis, dans les années 2000, par­ti­cu­liè­re­ment en avril 2002, avec la pré­sence du Front natio­nal au second tour de l’é­lec­tion pré­si­den­tielle, quelque chose a com­men­cé à chan­ger. Il y a, actuel­le­ment, un retour aux tristes années sym­bo­li­sé par ces petites phrases racistes qu’on nomme déra­pages. Je vois des gens s’en­fer­mer. Se replier sur eux-mêmes. Adop­ter des idées d’un autre temps. Tout cela sent mau­vais. Je peux vous jurer que, lorsque vous subis­sez ce racisme au quo­ti­dien, vous obser­vez avec plus d’a­cui­té les chan­ge­ments, qu’ils soient posi­tifs ou néga­tifs. Que fai­sons-nous pour arrê­ter ce poi­son qu’est le racisme ? Moi, je réa­lise des films. Et je crie ma peur. Je m’ex­cuse, j’au­rais bien vou­lu mettre en scène une comé­die mais, là, je n’ai pas du tout envie de rire. 

Vous êtes à ce point pessimiste ?

Si je n’a­vais plus d’es­poir, je ne serais pas ici. Je ne pense pas que mes films changent quoi que ce soit, ou si peu, mais le com­bat reste néces­saire. En France, l’autre est cou­pable, étran­ger, dif­fé­rent. On consi­dère qu’il y a de vrais Fran­çais, qui ont le droit de l’être, et des Fran­çais de seconde zone, dont je fais partie. 

Quand est-on vrai­ment fran­çais ?

Est-ce une ques­tion que vous vous posez ?

Moi, je suis fran­çais. Ce n’est d’ailleurs pas seule­ment une ques­tion de natio­na­li­té. Je suis por­té par les idéaux de la Répu­blique et des Lumières. Ce sont eux qui m’ont don­né l’en­vie d’être cinéaste. 

Les grands cinéastes font des films au moment où ils le doivent. Ni avant, ni après. Pour­quoi avoir réa­li­sé Vénus noire aujourd’hui ?

Sans doute parce que j’en­tends la réso­nance entre cette his­toire et notre époque. J’ai ren­con­tré Saart­jie Baart­man dans les livres et son his­toire m’a bou­le­ver­sé. Elle pro­lon­geait mes inter­ro­ga­tions sur le regard qu’on porte à l’autre. J’a­vais trou­vé dans son par­cours une façon de ques­tion­ner le monde sans être, je l’es­père, mora­li­sa­teur. En revanche, je n’ai pas vou­lu mettre le spec­ta­teur dans une posi­tion confor­table. Ni moi, d’ailleurs. J’ai besoin de me bous­cu­ler, de sor­tir d’un cer­tain confort ciné­ma­to­gra­phique. J’aime ce malaise. Sur ce film, c’é­tait presque une ligne de conduite : Vénus noire ne devait pas être un film agréable. Ne pas enjo­li­ver les choses, même par l’é­mo­tion. Enle­ver toute idée de divertissement. 

En quoi ce sujet fai­sait-il écho à vos pré­oc­cu­pa­tions d’a­lors, vous qui n’a­viez fil­mé que des his­toires contemporaines ?

J’ai d’a­bord vou­lu abor­der cette his­toire sous l’angle de la recons­ti­tu­tion. Je pose les élé­ments d’une enquête. Saart­jie Baart­man a pas­sé cinq ans à s’ex­hi­ber dans une cage dix heures par jour. Elle était alcoo­lique. Elle en souf­frait. Je m’en suis tenu aux élé­ments fac­tuels connus par res­pect pour elle. Je ne vou­lais pas d’un film roma­nesque pour faire pleu­rer dans les chau­mières. Il n’y avait pas, non plus, une volon­té d’ac­cu­ser ou de dénon­cer. Mais il y avait des ques­tions. Pour­quoi cette femme a‑t-elle accep­té de souf­frir autant ? Com­ment un homme a‑t-il pu la dis­sé­quer après sa mort contre sa volon­té ? Com­ment arri­ver à une telle barbarie ? 


3. Abdel­la­tif Kechiche : “Le monde du spec­tacle a été pour moi un refuge. Il réunit les canards boi­teux”. Par Rudy Waks pour L’Express

Ce qui est per­tur­bant dans ce film, c’est qu’au final on ne sait pas si Saart­jie Baart­man est le sym­bole de l’es­cla­va­gisme le plus ter­rible ou si elle essaie de récu­pé­rer une par­celle de son libre arbitre ?

On peut se poser la ques­tion. Pour quelles rai­sons ne se révolte-t-elle pas ? Sans être contrainte de jouer ce spec­tacle, elle n’est pas non plus libre de déci­der. C’est peut-être un moindre mal. Res­tée en Afrique du Sud, elle aurait été esclave chez des gens qui l’au­raient trai­tée encore plus mal. Elle pou­vait pen­ser pou­voir un jour recon­qué­rir ici sa propre image, jouer du vio­lon et être l’ar­tiste qu’elle rêvait d’être. 

Les mots et les corps sont les piliers de votre ciné­ma. Y avait-il une culture du verbe dans votre famille ?

J’ai eu une grande admi­ra­tion pour mon père, qui avait un sens excep­tion­nel de la rhé­to­rique. Nous pas­sions des nuits entières à dis­cu­ter. Il m’a trans­mis le goût de l’é­change. Nous étions par­fois d’ac­cord mais nous nous amu­sions à défendre des points de vue dif­fé­rents pour le plai­sir de la dis­cus­sion. Il m’a aus­si appris le doute ; ce doute qui l’a­ni­mait et qui m’ha­bite encore aujourd’hui. 

Repose-toi sur l’ ”oreiller du doute”, disait Montaigne…

C’est drôle que vous citiez Mon­taigne car c’est un auteur qui m’a beau­coup mar­qué. J’aime le désordre appa­rent de ses Essais. 

Est-ce parce que vous dou­tez que vous met­tez tant de temps à ter­mi­ner un film ?

J’en ai besoin pour créer. J’es­saie de faire en sorte qu’un film reste un ins­tant de créa­tion, même si je suis conscient qu’il y aura for­cé­ment de la fabri­ca­tion. Pen­dant ce pro­ces­sus, j’at­tends le moment de me sur­prendre pour sur­prendre le public. Dou­ter, chan­ger, recom­men­cer, essayer. J’ai alors le sen­ti­ment que quelque chose jaillira. 

Vous avez l’i­mage d’un homme pas facile qui se fâche avec tout le monde. Com­ment le vivez-vous ?

Je pré­fère cette image d’emmerdeur à celle de l’é­tran­ger qui n’est pas à sa place. 

N’y a‑t-il pas une para­noïa de votre part. Vous trai­ter d’emmerdeur, ce n’est pas for­cé­ment être raciste…

On est sur écoute, là, non ? Vous enre­gis­trez cet entre­tien ? Plus sérieu­se­ment, l’i­mage que les autres ont de moi ne m’im­porte pas beau­coup. Je ne me suis pas fâché avec tous les pro­duc­teurs. Je m’en­tends tou­jours bien avec celui de L’Es­quive, Jacques Oua­niche. Et lorsque Claude Ber­ri m’a pro­po­sé de le rejoindre, j’ai évi­dem­ment accep­té. J’a­vais signé un contrat de plu­sieurs films avec lui mais, après sa mort, Pathé, sa mai­son mère, ne vou­lait plus tra­vailler avec moi. Je suis par­ti chez Marin Kar­mitz. Avec qui, c’est vrai, je suis en froid. Nous n’a­vons pas la même concep­tion de la liber­té artis­tique. Et puis je n’aime pas ce qu’il a fait de mon idée de créer une salle de ciné­ma et une école nomade sur la péniche de La Graine et le mulet. Je n’ai jamais sou­hai­té faire par­tie d’une com­mis­sion poli­tique [allu­sion au Conseil de la créa­tion artis­tique, diri­gé par Marin Kar­mitz], ni être “l’A­rabe qui cache la forêt”, comme dit Jamel Debbouze. 

On dit que le ciné­ma fran­çais est une famille. Où êtes-vous, dans cette famille ?

Le monde du spec­tacle a été pour moi un refuge. Il réunit les canards boi­teux, ceux qui se sentent exclus. Mon ado­les­cence a été dou­lou­reuse ; j’ai été accueilli par ce monde-là. Je me suis tou­jours bien sen­ti au milieu des acteurs. J’ai une immense ten­dresse pour eux. Une admi­ra­tion de midi­nette, même. Encore aujourd’­hui. J’ai rare­ment sen­ti dans leur regard le rejet de mes origines. 

Quels acteurs aimiez-vous ?

Depar­dieu, Dewaere et Miou-Miou dans Les Val­seuses. Ce film cor­res­pon­dait exac­te­ment à ce que j’at­ten­dais à l’é­poque : un esprit fran­çais, une révolte, un liber­ti­nage, un anar­chisme, une liber­té du corps, une trans­gres­sion. Il y a eu aus­si Dites-lui que je l’aime, de Claude Mil­ler, sur la dou­leur de l’a­mour. Et Une his­toire simple, de Claude Sau­tet, avec ce per­son­nage qui souf­frait d’être reje­té, inter­pré­té par Claude Bras­seur. Je m’y suis beau­coup identifié. 

Le suc­cès a‑t-il chan­gé quelque chose ?

Non, car il est venu un peu tard. 

Vous dites cela par jalou­sie, par frustration ?

Non, il est arri­vé à un âge où il ne m’a pas pro­cu­ré le plai­sir que j’au­rais éprou­vé plus jeune lorsque j’é­tais acteur et que je vou­lais être recon­nu. J’a­vais 45 ans lorsque j’ai reçu les César pour L’Es­quive. Cette recon­nais­sance est arri­vée juste après la mort de mon père. Là, oui, c’é­tait trop tard. Il aurait été fier, je pense, car il s’in­quié­tait beau­coup pour moi. 

Et vous ? Vous inquié­tiez-vous pour vous ?

Non, j’é­tais confiant. Je pen­sais que ma vision d’un autre ciné­ma trou­ve­rait un écho un jour ou l’autre. J’a­vais souf­fert de l’é­chec de La Faute à Vol­taire. Du coup, j’ai réa­li­sé L’Es­quive avec des clo­pi­nettes. Avec ce film, je vou­lais remettre en ques­tion l’ap­proche du tra­vail clas­sique. Sur La Faute à Vol­taire, j’a­vais essayé de cas­ser le moule, sans y par­ve­nir. Pen­dant le tour­nage, cer­tains membres de l’é­quipe me disaient de ne pas faire ci ou ça. Eux savaient, pas moi. Alors que je vou­lais jus­te­ment me débar­ras­ser de ce qui était la règle. J’ai donc réa­li­sé L’Es­quive avec des gens qui ne savaient pas. A com­men­cer par Jacques Oua­niche, le pro­duc­teur, qui fut le seul à mettre de l’argent. Per­sonne n’a vou­lu de ce film. Pas d’a­vance sur recettes, pas de chaîne de télé, pas même de sub­ven­tion du minis­tère de l’In­té­gra­tion. Rien. Zéro. 

Etiez-vous prêt à chan­ger de métier si L’Es­quive avait été un échec ?

Sept ans se sont écou­lés entre mon der­nier film comme comé­dien et La Faute à Vol­taire. J’é­cri­vais des scé­na­rios, ils étaient tous refu­sés. Après La Faute à Vol­taire, il ne s’est rien pas­sé non plus. J’a­vais deux ans de loyer en retard, je fai­sais les fins de mar­ché pour man­ger, c’é­tait très dur. Vous allez peut-être rire, mais, avec ma com­pagne, nous récu­pé­rions toutes les grilles de fri­go que nous trou­vions dans la rue pour les uti­li­ser comme éta­gères à fro­mages. Eh oui : j’ap­pre­nais à faire des fro­mages. Je m’i­ma­gi­nais lan­cer l’in­dus­trie fro­ma­gère en Tuni­sie. J’a­vais lu des livres et j’é­tais très au point. 

Où sont-elles, ces grilles, maintenant ?

Dans un coffre-fort. Je les sor­ti­rai si on m’empêche de réa­li­ser mes films. 

N’exa­gé­rez pas non plus…

Vous allez encore dire que je suis para­no, mais je dérange beau­coup de gens chez les déci­deurs, qui disent, par exemple, à pro­pos de La Graine et le mulet : “Per­sonne ne veut de bou­gnoules qui mangent du cous­cous à une heure de grande écoute sur la télé publique !” Il faut donc des films lisses. Et ça, je ne sais pas faire… 

Source de l’article : [L’Express.fr
-> http://www.lexpress.fr/culture/cinema/abdellatif-kechiche-venus-noire-ne-devait-pas-etre-un-film-agreable_931119.html]


4. “Des images qu’on avait vues et aux­quelles nous ne vou­lons plus son­ger” entre­tien de Samir Ard­joum avec Abdel­la­tif Kechiche à pro­pos de “La Vénus Noire”

Après avoir vu Venus Noire, il était logique et pri­mor­dial de ren­con­trer son auteur, maillon fort d’un ciné­ma hexa­go­nal aus­si fra­gile qu’in­com­pris. Après le sur­pre­nant plé­bis­cite de La Graine et le Mulet en 2007 (suc­cès cri­tique, public, 4 Césars dont celui du Meilleur réa­li­sa­teur et du Meilleur film), Vénus Noire risque de déran­ger, de heur­ter et de divi­ser les afi­cio­na­dos de Kéchiche. Ren­contre avec un cinéaste dis­cret, pre­nant le temps de répondre aux ques­tions, et doté d’une intel­li­gence fou­droyante qui l’aide à ne pas som­brer dans les cha­ra­bias réflectifs.

D’emblée, pour­quoi avoir choi­si de fil­mer cette his­toire qui se démarque plus ou moins de votre filmographie ?

Habi­tuel­le­ment, je ne me pose pas la ques­tion du pour­quoi d’un sujet ou d’une his­toire. L’en­vie de racon­ter est déjà en soi mys­té­rieuse. Je n’en connais pas toutes les moti­va­tions. J’a­vais été bou­le­ver­sé par le des­tin de cette jeune femme que j’ai vou­lu, à ma manière, faire connaître. J’en avais vague­ment enten­du par­ler jus­qu’en 2000 où j’a­vais appris par la presse que l’A­frique du Sud avait deman­dé la res­ti­tu­tion des restes de son corps au gou­ver­ne­ment fran­çais. J’ai su ensuite qu’il y avait eu un débat autour de cette ques­tion à l’As­sem­blée natio­nale. Là, j’ai com­men­cé à faire des recherches, des livres d’his­to­riens, sur Inter­net où j’a­vais vu des gra­vures, des des­sins et même quelques pho­tos du mou­lage de son corps. Ça m’a­vait sai­si ! J’ai res­sen­ti comme un besoin de racon­ter cette his­toire. C’est un sujet qui m’a don­né à réflé­chir sur le des­tin de cette jeune femme, donc je ne pense pas que cela soit un acci­dent de par­cours dans ma filmographie.

L’i­dée de mon­trer les aspects extra­or­di­naires de cette Vénus dans la pre­mière séquence était-elle une manière pour vous de cla­ri­fier les choses aux spec­ta­teurs : “je vous montre dès le début ce que vous atten­dez puis pas­sons à ce que j’at­tends ensuite de vous”

C’est effec­ti­ve­ment quelque chose de cet ordre ! Je ne vou­lais pas racon­ter cette his­toire en essayant de ber­cer le spec­ta­teur, de le séduire, car de toutes les façons, il se serait docu­men­té sur la Vénus Hot­ten­tote et ce, par ses propres moyens. Je vou­lais reti­rer toute la dimen­sion roma­nesque et invi­ter le spec­ta­teur à se concen­trer avec moi sur d’autres thèmes qu’a­borde le film, plus par­ti­cu­liè­re­ment de la rela­tion du spec­ta­teur au spec­tacle. La camé­ra se déplace tout au long du film et montre une pers­pec­tive de l’ac­teur sur ledit spec­tacle. Pour moi, c’é­tait pri­mor­dial ! Il y a là un effet de miroir qui s’ins­talle tout au long du film et qui fait — en tout cas je l’es­père — que le spec­ta­teur se sent davan­tage habité.

Vénus Noire dis­pose d’un sujet his­to­ri­que­ment fort, mais une impres­sion sau­gre­nue s’en dégage comme si ce sujet n’é­tait qu’un pré­texte pour une expé­ri­men­ta­tion radi­cale des sens. Le spec­ta­teur oublie très vite le sujet tout en assis­tant à une sorte d’ex­pé­rience visuelle et sonore. Un labo­ra­toire humain en quelque sorte.

On peut l’ap­pe­ler ain­si, j’aime bien ce terme de “labo­ra­toire”. Jus­qu’i­ci, je pen­sais plus à une “enquête” menée au ser­vice de l’his­toire, pour com­prendre ce per­son­nage. L’i­dée de labo­ra­toire, d’a­na­lyse me paraît inté­res­sante mais je suis plu­tôt scep­tique au terme d’expérimentation.

Ce qui intrigue d’emblée en décou­vrant les pre­mières images de Vénus Noire, c’est l’â­pre­té avec laquelle vous créez vos tran­si­tions séquen­tielles. Chaque par­tie est un bloc où la nar­ra­tion et la mise en scène y sont mon­trées sans une quel­conque conces­sion, d’où cette idée d’expérimentation.

Il y a sans doute une part de cela mais elle existe tou­jours dans un film. Je pré­fère l’i­dée de laboratoire.

Les séquences où la Vénus Noire se met en scène devant ces regards étran­gers, prennent les tripes du spec­ta­teur, ren­for­çant fina­le­ment l’am­bi­va­lence de ce per­son­nage ? On a cette impres­sion de la décou­vrir au fil de ces séquences…

Oui, j’es­saie d’a­gir de la sorte. A cha­cune des scènes, j’ai le sen­ti­ment qu’on dévoile pro­gres­si­ve­ment le carac­tère de ce per­son­nage. D’a­bord le spec­tacle tel qu’il est, puis tel qu’elle le res­sen­tait, puis tel qu’elle l’au­rait vou­lu qu’il soit, notam­ment dans cette scène où elle chante et joue du vio­lon. On apprend sur son his­toire à tra­vers une mise en spec­tacle de sa vie. Que cela soit au tri­bu­nal, chez les scien­ti­fiques ou chez les bour­geois, on avance tou­jours dans le regard qu’on porte sur elle. J’ai l’im­pres­sion que c’est une manière d’im­pli­quer le spec­ta­teur et de le faire se ques­tion­ner sur lui-même.

Cette pro­po­si­tion est plus dure que dans vos pré­cé­dents films ?

Cer­tai­ne­ment, car l’his­toire en elle-même est par­ti­cu­lière. Je ne pou­vais l’a­bor­der autre­ment dans ce qu’elle était de dou­lou­reux. Je pou­vais atté­nuer un peu de cette dou­leur mais je refu­sais de la nier. Sans doute que dans mes pré­cé­dents films, les his­toires étaient plus de l’ordre de l’af­fec­tion même si elles étaient ancrées dans le quo­ti­dien. Je m’en­cou­ra­geais à pro­gres­ser dans ce genre. Avec Vénus Noire, je me devais d’ef­fa­cer cette fic­tion pour que le per­son­nage puisse gar­der de son énigme. Si je dévoile même ce que je crois savoir de ce per­son­nage, je pour­rais alors satis­faire le besoin du spec­ta­teur. Il sera donc dans la logique de pleu­rer ou de rire. Je refuse ce pro­cé­dé. Et puis, ce per­son­nage m’a obli­gé à racon­ter cette his­toire de cette façon. Chaque fois que je vou­lais dévier, que je vou­lais tou­cher à son inti­mi­té, il y avait une résis­tance de sa part. J’ai rare­ment eu ce sen­ti­ment autant que j’ai eu avec ce film.

Avez-vous craint ce sujet ?

Oui, je l’ai craint mais je ne pen­sais pas que j’a­vais autant de rai­sons de la craindre. Et je le crains encore car je suis dans le malaise. Le fait d’en par­ler, de vivre avec, d’a­voir pas­sé ces trois der­nières années avec lui, jamais je n’au­rais pen­sé que je serais dans cet état de gêne. Cette forme de dou­leur était omni­pré­sente, à un degré moindre que celle qu’a vécu Saartjie !

Cha­cune des séquences où la Vénus se montre en public, vous insis­tez sur la répé­ti­tion du show mais en ampli­fiant l’in­to­na­tion des met­teurs en scènes. Com­ment avez-vous tra­vaillé sur le dia­logue et sur­tout sur la ou les manières de jeu ?

Je crois qu’ils avaient conscience qu’il s’a­gis­sait aus­si d’une inter­ro­ga­tion sur le rôle d’un met­teur en scène. Concer­nant le rap­port de l’ac­teur au spec­tacle, ils le connais­saient de par leur métier. Ils avaient cette convic­tion de ne pas se ques­tion­ner là-des­sus. Pour eux, c’é­tait légi­time. C’est aux spec­ta­teurs de s’in­ter­ro­ger. Concer­nant les acteurs, je ne leur ai pas dit grand-chose car c’é­tait une évi­dence qu’ils soient en repré­sen­ta­tion. J’ai évi­té qu’ils se posent trop de ques­tions. Ils se sont jetés à corps per­du, ils ont tra­vaillé au niveau des gestes, des acces­soires, le fait d’a­voir un fouet à la main et d’a­gir avec cet ins­tru­ment, les obli­geait à une atti­tude par­ti­cu­lière. Tout comme les cos­tumes qui leur don­naient une ampleur. Ils se sont lais­sés aller. Je vou­lais que nous nous sur­pre­nions tous.

Dans votre fil­mo­gra­phie, ce qui donne une cer­taine force, c’est la manière avec laquelle vous retrans­cri­viez l’ins­tan­ta­néi­té du pré­sent, comme chez votre col­lègue Arnaud Des­ple­chin où le spec­ta­teur a cette sen­sa­tion de tra­ver­ser en direct un moment pri­vi­lé­gié des per­son­nages. Avec Vénus Noire, j’ai l’im­pres­sion que ce pré­sent est plus cade­nas­sé comme si vous vou­liez que le spec­ta­teur suf­foque. Est-ce une impression ?

Moi-même, je suis encore dans cet état de trans­pi­ra­tion, de suf­fo­ca­tion que vous évo­quez. Et sans cher­cher de façon consciente à le pro­vo­quer, il y avait une volon­té que cet état existe chez le spec­ta­teur. Cette inter­ro­ga­tion, ce malaise… J’aime bien ce mot de suf­fo­ca­tion. J’aime bien l’i­dée d’une chose qui ne passe pas, telle des images qu’on avait vues et aux­quelles nous ne vou­lons plus songer.

Quand on revoit l’en­semble de votre fil­mo­gra­phie, on est frap­pé par la place impor­tante que vous accor­dez à l’ar­tiste, à ses réflexions mais aus­si à son insta­bi­li­té dans une socié­té qui ne peut l’ac­cep­ter. Vénus Noire, en dehors du sujet, prend par­fois la route du ques­tion­ne­ment autour du rôle véri­table de l’ar­tiste. C’est une thé­ma­tique qui vous tra­vaille continuellement ?

Oui, je crois que c’est une ques­tion sans réponse. Je m’in­ter­roge sur ma propre place. Se défi­nir comme artiste est déjà un exer­cice périlleux. Le dire, le sen­tir puis agir, tout cela passe par beau­coup de choses qui remuent.

Il faut se mettre en danger ?

Peut-être… Mais je ne sais pas si la créa­tion doit pas­ser… au stade où je suis, sans doute… pour mieux com­prendre, mais déjà il est dif­fi­cile d’a­bor­der le ciné­ma comme un art.. en règle géné­rale et plus par­ti­cu­liè­re­ment aujourd’­hui. Il y a tel­le­ment d’en­jeux, de conditions…parfois cela devient pom­peux. Où trou­ver notre part de liber­té dans tout cela ? Je n’ai pas encore trou­vé de réponse…Vénus Noire inter­roge tout cela en quelque sorte.

En revoyant l’un de vos pre­miers films en tant que comé­dien, Le Thé à la menthe d’Ab­del­krim Bah­loul, j’ai eu cette sur­prise de consta­ter que vous adop­tiez déjà un jeu vif, dyna­mique et ce comme si votre vie en dépen­dait. Sur­tout au niveau de vos yeux qui brillaient conti­nuel­le­ment et qui ne s’a­dap­taient pas à la mise en scène assez clas­sique de Bah­loul. J’ai cette impres­sion que La Faute à Vol­taire est une sorte de suite au Thé à la menthe comme si incons­ciem­ment vous repre­niez cette folie en l’as­sem­blant à une mise en scène plus forte.

Pour un tas de rai­sons, j’ai un très mau­vais sou­ve­nir du tra­vail d’ac­teur dans les films que j’ai tour­né. Le der­nier que j’ai fait en France remonte à 1986, cela fait peu. Mais je me suis tou­jours mal sen­ti sur un pla­teau de ciné­ma en tant qu’ac­teur. Je n’ai jamais été dans un rap­port de com­pli­ci­té avec mes per­son­nages. Ce pro­ces­sus d’i­den­ti­fi­ca­tion ne m’a jamais convain­cu. Cela res­semble à Saart­jie qui détes­tait le per­son­nage qu’elle jouait. Me concer­nant, je n’ai pas trou­vé ma place dans les années 80…très dif­fi­cile, cette repré­sen­ta­tion du “beur”. J’a­vais du mal ! J’a­vais cher­ché à quit­ter mon milieu social via les grands textes, la littérature…et fina­le­ment le ciné­ma par le jeu d’ac­teur m’y rame­nait. Je me sen­tais enfer­mé et c’est sans doute l’une des rai­sons pour les­quelles j’ai vou­lu arrê­ter ce métier. Et puis les contraintes tech­niques liées à la lumière, aux rails, tout cela pre­nait trop de place par rap­port à la vie… cette chose qui pou­vait jaillir d’un plan. Là, j’ai pen­sé au métier de met­teur en scène… il fal­lait que je trouve mon équi­libre. Mais, ce n’é­tait pas une revanche que je pre­nais, juste une libé­ra­tion. D’ailleurs, je ne pense pas être libé­ré… bien­tôt sans doute !

Qu’est-ce qui vous attire dans le ciné­ma aujourd’­hui ? Y a‑t-il des cinéastes avec les­quels vous sen­tez une cer­taine proxi­mi­té entre vos univers ?

Je vais être très arro­gant car je ne vois pra­ti­que­ment plus rien au ciné­ma… par­fois en DVD et tout cela à cause du temps que je n’ai plus. Par exemple, j’ai du mal à voir Un Prophète…s ans doute en rai­son de sa lon­gueur (rire)… il veut sor­tir des règles (rire) ! Sérieu­se­ment, je n’ai pas suf­fi­sam­ment de temps pour res­pec­ter le ou les films. Sinon, il y a tou­jours cette réa­li­sa­trice qui m’a conti­nuel­le­ment bous­cu­lé, mis mal à l’aise et dont je vois tous les films, c’est Cathe­rine Breillat. Mais il est vrai que cela fait long­temps que je n’ai pas mis les pieds dans une salle de cinéma !

Source de l’article : Afri­cul­tures


5. Entre­vue avec Abdel­la­tif Kechiche Par Nico­las Krief et Mathieu Li-Goyette pour Pano­ra­ma-ciné­ma

Quelques mois après sa sor­tie fran­çaise, la Vénus noire d’Abdellatif Kechiche débarque sur nos écrans. Ren­con­tré à l’occasion de la sor­tie du film en sol qué­bé­cois, l’auteur s’est géné­reu­se­ment prê­té à notre dis­cus­sion (plu­tôt qu’entrevue) sur la pesan­teur du regard de l’Occident envers l’Orient, sur les pré­oc­cu­pa­tions sociales habi­tant son ciné­ma et sur la res­pon­sa­bi­li­té qui incombe le cinéaste autant que le spec­ta­teur dans ce grand spec­tacle met­tant en vedette la race et le rang. Retour sur Vénus noire, mais aus­si sur le ciné­ma de Kechiche.

LA RACE ET LE RANG

Pano­ra­ma-ciné­ma : Vénus noire est un film d’époque où l’on traite de l’immigration. Ce n’est donc pas, à pre­mière vue, ce à quoi on s’attendrait d’un « film d’Abdellatif Kechiche ». Et pour­tant, ce l’est bien. Vous a‑t-on appro­ché pour faire ce film ou est-ce vous qui avez appro­ché le film pour qu’il puisse être fait ?

Abdel­la­tif Kechiche : C’est d’abord le hasard. J’avais enten­du dans la presse que la diplo­ma­tie sud-afri­caine avait deman­dé à la France la res­ti­tu­tion des restes, des bocaux dans les­quels il y avait les organes géni­taux de Saartje Baart­man. Il avait été annon­cé dans la presse un débat à l’Assemblée natio­nale avec un vote au sénat pour créer une loi qui per­met­trait cette res­ti­tu­tion. Cette his­toire m’a beau­coup intri­gué et j’ai com­men­cé à faire des recherches. J’ai décou­vert que tout ce qui entou­rait la vie de cette femme rele­vait du sur­réa­lisme, de la folie humaine, même deux cents ans plus tard. C’était bou­le­ver­sant, intri­guant, on y voyait tel­le­ment de choses à pro­pos de la condi­tion de l’homme.

Pano­ra­ma-ciné­ma : Peut-on sen­tir, à la vue des images d’archives à la fin du film, qu’il a été pen­sé en réac­tion à ces cérémonies ?

Abdel­la­tif Kechiche : En fait, le film a été écrit avant cette res­ti­tu­tion, dont le pro­ces­sus a duré plu­sieurs années. À par­tir du moment où j’ai eu vent de la demande, j’ai tra­vaillé sur le scé­na­rio, donc avant que la loi soit votée en 2002 et que ces images dont vous par­lez puissent exister.

Pano­ra­ma-ciné­ma : Vos films n’ont pas néces­sai­re­ment été écrits en ordre chro­no­lo­gique par rap­port à leur sor­tie. On pense à La faute à Vol­taire où le héros vend la sor­tie d’un film inti­tu­lé La graine et le mulet et ça, près de sept ans avant ce dernier.

Abdel­la­tif Kechiche : Oui, exact, La graine et le mulet était déjà écrit.

Pano­ra­ma-ciné­ma : Avec Vénus noire, on a l’impression que vous sor­tez un peu de votre uni­vers où les acteurs sont récur­rents. Ici, on change de décors et de comé­diens. Aviez-vous en tête de sor­tir d’une cer­taine schi­zo­phré­nie rela­tive à cette réuti­li­sa­tion ponc­tuelle des mêmes visages ?

Abdel­la­tif Kechiche : Il y a des acteurs que j’ai réuti­li­sés pour Vénus noire, même l’un d’eux a fait par­tie de tous mes films. C’est une ques­tion de hasard encore une fois, car cer­tains comé­diens n’étaient pas libres à ce moment-là. Cela dit, j’aime beau­coup tra­vailler avec les mêmes acteurs. Des habi­tudes se créent, des réflexes s’établissent et c’est quelque chose de solide ce rap­port de confiance.

Pano­ra­ma-ciné­ma : Est-ce que l’on pense à réécrire l’Histoire lorsque l’on fait un film historique ?

Abdel­la­tif Kechiche : Peut-être. Ce qui est cer­tain, c’est que je n’avais pas de dis­cours ou de pro­po­si­tion à faire. J’ai été désta­bi­li­sé par l’histoire de cette femme et j’ai eu envie de la com­prendre. Je n’ai pas tant eu envie de la réécrire que de l’écrire, puisque je suis par­ti de quelques docu­ments très épars et quelques-uns sur les­quels on ne peut pas reve­nir comme le rap­port des scien­ti­fiques et sur ce qui s’était dit au tri­bu­nal. Les témoi­gnages des gens, des jour­na­listes racon­tant ce qui s’était pas­sé dans les salons et les salles de spec­tacle, tout ça, c’était écrit déjà. Au-delà de ces infor­ma­tions, le per­son­nage demeure très mys­té­rieux et ce qu’il a eu comme ver­tu sur moi, c’est de m’interroger sur moi-même, sur ce que je suis en tant qu’homme, que cinéaste, que per­sonne issue d’une autre culture. Je n’avais pas envie de lui rendre hom­mage, car j’avais le sen­ti­ment qu’elle n’en avait pas besoin, et je n’avais pas envie non plus d’incriminer le pas­sé. Effec­ti­ve­ment, une telle his­toire ne pou­vait qu’avoir une réson­nance sur notre époque lorsque l’on parle de l’étranger et de ce rap­port à l’autre.

Pano­ra­ma-ciné­ma : L’idée de la géo­gra­phie est assez inté­res­sante : en Angle­terre, la vénus est vue par le peuple, la classe ouvrière et dans des foires, tan­dis qu’en France, on arrive dans des salons bour­geois pari­siens. Change-t-on de classe parce qu’on change de pays ?

Abdel­la­tif Kechiche : Là aus­si, ça appar­te­nait à l’Histoire. En Angle­terre, elle a sur­tout été exhi­bée dans des milieux popu­laires ou sur les routes d’Écosse. C’est là qu’elle a d’abord été recon­nue comme une sorte de vedette. En France, elle est tout de suite deve­nue un phé­no­mène et très tôt il y a eu un vau­de­ville sur sa sup­po­sée vie inti­tu­lé La vénus hot­ten­tote. Le jour­na­liste qu’ils ren­contrent dans la calèche raconte d’ailleurs qu’elle a été enle­vée par les Blancs le jour de son mariage de prin­cesse, etc. Évi­dem­ment, je n’étais pas à l’entrevue, mais puisqu’il tra­vaillait pour un jour­nal à tabloïdes, il a pro­ba­ble­ment dû inven­ter cette his­toire et la roman­cer pour son lec­to­rat. Cepen­dant, tout ce qui est dit dans le salon est rap­por­té, tout comme ce qui a été rap­por­té à par­tir de soi­rées privées.

Pano­ra­ma-ciné­ma : Vous fil­mez à une époque qui est par­ti­cu­liè­re­ment impor­tante quant à l’évolution des rela­tions entre l’Occident et l’Orient. C’est une époque char­nière. Edward Saïd, dans L’orientalisme, dit que l’Orient n’est qu’une créa­tion de l’Occident, voire le simple contraire de l’Occident et qu’il ne serait que ce que l’Occident n’est pas. C’est un jeu de contraire et de dis­tinc­tion cau­sé par le regard.

Abdel­la­tif Kechiche : J’ai enten­du par­ler du livre de Saïd, bien que je ne l’aie pas lu. Je ne me per­mets pas, par contre, de faire ce genre d’analyses, car je ris­que­rais d’être comme les scien­ti­fiques de mon film ! Je n’en sais rien et je ne sais pas ce qu’est vrai­ment l’Orient. Ce que je sais, c’est que l’autre n’est pas for­cé­ment étran­ger, car il n’est pas néces­sai­re­ment venu d’ailleurs. L’étranger peut aus­si être en soi, mais vivant ailleurs. L’étranger, c’est celui qui défie le moule ou qui y est inadapté.

Pano­ra­ma-ciné­ma : Dans le même ordre d’i­dées, seriez-vous inté­res­sé à fil­mer la culture tuni­sienne en soi, soit en Tuni­sie et non néces­sai­re­ment dans son rap­port de dif­fé­rence avec la France et la vieille Europe.

Abdel­la­tif Kechiche : J’ai très envie de faire un film en Tuni­sie. On m’a tou­jours deman­dé d’en faire un, mais étant don­né le manque de liber­té et de l’oppression que l’on y res­sen­tait, je n’ai pas pu le faire. Mais main­te­nant, avec ce qui s’est pas­sé récem­ment, je ferais bien un film, mais pas sur la révo­lu­tion. Racon­ter une his­toire en Tuni­sie et sur la socié­té tuni­sienne, j’en ai très envie.

Pano­ra­ma-ciné­ma : Y retrou­ve­rait-on le même choc culturel ?

Abdel­la­tif Kechiche : J’ai une impres­sion, mais ce n’est qu’une impres­sion, que je suis plus pré­oc­cu­pé par la dif­fé­rence de classe sociale que par la dif­fé­rence d’origine. Lorsque vous regar­dez La faute à Vol­taire, L’esquive et La graine et le mulet, c’est plu­tôt une ques­tion de classe sociale, car dans la même famille il y a des gens de toutes les ori­gines. À ce sujet, je ne pen­sais pas que l’on y vien­drait en France, à cette clas­si­fi­ca­tion entre Fran­çais de souche et les autres. Et vous ?

Pano­ra­ma-ciné­ma : l’un d’entre nous est moi­tié tuni­sien, l’autre moi­tié chi­nois. Nous sommes deux moi­tiés qué­bé­cois cela dit.

Abdel­la­tif Kechiche : Et vous vous sen­tez québécois ?

Pano­ra­ma-ciné­ma : En famille qué­bé­coise, qué­bé­cois, puis en famille tuni­sienne, tuni­sien, puis en famille chi­noise, chinois.

Abdel­la­tif Kechiche : (Rires) Je crois que c’est nor­mal. Mais en France, jusqu’à récem­ment, on a com­men­cé à se sen­tir « vrai­ment Fran­çais » et on ne se sen­tait pas autre­ment. Par contre, il y a main­te­nant une volon­té poli­tique de divi­ser les Fran­çais entre ceux qui sont de souche et les autres. La ques­tion que je me pose, je crois, c’est de savoir si l’on peut sor­tir d’une cer­taine condi­tion sociale.

Pano­ra­ma-ciné­ma : Vous par­liez tout à l’heure de votre rela­tion avec les acteurs. En termes de construc­tion de per­son­nages, ce sont ici des indi­vi­dus qui subissent. Dans le cas de Saart­jie Baart­man, elle subit énor­mé­ment. Com­ment vous êtes-vous fixé sur Yahi­ma Torres ?

Abdel­la­tif Kechiche : Je vou­lais une actrice dont la mor­pho­lo­gie se rap­pro­chait du per­son­nage et ce n’était déjà pas évident. Ça nous ren­dait assez limi­tés. La ren­contre avec Yahi­ma tient presque du hasard, du des­tin, et j’ai trou­vé en elle quelque chose du per­son­nage qui me plai­sait beau­coup. Elle avait une capa­ci­té à s’émouvoir et à se pro­té­ger, à oublier la souf­france de laquelle elle était impré­gnée. Il était dif­fi­cile de trou­ver quelqu’un qui pour­rait souf­frir ce qu’a souf­fert le per­son­nage pour être capable de rapi­de­ment se libé­rer de cette souffrance.

Pano­ra­ma-ciné­ma : Sou­vent, dans vos films, vous incluez des fêtes, des spec­tacles, des scènes fes­tives, que l’on pense à la fête de La faute à Vol­taire, de la répé­ti­tion du spec­tacle de L’esquive, de la danse de La graine et le mulet ou à l’introduction du per­son­nage de Baart­man. C’est un leit­mo­tiv, un élé­ment déclen­cheur qui active le récit.

Abdel­la­tif Kechiche : Oui. Mais la fête ques­tionne aus­si. Elle ques­tionne sur la posi­tion de celui qui regarde, de celui qui montre et de celui qui est regar­dé. Et sur la res­pon­sa­bi­li­té de ceux qui se montrent, qui dévoilent et qui regardent. Saart­jie Baart­man, alors qu’une ins­ti­tue prend sa défense et tente de la sau­ver dès qu’elle prend par­ti pour Cae­zar, est d’une cer­taine façon res­pon­sable de se mon­trer ain­si. Pour reve­nir à cette idée que vous évo­quiez de l’Occident regar­dant l’Orient, on peut en effet sen­tir ce poids. Dans le même ordre d’idées, il faut donc se deman­der qui crée le spec­tacle. Est-ce celui qui montre qui crée, le spec­tacle ? Ou bien est-ce celui qui se montre qui le crée ?

Pano­ra­ma-ciné­ma : On en revient donc à se ques­tion­ner sur la res­pon­sa­bi­li­té du cinéaste.

Abdel­la­tif Kechiche : C’est vrai et c’est dif­fi­cile. Lorsque l’on fait des films, que l’on est en France et d’origine étran­gère, on se demande si ce que j’ai fait défi­nit ce que je suis en tant qu’homme. Il y a quelque chose dont je ne peux me libé­rer. En ce sens, est-ce qu’en essayant de m’en libé­rer, est-ce que je ne m’y empri­sonne pas ? Est-ce qu’en défiant les conven­tions, on y échappe vrai­ment ? Ce que je suis fait peut-être de moi un cinéaste cher­chant à y échap­per, mais seule­ment parce que lui-même a peut-être déjà besoin de se libé­rer en tant qu’homme, puis dans son métier. Fina­le­ment, se dire : « non, je ne veux pas de réponse » et sim­ple­ment se cher­cher, je ne sais pas si c’est salu­taire ou si c’est un enfer­me­ment encore plus profond.


6. Entre­vue Pour Vénus noire, Abdel­la­tif Kechiche Unplugged

Par Isa­belle Hon­te­bey­rie — 1 avril 2011 

Vénus noire, le nou­veau film d’Abdellatif Kechiche, prend l’affiche à Mont­réal aujourd’hui. De pas­sage dans la métro­pole, le cinéaste fran­çais a ren­con­tré LeBuzz.Info. Pen­dant une demi-heure, il s’est pen­ché sur le per­son­nage de Saart­jie Baart­man, ce qui l’a atti­ré de son his­toire et les rai­sons pour les­quelles il exerce ce métier.

Le contexte.
_ Sep­tembre 2010. Vénus noire est pré­sen­té en com­pé­ti­tion à la Mos­tra de Venise. Le qua­trième long métrage du réa­li­sa­teur raconte les der­nières années de la vie de Saart­jie Baart­man, noire Sud-afri­caine, exhi­bée comme un ani­mal de foire des cirques et des salons, de Londres à Paris. L’accueil réser­vé au film n’est pas que timide : il est gla­cial, voire hostile.

Mars 2011. Abdel­la­tif Kechiche prend le temps d’accorder des inter­views aux médias qué­bé­cois. Avec calme, dou­ceur et pro­fon­deur, le cinéaste détaille son par­cours créa­tifs. Et, au fil des pro­pos, on découvre un homme qui, à tra­vers toutes ses oeuvres, pose avant tout un regard humain sur ses per­son­nages, lais­sant le juge­ment et le poli­tique aux autres.

Au départ, mon inté­rêt a été piqué par hasard. J’avais lu dans la presse, en 2000, que l’Afrique du Sud avait – quelques années déjà aupa­ra­vant – deman­dé la res­ti­tu­tion des restes de son corps à la France et qu’il y allait y avoir un débat à l’Assemblée natio­nale pour faire voter une loi pour la res­ti­tu­tion des restes. Ça m’avait inter­pel­lé. J’ai com­men­cé à faire des recherches, lu des articles de l’époque, des rap­ports, des docu­ments. Il y avait une his­toire et un des­tin bouleversants.

Sans doute que le visage [de Saart­jie Baart­man], son expres­sion, m’avaient mar­qué. Il y avait une telle dou­leur ! J’ai vrai­ment res­sen­ti un besoin, une néces­si­té de racon­ter cette his­toire et de la com­prendre, de réflé­chir sur ça. J’ai l’impression avant tout d’un des­tin, d’un des­tin tra­gique. Je n’ai jamais osé l’analyser dans ce qu’elle était et c’est pour ça que je l’ai mise, à juste titre, sur un pié­des­tal. [Saart­jie Baart­man] est res­tée un mystère.

On sait qu’elle était une artiste. En Afrique du Sud, elle dan­sait, elle chan­tait, elle jouait d’un ins­tru­ment de musique…

Elle ne s’est jamais vrai­ment plainte, alors que l’on sait que son par­cours était très dou­lou­reux. Mais par de petits actes et de petites phrases, elle s’est expri­mée dans des moments déci­sifs, notam­ment lorsqu’il y a eu cette accu­sa­tion de la part de l’Institut afri­cain et qu’elle a pris posi­tion pour Hen­drick Cae­zar [NDLR : son maître Afri­kaa­ner], alors qu’elle aurait pu accep­ter la main qui lui était tendue.
On peut ima­gi­ner que, fina­le­ment, c’est [cette vie, ces exhi­bi­tions qui lui] fai­saient gagner sa vie, même si elle ne le vou­lait pas. On sait d’ailleurs qu’elle n’aimait pas ça. On sait aus­si qu’elle était une artiste. En Afrique du Sud, elle dan­sait, elle chan­tait, elle jouait d’un ins­tru­ment de musique – que j’ai réduit à un vio­lon afri­cain, mais qui en réa­li­té est beau­coup plus com­plexe. C’était aus­si une femme très libre. Elle avait vécu avec un Blanc en Afrique du Sud et elle avait eu un enfant avec lui, qui est mort. Elle a eu deux autres enfants, morts aus­si. Et ça, on ne l’a su que très récem­ment. Elle avait été sou­vent repré­sen­tée par les his­to­riens comme ayant subi l’esclavage, et ce n’est que plus tard que l’on a vrai­ment décou­vert qu’était assu­mait ce qu’elle fai­sait, tout en espé­rant de meilleures conditions.

Je ne sais pas si c’est parce que j’étais para­ly­sé ou à cause d’une espèce d’éthique, mais je n’ai pas vou­lu entrer dans l’intimité du per­son­nage. Je ne pou­vais pas, non plus, en faire une sainte. Dans le même temps, j’avais cette convic­tion qu’elle vou­lait gar­der son mys­tère. Pour­quoi n’a‑t-elle pas accep­té la défense de l’Institut afri­cain qui lui pro­met­tait un ave­nir meilleur ? Pour­quoi n’a‑t-elle pas dit oui ?
Beau­coup d’esclaves de l’époque avaient… ce sen­ti­ment que le temps leur ren­drait justice.

Il y a un petit détail que je ne relève pas dans mon film. Elle porte, autour du cou, une cara­pace de tor­tue. Il y a énor­mé­ment de sym­boles sur la pas­sion, sur la lon­gé­vi­té, sur le retrait sur soi autour de cet objet. Je m’en ins­pire pour décrire quelque chose du per­son­nage, mais je ne peux pas lui faire dire pour­quoi elle la por­tait. Peut-être qu’elle avait la conscience d’un sacri­fice. D’abnégation aus­si. Beau­coup d’esclaves de l’époque avaient aus­si ce refuge et ce sen­ti­ment que le temps leur ren­drait justice.

Elle a été exhi­bée pen­dant près de deux siècles. Des hommes, des femmes, des ado­les­cents venaient au Musée de l’Homme, lui pin­çaient les fesses, regar­daient les bocaux dans les­quels son sexe était exhi­bé. C’est peut-être l’aspect qui a heur­té beau­coup de spec­ta­teurs. Peut-être. Je sup­pose qu’ils ont été bous­cu­lés ou déran­gés par la façon crue de fil­mer et de dire les choses, sans fard.

Tout à coup, je deve­nais l’étranger arabe qui regar­dait les autres en les accusant
Je crois aus­si qu’il y a eu une inter­pré­ta­tion un peu faus­sée de ma démarche. Tout à coup, je deve­nais l’étranger arabe qui regar­dait les autres – les Fran­çais – en les accu­sant. Et ça, c’était une vision com­plè­te­ment faus­sée qui a fait que beau­coup n’ont pas regar­dé le film de manière juste. On a beau­coup foca­li­sé là-des­sus, oubliant l’histoire que je racon­tais, et c’est dom­mage. Beau­coup ont pen­sé que j’avais un dis­cours accu­sa­teur alors que je n’aucun pro­pos pré­éta­bli avant de faire le film ; j’avais été bou­le­ver­sé par cette his­toire et j’avais envie de la racon­ter. Il y avait aus­si, de ma part, une volon­té d’interroger sur notre posi­tion de spec­ta­teur, sur la rela­tion spec­ta­teur-acteur. Cela reste une réflexion, car je n’ai vrai­ment pas de réponse. 

Quand on fait un film, on espère qu’il appor­te­ra quelque chose.

Ce qui me rend la France dou­lou­reuse, par­ti­cu­liè­re­ment en ce moment, c’est cette mon­tée de dis­cours qui tournent autour de l’étranger, de dis­cours racistes et de mise en ‘vedette’ – si j’ose dire le mot vedette – de la peur de l’autre, du rejet de l’autre, ain­si que de ce jeu des poli­ti­ciens autour du thème de l’immigration. J’ai l’impression que cela n’existe pas vrai­ment au Québec.

Je ne fais pas des films pour plaire à mes copains… Quand on fait un film, on espère qu’il appor­te­ra quelque chose, une réflexion en tout cas. En ce sens, Vénus noire est enga­gé, oui. Mal­heu­reu­se­ment, face à la force média­tique qui se déroule autour de thèmes qui n’ont pas lieu d’être, l’engagement semble bien petit. C’est dif­fi­cile les films. On espère tou­cher l’autre, le bous­cu­ler ou l’amener à réflé­chir. Peut-être [ai-je fait Vénus noire] pour ame­ner [l’autre] à réflé­chir… et pour réflé­chir moi-même.

Source de l’article : [Le Buzz.info
->http://lebuzz.info/2011/04/53910/entrevue-venus-noire-abdellatif-kechiche-unplugged/]


7. [Cri­tique] Vénus noire : his­toire ter­rible, film inoubliable
Par Isa­belle Hon­te­bey­rie — 1 avril 2011

Avec Vénus noire, Abdel­la­tif Kechiche pro­pose un qua­trième long métrage au pro­pos d’une rare vio­lence. Le film, qui met en vedette Yahi­ma Torres, André Jacobs et Oli­vier Gour­met, prend l’affiche au Qué­bec le 1er avril. En voi­ci notre critique.

Il y a des accents d’Elephant Man ou d’Amistad dans ce Vénus noire. Saart­jie Baart­man (Yahi­ma Torres éblouis­sante), la Vénus hot­ten­tote du début du XIXe siècle, est exhi­bée comme un ani­mal de foire, à Londres d’abord, puis à Paris ensuite. Une fois morte, elle sera mou­lée et décou­pée, son corps et les restes offerts en pâtures aux visi­teurs du Musée de l’Homme pen­dant près de deux siècles.
Abdel­la­tif Kechiche n’a pas besoin d’artifices pour nous racon­ter les der­nières années de la vie de cette femme intel­li­gente au des­tin ter­rible. La réa­li­té de l’époque – on peut d’ailleurs éta­blir un paral­lèle avec la socié­té actuelle – est suf­fi­sam­ment cruelle pour n’avoir pas besoin d’être ren­due encore plus dure. « On peut dire que je suis allé très loin, et cer­tains même me le reprochent » a sou­li­gné le cinéaste en entre­vue lors de son pas­sage à Mont­réal il y a quelques jours.

Le réa­li­sa­teur pré­cise néan­moins avoir « mis des limites, mais elle a subi beau­coup plus d’outrages que ce que je montre à l’écran. » Et ce qui est mon­tré est par­fois insou­te­nable, car la vio­lence et l’horreur ne sont pas dans les images, mais dans le pro­pos. « Je n’ai jamais vu de tête humaine plus sem­blable à celle des
singes » entend-on dès l’ouverture de Vénus noire. Et ces paroles sont pro­non­cées par l’anatomiste Georges Cuvier dans l’amphithéâtre de l’Académie royale de méde­cine de Paris en 1817 !

Yahi­ma Torres, actrice cubaine décou­verte « par hasard » par Abdel­la­tif Kechiche livre ici une pres­ta­tion forte et bou­le­ver­sante. Com­ment ne pas être tou­ché, remué et pro­fon­dé­ment ému par Saart­jie Baart­man, femme au des­tin tra­gique ? Elle demeure, tout au long des 159 minutes de la pro­jec­tion, un mys­tère. Digne, assu­ré­ment. Libre serait-on éga­le­ment ten­té de dire. Et c’est là toute l’ambigüité de ce per­son­nage hors du com­mun : Jusqu’où a‑t-elle été maî­tresse de son sort ? Accep­tant, d’un côté, d’être pré­sen­tée comme un ani­mal, elle refu­se­ra, de l’autre, de mon­trer ses organes géni­taux aux scien­ti­fiques de l’époque.

La réponse n’est jamais don­née. Il incombe au spec­ta­teur de réflé­chir et de se for­ger sa propre opi­nion de cette femme dou­lou­reu­se­ment belle à qui le 7e Art rend désor­mais jus­tice en racon­tant son his­toire, telle qu’elle fût, mys­tère inclus. En choi­sis­sant ce sujet, Kechiche prend posi­tion. Mais le cinéaste s’efface ensuite, se conten­tant de rap­pe­ler – recherches, articles de jour­naux de l’époque et nom­breuses archives à l’appui – la réa­li­té nue et sans fard de Saart­jie Baartman.
« J’espère que ce film ne sera que le pre­mier d’une série d’œuvres qui seront consa­crées à Saart­jie » me disait Abdel­la­tif Kechiche. Le cinéaste a pro­ba­ble­ment rai­son, cette vie sacri­fiée est un sujet excep­tion­nel comme on en voit peu. Mais, à mon avis, Vénus noire demeu­re­ra sans aucun doute le plus bel hom­mage qui aurait pu lui être fait. 



8. ENTRETIEN AVEC ABDELLATIF KECHICHE
 — par Helen Farad­ji 2011-03-31
HUMAIN, TOUJOURS PLUS HUMAIN 

Plus qu’un film, c’est un choc. Un coup que l’on reçoit en plein dans le ventre, qui fait suf­fo­quer. Une plon­gée en apnée qui vient illus­trer le ver­sant sombre d’une œuvre jusqu’ici réso­lu­ment tour­née vers la lumière (L’esquive, La graine et le mulet). Qua­trième long-métrage d’Abdellatif Kechiche, Vénus Noire, qui évoque le des­tin tra­gique de Saart­jie Baart­man décé­dée en 1817, Sud-Afri­caine aux attri­buts phy­siques ayant exci­té les publics de foire autant que la curio­si­té scien­ti­fique, nous ren­voie à la part la plus obs­cure de notre propre rela­tion aux autres. Entre­tien avec un son­deur de l’âme humaine. 

24 images : Vénus Noire est un film pour le moins trou­blant. Com­men­çons donc par le plus banal. Quand vous avez décou­vert cette his­toire, qu’est-ce qui vous a don­né envie de la racon­ter ?

Abdel­la­tif Kechiche : Tel­le­ment de choses. J’ai d’abord été décon­te­nan­cé moi aus­si par cette his­toire. J’avais déjà vague­ment enten­du par­ler du per­son­nage, mais quand j’ai lu dans la presse que la diplo­ma­tie sud-afri­caine avait deman­dé à la France le retour des restes de Saart­jie Baart­man, je me suis deman­dé dans quel contexte cela s’était pas­sé. Je savais qu’en 1998, il y avait déjà eu une pre­mière demande. Et là, en 2000, il était dit dans la presse qu’il allait y avoir à l’Assemblée Natio­nale et au Sénat un débat pour faire voter une loi pour la res­ti­tu­tion des restes de son corps. Déjà, j’ai été décon­te­nan­cé. Com­ment peut-on deman­der de faire voter une loi pour la res­ti­tu­tion de bocaux dans les­quels il y avait un sexe, un cer­veau et des os ? J’avais trou­vé qu’il y avait là un affront fait à ceux qui deman­daient la res­ti­tu­tion de ce corps et que c’était très humi­liant pour la per­sonne elle-même. Je me suis mis l’espace d’un ins­tant à la place de cette femme en me disant que si dans 200 ans, sur ma terre natale, on demande la res­ti­tu­tion de mes os, je ne veux pas qu’il y ait un débat là-des­sus ! Je veux qu’on les remette ! Mais là, il y avait cette ques­tion : est-ce que le sexe de cette femme était la pro­prié­té des musées de France ? Ou est-ce qu’il était sus­cep­tible d’être enter­ré sur sa terre natale et qu’on n’en parle plus ? Le fait qu’il y ait eu un débat visible, et même une loi, m’a gran­de­ment inter­pel­lé. Et puis, quand j’ai com­men­cé à faire des recherches sur l’histoire de cette femme, j’ai été sai­si d’émotion par un des­tin aus­si dra­ma­tique, aus­si incroyable. Le des­tin d’une femme qui a été constam­ment, durant près de 200 ans, exhi­bée, humi­liée, bafouée. Cette his­toire com­men­çait à me per­tur­ber, à m’habiter et je me suis ren­du à l’évidence qu’il fal­lait que j’en fasse un film. 

24i : Le film est d’a­bord regard. Celui des spec­ta­teurs, des scien­ti­fiques, des bour­geois, le vôtre en tant que cinéaste, mais aus­si le sien vide, las, ter­rible à sou­te­nir. Vous sem­blait-il plus impu­dique de fil­mer ce regard que son corps ?

A.K.: On pour­rait dire aus­si qu’il y a de l’impudeur à faire un film de la vie de cette femme, je ne sais pas. J’ai pen­sé qu’il fal­lait racon­ter cette his­toire sans filtre. Je ne me suis donc pas posé la ques­tion de la pudeur. Je ne suis pas quelqu’un de pudi­bond, de toute façon. Cette his­toire m’a inter­pel­lé en tant qu’homme et donc aus­si en tant que cinéaste. Elle m’a bous­cu­lé. J’ai pen­sé qu’il était logique d’en faire un film. Je ne vois pas où est le manque de pudeur, en réa­li­té, à faire un film pour évo­quer le des­tin de cette femme. Il y a peut-être quelque chose qui peut cho­quer, par contre… 

24i : Je ne vou­lais pas dire que le film était impu­dique, mais plu­tôt vous deman­der s’il avait été plus trou­blant pour vous de fil­mer ce regard plu­tôt que son corps ?

A.K.: Je ne sais pas com­ment le film est res­sen­ti, mais je sais com­ment j’ai vécu pen­dant la réa­li­sa­tion de ce film, et com­ment je conti­nue à vivre, avec ce per­son­nage. Elle m’a bou­le­ver­sé, m’a désta­bi­li­sé, m’a inter­pel­lé. Je suis entré dans une nou­velle inter­ro­ga­tion sur moi-même, comme lorsqu’on a un choc, un acci­dent. Quand il y a quelque chose qui ne va plus dans le corps, ça remet en ques­tion beau­coup de choses. L’histoire de cette femme m’a bous­cu­lé au point de pro­vo­quer cette remise en ques­tion sur moi-même. Cela m’a obli­gé peut-être aus­si à regar­der quelque chose sur moi-même que je n’osais plus regar­der. J’ai fait le film dans cet état d’esprit et peut-être que ce qui décon­te­nance, c’est que celui qui l’a réa­li­sé était aus­si décon­te­nan­cé, qu’il s’interroge. C’est tel­le­ment facile, et c’est beau­coup arri­vé, de l’interpréter comme un film qui dénonce, qui accuse, alors que ça n’était pas du tout ça. Je n’ai aucun dis­cours, aucune conclu­sion pré­éta­blie sur l’homme. Je n’avais ni désir, ni besoin d’incriminer qui que ce soit. Cette absence de dis­cours, d’accusation, de cri­tères pré­éta­blis, de conven­tions dont j’avais besoin pour pro­po­ser cette inter­ro­ga­tion peut décon­te­nan­cer. Par ce qu’il raconte, et par la façon dont il le raconte, le film a de quoi désta­bi­li­ser, ou rendre mal à l’aise ou même pro­vo­quer le rejet. Je n’ai en tout cas pas cher­ché, ni même vou­lu, le suc­cès public. Si je l’avais fait, en res­tant dans les normes, j’aurais sûre­ment fait pleu­rer quelques spec­ta­teurs et spec­ta­trices. J’ai plus vou­lu qu’on réflé­chisse et qu’on se regarde, en tant qu’individu et en tant qu’appartenant à une com­mu­nau­té. Excu­sez-moi, je semble mora­li­sa­teur. Mais je ne l’étais pas en fai­sant ce film. 

24i : Est-ce que c’est cet état d’interrogation qui vous a pous­sé à cette mise en scène sans filtre, presque blanche ?

A.K.: Oui. Pour jus­te­ment ne pas avoir de par­ti-pris et res­ter dans cet état de quelqu’un qui s’interroge, il fal­lait que je recons­ti­tue pour moi. Pour inter­ro­ger, il faut mettre les faits devant soi et en prendre note. Un peu comme lorsqu’on recons­ti­tue une scène de crime, pour com­prendre, sans inter­pré­ter. Je mets en scène les élé­ments dont je dis­pose, je demande aux acteurs d’être, et non pas de jouer, les per­son­nages et je mesure, à par­tir de ce que j’interprète moi-même comme le plus vrai pos­sible, ce qui est pos­sible ou non. Bien sûr, il y a une part de fic­tion, des besoins d’aérations, mais pour prendre l’exemple des scien­ti­fiques, j’avais trois rap­ports : celui de St-Hilaire, celui de Cuvier et celui de De Blain­ville. Tous rap­portent ce qu’il s’est pas­sé durant les jours où ils ont obser­vé Saart­jie. De cette lec­ture, je peux déduire qu’elle avait tel trait de carac­tère. Qu’elle ait accep­té d’être mesu­rée, ana­ly­sée et qu’elle ait dit à un moment “non”, on peut en déduire faci­le­ment qu’elle avait sa part de pudeur et qu’elle vou­lait la sau­ve­gar­der, mal­gré la for­tune et même la célé­bri­té qu’elle aurait pu en reti­rer. Avant ces rap­ports, l’idée de la femme hot­ten­tote était une légende rap­por­tée par quelques scien­ti­fiques qui avaient voya­gé. Une authen­ti­fi­ca­tion par Cuvier, qui avait l’admiration des rois et des reines, lui aurait appor­té la for­tune. À par­tir de tous ces élé­ments, je m’interroge pour appro­fon­dir : qui étaient ces scien­ti­fiques, pour­quoi a‑t-elle refu­sé d’être pro­té­gée, a‑t-elle sen­ti qu’on vou­lait l’utiliser à des fins poli­tiques, y’ avait-il une volon­té de sa part de res­ter digne ? Ce qui était cer­tain, c’est qu’elle n’était pas heu­reuse dans sa condi­tion d’artiste. Je ne donne pas de réponse dans le film, mais je laisse le spec­ta­teur, s’il le veut, dans le même état d’interrogation que moi. 

24i : Vous par­lez d’enquête, de recons­ti­tu­tion. Ce sont des mots qu’on uti­lise lorsqu’on veut trou­ver quelque chose…

A.K.: Oui. Mais ce que moi j’ai pu trou­ver n’est pas for­cé­ment ce que vous allez pou­voir trou­ver si vous vou­lez aus­si faire ce che­mi­ne­ment. Pour moi, c’est bien sûr une inter­ro­ga­tion sur moi-même. À par­tir du moment où je m’interroge sur l’autre, je m’interroge for­cé­ment sur moi-même. En tout cas, c’est comme ça que ce per­son­nage m’a bous­cu­lé. Qu’il a pro­vo­qué une réflexion sur moi-même en tant qu’homme, que sem­blable aux autres, sur mes ori­gines, mais aus­si sur mon propre par­cours, sur ma façon d’être regar­dé, ou de regar­der, sur le mon­treur que je suis, sur ce qui m’oppresse comme sur ce qui pour­rait engen­drer à par­tir de ce je crée de l’oppression. Et il y a aus­si la volon­té de racon­ter une his­toire qui a exis­té et de la faire connaître. C’est impor­tant de se rap­pe­ler du pas­sé, de ce qui a été dit, de ce que nous avons été sans en être cou­pables. Nous avons la res­pon­sa­bi­li­té de connaître ce pas­sé et de le réflé­chir. Parce qu’il éclaire aujourd’hui. Notre pas­sé fait ce que nous sommes. Si on l’occulte, il ne fera que se repro­duire. Étran­ge­ment, pen­dant que le film sor­tait, il y avait tout un dis­cours sur l’identité, qui me fai­sait très peur, en France. Notam­ment l’expulsion des Roms. J’avais l’impression que cela était deve­nu un tabou, l’expulsion d’un peuple. Ça rap­pelle des choses tel­le­ment hor­ribles et dou­lou­reuses. Mais l’an der­nier, on y est arri­vé. Fina­le­ment, on peut se deman­der si la leçon de l’Histoire a été enten­due, si le drame a ser­vi, puisqu’on en est arri­vé à humi­lier un peuple au point de lui dire « tu n’es pas le bien­ve­nue ici ». Pas un indi­vi­du. Tout un peuple. Et très proche de nous en plus. 

24i : Le ciné­ma a‑t-il, pour vous une fonc­tion sociale ?

A.K.: Oui, on ne fait pas un film pour amu­ser. Enfin, si on peut, mais pour ses copains. On fait un film pour qu’il soit vu, réflé­chi, ana­ly­sé et qu’on en tire quelque chose. Qu’il puisse par­ti­ci­per à quelque chose d’utile. En fait, je dois dire que je ne me pose plus la ques­tion. Je me la suis long­temps posée, mais je n’ai pas trou­vé la réponse. Et peut-être que si je me la posais trop aujourd’hui, je me dirais : « mais ça ne sert stric­te­ment à rien de faire des films, c’est stu­pide, j’ai raté ma vie ! » Peut-être que je ne peux plus me poser cette ques­tion à mon âge (rires)!

24i : Com­ment avez-vous tra­vaillé avec l’extraordinaire Yahi­ma Torres, une actrice débu­tante dont vous obte­nez une per­for­mance inouïe ?

A.K.: Je crois qu’il y a une sym­pa­thie innée qui est née entre nous dès qu’on s’est ren­con­trés. Et je crois qu’elle a eu, elle aus­si, une ren­contre avec ce per­son­nage et qu’elle s’est sen­tie, peut-être, un devoir de jouer ce rôle. Je crois qu’elle en a en tout cas res­sen­ti de la fier­té. Je ne lui ai pas trop posé de ques­tions, à vrai dire. Comme je ne vou­lais pas entrer dans l’intimité de Saartje, je ne suis pas non plus entrée dans l’intimité de Yahi­ma. Par contre, ce que j’ai vu en elle, c’est quelqu’un capable de se pro­té­ger très vite, dès qu’elle était trop atteinte. Et c’est peut-être par lâche­té, mais ça m’a ras­su­ré sur moi-même aus­si. Je savais que s’il y avait en moi une volon­té de pous­ser trop loin, elle sau­rait se protéger. 

24i : Cha­cun de vos films peut être vu comme une ren­contre avec un per­son­nage fémi­nin. Avez-vous le sen­ti­ment de faire du ciné­ma fémi­nin si cela existe ?

A.K.: Peut-être que, de par mon par­cours, de ce que je suis, les femmes, qui ont été plus oppres­sées que les hommes, res­sentent que c’est un ciné­ma fémi­nin, ou en tout cas plus humain… Vous savez, le sexisme est très proche du racisme, il y a peut-être quelque chose là.

Pro­pos recueillis par Helen Faradji

Source de l’article : Revue 24 images


9. Entre­tien avec Yahi­ma Torres

Quand avez-vous enten­du par­ler pour la pre­mière fois de la Vénus Hottentote ?

Je savais peu de choses à pro­pos de Sarah jusqu’à ce qu’Abdel m’en parle. On s’était ren­con­tré par hasard à Bel­le­ville en 2005, alors qu’il pré­pa­rait La graine et le mulet, et on s’est retrou­vé trois ans plus tard, lorsqu’il était en plein cas­ting de Vénus noire. C’était très émou­vant et un hon­neur qu’Abdel me pro­pose de l’incarner. Je me suis mise à col­lec­ter toutes les infor­ma­tions que je pou­vais trou­ver sur Inter­net. Cette femme a vécu beau­coup de souf­frances inté­rieures, s’est très sou­vent sen­tie seule, même lorsqu’elle était « pro­té­gée » par Cae­zar ou lorsqu’on la voit entou­rée de figures fémi­nines « amies » dans le bor­del. Ce que j’ai aimé dans l’approche d’Abdel, c’est la mul­ti­pli­ci­té des facettes de Sarah. Son désir pro­fond était d’être artiste à une époque où les gens n’étaient pas capables de voir au-delà des appa­rences. Sarah est res­tée pour eux une curio­si­té, quelqu’un de « dif­fé­rent » phy­si­que­ment et cultu­rel­le­ment. Humai­ne­ment, c’est une his­toire qu’il fal­lait raconter.

Com­ment vous êtes-vous empa­rée d’un per­son­nage encore aujourd’hui tra­ver­sé de mul­tiples zones d’ombres ?

Saart­jie s’est construite petit à petit à ses côtés. C’est un rôle lourd en émo­tions fortes, en tris­tesse mais il y avait aus­si son achar­ne­ment et sa maî­trise de dif­fé­rents arts. J’ai dû apprendre les rudi­ments de l’Afrikaans, sa manière très per­son­nelle de dan­ser, de jouer d’un ins­tru­ment, de chan­ter. Il fal­lait que je sois à la hau­teur de ses mul­tiples talents. Je com­prends aus­si sa soli­tude liée au déra­ci­ne­ment. J’ai vécu à Cuba avant de venir m’installer en France : il y avait cet étrange mélange de décou­verte, d’apprentissage mais aus­si une nos­tal­gie. Tout étran­ger a besoin de res­ter connec­té à ses racines par des ren­contres, une musique, des sou­ve­nirs concrets : j’ai cette chance, Saart­jie ne l’a jamais vrai­ment eue.

Au-delà de votre pre­mier rôle au ciné­ma, c’est une approche artis­tique complète !

Oui, c’est un per­son­nage très phy­sique. En amont, j’ai pris des cours de chant, de danse afri­caine même si j’avais acquis de bonnes bases à Cuba ! C’est une danse très « ancrée », tri­bale, une sorte de transe, comme une éner­gie qui vient de la terre… Même pen­dant le tour­nage, j’ai conti­nué à m’entraîner pour être en phase avec l’énergie déployée par Saart­jie. J’avais un coach spor­tif, je fai­sais des exer­cices pour la res­pi­ra­tion. Pour résis­ter et la faire exister.

Est-ce que, en tant que femme, vous com­pre­nez le choix d’exhiber son corps dans l’espoir d’être reconnue ?

Saart­jie avait un rêve : venir en Europe pour s’accomplir en tant qu’artiste. En Afrique du Sud, elle tra­vaillait pour Cae­zar, en échange d’un mini­mum de salaire : l’esclavage était abo­li, en théo­rie parce qu’elle et sa famille ont tou­jours tra­vaillé pour les colons. Elle a aus­si été la com­plice de Cae­zar, cer­tai­ne­ment parce qu’il était sa seule pro­tec­tion dans un conti­nent incon­nu. Quant à son rap­port au corps, per­sonne ne peut sou­te­nir l’idée qu’une femme n’a pas le droit de dire « non ». Lorsque Sarah se montre, cela ne signi­fie pas qu’elle auto­rise qui­conque à vio­len­ter son corps. Sinon c’est un abus, l’expression d’une domi­na­tion qui n’a rien d’humain. Dans la scène où Saart­jie joue l’esclave sexuel dans un salon pari­sien, les liber­tins sont exci­tés, la voient comme un objet de plai­sir mais dans le regard de Saart­jie, elle se sait femme, humaine et les regarde, eux, comme des animaux.

Avez-vous depuis le départ envi­sa­gé Sarah comme une artiste ?

Oui. Elle était capable de faire de belles choses sur scène et de trans­mettre des émo­tions au public. Même si les spec­tacles qu’elle don­nait ne cor­res­pon­daient pas aux pro­messes de Cae­zar, elle avait son inté­gri­té. Par exemple, lorsqu’elle se met à chan­ter juste, en convo­quant ses racines afri­caines, les spec­ta­teurs ne rient plus d’elle : ils se taisent, ils sont conquis. Elle aurait pu être un vec­teur de la culture afri­caine si les gens l’avaient regar­dée dif­fé­rem­ment. Saart­jie ne s’exprimait pas beau­coup, mais elle obser­vait et réflé­chis­sait intensément.

Com­ment per­ce­vez-vous les deux hommes, Cae­zar puis Réaux, qui ont exer­cé leur emprise sur Saartjie ?

Cae­zar est res­pon­sable de la tour­nure prise par les spec­tacles lon­do­niens : il a com­pris qu’en lui fai­sant jouer la « Vénus Hot­ten­tote » il gagne­rait plus d’argent qu’en met­tant en scène les dons de Sarah. Il l’a mani­pu­lée par ambi­tion et en fran­chis­sant des limites qui montrent qu’il pou­vait n’avoir que peu de res­pect envers Sarah. En même temps, il pre­nait soin d’elle à sa manière. Ils étaient aus­si par­te­naires. Quand il l’abandonne, l’alcool dans lequel elle s’était réfu­giée depuis des années devient son unique com­pa­gnon. Je ne dis pas que Saart­jie avait envie de mou­rir mais elle ne s’est pas bat­tue pour vivre. Réaux n’a rien à voir avec Cae­zar, hor­mis le fait qu’il a éga­le­ment pro­mis la lune à Sarah. A mes yeux, il est pire que lui et n’avait aucun sen­ti­ment envers elle : c’était un homme de cirque qui vou­lait juste faire for­tune et qui est allé jusqu’à la pros­ti­tuer, elle et Jeanne, sa propre compagne.

C’est Georges Cuvier qui, au nom de la science, trans­gresse le plus vio­lem­ment l’intégrité de Sarah…

Lui et son comi­té ont choi­si d’oublier l’être humain qu’était Sarah pour la réduire à un ani­mal, un objet. Cuvier a cata­lo­gué Sarah sur ses par­ti­cu­la­ri­tés phy­siques, parce que cela ser­vait ses ambi­tions. Elle l’a par­fai­te­ment com­pris et a fait la dif­fé­rence entre ses spec­tacles, où elle mon­trait ses formes par­ti­cu­lières, et ces jour­nées pas­sées avec les scien­ti­fiques. Elle leur a refu­sé l’examen de son sexe parce qu’il s’agissait d’une vio­lence faite à son corps. Il n’y a que Jean-Bap­tiste Ber­ré qui la consi­dère dans son inté­gri­té et la res­pecte. Il la des­sine, lui rend son huma­ni­té, comme s’il la remer­ciait d’être ce qu’elle est, inté­rieu­re­ment. C’est une scène très émou­vante, une res­pi­ra­tion dans le film.

Le regard res­pec­tueux et authen­tique que porte Abdel­la­tif Kechiche sur Saart­jie, il le porte aus­si sur vous, en tant que femme et comédienne…

Oui, et son regard est tout autant celui d’un artiste que d’un être humain. Il ne s’est jamais per­mis de juger Saart­jie ni aucun autre des per­son­nages, ce qui se tra­dui­sait sur le tour­nage par un res­pect abso­lu de l’acteur. C’est pour cette rai­son que je n’ai jamais été gênée par les scènes de nu et celles de sou­mis­sion dans les salons liber­tins. Au-delà des répé­ti­tions et de mon tra­vail, Abdel­la­tif s’est assu­ré que je ne sois ni mar­quée ni bles­sée par de telles scènes de vio­lence. J’étais aus­si très entou­rée par les autres comé­diens. Je me sen­tais en confiance totale.

Quelles sont pour vous les réso­nances contem­po­raines de la tra­jec­toire de Saartjie ?

Il était impé­ra­tif qu’elle revienne dans son pays, parce que toute per­sonne a le droit d’être enter­rée res­pec­tueu­se­ment. En Afrique du Sud, l’association qui défend les femmes mal­trai­tées porte le nom de Saart­jie Baart­man. Elle est un sym­bole, for­cé­ment. Aujourd’hui, elle est enfin recon­nue comme un être humain. Le film trans­met l’idée simple et uni­ver­selle que l’on a tout à apprendre des autres. Et apprendre, ça signi­fie res­pec­ter ce qui nous est étran­ger : un phy­sique, une culture, un lan­gage. C’est cela être humain.

Entre­tien avec André Jacobs

Que connais­siez-vous de l’histoire de Saart­jie Baart­man avant de tour­ner Vénus noire ?

C’est une icône pour de nom­breux Sud-Afri­cains. Je savais qu’elle avait séjour­né à Londres, que son corps avait été res­ti­tué il y a quelques années par la France à l’Afrique du Sud, mais je ne suis ren­tré dans le détail qu’au moment de la pré­pa­ra­tion du film. Les Sud-Afri­cains me détes­te­ront s’ils m’entendent dire cela, mais je trouve bien que des Fran­çais, et non des Sud-Afri­cains, aient réa­li­sé ce film. Saart­jie est un sym­bole uni­ver­sel avant d’être un sym­bole natio­nal. Son his­toire est celle d’une déshu­ma­ni­sa­tion abso­lu­ment ter­rible qui ne connaît hélas pas de fron­tière. Abdel s’est beau­coup docu­men­té sur son par­cours mais n’a pas vou­lu réa­li­ser un film his­to­rique. Je trouve son choix judi­cieux. Ce sont l’aspect moral, phi­lo­so­phique et les réso­nances actuelles du film qui me touchent le plus.

Qu’avez-vous appris sur le per­son­nage de Cae­zar au cours de vos recherches ?

Dans la réa­li­té, c’était un fer­mier assez rustre, illet­tré et qui vivait au Cap. Sa femme était tom­bée malade durant sa pre­mière gros­sesse et Saart­jie s’était alors occu­pée de l’enfant. Un méde­cin écos­sais pour lequel Cae­zar tra­vaillait lui pro­po­sa de mon­ter avec Saart­jie un spec­tacle à Londres pour y faire for­tune. Ils acce­ptèrent et par­tirent pour un voyage qui tour­na au cau­che­mar. Dans le film, Cae­zar se révèle autant atti­ré par l’argent que par le suc­cès. S’il était musi­cien, Saart­jie serait son vio­lon, son instrument.

Com­ment êtes-vous par­ve­nu à l’incarner sans le juger ?

Abdel ne vou­lait por­ter aucun juge­ment sur ses per­son­nages et sa démarche intel­lec­tuelle donne au film toute sa force. Pour moi, c’était plus com­pli­qué, j’ai eu besoin d’en dis­cu­ter lon­gue­ment avec Abdel. Lors de la pre­mière semaine où nous tour­nions les scènes à Pic­ca­dilly, je m’interrogeais encore sur Cae­zar et ma manière de l’interpréter. Abdel a très sim­ple­ment répon­du à mes doutes en me disant : « Tu penses trop. Ce que tu fais est bien ». Je me suis enfin lais­sé aller, la confiance en son regard était suffisante.

Cette confiance, Abdel­la­tif vous l’a mani­fes­tée d’une manière sur­pre­nante dès votre pre­mière rencontre…

C’était mira­cu­leux. Début 2009, mon agent m’a appe­lé pour me dire qu’une socié­té de pro­duc­tion fran­çaise cher­chait des acteurs sud-afri­cains de mon âge et de mon pro­fil. Une qua­ran­taine de jours plus tard, je me suis ren­du pour la pre­mière fois de ma vie à Paris. Lorsque j’ai vu Abdel, il m’a regar­dé et a juste sou­ri. J’ai su que le rôle était pour moi… Tous ses films ques­tionnent, à mon sens, l’identité fran­çaise et son rap­port à l’altérité, mais Vénus noire ouvre le champ vers une approche plus uni­ver­selle. Dès la pre­mière scène j’ai réa­li­sé qu’Abdel tour­nait selon une méthode radi­ca­le­ment dif­fé­rente de celle, hol­ly­woo­dienne, prag­ma­tique et minu­tée, à laquelle j’étais habi­tué en Afrique du Sud. Ce fut une révé­la­tion pour moi.

Il y a aus­si cette cohé­sion de groupe, très proche de l’esprit d’une troupe de théâtre, qu’installe Abdel­la­tif Kéchiche sur tous ses tournages…

Dans la scène du tri­bu­nal, lorsque Cae­zar se défend d’être un escla­va­giste, il pré­sente Saart­jie comme une artiste et le fait qu’elle le confirme à son tour devant les juges est alors plus impor­tant que sa condi­tion de femme libre. On res­sent pro­fon­dé­ment cette consi­dé­ra­tion de l’artiste au contact d’Abdel. De fait, il ras­semble des comé­diens sus­cep­tibles de tra­vailler en troupe et le mélange est fas­ci­nant. Oli­vier est un acteur très pré­cis qui par­vient à maî­tri­ser son éner­gie, alors que j’ai davan­tage ten­dance à exté­rio­ri­ser mes émo­tions. Une vraie alchi­mie s’est pro­duite entre nous. Yahi­ma, quant à elle, jouait son pre­mier rôle, et quel rôle ! Le tour­nage fut dif­fi­cile pour elle, nous l’avons beau­coup entou­rée, mais elle a en elle-même une incroyable force inté­rieure. Elle a fait preuve d’une téna­ci­té qui lui ont per­mis d’aller au bout du per­son­nage de Sarah, de s’accomplir.

Com­ment défi­ni­riez-vous ce sin­gu­lier mélange d’amour, d’affection et de domi­na­tion qui unit Saart­jie à Caezar ?

C’est com­pli­qué car leur rela­tion se décline à plu­sieurs niveaux. Cae­zar attend beau­coup d’elle d’un point de vue « artis­tique ». Il la pousse à l’engagement total. Lorsqu’il sent une résis­tance de la part de Saart­jie, il peut deve­nir très violent. En même temps, il prend soin d’elle, un peu comme un père avec son enfant. A sa manière, bien sûr. Quand Cae­zar s’enivre, il la voit comme une femme et dérape sexuel­le­ment. A l’époque, c’était un com­por­te­ment assez cou­rant en Afrique du Sud, spé­cia­le­ment au Cap où je vis. Il était presque insul­tant de ne pas entre­te­nir ce genre de rap­ports. Cae­zar avait donc cette pos­si­bi­li­té d’abuser d’elle. Mais son obses­sion était davan­tage de gagner de l’argent. Saart­jie était son « ticket » pour un rêve d’ascension sociale.

Consi­dé­rez-vous Cae­zar comme un met­teur en scène ?

Pas au strict sens artis­tique. Cae­zar n’est même pas un homme de théâtre, il n’en a pas le goût. Sur scène, il traite Saart­jie comme un géné­ral com­man­de­rait son sol­dat, il lui donne des ordres plus qu’il ne la dirige. Son but est davan­tage de se mettre en valeur lui-même. Quand Saart­jie échappe à son contrôle en chan­tant et en jouant de la musique avec déli­ca­tesse, il est furieux parce qu’il craint qu’elle ne lui vole la vedette. Fon­da­men­ta­le­ment, il se fiche de la pres­ta­tion artis­tique de Saart­jie et de son impact sen­sible sur les spectateurs.

Cae­zar estime que l’artiste ne doit pas avoir de limites dès lors qu’il se livre à son public. Par­ta­gez-vous cette concep­tion du métier ?

Cette per­cep­tion dif­fère sui­vant les artistes. C’est à cha­cun de savoir s’il a besoin de limites et à quel niveau il les place. Per­son­nel­le­ment, je pense qu’il est néces­saire de tutoyer ses limites pour créer. Il arrive alors que la fron­tière entre soi et le per­son­nage devienne très mince : à cer­tains moments, Cae­zar et moi étions la même per­sonne, ne serait-ce que par sa condi­tion d’étranger à Londres. J’étais moi-même un étran­ger à Paris, par­ti­ci­pant à un tour­nage où tout le monde par­lait une autre langue que la mienne.

Ce film a‑t-il ques­tion­né votre propre per­cep­tion de l’humanité ?

For­te­ment. En tant que Sud-Afri­cain, vivant dans une culture mar­quée par le rap­port de classes et de races, ce film résonne plus que jamais. Je le trouve puis­sant et uni­ver­sel, parce qu’il ne fait pas du racisme son thème prin­ci­pal. Vénus noire traite de l’inhumanité. Saart­jie a été humi­liée quand elle était en vie et a conti­nué à l’être après sa mort. Elle n’a jamais ces­sé d’être vio­lée, jusqu’à ce qu’elle soit rame­née en Afrique du Sud. C’est cer­tai­ne­ment un film éprou­vant mais pous­ser les gens, au-delà des appa­rences, à envi­sa­ger « l’autre » dans sa com­plexi­té, est fon­da­men­tal pour notre évo­lu­tion quo­ti­dienne d’être humain.

Entre­tien avec Oli­vier Gourmet

Com­ment avez-vous nour­ri le per­son­nage de Réaux, dont les traces his­to­riques res­tent éparses ?

Sur la Vénus noire, il y a effec­ti­ve­ment beau­coup d’informations, mais lorsque j’ai tapé le nom de Réaux sur Inter­net, je n’ai qua­si­ment rien trou­vé ! Abdel avait évi­dem­ment mené une enquête plus pous­sée (rires). Je l’ai sur­tout nour­ri d’instinct, d’un natu­rel et une jouis­sance de tous les ins­tants. Réaux est quelqu’un d’intelligent qui ana­lyse les situa­tions et qui tire pro­fit de son entou­rage, avec tout ce que cela com­porte comme défauts et per­ver­si­té. Abdel ne vou­lait abso­lu­ment pas qu’il soit dia­bo­li­sé ou d’emblée machia­vé­lique. D’abord, parce qu’il y avait dans sa rela­tion avec Saart­jie une affec­tion et un res­pect. A sa manière, puisqu’il bai­gnait dans un uni­vers où la conscience des limites de l’autre n’existait pas. Le contexte de l’époque et du monde des forains parle pour lui : beau­coup de gens n’avaient jamais été édu­qués quant aux limites entre le bien et le mal, entre res­pect et humi­lia­tion. Ensuite, parce qu’Abdel parle du per­son­nage de manière à ce que vous vous en empa­riez avec une cer­taine liber­té. En tant qu’acteur, cette démarche me conve­nait parce que j’ai tou­jours abor­dé un rôle en creu­sant sa part d’humanité.

A vos yeux, Réaux est donc un homme sans autre bar­rière que sa propre satisfaction ?

A aucun moment il ne fait preuve de remords, de regrets ou d’une prise de conscience. Il y a chez lui quelque chose d’instinctivement ani­mal, à tort évi­dem­ment, parce que ce qu’il fait avec Saart­jie est ter­ri­fiant. Réaux est aus­si un met­teur en scène qui a un ego sur­di­men­sion­né et qui cherche la popu­la­ri­té, pro­ba­ble­ment davan­tage que Cae­zar. L’intérêt du film est aus­si de mon­trer que Saart­jie n’est pas arri­vée en France, for­cée par Cae­zar. Elle était consciente que lui et Réaux étaient en train de la mani­pu­ler. Et mal­gré tout, elle a conti­nué… C’est un film où les limites de cha­cun sont dif­fi­ciles à défi­nir, comme il est com­pli­qué aujourd’hui de faire la part entre la tolé­rance et l’intolérance.

Il y a dans l’univers des forains, dans l’attitude même de Réaux, une sen­sua­li­té à laquelle on ne s’attendait pas !

Il y en avait énor­mé­ment à l’époque dans ces milieux-là. A par­tir du moment où il y a de l’alcool et de la bois­son, une cer­taine sen­sua­li­té se mani­feste. Chez les forains, c’est de l’ordre de l’instinct, sans pré­ju­gés : on se frotte, on se caresse et c’est natu­rel. Réaux est un bon vivant, gui­dé par la quête de sen­sa­tions, d’excitation et de cet argent qu’il n’avait pas. C’est pro­ba­ble­ment pour cela qu’il n’a pas conscience de détruire les gens aux­quels il touche. Réaux est l’archétype du forain, un homme phy­sique donc sen­suel. Cela me par­lait parce que je suis un acteur qui s’exprime davan­tage par le phy­sique que par les mots. Je crois aus­si qu’il y avait chez Abdel une volon­té de choi­sir des acteurs enclins à s’incarner physiquement.

Est-ce que por­ter un per­son­nage comme Réaux, constam­ment en eaux troubles, ins­pire un plai­sir ou un incon­fort d’acteur ?

Cela dépend. Je n’ai pas trou­vé assez d’éléments sur lui pour me faire une idée per­son­nelle de l’homme, voire d’être ten­té de le juger. J’ai envi­sa­gé Réaux comme un homme d’affaires dont la baraque doit tour­ner ! Par exemple, je ne me suis jamais deman­dé s’il avait un pro­blème avec les Noirs ou s’il était macho et vou­lait domi­ner les femmes. C’est au spec­ta­teur de se for­ger une opi­nion. La ligne direc­trice du film est de le pous­ser à s’interroger sur la condi­tion de Saart­jie et sur ce qui a per­mis à cer­tains de la mani­pu­ler. Pas de cho­quer ou de sus­ci­ter un quel­conque voyeurisme.

Le voyeu­risme est pré­ci­sé­ment l’écueil évi­té par Abdel­la­tif Kechiche lors des deux scènes où Réaux exhibe Saart­jie dans les salons pari­siens, tel un objet de désir puis de sexe…

La scène du pre­mier salon bour­geois, on l’a répé­tée et tour­née sur cinq nuits avec deux camé­ras, au long de prises de cin­quante minutes non-stop. Nous étions comme des élec­trons libres d’improviser à par­tir d’indications de scé­na­rio. C’était comme se lan­cer de la falaise, se lais­ser tom­ber dans le vide en espé­rant attra­per une chose ou une autre dans la chute. Et c’est ce qui est arri­vé, soir après soir, en tâton­nant, en trou­vant, enfin en peau­fi­nant. Quelque part, on va jusqu’à l’épuisement pour que la véri­té émerge. Avec Abdel, plus on vit les choses, plus on est riche de ces choses, parce que ces moments soudent tous les acteurs impliqués.

Lorsque Réaux harangue les liber­tins du salon Masaï, en leur lan­çant « Appro­chez­vous et dépas­sez votre gêne ! », on se sent inter­pel­lé comme spec­ta­teur et défié en tant qu’humain.

Dans l’esprit de Réaux, c’est peut-être une invi­ta­tion à la tolé­rance, mais je n’ai pas réflé­chi à cela… Ce que j’ai fait dans cette scène, pro­me­ner un sexe en ivoire, prendre les seins de la femme qui che­vauche Yahi­ma, je n’imaginais pas en être capable. Il a fal­lu y aller tous ensemble, don­ner, don­ner, don­ner… Cela ne s’est jamais pas­sé dans la dou­leur, parce que c’était Abdel et que per­sonne n’avait à se brû­ler ou se détruire. Cette scène résume par­fai­te­ment le sujet du film : ques­tion­ner notre sens de la digni­té humaine. Je l’ai aus­si éprou­vé de mon point de vue de comé­dien. Même en impro­vi­sant, j’ai obser­vé une dis­tance pour ne pas faire un numé­ro d’acteur ou perdre les inten­tions de la scène. Je n’ai alors eu comme seules réfé­rences que mes propres sen­sa­tions de limites, qui sont phy­siques et intel­lec­tuelles, pas théo­riques. C’est aus­si une ques­tion de pudeur, de res­pect de sa par­te­naire, en l’occurrence Yahi­ma que je n’aurais jamais ris­qué d’abîmer. Entre elle et moi, l’échange a tou­jours été com­plice et joyeux : nous sommes tous les deux « mon­tés au front », côte à côte… Abdel peut vous pous­ser loin dans vos retran­che­ments parce qu’il vous a mis en confiance et que vous êtes assu­ré de son res­pect, de sa propre retenue.

Esti­mez-vous que l’essence du métier d’acteur est de mettre en cause, à chaque nou­veau film, ses limites ?

Je pense que chaque artiste a sa pudeur, son sens de l’intimité et qu’il y a des limites qu’il ne faut pas spé­cia­le­ment outre­pas­ser, car cela n’apportera rien à son talent. Néan­moins, il y a une part de véri­té dans l’idée d’avoir tel­le­ment de dis­tance qu’on peut tout mon­trer : c’est en tous cas la convic­tion de Réaux.

Per­son­nel­le­ment, com­ment résonne aujourd’hui le par­cours de Saart­jie Baartman ?

Évi­dem­ment, l’appréhension du monde dans sa glo­ba­li­té a évo­lué mais cela n’empêche ni l’intolérance, ni l’humiliation. Il n’y a peut-être plus de foires aux « monstres », on ne com­mu­nique plus avec autrui par le même biais, mais on montre autre chose, d’autres monstres sur­gissent et tout cela passe par Inter­net. A l’époque du film, les gens avaient « l’excuse » de la décou­verte scien­ti­fique, de l’étrangeté, du jamais vu. Il y avait une véri­table curio­si­té de l’inconnu. Pas spé­cia­le­ment une peur. Aujourd’hui, il n’y a plus vrai­ment d’inconnu. Pour­tant, je trouve nos socié­tés davan­tage per­verses et ten­tées par le voyeurisme…

Est-ce impor­tant qu’un film comme Vénus noire laisse un tel champ « d’action » et d’interprétation au spectateur ?

C’est l’essence même des plus grands films : ce sont ceux qui invitent le spec­ta­teur à se for­ger sa propre his­toire et à se posi­tion­ner. Il n’y a pas à prendre le spec­ta­teur par la main, à lui démon­trer par A + B que là est la morale. Au coeur de ce film, il y a une his­toire forte, une façon de l’aborder suf­fi­sam­ment intel­li­gente pour lais­ser le spec­ta­teur libre de son propre jugement.


10. La Vénus Hot­ten­tote — Répères historiques :

1770 (date esti­mée) : Nais­sance de Saart­jie Baart­man, ori­gi­naire du peuple Khoï­khoï, dans l’actuelle Afrique du Sud alors sous domi­na­tion Boer.

1770 — 1795 : Au ser­vice des colons, à l’instar de sa famille, elle tra­vaille dans la ferme de Hil­le­gert Mul­ler, avant d’être ven­due à Pie­ter Cae­zar, un com­mer­çant du Cap. Au fil des années, elle trouve récon­fort dans l’alcool. Dès son ado­les­cence, la jeune fille est affec­tée de stéa­to­py­gie (hyper­tro­phie des fesses) et de macro­nym­phie (organes sexuels pro­tu­bé­rants), symp­tômes qui sus­ci­te­ront curio­si­tés et fan­tasmes en Occident.

1803 : Saart­jie devient la ser­vante du frère de Pie­ter, Hen­drick Cae­zar et fait la ren­contre de Hen­drick van Jong, un Euro­péen sans le sou, dont elle devient la com­pagne. Ils ont ensemble un enfant, lequel décède comme les deux autres qu’a eus Saart­jie avec des hommes dont le nom reste incon­nu. Hen­drick van Jong la quitte en 1806 pour ren­trer en Hollande.

1808 : Hen­drick Cae­zar, conscient du « poten­tiel » exo­tique de Saart­jie, la convainc de faire com­merce de ses attri­buts. Cae­zar s’associe à Alexan­der Dun­lop, chi­rur­gien écos­sais, qui leur obtient des lais­sez-pas­ser pour quit­ter l’Afrique du Sud.

1810 : Saart­jie arrive en Angle­terre, où elle est la ser­vante de Dun­lop et Cae­zar, tout en conqué­rant le public lon­do­nien, lors de spec­tacles popu­laires où elle joue son per­son­nage de « Hot­ten­tote apprivoisée ».

28 novembre 1810 : Suite à la plainte de l’Institution Afri­caine, accu­sant Cae­zar d’esclavagisme, la plus haute cour de droit com­mun d’Angleterre clôt l’affaire. Inter­ro­gée notam­ment par des offi­ciers de police judi­ciaire, Saart­jie déclare à cette occa­sion : « Je n’ai pas de plaintes à for­mu­ler contre mon maître ou ceux qui m’exhibent. Je suis par­fai­te­ment heu­reuse dans ma pré­sente situa­tion et n’ai pas de désir quel­conque de retour­ner dans mon pays ».

1811 : A l’initiative de Dun­lop, Saart­jie est bap­ti­sée dans la cathé­drale de Man­ches­ter. Aux yeux de la loi, elle est désor­mais Sarah Baartman.

1814 : Sarah quitte Londres pour Paris, pro­ba­ble­ment en com­pa­gnie de Cae­zar, qui a dû chan­ger entre-temps d’identité et la loge à proxi­mi­té du Palais Royal, alors lieu de toutes les déca­dences. La « Vénus Hot­ten­tote » séduit un nou­veau public et va jusqu’à ins­pi­rer un opé­ra comique qui porte son nom de scène.

1815 : Pas­sée sous la coupe de Réaux, énig­ma­tique bou­ti­quier et mon­treur d’animaux, Sarah devient la « star » des salons de la haute socié­té parisienne.

Mars 1815 : La « Vénus Hot­ten­tote » attire la curio­si­té des scien­ti­fiques, dont celle de l’anatomiste en vogue Georges Cuvier. Celui-ci obtient de Réaux l’examen de Sarah, trois jours durant, dans son Muséum d’anatomie au sein du Jar­din des Plantes. Sarah refuse alors caté­go­ri­que­ment de dévoi­ler son sexe, mal­gré la pres­sion des scientifiques.

29 décembre 1815 : La chute de popu­la­ri­té, l’exhibition dans des music-halls miteux, la bas­cule dans la pros­ti­tu­tion, enfin la rudesse de l’hiver pari­sien ont rai­son de la san­té de Sarah. Elle s’éteint, pro­ba­ble­ment vic­time d’une pneu­mo­nie et des suites de mala­die vénérienne.

1817 : Deux ans après avoir récu­pé­ré la dépouille de Sarah pour la dis­sé­quer et en mou­ler le corps, l’anatomiste Georges Cuvier livre le compte-ren­du de ses recherches devant l’Académie de méde­cine. Ses conclu­sions sont for­melles : « Les races à crâne dépri­mé et com­pri­mé sont condam­nées à une éter­nelle infériorité ».

1817 à 1994 : Le mou­lage de plâtre, le sque­lette et les bocaux conte­nant les organes géni­taux et le cer­veau de Sarah sont expo­sés au Musée de l’Homme à Paris jusqu’en 1976, où ils sont relé­gués dans les réserves.

1994 : Après la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, les chefs du peuple Khoï­san font inter­ve­nir Nel­son Man­de­la afin qu’il exige de Fran­çois Mit­ter­rand la res­ti­tu­tion des restes de Sarah. Cette demande se heurte à un refus des auto­ri­tés et des scien­ti­fiques fran­çais au nom du patri­moine inalié­nable du Musée de l’Homme et de la science.

29 jan­vier 2002 : La pro­po­si­tion de loi du séna­teur Nico­las About, oeu­vrant pour le retour de la Vénus Hot­ten­tote en son pays, est adop­tée à l’unanimité par ses pairs. Le rap­port de l’Assemblée natio­nale du 30 jan­vier pré­cise notam­ment : « Notre pays doit ain­si accom­plir son devoir de mémoire en par­ti­cu­lier par rap­port au fait colo­nial et recon­naître, mal­gré les dif­fi­cul­tés, les erreurs qui entachent cette période de l’histoire, en par­ti­cu­lier s’agissant de l’esclavage qui a consti­tué un crime contre l’humanité. »

9 août 2002 : A l’occasion de la Jour­née des femmes en Afrique du Sud, les restes de Sarah Baart­man sont inhu­més dans sa pro­vince natale du Cap. La céré­mo­nie se déroule en pré­sence du pré­sident Tha­bo Mbe­ki, de digni­taires étran­gers, de prêtres et de poètes.

Source de l’article : Cine­mo­vies


11. Entre­tien avec Abdel­la­tif Kechiche par Jean-Marie Lan­lo — 31 mars 2011

Abdel­la­tif Kechiche, le réa­li­sa­teur césa­ri­sé de L’es­quive et de La graine et le mulet, était la semaine der­nière à Mont­réal pour pré­sen­ter Vénus noire. Il nous a bien sûr par­lé de son der­nier film, mais éga­le­ment de son rap­port au ciné­ma, du regard de l’autre et de ses projets.

Vous avez com­men­cé votre par­cours comme comé­dien. Qu’est-ce qui vous a don­né envie de deve­nir réa­li­sa­teur de films ?

Je crois que j’avais très envie, même avant d’être acteur, d’être scé­na­riste parce que je ne pen­sais pas pos­sible de réa­li­ser un film sans avoir appris un métier très com­pli­qué. Je pen­sais donc que j’écrirais des scé­na­rios, des nou­velles, et pour­quoi pas que je serais acteur. Sur les pla­teaux, j’ai assez vite com­pris la sim­pli­ci­té du lan­gage ciné­ma­to­gra­phique. Ce n’était pas le lan­gage qui était dif­fi­cile, mais la façon de l’exprimer. Donc, je crois que dès le pre­mier film, en 1983 (c’était Le thé à la menthe), j’ai eu envie de deve­nir réa­li­sa­teur. Ça a mis beau­coup de temps, j’ai tour­né d’autres films en tant qu’acteur, j’ai écrit des scé­na­rios, ça n’a pas abou­ti, et puis un jour…

Votre façon de conce­voir le ciné­ma et de faire des films a‑t-elle évolué ?

J’ai com­men­cé dès le pre­mier film à conce­voir une approche ciné­ma­to­gra­phique qui sor­tait un peu de celle qui était admise et pra­ti­quée, et qui quelque part me déran­geait. Ce qui me déran­geait le plus c’était la rigi­di­té, le plan trop pré­pa­ré, les croix au sol à res­pec­ter, l’acteur qui ne pou­vait bou­ger que d’une cer­taine manière. (…) La ques­tion qui a com­men­cé à m’habiter était : « com­ment me libé­rer de toutes ces contraintes ? » En y réflé­chis­sant, je trou­vais chaque fois des petites astuces. Je conti­nue cette même démarche. (…) Je ne sais pas main­te­nant si j’ai envie de conti­nuer ou au contraire de me dire « j’ai bien envie de m’en mettre des contraintes ». Ça va peut-être évo­luer dans ce sens.

Votre camé­ra est très mobile, très proche des acteurs, des per­son­nages… vous devez avoir une grande confiance dans votre équipe, dans vos cadreurs notamment ?

Le tra­vail du cadre est très impor­tant, et la concen­tra­tion des cadreurs éga­le­ment car le cadre n’est pas éta­bli dès la pre­mière prise. On sait qu’il peut évo­luer, qu’il peut chan­ger, (…) évo­luer en fonc­tion de ce qu’on ressent.

Vous vous foca­li­sez plus sur la direc­tion d’acteur ou sur le cadre ?

Tout se fait ensemble. (…) Je n’ai pas une méthode éta­blie… c’est dif­fi­cile, ce moment où on sent que tout prend corps… Je crois que quand il y a une har­mo­nie entre le cadre et le jeu de l’acteur, ça se voit tout de suite. Si l’acteur est gêné, il peut l’être incons­ciem­ment par le cadre aussi.

Par­lons main­te­nant plus pré­ci­sé­ment de Vénus Noire. Com­ment pré­sen­te­riez-vous le film ?

C’est une his­toire qui m’a bou­le­ver­sé, un des­tin tel­le­ment pathé­tique… cette femme qui a souf­fert le mar­tyre durant sa vie, qui a fini exhi­bée, mon­trée, tou­chée, vio­lée durant les cinq ans qu’elle a pas­sés entre Londres et Paris, et qui à la fin de sa vie, a été obser­vée par les scien­ti­fiques, aux­quels elle a refu­sé de mon­trer ses par­ties intimes. Après sa mort, on a récu­pé­ré son corps, on l’a dis­sé­qué, on a mis son cer­veau dans un bocal, on a cou­pé son sexe qu’on a mis dans un bocal éga­le­ment, et on l’a exhi­bé pen­dant deux siècles devant le public. Je trou­vais qu’il y avait là un outrage… l’outrage sans doute le plus ter­rible qu’on ait fait subir à un être humain. Un crime contre l’humanité pour moi !

Jus­te­ment, vous faites de Saart­jie un beau per­son­nage de femme, un être humain avant tout. Vous refu­sez d’en faire un sym­bole. C’était impor­tant pour vous ?

Je ne me suis pas posé la ques­tion de savoir si je devais en faire un sym­bole ou dénon­cer… j’avais juste envie de racon­ter cette his­toire, de dire com­bien elle m’avait per­son­nel­le­ment bou­le­ver­sé, com­bien j’avais besoin de la com­prendre. En essayant de com­prendre Saart­jie Baart­man, fina­le­ment, je suis tom­bé devant un mur, un per­son­nage très mys­té­rieux, je ne pou­vais pas lui don­ner un trait de carac­tère qu’elle n’aurait pas eu. Fina­le­ment, je me suis retrou­vé face à moi-même. Et là, j’ai décou­vert que c’est ce « face à moi-même » qui était inté­res­sant. En regar­dant les spec­ta­teurs, ceux qui l’exhibent, ceux qui la jugent… je me regarde moi-même. C’est une invi­ta­tion à se regar­der soi-même en temps qu’homme.

Saart­jie est comé­dienne, mais elle est enfer­mée dans une image. C’est cette image que le public veut voir, celle de la sau­vage. Est-ce que, lorsque vous étiez comé­dien, vous avez res­sen­ti un peu la même chose en étant enfer­mé dans une image, étant arabe et donc « différent » ?

Bien sûr, toutes pro­por­tions gar­dées, mais la souf­france que l’on res­sent et que l’on pour­rait inter­pré­ter comme l’agression du regard de l’autre parce qu’on est dif­fé­rent a été très pré­sente le long de mon enfance et de mon ado­les­cence et même lorsque j’ai com­men­cé à faire ce métier. Non pas de la part de ceux avec les­quels j’ai tra­vaillé, mais de la part de ceux qui me regar­daient. Mais aus­si de la part de ce qu’on atten­dait de moi. On atten­dait de moi que je joue à l’époque les beurs de ser­vice… ce qui me déran­geait en tant qu’artiste, mais aus­si en tant qu’homme bien sûr. (…) Ça m’a déran­gé, au point où j’ai renon­cé à faire le métier d’acteur, où je me suis inter­ro­gé beau­coup sur ce regard et sur la condi­tion de l’étranger. (…) L’oppression du regard est un thème qui m’interpelle.

Le rôle des arts de la scène est très pré­sent dans votre ciné­ma. Dans L’esquive, le théâtre peut être un moyen de s’en sor­tir, dans La graine et le mulet, la danse orien­tale est un moyen de mettre entre paren­thèse une réa­li­té, et ici, ça s’apparente presque à de la pros­ti­tu­tion. Votre regard sur la scène est de plus en plus désabusé ?

Notre regard sur la scène est de plus en plus désa­bu­sé ! Tout est deve­nu matière à spec­tacle. Nous somme constam­ment devant un spec­tacle, au moins télé­vi­suel. (…) Ce regard sur nous en tant que spec­ta­teur m’intéresse beau­coup. Il n’est pas désa­bu­sé, il s’interroge. Je n’ai pas de juge­ment, j’ai des inquiétudes…

Vous ne jugez pas non plus vos per­son­nages dans vos films… même dans Vénus noire ! Vous vous refu­sez à juger ?

Oui parce que je crois que je ne sais pas le faire, et que je n’ai pas envie de le faire. Même si cer­tains inter­prètent ce film (et d’autres) comme une accu­sa­tion que je por­te­rais sur une socié­té ou sur un groupe ! Je crois que c’est une erreur de regar­der mes films comme ça.

Par­lons main­te­nant de Yahi­ma Torres, qui doit s’exhiber à l’occasion de scènes qui ont dû être dif­fi­ciles pour elle, d’autant plus qu’elle est non pro­fes­sion­nelle. N’avez-vous pas eu un peu peur de don­ner l’impression de l’exploiter, toutes pro­por­tions gar­dées bien évi­dem­ment, comme l’a été son personnage ?

Oui, et c’était aus­si une inter­ro­ga­tion… est-ce que je ne fai­sais pas la même chose que ceux qui mon­traient Saart­jie Baart­man ? J’ai mis Yahi­ma Torres dans une posi­tion dif­fi­cile puisqu’elle joue ce per­son­nage, qui est tout le long de sa vie avi­li. Elle devait donc jouer cet avi­lis­se­ment. Et elle a dû outre­pas­ser sa pudeur, même si aujourd’hui se mon­trer n’a pas la même por­tée qu’à l’époque. Mais elle savait aus­si (et elle en était fière) que je vou­lais mettre en évi­dence sa beau­té, sa sen­sua­li­té, et son éro­tisme, même lorsqu’elle est avi­lie. Je crois que la démarche de ceux qui ont mon­tré Saart­jie Bart­man était contraire. Ils n’avaient pas la volon­té de mon­trer ce qu’elle avait de beau en elle, ou le désir qu’elle pou­vait ins­pi­rer. Eux vou­laient mon­trer ce qu’ils esti­maient être sa monstruosité.

Avez-vous eu des doutes en vous enga­geant dans un pro­jet de film historique ?

Jamais jusqu’au point de me dire « non, il ne faut pas faire le film ». Mais bien sûr qu’il y avait des doutes. Le pre­mier doute, c’est quand on n’a pas les moyens de recons­ti­tuer des décors et des cos­tumes coû­teux. J’ai éco­no­mi­sé là-des­sus car je savais que ce n’était pas le plus inté­res­sant à regar­der de cette his­toire. Le plai­sir du spec­ta­teur aurait peut-être été plus grand (et le mien aus­si peut-être) s’il y avait eu plus de moyens, mais tant que l’essentiel n’était pas mis en dan­ger, j’ai sen­ti que je devais faire le film quand même. Mais c’est sûr que le film n’a pas les moyens d’un film d’époque américain !

Un gros bud­get vous aurait-il conduit à fil­mer différemment ?

Non, ça n’aurait pas chan­gé ma façon de fil­mer. Mais il a peut-être man­qué deux ou trois plans de res­pi­ra­tion avec des calèches, l’entrée au tri­bu­nal avec plus de moyen… mais ça ne m’a pas empê­ché de faire le film !

Pour finir, pou­vez-vous nous dire si vous avez des pro­jets, des scé­na­rios en cours d’écriture ?

J’ai des scé­na­rios en cours d’écriture. C’est tou­jours dou­lou­reux d’attendre avant de savoir s’ils vont pou­voir être faits ou pas. Actuel­le­ment je tra­vaille sur l’adaptation d’un roman de Fran­çois Bégau­deau qui s’appelle La bles­sure la vraie, son der­nier roman, un roman magni­fique sur la dou­leur à aimer dans l’adolescence… c’est magni­fique. J’ai très envie de l’adapter, j’espère que ça va pou­voir se faire.

Ça sera votre pre­mier tra­vail d’adaptation. C’est une tech­nique d’écriture dif­fé­rente… ça vous fait peur ?

Non, ça ne me fait pas peur. D’autant plus que je sais, et l’auteur sait que je vais m’approprier l’histoire, le roman… on a presque l’impression que ça a été écrit pour moi. Et en même temps, j’ai bien pré­ve­nu l’auteur : je ne sais pas jusqu’où j’irai pour m’en libérer…

Entre­tien réa­li­sé par Jean-Marie Lan­lo le 25 mars 2011 à Montréal
Source de l’article : Cine­fi­lic


12. Ren­contre avec Abdel­la­tif Kechiche, réa­li­sa­teur des films L’es­quive, La Graine et le mulet, et Vénus noire

Né à Tunis en 1960, Abdel­la­tif Kechiche a débu­té au théâtre à Nice en 1978. Il fit ses pre­miers pas au ciné­ma comme acteur, dans les années ‘80. En 2000, il réa­lise son pre­mier film, La faute à Vol­taire. Son second film, L’esquive, réa­li­sé avec un bud­get déri­soire, créa la sur­prise à la céré­mo­nie des Césars en 2005 en rem­por­tant la plus pres­ti­gieuse sta­tuette au détri­ment des deux cham­pions du box-office fran­çais qu’étaient Les Cho­ristes et Un long dimanche de fian­çailles. Vic­toire inat­ten­due mais tout à fait méri­tée qui mon­tra que les Césars peuvent récom­pen­ser l’œuvre ayant la plus haute valeur artis­tique et non les œuvres plus consen­suelles. Trois ans plus tard, Kechiche réci­di­va aux Césars avec La Graine et le mulet qui coif­fa au fil d’arrivée La Môme et Le Sca­phandre et le papillon. La Graine et le mulet rem­por­ta éga­le­ment le prix Louis-Del­luc (l’équivalent du Gon­court au ciné­ma), et est main­te­nant consi­dé­ré par plu­sieurs presses comme l’un des meilleurs films fran­çais de la décen­nie 2000. Vénus noire est son qua­trième long métrage.

Le cinéaste fran­çais d’origine tuni­sienne était au Qué­bec en mars pour faire la pro­mo­tion de Vénus Noire. Nous l’avons ren­con­tré lors de son pas­sage à Mont­réal, après que Les Inrocks eurent publié en février une entre­vue dans laquelle, ques­tion­né sur les révoltes dans les pays arabes, Kechiche a répon­du : « …Je rêve d’un sou­lè­ve­ment de nos ban­lieues. » Les Inrocks n’ont pas man­qué de sou­li­gner cette courte phrase qui fut par la suite inter­pré­tée de dif­fé­rentes manières dans les médias.

Abdel­la­tif Kechiche nous a affir­mé qu’il vou­lait sim­ple­ment dire que le milieu social des ban­lieues méri­tait une cer­taine atten­tion car la situa­tion de ces gens se rap­proche sou­vent des inéqui­tés qui ont pous­sé les habi­tants de quelques pays arabes à se révol­ter. Notre entre­tien avec le cinéaste nous a révé­lé tout le contraire d’un artiste mili­tant ou en colère contre un quel­conque régime.

Mal­gré ses nom­breux prix, Abdel­la­tif Kechiche s’est pré­sen­té à notre entre­vue avec la modes­tie d’un artiste à qui la gloire n’est pas encore venue.

Entre­vue réa­li­sée par Hieu Ly et Richard Gen­dron, mars 2011

HL : Même si Vénus noire est votre pre­mier film his­to­rique, nous voyons une conti­nui­té avec vos films pré­cé­dents car on y retrouve le thème de l’altérité des Afri­cains vivant en France. Y a‑t-il chez vous une pré­oc­cu­pa­tion décou­lant de votre propre ori­gine afri­caine ? Pour­quoi ce film ?

AK : […] J’ai sur­tout été bou­le­ver­sé par ce des­tin, comme jamais je n’ai été bou­le­ver­sé par le des­tin d’un être, peut être que je l’ai été davan­tage parce que j’ai tel ou tel par­cours, mais c’est avant tout la ren­contre de ce per­son­nage qu’est Saart­jie Baart­man. Il y avait dans le des­tin de cette femme quelque chose…Peut-être allait-elle m’aider à dire quelque chose…mais c’est dif­fi­cile à expliquer.

HL : Nous avons cette impres­sion que vous faites du ciné­ma parce que c’est un médium qui donne à voir ; il y a moins cette didac­tique qu’imposerait par exemple un édi­to­rial de presse. Si vous étiez jour­na­liste, his­to­rien ou pro­fes­seur, vous impo­se­riez davan­tage une idée. Alors que le médium ciné­ma­to­gra­phique per­met cette espèce de neu­tra­li­té, de recul. Comme cinéaste, vous don­nez à voir quelque chose, et il revient aux spec­ta­teurs de tirer ses propres conclu­sions. Est-ce la rai­son pour laquelle vous faites du ciné­ma ? Est-ce pour cela que vous choi­sis­sez de vous expri­mer à tra­vers le médium cinématographique ?

AK : Je ne sais pas si je l’ai choi­si pour ça ! C’est dif­fi­cile d’expliquer la pas­sion que l’on res­sent pour un métier qu’on aime. J’ai été nour­ri de ciné­ma. Faire du ciné­ma, c’est ce qui a peut-être don­né un sens à ma vie ! Pour ce qui est de la façon dont je l’aborde, j’essaye d’y réflé­chir, mais je pour­rais très bien être plus didac­tique ! Je pour­rais uti­li­ser l’objet « film » pour dénon­cer quelque chose, mais il se trouve que je suis moi-même habi­té par le doute et que lorsque je fais un film, et par­ti­cu­liè­re­ment celui-là, je le fais plus sous forme d’interrogation.

Quand j’ai « ren­con­tré » ce per­son­nage, j’ai essayé de le com­prendre, mais fina­le­ment l’émotion l’a empor­té. Et le per­son­nage est res­té comme une sorte de Sphinx, fer­mé et dif­fi­cile à sai­sir. Je n’ai pu l’aborder qu’en essayant hum­ble­ment de recons­ti­tuer les faits, de mon­trer ce qui s’était pas­sé à par­tir des témoi­gnages. Ces témoi­gnages venaient de gens de dif­fé­rentes époques mais allaient sou­vent dans la même direc­tion. Alors je suis plus dans la reconstruction…

HL : Vous avez débu­té au théâtre ; vous êtes donc en mesure de consta­ter que le ciné­ma, lorsque le suc­cès est au ren­dez-vous, a cette capa­ci­té de rejoindre les masses, de sor­tir des fron­tières. Croyez-vous alors que le ciné­ma a un devoir ? Est-ce que votre ciné­ma à une mission ?

AK : J’ai envie de dire que tout métier a une mis­sion. C’est sûr que le métier de cinéaste a cette pos­si­bi­li­té d’étendue ; de répandre à tra­vers le monde en un ins­tant une œuvre et ce beau­coup plus que la lit­té­ra­ture ou d’autres formes d’expression, mais tout ça chez moi relève plu­tôt de l’inconscient. D’ailleurs c’est peut-être mieux ain­si. Parce que si à chaque fois que je fai­sais un film, je me disais : « Atten­tion ! Il va être vu par telle ou telle personne »…

Quand on fait les choses, on est dans une sorte de matière qu’on essaye de com­prendre. C’est dif­fi­cile d’être en train de faire, et en même temps de se regar­der faire, et d’analyser l’effet que ça va pro­duire. Je pense plu­tôt à l’effet que ça va pro­duire sur moi ! Quand je tra­vaille sur une scène, c’est sur­tout com­ment moi je la ressens.

HL : Com­pa­rons vos films avec ceux de Rachid Bou­cha­reb tels Indi­gènes et Hors-la-loi. Chez Bou­cha­reb, il y a clai­re­ment cette volon­té de rap­pe­ler aux Fran­çais d’aujourd’hui un pan de l’Histoire que la France tend à négli­ger. On ne peut pas dire que votre ciné­ma va exac­te­ment dans la même direc­tion que celui de Bou­cha­reb, mais il met tou­jours en scène des gens ori­gi­naires d’Afrique…

AK : D’abord, les per­son­nages que j’aborde dans La Graine et le mulet ou L’esquive sont pour la plu­part nés en France, ils ont certes telle ou telle ori­gine, mais ils sont sur­tout Fran­çais. Je pense que je parle sur­tout d’un milieu social que je connais, un milieu dans lequel j’ai moi-même évo­lué, dans lequel j’ai gran­di et que j’ai envie de faire connaître. Ce milieu est peu repré­sen­té au ciné­ma. Ce sont des per­son­nages ins­pi­rés de moi-même ou de gens de ma famille. Mon ciné­ma aborde essen­tiel­le­ment des gens qui me touchent, certes ce sont sou­vent des gens en dés­équi­libre, des gens un peu inadap­tés… Alors si on peut par­ler d’engagement, il serait là mon enga­ge­ment ; celui de par­ler de ces gens qui me touchent.

C’est dans le même ordre d’idées pour la Vénus. C’est un per­son­nage que j’ai abor­dé davan­tage parce qu’il me touche et pas néces­sai­re­ment parce qu’il vient d’A­frique. Elle a quelque chose de sem­blable avec moi, c’est une artiste…

Il n’y a pas dans mon ciné­ma une volon­té poli­tique de rap­pe­ler à un pays ou à un peuple d’avoir agi de telle ou telle manière et, der­rière ça, une dénon­cia­tion. Non pas qu’il faille s’abstenir de le faire, ceux qui le font ont sans doute de bonnes rai­sons, mais moi je n’y arrive pas. Je suis dans l’incompréhension, l’inexplicable, et ce encore plus dans le cas de la Vénus. À tra­vers cette his­toire, j’ai l’impression que je pose des ques­tions que je me pose à moi aussi. 

Alors il se trouve que, du fait que cette femme a des ori­gines afri­caines et qu’il s’agit du pas­sé de la France etc, on a peut-être sou­vent regar­dé ce film comme une dénon­cia­tion, mais c’est plus une observation.

Vous par­liez de mis­sion mais c’est plus de l’ordre de la res­pon­sa­bi­li­té, celle de dire qu’il y a eu une His­toire et il faut la regar­der… non pas pour culpa­bi­li­ser mais pour s’interroger, pour ana­ly­ser… Peut-être qu’il y a un paral­lèle entre l’histoire de Saart­jie Baart­man et ce qu’on vit aujourd’hui avec le regard que nous por­tons — en France en tout cas — sur ceux qui sont dif­fé­rents de nous. 

RG : Nous com­pre­nons qu’il n’y a pas une volon­té de dénon­cer, mais il reste que la rela­tion entre Saart­jie Baart­man et les autres per­son­nages du film se situe dans un contexte de racisme et de colo­nia­lisme — une forme ins­ti­tu­tion­na­li­sée de racisme. Il y a éga­le­ment le rap­port de maître et esclave. N’est-ce pas éga­le­ment le contexte his­to­rique et sa per­ti­nence aujourd’hui qui vous a atti­ré ?

AK : Si ce qui m’intéressait était la dimen­sion colo­nia­liste de l’histoire ou le rap­port entre le maître et l’esclave, j’aurais fait un film sur la colo­ni­sa­tion. Mais là… Je n’ai pas choi­si… Il y a dans l’histoire de Saart­jie Baart­man une dimen­sion qui me dépasse… Je n’arrive pas à m’expliquer com­ment un homme — Georges Cuvier — a pu être aus­si pous­sé dans son obser­va­tion d’une femme sous le pré­texte de la science…Comment une artiste peut refu­ser de se mon­trer à des hommes illustres alors qu’elle s’était déjà mon­trée aux autres… Il y a dans ce refus quelque chose de tel­le­ment fort ! Il y a dans cette his­toire de Saart­jie Baart­man tel­le­ment de thèmes sur l’Homme, sur sa capa­ci­té à igno­rer la dou­leur de l’autre ou même à la pro­vo­quer… Ces thèmes sont au-delà du fait d’être Fran­çais ou Afri­cain. C’est ça qui m’a inter­pel­lé et pas­sion­né dans cette his­toire. Ça me conduit à me poser la ques­tion : com­ment moi je regarde l’autre quand je filme ? Et com­ment l’autre peut me regarder ? 

RG : Par­lons de l’observation scien­ti­fique, celle qui mesure par exemple. Nous sommes dans un contexte où Saart­jie est per­çue comme « autre » et donc mise dans une caté­go­rie « autre » que le scien­ti­fique qui la mesure…

AK : Je crois que les scien­ti­fiques avaient sur­tout une obses­sion, celle de défi­nir une échelle des races. Ils en étaient tel­le­ment obsé­dés, et du coup ils n’étaient plus du tout scien­ti­fiques. Il y avait une mal­hon­nê­te­té intel­lec­tuelle de leur part. Mais j’allais dire : le débat n’est pas là — ou alors c’est inté­res­sant ce que vous dites, vous vous inter­ro­gez aus­si ! Et moi, c’est ce qui me bous­cule… On s’interroge : est-ce qu’on peut être scien­ti­fique et en oublier l’humain ? Com­ment peut-on être scien­ti­fique et oublier la dou­leur de l’autre ? Et quand vous par­liez de « mesure », c’est très inté­res­sant aus­si… Quelle est ma mesure pour juger l’autre ? Et ne pas s’interroger là-des­sus c’est presque le début du fas­cisme ! Quand le fas­ciste fait son expé­rience pour savoir jusqu’où peut aller la dou­leur d’un homme ou d’une femme… Ce sont des expé­riences où la science se trans­forme en un esprit fasciste !

RG : On com­prend très bien main­te­nant que c’est le des­tin unique et très par­ti­cu­lier de Saart­jie Baart­man qui vous a tou­ché. De plus, vous avez aus­si été tou­ché par ce manque de res­pect des hommes de science à cette époque là.

AK : Pas seule­ment les hommes de science et pas seule­ment cette époque, mais toutes les époques ! L’horreur humaine m’interpelle. Toutes formes de tor­ture me touchent. J’ai en tête les images de la bataille de Sta­lin­grad… Je me ques­tionne sur le regard qu’on porte sur « l’autre » comme un être dif­fé­rent, un dan­ger pour nous, ou celui qui n’a pas le droit de res­pi­rer le même air que nous…Ce regard peut faire souf­frir l’autre, le détruire même !

Source de l’article : Huma­ni­té Quebecoise


13. “Je m’in­ter­roge sur la res­pon­sa­bi­li­té de celui qui regarde”

Abdel­la­tif Kechiche, réa­li­sa­teur de “Vénus noire” | Le Monde| 26.10.10 | 16h37 

Né en 1960, Abdel­la­tif Kechiche a réa­li­sé La Faute à Vol­taire (2001), L’Es­quive (2003) et La Graine et le mulet (2007). Ces deux der­niers films ont été récom­pen­sés cha­cun par quatre Césars.

Com­ment avez-vous cer­né le per­son­nage de Saart­jie Baartman ?

Au fil de mes recherches, j’ai trou­vé son his­toire bou­le­ver­sante. Je me suis effor­cé de res­ter au plus près de la véri­té his­to­rique, et j’ai dépeint son par­cours en sui­vant mon intui­tion. Le choc majeur fut de voir son visage, puis­qu’il existe un mou­lage de son corps. On per­çoit tout sur son visage : les traits bour­sou­flés par l’al­cool, la mala­die, mais aus­si sa soli­tude, sa dou­leur, ses dés­illu­sions. J’ai éprou­vé pour elle un sen­ti­ment de fra­ter­ni­té, et en même temps, une per­plexi­té, comme face à un sphinx.

Saart­jie est une énigme, un mys­tère. Je la vois comme une star, pas au sens que l’on donne au mot dans la socié­té du spec­tacle, mais au sens lit­té­ral, celui de l’é­toile qui brille, qui a été habi­tée par quelque chose. Elle m’a ame­né à m’in­ter­ro­ger sur un sens pos­sible du destin.

Pour­quoi ne libé­rez-vous l’é­mo­tion que lorsque vous mon­trez les images de la res­ti­tu­tion de son corps à l’A­frique du Sud ?

J’ai refou­lé l’é­mo­tion tout au long du film. J’ai fui toute dimen­sion roma­nesque pour res­ter dans l’en­quête, l’a­na­lyse. J’ai tenu à res­ter témoin plu­tôt que conteur. On l’a tel­le­ment bafouée, bles­sée, outra­gée, que je devais res­ter dans le res­pect, humble devant quel­qu’un qui allait me révé­ler à moi-même.

Y a‑t-il une dimen­sion auto­bio­gra­phique dans le film ?

Il y en a dans tous mes films. Je fais peut-être por­ter à mes per­son­nages mon propre mal-être, ce constat mélan­co­lique que la com­mu­nion avec les autres s’a­vère impos­sible. Il y a une forme d’i­den­ti­fi­ca­tion au per­son­nage, même si mon expé­rience n’est pas du tout de la même ampleur.

De par mes ori­gines, j’ai vécu aus­si l’op­pres­sion du regard, et quand j’ai vou­lu oublier ce qui fai­sait de moi un étran­ger en deve­nant acteur, je me suis retrou­vé à subir ce regard encore plus vio­lem­ment. Les rôles sté­réo­ty­pés de l’A­rabe de ser­vice me ren­voyaient ce que je vou­lais fuir, c’est l’une des rai­sons pour les­quelles j’ai arrê­té ce métier. Et l’i­den­ti­fi­ca­tion s’est faite aus­si avec les deux met­teurs en scène de Saartjie.

Le film met-il en cause le regard des spec­ta­teurs du XIXe siècle, ou celui des spec­ta­teurs d’aujourd’hui ?

Je n’ai jamais pen­sé accu­ser de racisme les spec­ta­teurs de ces exhi­bi­tions ni en faire des voyeurs. Je les regarde vivre ce spec­tacle, d’où ces gros plans sur des cen­taines de visages dif­fé­rents, qui reflètent fas­ci­na­tion, peur, envie de jouer avec cette peur, moque­rie, désir, mais jamais la conscience de la souf­france de l’exhibée.
Ces gens venaient assis­ter à un spec­tacle, voir une artiste, et pas une sau­vage mise en cage. Par contre, les scien­ti­fiques n’ont vou­lu la regar­der que comme un ani­mal. Pen­dant trois jours, ils ont mesu­ré ses doigts, ses seins, toute son ana­to­mie, elle a tout accep­té sauf de mon­trer son sexe. Cette pudeur aurait dû leur don­ner la cer­ti­tude qu’elle était un être humain !

Et le regard d’aujourd’hui ?

Après la mort de Saart­jie, qu’ont fait les scien­ti­fiques ? Ils lui ont écar­té les cuisses pour regar­der ce qu’elle ne vou­lait pas mon­trer. Ils ont char­cu­té son sexe pour le mettre dans un bocal et exhi­ber ses organes ! Voi­là qui nous inter­roge sur la nature de l’homme, sur sa capa­ci­té à deve­nir (bien que culti­vé, civi­li­sé) un bar­bare. Je vois là un irres­pect de l’hu­main, qui me ren­voie aux camps de concen­tra­tion, ou à ces pho­to­gra­phies mon­trant des sol­dats ira­kiens tor­tu­rés, humi­liés. Je m’in­ter­roge sur la res­pon­sa­bi­li­té de celui qui regarde.

Pro­pos recueillis par Jean-Luc Douin
Source de l’article : Le Monde


16. Entre­vue avec Abdel­la­tif Kechiche

28 mars 2011 | par Char­trand Jimmy

Ven­dre­di der­nier, pro­fi­tant de son court séjour à Mont­réal pour pro­mou­voir son plus récent film Vénus noire à l’af­fiche sur nos écrans dès le 1er avril pro­chain, je me suis entre­te­nu exclu­si­ve­ment avec l’aus­si ins­pi­ré qu’ins­pi­rant réa­li­sa­teur Abdel­la­tif Kechiche.

Ven­dre­di matin, 25 mars 2011, 9 h, Abdel­la­tif Kechiche qui enchaîne les entre­vues, les classes de maîtres et les acti­vi­tés du genre depuis mer­cre­di (pour ce qui est de Mont­réal du moins), est cette fois-ci situé à la café­té­ria de Radio-Cana­da, là où il nous attend pour offrir avec géné­ro­si­té son regard et son intel­li­gence. Puisque si jus­qu’à main­te­nant ses films fai­saient état d’un monde diva­guant entre explo­sion (en paroles) et implo­sion (aux faibles impacts à grande échelle si ce n’est de l’é­chelle humaine en soi, mais tou­jours près de ses per­son­nages, “sim­ple­ment”), le réa­li­sa­teur s’ avère être dans la vie plus posé, calme et sur­tout aigui­sé dans la réflexion plu­tôt que dans sa parole qu’il choi­sit d’ailleurs avec soin. D’une grande huma­ni­té, mais sur­tout fai­sant montre d’une per­ti­nence remar­quable dans ses pro­pos, humble et sym­pa­thique, il a avec bon­heur répon­du à quelques unes de mes questions.

Pour mettre en contexte, son qua­trième long-métrage, Vénus Noire, relate les der­nières années d’exis­tence de la vénus Hot­ten­tote, Saart­jie Baart­man, au 19e siècle, ser­vante deve­nue bête de foire et de science, dont le corps qui fas­ci­nait ne fut res­ti­tué qu’au début des années 2000.

Le cas Vénus noire

J.: Pour com­men­cer, je me deman­dais, avez-vous un par­cours bien défi­ni puisque vous avez en soi éta­bli un type de films par­ti­cu­liers et en quelque part, Vénus noire vient un peu brouiller la plu­part des pistes que vous aviez jus­qu’i­ci exploré.

A.K.: Oui..?

J.: Oui, bien il y a déci­dé­ment une dif­fé­rence entre vos trois pre­miers films et le qua­trième, ce, mal­gré plu­sieurs thèmes que vous conser­vez. Je me deman­dais, était-ce un pro­jet que vous aviez en tête depuis long­temps ou c’é­tait un détour dési­ré, inat­ten­du un peu dans votre carrière ?

A.K.: Ce n’é­tait pas cal­cu­lé j’ai eu envie de faire ce film quand j’ai appris cette his­toire qui s’é­tait déroulée.

J.: En 2002 ?

A.K.: En 2002, en fait, quand j’a­vais enten­du par­ler d’une demande de res­ti­tu­tion de l’A­frique du Sud à la France, res­ti­tu­tion des restes du corps de Saart­jie Baart­man, et pour ce corps il était décrit qu’il y avait des bocaux avec des organes géni­taux, un cer­veau, et un sque­lette, et que le peuple auquel elle appar­te­nait deman­dait à l’en­ter­rer décem­ment sur sa terre natale, et il a fal­lu un débat à l’As­sem­blée Natio­nale qui a duré plu­sieurs années et qu’il y aie une loi votée pour qu’on puisse auto­ri­ser la res­ti­tu­tion des restes de ce corps. Alors il y a eu des gens qui s’y sont oppo­sés parce que ils avaient jugés que les biens des musées de France étaient inalié­nables et qu’on ne pou­vait pas res­ti­tuer ça. Bon, j’a­vais trou­vé cette his­toire déjà juste sur la res­ti­tu­tion du corps vrai­ment étrange, donc, ensuite quand j’ai fait connais­sance avec le par­cours du per­son­nage, son his­toire et ce qu’elle a vécu, j’ai décou­vert un drame humain comme il n’y en a jamais eu de tel .. Une souf­france, en même temps avec un outrage qui a duré, après sa mort, plus de 200 ans, je trou­vais qu’il y avait quelque chose qu’il fal­lait abso­lu­ment dire, racon­ter, en faire un film. Donc, c’est comme ça, je n’ai pas fait le cal­cul en me disant, comme un cal­cul de car­rière, je vais faire ce film puis celui-là, puis celui-là. Donc, c’est venu à un moment où j’ai été sai­si d’é­mo­tions par ce qu’a­vait vécu cette femme et j’ai eu envie de le raconter.

J.: À ce pro­pos, je me deman­dais, par­lez-vous vrai­ment de La graine et le mulet dans La faute à Voltaire ?

A.K.: Oui !

J.: Y a comme un petit clin d’oeil que je trou­vais vrai­ment sur­pre­nant, sur­tout venant du fait que c’est votre troi­sième film qui n’existe en soi pas encore dans votre pre­mier. C’est comme ça que je me suis deman­dé si votre par­cours était à ce point-là pla­ni­fié, ça avait été assez détonnant.

A.K.: (rires)

J.: Avez-vous fait beau­coup de recherches pour le film en tant que tel ? À quel point vous êtes-vous ins­pi­ré de la réa­li­té et à quel point vous avez..

A.K.: En fait, on a un grand nombre de sources his­to­riques, mais toutes les mêmes fina­le­ment. On a les témoins qui ont racon­tés com­ment s’é­tait dérou­lé le spec­tacle à Londres, des articles de presse, puisque la presse a beau­coup écrit autour de ce spec­tacle, il y avait ceux qui se sont éle­vés contre et ceux qui venaient voir ce spec­tacle comme on venait voir un monstre de foire.

J.: Oui, comme on le voit dans le film, ils étaient tous dis­po­sés un à côté de l’autre, les spec­tacles au choix.

A.K.: Voi­là, voi­là ! Il y avait éga­le­ment des témoi­gnages de l’ins­ti­tut afri­cain et tout ce qui s’est dit durant le juge­ment au tri­bu­nal, une des rares fois où on a exac­te­ment ce qu’elle a dit. Donc, ça c’est ce qui est de Londres et puis, nous avons ensuite ce qui s’est dérou­lé dans les salons pari­siens, ce que les jour­na­listes ont écrits, notam­ment celui qui l’a­vait inter­viewé dans la calèche, comme je le montre dans le film. Et on a les rap­ports des scien­ti­fiques, qui sont des rap­ports sur les jour­nées qu’elle avait pas­sé au musée de l’homme à être obser­vée, mesu­rée, ana­ly­sée pen­dant deux ou trois jours. C’est là aus­si où on a ce rap­port où elle a refu­sé de mon­trer son sexe. Ils ont pro­po­sé de l’argent.. Tout ça est rap­por­té d’a­près presque ce qu’ont racon­té les scientifiques.

Et ensuite, bien sûr, il y avait tout ce qui res­tait en poin­tillé, et c’est là où j’ai essayé de racon­ter cette his­toire en met­tant en images ce que j’en savais et en essayant de voir ce qui pou­vait s’être dérou­lé comme il était indi­qué.. ou pas. Et ça res­sem­blait fidè­le­ment à une enquête la façon d’a­bor­der le film, une res­ti­tu­tion des faits. Et bien sûr, il a fal­lu mettre sur ce qui res­tait en poin­tillé ce que moi je ressentais.

J.: Oui, bien ça se voit vrai­ment. Habi­tuel­le­ment vous faites des films très bruyants, très actuels, dans celui-là il y a tou­jours un silence qui fait dif­fé­rent de vos autres films, c’est un peu nou­veau chez vous, d’en­tendre enfin le silence.

A.K.: Oui, enfin !

(rires par­ta­gés)

J.: Oui, bien les autres ça deve­nait un peu comme une mélo­die : ça parle, ça parle, ça crie ! Et dans Vénus noire, vous expri­mez plu­tôt ce qu’elle ressent.

Les réac­tions..

J.: Je me deman­dais éga­le­ment ce que vous pen­siez des réac­tions à pro­pos du film, puisque juste en regar­dant la plus récente céré­mo­nie des Césars, vous avez seule­ment eu une nomi­na­tion pour Meilleur Espoir fémi­nin alors que les der­nières fois vous aviez pra­ti­que­ment tout raflé. Vous en pen­sé quoi ?


A.K.: Non, ça ne me.. Je ne sais pas, très sin­cè­re­ment je n’y ai pas pen­sé. Sur­tout quand on fait un film, quand on fait celui-là, on est tel­le­ment dans un per­son­nage, dans la vie de ce per­son­nage et on ne pense pas aux récompenses.

J.: Non, ça c’est certain.

A.K.: En plus, ce serait sur la souf­france d’une femme.. Ce serait indé­cent de penser..

J.: Oui, donc vous pen­sez que c’est le sujet au fond qui a un peu empêché.

A.K.: Oui, peut-être que le sujet est dif­fi­cile, dou­lou­reux, et qu’on n’a pas tou­jours envie de par­ler dans une période comme la nôtre en plus d’une grande douleur..

J.: C’est un sujet quand même assez brû­lant d’actualité.

A.K.: En plus, oui. En plus, oui, oui..

Le rejet, l’a­ban­don, l’espoir.

J.: Je me deman­dais aus­si, ce qu’on retrouve sou­vent dans votre fil­mo­gra­phie c’est le sen­ti­ment d’a­ban­don. Me semble, on le retrouve dans cha­cun de vos films, dans le pre­mier y a Nas­se­ra qui aban­donne Jal­lel à mi-par­cours et l’É­tat qui l’a­ban­donne éga­le­ment à la fin, dans le deuxième y a Kri­mo qui semble tout aban­don­ner et dans La graine et le mulet c’est vrai­ment la vie au com­plet qui semble aban­don­ner votre pro­ta­go­niste. Et on le res­sent encore (dans votre qua­trième).. Je me deman­dais, est-ce que vous avez un regard néga­tif sur l’a­ve­nir, la socié­té en tant que tel ?

A.K.: Oui, c’est inté­res­sant ce que vous dites sur l’a­ban­don.. C’est.. J’a­vais pas ce terme dans l’es­prit, mais il est très juste. Il est peut-être plus juste que celui que j’ai. J’a­vais le sen­ti­ment plus de rejet, d’ex­pri­mer quelque chose qui était de l’ordre du rejet. Alors, peut-être que de mon par­cours, de par mes ori­gines, de par ce que je suis, de par ce que j’ai ten­té, etc., il y a ce sen­ti­ment incons­cient qui m’ha­bite, de me sen­tir mar­chant au bord du trot­toir.. où euh.. voilà.

J.: Oui bien c’est ça, ça semble sou­vent vain vos films alors qu’au contraire dans Vénus noire, pour la pre­mière fois, vous uti­li­sez des images d’ar­chive dans le géné­rique, ce qui offre un peu comme un espoir qu’on n’at­ten­dait plus.

A.K.: Oui.

J.: Était-ce vrai­ment ça que vous vou­liez expri­mer ou c’é­tait vrai­ment pour réité­rer le fait que ça pro­ve­nait de faits véri­diques contrai­re­ment à vos autres films ?

A.K.: Jus­te­ment devant toute cette tra­gé­die je n’ai trou­vé que ça pour expri­mer un peu d’espoir.

J.: Oui, ça fonc­tionne bien puis­qu’à la toute fin on est un peu lais­sés comme ça, le géné­rique débute, pas de musique, et hop, les images d’ar­chives arrivent, notre sen­ti­ment change, on est sou­la­gés en quelque part. Un autre aspect qui dif­fé­ren­cie ce film de vos autres, d’ailleurs.

Les per­son­nages et acteurs de Vénus noire

J.: Je me deman­dais éga­le­ment, vous bâtis­sez sou­vent des uni­vers assez sin­gu­liers, mais recon­nais­sables parce qu’as­sez réa­listes, alors pour­quoi avoir uti­li­sé comme acteur Oli­vier Gour­met, qui est assez recon­nais­sable et connu, alors qu’­ha­bi­tuel­le­ment vous allez cher­cher plu­tôt des incon­nus, des gens qu’on connaît moins, ou vous réuti­li­sez vos propres acteurs qu’on ne voit pas sou­vent comme Carole Franck qu’on a vu dans vos trois pre­miers films. Donc, quelle est la déci­sion de prendre Oli­vier Gour­met dans Vénus noire ?

A.K.: Je ne me pose pas la ques­tion de savoir si les acteurs sont connus ou pas ou si je veux des incon­nus. Moi j’aime tra­vailler avec les acteurs quand ils sont bons et euh.. Oli­vier Gour­met.. Je ne savais même pas qu’il était très connu hein !

(rires par­ta­gés)

Je pen­sais que, oui.. C’est un acteur que j’a­vais vu dans des films, j’a­vais trou­vé magni­fique et j’ai eu envie de tra­vailler avec lui et je trou­vais que pour le per­son­nage, il avait quelque chose à expri­mer. Puis la per­sonne c’est quel­qu’un de géné­reux, de pro­fon­dé­ment gen­til et donc pour sou­te­nir Yahi­ma dans ce qu’on allait lui deman­der de faire, c’était..

J.: D’être très détes­table ! (rires)

A.K.: Très détes­table, il fal­lait quel­qu’un de très gen­til pour jouer quel­qu’un de très détes­table oui.

Saart­jie selon Kechiche

J.: On connaît votre pas­sion pour le théâtre, mais il y a aus­si un espace, une impor­tance des arts dans tous vos films, y a sou­vent une ou des scènes où la musique est importante.

A.K.: Oui.

J.: La danse aus­si est très impor­tante. Je me deman­dais donc, dans le fond, la manière dont vous illus­trez Saart­jie c’est un peu comme une pièce d’art en tant que tel, la manière dont vous la fil­mez quand elle bouge, quand elle chante, il y a comme une espèce de fas­ci­na­tion qu’on res­sent. Aviez-vous d’autres inten­tions dans la manière dont vous la repré­sen­tiez puisque vrai­ment, on tombe sous son charme en tant que tel.

A.K.: Oui, bien sûr que j’ai choi­si aus­si Yahi­ma Torres parce que je la trou­vais belle, sen­suelle, qu’elle déga­geait un éro­tisme.. Et que jus­te­ment en oppo­si­tion à la façon dont on a regar­dé Saart­jie Baart­man, je vou­lais qu’on regarde sa beauté.
Vous savez, c’est un peu aus­si incons­cient, je n’ai pas de but défi­ni, je res­sens comme ça qu’il faut mon­trer la beau­té de cette femme.. Ce n’est pas lui rendre hom­mage puis­qu’elle n’a pas besoin qu’on lui rende hom­mage, mais moi je l’ai dans mon esprit et quand je l’ai vu aus­si puisque j’ai vu le mou­lage de son corps, donc elle est encore très vivante, le mou­lage décrit jus­qu’aux empreintes digi­tales, on a tout, ses doigts, ses mains, son visage, tous les traits, le moindre grain de peau..

J.: Même la cou­leur de sa peau.

A.K.: Oui, la cou­leur de sa peau, tout a été tra­vaillé pour qu’on aie l’im­pres­sion de l’a­voir en face de soi. Et elle a un visage.. Hélas, c’est une oeuvre d’art incroyable en plus le mou­lage de son corps et ce qu’ex­prime son visage est tel­le­ment à la fois, je veux dire il y a tel­le­ment de dou­leur, d’ab­né­ga­tion, de beau­té, de las­si­tude, de par­don aus­si, quelque chose dans le.. De déta­che­ment. Moi, je la trouve tel­le­ment sublime, j’ai eu besoin de..

J.: Oui bien on vous a aus­si beau­coup accu­sé un peu de com­plai­sance à son égard, mais en même temps, ça va de soi avec le per­son­nage que vous aviez, en tant que tel. Vous aviez un per­son­nage qui était une ser­vante qui est deve­nue bête de foire et à chaque fois qu’on l’at­taque, elle pré­fère se taire plu­tôt que de ripos­ter, aus­si parce qu’elle ne com­prend pas.

A.K.: Moi je crois qu’elle comprend..

J.: Oui, mais il y a le mélange des langues aus­si, elle ne com­prend pas exac­te­ment ce qu’on lui dit.

A.K.: Oui, mais je pense sur­tout qu’elle res­sent beau­coup de choses, mais euh.. Oui, elle est sans doute.. Pense-t-elle que c’est vain de se défendre.

Et le spectateur ?

J.: Dans le film aus­si vous confron­tez plus que jamais les per­son­nages à leur ani­mo­si­té, mais en même temps, on a éga­le­ment l’im­pres­sion que le spec­ta­teur est plus que jamais confron­té à son humanité.


A.K.: En fai­sant le film, je n’ai pas trou­vé autre chose fina­le­ment que de me regar­der, donc de regar­der mon huma­ni­té, mais dans ce cas-là, de laid aus­si. Et donc, on a sou­vent l’im­pres­sion que j’ai un regard accu­sa­teur sur les autres, mais j’ai le même regard sur les autres que j’ai sur moi. Donc, si l’autre se sent accu­sé, qu’il sache que moi aus­si je m’ac­cuse dans ces cas-là ! Et je crois qu’en réa­li­té, je ne porte pas de juge­ment sur les autres, je ne condamne pas, ni je n’ac­cuse, c’est plus un constat et en même temps un constat sur ce que nous sommes. Si j’a­vais pu.. En même temps, par­don­nez-moi, j’embrouille un petit peu, mais moi je n’ai pas réus­si à péné­trer l’es­prit de Saart­jie Baart­man, et je crois qu’elle ne l’a pas vou­lu. Qu’il y a quelque chose qui a résis­té. Je ne pou­vais pas lui inven­ter des émo­tions que je ne lui connais­sais pas, je trou­vais ça impu­dique. Donc fina­le­ment j’é­tais confron­té à moi-même. Et pris aus­si à son piège. Donc fina­le­ment le film a presque ce prin­cipe de prendre au piège celui qui le regarde. En tout cas, il a cette pos­si­bi­li­té-là. Et la seule façon de s’en défaire c’est de le reje­ter, c’est le rejet. Ou de ne pas voir ou de dire “com­plai­sance” ou euh.. “accu­sa­tion”..

J.: Oui, mais on le voit aus­si d’a­près les cri­tiques.

Kechiche, le pré­sent et l’avenir

J.: Donc est-ce que ce serait le film qui est le plus près de vous jus­qu’à maintenant ?


A.K.: Ah, je ne sais pas.

J.: Mais chaque film est proche de vous en quelque part.

A.K.: Dans chaque film, je me regarde bien sûr.

J.: Y a‑t-il quelque chose que vous regret­tez dans votre par­cours de car­rière ? Ou êtes-vous assez satisfait ?

A.K.: Ah ! Je regrette que la vie soit ce qu’elle est !

(rires par­ta­gés)

Mais je m’y fais, je m’y fais.

J.: Dans l’a­ve­nir proche, vou­lez-vous retour­ner dans le jeu ou vous vou­lez conti­nuer à plu­tôt réaliser ?

A.K.: Non, je crois que j’en­vi­sage plus de réaliser.

J.: Quel genre de pro­jets avez-vous en tête pour l’instant ?
A.K.: J’ai un pro­jet jus­te­ment sur l’a­do­les­cence d’a­près, je vous le conseille c’est magni­fique, en plus ça vous fera vivre une époque, ça se passe en 1986, sur l’a­do­les­cence, les pre­miers amours d’a­do­les­cents, l’a­dap­ta­tion d’un roman de Bégau­deau, Fran­çois Bégau­deau, qui s’ap­pelle “La bles­sure la vraie”, c’est très très beau. Très très beau.


J.: Donc, ce serait plus dans la veine de L’esquive ?

A.K.: Euh.. Pas tout à fait non plus, pas tout à fait.

Son “style”, sa façon de faire, Kechiche après tout

J.: On a sou­vent l’im­pres­sion que vous faites de l’im­pro­vi­sa­tion, mais paraît-il qu’il n’en est rien ?


A.K.: Non, c’en n’est rien c’est beau­coup dire, mais en tout cas, dans mes films tout est pos­sible. Sou­vent on arrive à tra­vailler une scène et à res­pec­ter com­plè­te­ment son texte, et sou­vent on en sort, on y revient et sou­vent on en sort parce que c’est néces­saire d’en sor­tir. Donc je n’ai pas de théo­ries là-dedans. C’est peut-être pour ça aus­si que les acteurs sont à l’aise, c’est qu’il n’y a pas de contraintes, j’es­saie de ne pas avoir de contraintes.

J.: Oui, donc vous tra­vaillez beau­coup avec vos acteurs, vous les faites répé­ter, répéter.

A.K.: Oui, on répète beau­coup, et à la limite cer­tains n’aiment pas beau­coup répé­ter, donc je res­pecte ça aussi.

J.: Donc fina­le­ment le style de Kechiche, ce serait quoi dans vos propres termes ? On vous a beau­coup com­pa­ré à beau­coup de grands cinéastes, je vois dans les com­pa­rai­sons Jean Renoir, Mau­rice Pia­lat, John Cas­sa­vetes, les frères Dar­denne et compagnie.

A.K.: Ben euh.. Je cherche Kechiche !

(rires par­ta­gés)

Je me cherche encore.

J.: Vous y allez sou­vent avec des scènes qui sont assez poi­gnantes, mais éprou­vantes éga­le­ment à cause de leur lon­gueur, à cause de com­ment vous insis­tez sur la dure­té (je vou­lais pro­ba­ble­ment plu­tôt dire durée..), sur les faits.


A.K.: Non, c’est une volon­té que j’ai depuis le départ. On parle de scènes longues parce qu’on a dans l’es­prit d’autres scènes de d’autres films donc on est dans des conven­tions, donc moi j’es­saie d’al­ler à l’en­contre des conven­tions, non pas que.. Grand, très grand nombre de films que j’aime et qui sont dans les conven­tions, mais moi j’ai besoin d’al­ler à l’en­contre de ces conven­tions, de cher­cher autre chose, de me bous­cu­ler, d’a­voir, de cher­cher une autre forme de nar­ra­tion et de me dire “je vais adap­ter ce qu’on sait de la forme de nar­ra­tion, du ciné­ma”, et le faire comme tel ne m’exalte pas.

S’il n’est pas cer­tain du suc­cès que pour­rait bien avoir son plus récent film sur nos écrans, il sait que La graine et le mulet a connu une impor­tance assez mar­qué ici, notam­ment grâce à l’in­fluence des cri­tiques. Du moins, que le public y est allé, ce même s’il n’a pas néces­sai­re­ment sui­vi, une fois dans l’univers.

On sui­vra donc de très près les acti­vi­tés et la car­rière de ce cinéaste qui n’a pas fini de nous fas­ci­ner, mais sur­tout, de nous sur­prendre et nous intéresser.

Source de l’article : Côté Blogue.ca