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Synopsis de “Vénus Noire”
Paris, 1817, enceinte de l’Académie Royale de Médecine. « Je n’ai jamais vu de tête humaine plus semblable à celle des singes ». Face au moulage du corps de Saartjie Baartman, l’anatomiste Georges Cuvier est catégorique. Un parterre de distingués collègues applaudit la démonstration. Sept ans plus tôt, Saartjie quittait l’Afrique du Sud avec son maitre, Caezar, et livrait son corps en pâture au public londonien des foires aux monstres. Femme libre et entravée, elle était l’icône des bas-fonds, la « Vénus Hottentote » promise au mirage d’une ascension dorée…
Abdellatif Kechiche
7 décembre 1960 Naissance à Tunis.
1966 Arrivée en France, à Nice.
1978 – 1979 Premiers rôles au théâtre.
1984 Le Thé à la menthe, d’Abdelkrim Bahloul. Premier rôle au cinéma.
2001 Réalise La Faute à Voltaire.
2003 Réalise L’Esquive. Quatre César.
2007 Réalise La Graine et le mulet. Quatre César.
2010 Réalise Vénus noire.
1. Entretien avec Abdellatif Kechiche, réalisateur de ‘Vénus noire’
Abdellatif Kechiche réagit aux questions majeures du film, formulées pour l’exercice dans un style affirmatif, voire péremptoire. A l’image des jugements portés à l’époque sur son héroïne, Saartjie Baartman.
La psychologie ne suffit pas à résumer la complexité d’un être
Le psychologisme limite même la compréhension de l’être humain. L’image seule révèle parfois beaucoup plus de nuances dans la nature humaine que toutes les tentatives d’explications psychologiques. Quand le cinéma parvient à être aussi fin que la vie, c’est magnifique. Le jeu de l’acteur y fait beaucoup… Il faut toujours garder à l’esprit que la technique au cinéma peut aussi nuire à ce jeu et le rendre complètement hermétique à la vie…
Et puis parfois, il n’y a pas d’explications à chercher : il y a le mystère. Saartjie est un personnage très mystérieux… C’est ce qui m’a tout de suite intéressé… Finalement, on ne sait pas grand chose de ses motivations réelles, on a juste quelques dates sûres : le voyage d’Afrique du Sud en Angleterre, les représentations, le procès à Londres, son baptême et son passage devant les scientifiques français. Tout le reste est en pointillés… C’est ce vide d’explications qu’il est intéressant de filmer. Son mystère préservé nous oblige à nous interroger en permanence sur nous-mêmes.
J’ai lu tout ce qui a été écrit sur elle, et j’ai trouvé qu’on avait souvent tendance à trop verser dans l’explicatif. Soit on en faisait une esclave totale, sans nuance, ce qui m’a semblé un peu difficile à croire, parce qu’elle aurait notamment pu profiter de la main tendue par l’Institut Africain, ce qu’elle n’a pas fait. Et puis, dans les dernières recherches historiques, on sait qu’elle se donnait déjà en représentation au Cap… Soit c’était trop romancé et elle perdait tout son mystère, ce qui me paraissait irrespectueux. Parce qu’en fait, Saartjie Baartman m’a tout de suite inspiré le respect. Pas ce que l’on a écrit d’elle, mais son image.
L’image parle parfois plus que tout ce que l’on peut écrire. C’est ce que j’ai ressenti en voyant les portraits de Saartjie faits par les dessinateurs du Muséum, et plus encore en découvrant son moulage original conservé en France. J’ai été saisi d’émotion par son visage. Il parle d’elle mieux que personne. On perçoit, bien sûr, toute sa souffrance : elle a les traits boursouflés par l’alcool, la maladie, mais au-delà de ça, elle semblait — dans les dessins, comme dans le moulage — appréhender la vie avec un détachement d’un ordre quasi mystique… La souffrance qu’elle a endurée y est certainement pour beaucoup… Les désillusions aussi… C’est ce à quoi j’ai été le plus sensible. Elle inspire le détachement, l’abnégation la plus totale, et l’intelligence. Elle doit en savoir sur la nature humaine… En rencontrant son image, j’ai éprouvé le devoir de raconter son histoire.
Être artiste, comme prétend l’être Saartjie, c’est s’offrir sans barrières au public.
Saartjie ne s’offrait pas sans barrières au public, elle était sans cesse violée par tout le monde. Ce que voyaient les gens, ce n’était pas elle, c’était une caricature : ce n’était pas ce qu’elle voulait donner, c’était ce qu’ils voulaient voir. Se conformer au regard de l’autre, lorsque ce regard est avilissant, c’est très douloureux, compliqué, et en un sens elle était une véritable esclave.
Saartjie était une artiste, c’est rapporté un peu partout : elle jouait d’un instrument, avait des prédispositions pour le chant, et dansait très bien… Une artiste complète dont le drame est peut être qu’elle n’a jamais pu s’exprimer, parce que ce n’est pas ce que l’on attendait d’elle… Elle ne devait pas s’exprimer, elle devait illustrer un discours, donner raison à la mentalité de l’époque. Elle était prisonnière du regard de l’autre… Finalement c’est peut être le thème principal du film : l’oppression du regard.
Je me suis beaucoup identifié à cette dimension du personnage. C’est ce que je ressentais en tant qu’acteur, à mes débuts. Je souffrais de ce que l’on attendait de moi, non pas comme acteur mais comme arabe. Je me sentais dans une prison. Les rôles qu’on offrait aux arabes étaient à l’époque très limités.
Le rôle premier du réalisateur est d’instaurer en amont un esprit de troupe
Fédérer une équipe autour d’un projet aide le travail. J’ai toujours essayé au cinéma d’apporter la même rigueur de travail que j’ai connue dans le théâtre. C’est-à-dire ne pas commencer les répétitions au premier jour de tournage, mais répéter longtemps avant. Les acteurs apprennent à se connaître, forment une troupe et j’apprends à mieux cerner les possibilités de chacun…
Ce souci de troupe a longtemps été pour moi une obsession. Sur ce film, étrangement, je me sentais plus apaisé, confiant dans l’interaction qui devait se nouer entre Yahima, Olivier, André, Elina et Michel, entre autres. C’est quasiment de l’ordre de l’intuition. Si l’on prend l’exemple d’André Jacobs, mon regard s’est arrêté sur sa photo et l’évidence était là : il serait Caezar. Je ne l’avais jamais vu jouer auparavant et je ne lui ai fait passer aucun essai.
Le choix d’un acteur non professionnel, tel que Yahima Torres, garantit l’authenticité de son jeu
On peut n’avoir aucune expérience et avoir un jeu déjà surfait… Mon choix s’est porté sur elle parce je n’avais pas trouvé d’actrice noire dont la morphologie se rapprochait de celle de Saartjie Baartman.
Yahima, je l’ai vue pour la première fois en 2005. Elle est passée dans la rue, à côté de chez moi. J’ai été saisi par sa présence et des traits qui m’ont fait immédiatement pensé à Saartjie. Lorsque je l’ai recontactée quelques années après pour lui faire passer des essais, c’est la légèreté avec laquelle Yahima prend la vie qui a conforté mon choix. J’ai compris que je pourrai la pousser loin dans l’émotion sans qu’elle en soit meurtrie. J’ai ensuite choisi un groupe d’acteurs qui la soutiendrait, cette « troupe » si précieuse à mes yeux. Tous ses partenaires, ces acteurs du métier étaient non seulement exceptionnels mais aussi et spontanément protecteurs, généreux envers Yahima. Penser que l’on prend des acteurs non professionnels pour des raisons de spontanéité dans le jeu est un mythe. Il est beaucoup plus facile de travailler avec des acteurs professionnels du moment qu’ils sont talentueux, qu’avec des non professionnels qu’il faut former et à qui il faut tout expliquer. Au départ, ils ont un don, assez répandu finalement ; le reste, c’est beaucoup de travail pour les amener à un professionnalisme. Et l’impression d’authenticité ne provient que du travail.
Le décorum historique au cinéma tue la grande et la petite histoire
Se lancer dans une adaptation historique fait craindre le risque de ne mettre en scène que le décorum, et de s’y perdre. Il est sûrement très jouissif de faire exister le passé dans le moindre détail, et de bien le faire, comme un tableau. Le risque est d’y consacrer toute son énergie au point de ne plus savoir pourquoi on le fait… En ce qui me concerne, le risque s’en trouvait limité par manque de moyens. Le film avait été chiffré au départ au double de ce qu’il a coûté. C’est dans tout ce qui fait le décorum historique que j’ai dû sacrifier en premier.
Et puis, l’esthétique très léchée du passé dans le cinéma ne me fascine pas particulièrement. J’ai toujours été plus attaché à filmer les visages les moins fardés, plutôt que les décors et les costumes, et à me libérer des contraintes habituelles du cinéma, comme les heures de maquillage, d’éclairage etc.
De toute façon, mon principal intérêt dans le parcours de Saartjie Baartman s’est tout de suite inscrit dans une dimension qui, à mon sens, dépasse l’histoire : la complexité des rapports de domination, les problématiques des gens de spectacle et la place de l’humain dans tout ça.
L’homme est un loup pour la femme
C’est un peu dur pour le pauvre loup… Les humains sont comme ils sont, capables du pire et du meilleur. Il est vrai que les hommes ont beaucoup opprimé les femmes dans l’Histoire… Mais alors une femme noire et différente ! Elle synthétise en elle tous les motifs d’oppression. En réalité, je n’ai pas cherché à charger les hommes… J’ai plutôt questionné l’image, dans le sens où j’ai montré ce qui a été rapporté, pour comprendre comment une telle oppression pouvait être concevable. J’ai essayé autant que possible de ne pas porter de jugement sur les personnes, mais c’est vrai que parfois, cela n’était pas évident. Par exemple, en ce qui concerne les scientifiques, j’ai simplement mis en image ce qu’ils ont eux-mêmes écrit ou fait, cela suffisait amplement… J’ai trouvé cela parfois tellement violent que j’ai dû atténuer un peu les faits…
Lorsque j’ai appris que le comité de scientifiques qui a observé Saartjie vivante — ce qui déjà, vu les commentaires qu’ils ont consignés, a dû être très humiliant pour elle — a profité de sa mort pour chercher à voir ce qu’elle leur avait interdit de son vivant, j’ai trouvé cela d’une horreur absolue. On ne peut pas, sous couvert de la recherche scientifique, perdre autant son humanité… Je ne croyais pas possible que des gentilshommes dans de beaux habits charcutent le corps d’une femme en toute impunité, la mettent dans des bocaux, et aillent se pavaner, discourir avec ça comme s’il s’agissait d’ un trophée…
Bien sûr, on peut dire qu’ils la considéraient comme un animal, mais en vérité pas tant que ça. Ils cherchaient à prouver qu’elle était plus proche de l’animal que de l’homme, mais tout dans leurs récits porte à croire qu’ils en doutaient eux-mêmes…
D’ailleurs un animal ne leur aurait pas opposé de refus… C’est peut-être ce que je leur reproche le plus : la malhonnêteté intellectuelle. Ils n’étaient pas aveuglés par leurs idées, ils s’aveuglaient délibérément par ambition. C’était la course, dans les milieux scientifiques, à celui qui apporterait la justification de l’exploitation de l’Afrique qui se déroulait parallèlement. Il fallait enlever aux africains toute forme d’humanité pour pouvoir se donner le droit de les opprimer.
La culture africaine et l’idée même de civilisation sont antinomiques
Ce genre de phrase illustre pour moi l’acharnement de tout un courant pseudo-intellectuel à faire des africains des sous-hommes. Je refuse de participer à un tel débat. C’est du même ordre que Cuvier qui prétend que les égyptiens ont beau avoir été noirs, ils appartenaient à la race des blancs… Je laisse le soin aux intellectuels africains, qui le feront bien mieux que moi, de défendre leur place dans l’histoire de l’humanité. Il est essentiel pour une société de connaître son histoire. Je suis convaincu qu’il est malsain d’occulter le passé. En donnant chair à Saartjie Baartman, j’espère avoir contribué à ma manière à mettre un peu en lumière une zone d’ombre de l’histoire de France, et à faire que les langues se délient.
Saartjie n’est pas ce symbole de l’asservissement du peuple noir, tel que l’a célébré l’Afrique du sud en 2002
Suivant la manière dont son histoire est rapportée, elle apparaît parfois comme une esclave au sens premier du terme, c’est-à-dire une femme mise en cage, exploitée et maltraitée, ou plutôt comme une femme qui se donnait en spectacle de son plein gré, ce qui ne l’empêchait pas d’être maltraitée.
Je crois que le débat n’est pas là. Le fait qu’elle se serait donnée en spectacle de sa propre volonté n’enlève rien à la puissance du symbole d’asservissement du peuple noir qu’elle représente. Il lui en donne peut-être même bien plus. Parce que la violence morale infligée à Saartjie est plus intolérable que tout acte de brutalité physique. Mais aussi parce qu’en rendant sa complexité à son asservissement, lequel a dû être avant tout moral, on le relie à toutes les formes d’oppressions encore pratiquées. Ainsi, l’oppression symbolique, au travers de la représentation caricaturale des minorités et des petites phrases racistes, qui justifient la domination d’un homme, d’une femme ou d’un groupe d’hommes, par un autre. C’est toujours d’actualité…
Le processus de fabrication d’un film est une négociation permanente, y compris avec soi-même, pour en préserver l’intégrité artistique
L’intégrité artistique est un idéal. On se bat pour l’approcher. D’abord contre les autres, car chacun voit le film à sa manière. Arriver à fédérer toute un équipe vers une même idée du film est très compliqué. Il faut avoir un moral d’acier pour ne pas lâcher prise et aller au bout de ses choix. Contre soi-même, bien sûr parce que nous sommes tous pétris d’influences, de conventions. Remettre tout en question n’est pas facile. Les conventions rassurent. Aller à leur encontre nous met en danger, nous expose à l’incompréhension…
Le tournage n’a pas toujours été confortable pour tout le monde, notamment pour l’équipe technique… C’est une impression diffuse très délicate à expliciter… Mettre en scène un personnage qui souffre, notamment lors des scènes se déroulant dans les salons libertins, répéter les prises pour atteindre la vérité de cette femme, ne laisse personne indemne et sans interrogation. Entre écrire « Il la frappe » ou « Elle s’allonge à même le sol devant un public », et le voir, il y a un décalage qui peut susciter un malaise… On n’approche pas ce film comme on aborderait un sujet tendre et romantique ; en questionnant l’humain, on touche forcément ceux qui sont impliqués dans le processus de fabrication.
La scène du salon libertin en a été l’exemple le plus frappant. Dans le scénario, elle était beaucoup plus crue, explicite. Le regard que j’allais porter sur cette scène-là était au centre de tous les regards. Je me suis reposé sur les témoignages qui existaient et j’ai fait acte d’interprétation, notamment lorsque je « sauve » les libertins qui, face aux pleurs de Saartjie, stoppent l’exhibition. J’aimais l’idée qu’après avoir subi la violence des scientifiques, Saartjie rencontre des gens qui voient en elle une source de désir, de beauté et finissent par la respecter. Je voulais aussi questionner le phénomène de groupe, dans lequel l’individu se sent moins exposé parce que sa responsabilité est diluée… Tout en montrant ce qui est humainement insoutenable, je n’ai jamais perdu de vue les règles de pudeur et de respect envers l’équipe. Je me suis laissé guider autant par la préparation en amont que par ce qui jaillit de l’instant. C’est l’acteur, son émotion, sa violence et son rythme qui vous donnent la sensation que c’est dans telle direction qu’il faut aller… Comme sur mes films précédents, j’ai essayé de faire en sorte que le plateau soit un lieu de création et non pas d’exécution.
Le regard d’un cinéaste dicte et influence celui du spectateur
Je n’ai jamais ressenti autant que dans la réalisation de ce film la pression du regard du spectateur… Pour approcher Saartjie au plus juste, j’ai mené une sorte d’enquête, de reconstitution des faits. Et ce sont les détails qui font l’histoire, comme ce moment où l’une des spectatrices londoniennes touche les fesses de Saartjie avec un parapluie : il est rapporté tel quel dans un témoignage de l’époque. Les gens allaient vraiment voir la Vénus Hottentote pour s’amuser à toucher ses grosses fesses en ayant peur d’être mordus.
La violence, c’est essentiellement celle du regard. Le film est nécessairement une réflexion sur la direction du regard du spectateur. Sur le cinéma aussi : qu’est-ce qu’en espère le spectateur ? Que faut-il lui donner et de quelle manière ?
La question de la responsabilité d’un cinéaste en découle. Dans cette perspective, ma démarche a été d’être dans chacun des personnages. Caezar a beau penser à s’enrichir, il n’en est pas moins traversé d’obsessions artistiques. Réaux est un metteur en scène qui fera tout pour que le spectacle comble les attentes de son public. Même Cuvier affiche, au-delà de ses ambitions scientifiques, une réflexion sur l’esthétique. Je voulais leur rendre leur vérité propre.
L’intelligence de celui qui regarde un récit comme celui-là doit être en éveil. Moi le premier, car je n’ai pas forcément toutes les clés d’explication, de compréhension malgré la passion que j’ai pour le personnage de Saartjie. Je ne l’ai jamais perçue comme un symbole, encore moins une sainte, mais comme quelqu’un qui allait m’apprendre à parler de certaines choses. Regardez l’aura qu’elle a encore aujourd’hui. Malgré tout ce qu’on lui a pris, il me semble que Saartjie a encore à donner, quelque chose à nous dire. Peut-être, qu’après dix ans passés « ensemble », suis-je devenu son instrument (rires) ?
Propos recueillis par Philippe Paumier — Extrait tiré du dossier de presse
2. Abdellatif Kechiche : “Vénus Noire ne devait pas être un film agréable”
Propos recueillis par Eric Libiot (L’Express), publié le 26/10/2010
Le réalisateur de La Graine et le mulet, revient en salles avec Vénus noire, film qui retrace, au xixe siècle, le destin tragique et véridique de l’esclave africaine Saartjie Baartman.
Il est arrivé en France à 5 ans et à l’entretien en courant — à cause d’un léger retard dont il s’est excusé mille fois. Entre les deux, Abdellatif Kechiche a eu plusieurs vies. Il a connu la cité, le racisme, les affres du comédien, les années de galère et, enfin, comme réalisateur, la reconnaissance et le succès, mérités, avec L’Esquive et La Graine et le mulet. Son nouveau film, Vénus noire, retrace, au xixe siècle, le destin tragique et véridique de Saartjie Baartman, femme hottentote exhibée, prostituée puis disséquée à des fins “scientifiques”. Une oeuvre forte et dérangeante à l’image de son metteur en scène, qui ne filme jamais pour rien. Il a la réputation d’être un emmerdeur et de dire tout haut ce qu’il pense tout haut. On se demande bien alors quel goût auraient eu ses fromages. Ses fromages ?… Oui.
Etes-vous d’accord avec l’idée selon laquelle le lien entre vos films, c’est la façon dont l’être humain trouve sa place dans le monde ?
Plutôt la difficulté de trouver sa place. Mais c’est davantage une question : comment trouver sa place auprès de ceux qui vous regardent comme quelqu’un de différent ? Je prends d’ailleurs cette interrogation à mon compte. A cause de mes origines sociales et de mes racines, j’ai du mal à obtenir qu’on me juge comme un artiste.
Même aujourd’hui, après les succès de L’Esquive, de La Graine et le mulet et après tous les César que vous avez remportés ?
C’est un sentiment qui se vit au quotidien, pas uniquement sur une scène, lors d’une cérémonie de remises de prix. Certains estimaient cette reconnaissance illégitime et voyaient de la complaisance chez mes défenseurs. Je le dis sans aucune amertume : pour eux, j’étais la bonne conscience de gauche. Mais tout cela n’a pas beaucoup d’importance.
Ce sentiment renvoie à l’idée de trouver votre place dans le monde, celui du cinéma en l’occurrence…
C’est une longue histoire. Je suis arrivé très jeune en France, je peux même dire que j’ai ouvert les yeux ici. J’ai grandi dans le racisme. En tout cas, dans l’oppression du regard. J’en parle dans mes films. Tout cela m’a construit. Les années 1980 sont arrivées, la gauche était au pouvoir, j’avais une vingtaine d’années, les choses évoluaient : les gens s’ouvraient les uns aux autres. J’ai alors eu le sentiment de ne plus avoir besoin de me soucier de l’avenir. Même s’il était difficile de trouver sa place en tant qu’artiste. Et puis, dans les années 2000, particulièrement en avril 2002, avec la présence du Front national au second tour de l’élection présidentielle, quelque chose a commencé à changer. Il y a, actuellement, un retour aux tristes années symbolisé par ces petites phrases racistes qu’on nomme dérapages. Je vois des gens s’enfermer. Se replier sur eux-mêmes. Adopter des idées d’un autre temps. Tout cela sent mauvais. Je peux vous jurer que, lorsque vous subissez ce racisme au quotidien, vous observez avec plus d’acuité les changements, qu’ils soient positifs ou négatifs. Que faisons-nous pour arrêter ce poison qu’est le racisme ? Moi, je réalise des films. Et je crie ma peur. Je m’excuse, j’aurais bien voulu mettre en scène une comédie mais, là, je n’ai pas du tout envie de rire.
Vous êtes à ce point pessimiste ?
Si je n’avais plus d’espoir, je ne serais pas ici. Je ne pense pas que mes films changent quoi que ce soit, ou si peu, mais le combat reste nécessaire. En France, l’autre est coupable, étranger, différent. On considère qu’il y a de vrais Français, qui ont le droit de l’être, et des Français de seconde zone, dont je fais partie.
Quand est-on vraiment français ?
Est-ce une question que vous vous posez ?
Moi, je suis français. Ce n’est d’ailleurs pas seulement une question de nationalité. Je suis porté par les idéaux de la République et des Lumières. Ce sont eux qui m’ont donné l’envie d’être cinéaste.
Les grands cinéastes font des films au moment où ils le doivent. Ni avant, ni après. Pourquoi avoir réalisé Vénus noire aujourd’hui ?
Sans doute parce que j’entends la résonance entre cette histoire et notre époque. J’ai rencontré Saartjie Baartman dans les livres et son histoire m’a bouleversé. Elle prolongeait mes interrogations sur le regard qu’on porte à l’autre. J’avais trouvé dans son parcours une façon de questionner le monde sans être, je l’espère, moralisateur. En revanche, je n’ai pas voulu mettre le spectateur dans une position confortable. Ni moi, d’ailleurs. J’ai besoin de me bousculer, de sortir d’un certain confort cinématographique. J’aime ce malaise. Sur ce film, c’était presque une ligne de conduite : Vénus noire ne devait pas être un film agréable. Ne pas enjoliver les choses, même par l’émotion. Enlever toute idée de divertissement.
En quoi ce sujet faisait-il écho à vos préoccupations d’alors, vous qui n’aviez filmé que des histoires contemporaines ?
J’ai d’abord voulu aborder cette histoire sous l’angle de la reconstitution. Je pose les éléments d’une enquête. Saartjie Baartman a passé cinq ans à s’exhiber dans une cage dix heures par jour. Elle était alcoolique. Elle en souffrait. Je m’en suis tenu aux éléments factuels connus par respect pour elle. Je ne voulais pas d’un film romanesque pour faire pleurer dans les chaumières. Il n’y avait pas, non plus, une volonté d’accuser ou de dénoncer. Mais il y avait des questions. Pourquoi cette femme a‑t-elle accepté de souffrir autant ? Comment un homme a‑t-il pu la disséquer après sa mort contre sa volonté ? Comment arriver à une telle barbarie ?
3. Abdellatif Kechiche : “Le monde du spectacle a été pour moi un refuge. Il réunit les canards boiteux”. Par Rudy Waks pour L’Express
Ce qui est perturbant dans ce film, c’est qu’au final on ne sait pas si Saartjie Baartman est le symbole de l’esclavagisme le plus terrible ou si elle essaie de récupérer une parcelle de son libre arbitre ?
On peut se poser la question. Pour quelles raisons ne se révolte-t-elle pas ? Sans être contrainte de jouer ce spectacle, elle n’est pas non plus libre de décider. C’est peut-être un moindre mal. Restée en Afrique du Sud, elle aurait été esclave chez des gens qui l’auraient traitée encore plus mal. Elle pouvait penser pouvoir un jour reconquérir ici sa propre image, jouer du violon et être l’artiste qu’elle rêvait d’être.
Les mots et les corps sont les piliers de votre cinéma. Y avait-il une culture du verbe dans votre famille ?
J’ai eu une grande admiration pour mon père, qui avait un sens exceptionnel de la rhétorique. Nous passions des nuits entières à discuter. Il m’a transmis le goût de l’échange. Nous étions parfois d’accord mais nous nous amusions à défendre des points de vue différents pour le plaisir de la discussion. Il m’a aussi appris le doute ; ce doute qui l’animait et qui m’habite encore aujourd’hui.
Repose-toi sur l’ ”oreiller du doute”, disait Montaigne…
C’est drôle que vous citiez Montaigne car c’est un auteur qui m’a beaucoup marqué. J’aime le désordre apparent de ses Essais.
Est-ce parce que vous doutez que vous mettez tant de temps à terminer un film ?
J’en ai besoin pour créer. J’essaie de faire en sorte qu’un film reste un instant de création, même si je suis conscient qu’il y aura forcément de la fabrication. Pendant ce processus, j’attends le moment de me surprendre pour surprendre le public. Douter, changer, recommencer, essayer. J’ai alors le sentiment que quelque chose jaillira.
Vous avez l’image d’un homme pas facile qui se fâche avec tout le monde. Comment le vivez-vous ?
Je préfère cette image d’emmerdeur à celle de l’étranger qui n’est pas à sa place.
N’y a‑t-il pas une paranoïa de votre part. Vous traiter d’emmerdeur, ce n’est pas forcément être raciste…
On est sur écoute, là, non ? Vous enregistrez cet entretien ? Plus sérieusement, l’image que les autres ont de moi ne m’importe pas beaucoup. Je ne me suis pas fâché avec tous les producteurs. Je m’entends toujours bien avec celui de L’Esquive, Jacques Ouaniche. Et lorsque Claude Berri m’a proposé de le rejoindre, j’ai évidemment accepté. J’avais signé un contrat de plusieurs films avec lui mais, après sa mort, Pathé, sa maison mère, ne voulait plus travailler avec moi. Je suis parti chez Marin Karmitz. Avec qui, c’est vrai, je suis en froid. Nous n’avons pas la même conception de la liberté artistique. Et puis je n’aime pas ce qu’il a fait de mon idée de créer une salle de cinéma et une école nomade sur la péniche de La Graine et le mulet. Je n’ai jamais souhaité faire partie d’une commission politique [allusion au Conseil de la création artistique, dirigé par Marin Karmitz], ni être “l’Arabe qui cache la forêt”, comme dit Jamel Debbouze.
On dit que le cinéma français est une famille. Où êtes-vous, dans cette famille ?
Le monde du spectacle a été pour moi un refuge. Il réunit les canards boiteux, ceux qui se sentent exclus. Mon adolescence a été douloureuse ; j’ai été accueilli par ce monde-là. Je me suis toujours bien senti au milieu des acteurs. J’ai une immense tendresse pour eux. Une admiration de midinette, même. Encore aujourd’hui. J’ai rarement senti dans leur regard le rejet de mes origines.
Quels acteurs aimiez-vous ?
Depardieu, Dewaere et Miou-Miou dans Les Valseuses. Ce film correspondait exactement à ce que j’attendais à l’époque : un esprit français, une révolte, un libertinage, un anarchisme, une liberté du corps, une transgression. Il y a eu aussi Dites-lui que je l’aime, de Claude Miller, sur la douleur de l’amour. Et Une histoire simple, de Claude Sautet, avec ce personnage qui souffrait d’être rejeté, interprété par Claude Brasseur. Je m’y suis beaucoup identifié.
Le succès a‑t-il changé quelque chose ?
Non, car il est venu un peu tard.
Vous dites cela par jalousie, par frustration ?
Non, il est arrivé à un âge où il ne m’a pas procuré le plaisir que j’aurais éprouvé plus jeune lorsque j’étais acteur et que je voulais être reconnu. J’avais 45 ans lorsque j’ai reçu les César pour L’Esquive. Cette reconnaissance est arrivée juste après la mort de mon père. Là, oui, c’était trop tard. Il aurait été fier, je pense, car il s’inquiétait beaucoup pour moi.
Et vous ? Vous inquiétiez-vous pour vous ?
Non, j’étais confiant. Je pensais que ma vision d’un autre cinéma trouverait un écho un jour ou l’autre. J’avais souffert de l’échec de La Faute à Voltaire. Du coup, j’ai réalisé L’Esquive avec des clopinettes. Avec ce film, je voulais remettre en question l’approche du travail classique. Sur La Faute à Voltaire, j’avais essayé de casser le moule, sans y parvenir. Pendant le tournage, certains membres de l’équipe me disaient de ne pas faire ci ou ça. Eux savaient, pas moi. Alors que je voulais justement me débarrasser de ce qui était la règle. J’ai donc réalisé L’Esquive avec des gens qui ne savaient pas. A commencer par Jacques Ouaniche, le producteur, qui fut le seul à mettre de l’argent. Personne n’a voulu de ce film. Pas d’avance sur recettes, pas de chaîne de télé, pas même de subvention du ministère de l’Intégration. Rien. Zéro.
Etiez-vous prêt à changer de métier si L’Esquive avait été un échec ?
Sept ans se sont écoulés entre mon dernier film comme comédien et La Faute à Voltaire. J’écrivais des scénarios, ils étaient tous refusés. Après La Faute à Voltaire, il ne s’est rien passé non plus. J’avais deux ans de loyer en retard, je faisais les fins de marché pour manger, c’était très dur. Vous allez peut-être rire, mais, avec ma compagne, nous récupérions toutes les grilles de frigo que nous trouvions dans la rue pour les utiliser comme étagères à fromages. Eh oui : j’apprenais à faire des fromages. Je m’imaginais lancer l’industrie fromagère en Tunisie. J’avais lu des livres et j’étais très au point.
Où sont-elles, ces grilles, maintenant ?
Dans un coffre-fort. Je les sortirai si on m’empêche de réaliser mes films.
N’exagérez pas non plus…
Vous allez encore dire que je suis parano, mais je dérange beaucoup de gens chez les décideurs, qui disent, par exemple, à propos de La Graine et le mulet : “Personne ne veut de bougnoules qui mangent du couscous à une heure de grande écoute sur la télé publique !” Il faut donc des films lisses. Et ça, je ne sais pas faire…
Source de l’article : [L’Express.fr
-> http://www.lexpress.fr/culture/cinema/abdellatif-kechiche-venus-noire-ne-devait-pas-etre-un-film-agreable_931119.html]
4. “Des images qu’on avait vues et auxquelles nous ne voulons plus songer” entretien de Samir Ardjoum avec Abdellatif Kechiche à propos de “La Vénus Noire”
Après avoir vu Venus Noire, il était logique et primordial de rencontrer son auteur, maillon fort d’un cinéma hexagonal aussi fragile qu’incompris. Après le surprenant plébiscite de La Graine et le Mulet en 2007 (succès critique, public, 4 Césars dont celui du Meilleur réalisateur et du Meilleur film), Vénus Noire risque de déranger, de heurter et de diviser les aficionados de Kéchiche. Rencontre avec un cinéaste discret, prenant le temps de répondre aux questions, et doté d’une intelligence foudroyante qui l’aide à ne pas sombrer dans les charabias réflectifs.
D’emblée, pourquoi avoir choisi de filmer cette histoire qui se démarque plus ou moins de votre filmographie ?
Habituellement, je ne me pose pas la question du pourquoi d’un sujet ou d’une histoire. L’envie de raconter est déjà en soi mystérieuse. Je n’en connais pas toutes les motivations. J’avais été bouleversé par le destin de cette jeune femme que j’ai voulu, à ma manière, faire connaître. J’en avais vaguement entendu parler jusqu’en 2000 où j’avais appris par la presse que l’Afrique du Sud avait demandé la restitution des restes de son corps au gouvernement français. J’ai su ensuite qu’il y avait eu un débat autour de cette question à l’Assemblée nationale. Là, j’ai commencé à faire des recherches, des livres d’historiens, sur Internet où j’avais vu des gravures, des dessins et même quelques photos du moulage de son corps. Ça m’avait saisi ! J’ai ressenti comme un besoin de raconter cette histoire. C’est un sujet qui m’a donné à réfléchir sur le destin de cette jeune femme, donc je ne pense pas que cela soit un accident de parcours dans ma filmographie.
L’idée de montrer les aspects extraordinaires de cette Vénus dans la première séquence était-elle une manière pour vous de clarifier les choses aux spectateurs : “je vous montre dès le début ce que vous attendez puis passons à ce que j’attends ensuite de vous”
C’est effectivement quelque chose de cet ordre ! Je ne voulais pas raconter cette histoire en essayant de bercer le spectateur, de le séduire, car de toutes les façons, il se serait documenté sur la Vénus Hottentote et ce, par ses propres moyens. Je voulais retirer toute la dimension romanesque et inviter le spectateur à se concentrer avec moi sur d’autres thèmes qu’aborde le film, plus particulièrement de la relation du spectateur au spectacle. La caméra se déplace tout au long du film et montre une perspective de l’acteur sur ledit spectacle. Pour moi, c’était primordial ! Il y a là un effet de miroir qui s’installe tout au long du film et qui fait — en tout cas je l’espère — que le spectateur se sent davantage habité.
Vénus Noire dispose d’un sujet historiquement fort, mais une impression saugrenue s’en dégage comme si ce sujet n’était qu’un prétexte pour une expérimentation radicale des sens. Le spectateur oublie très vite le sujet tout en assistant à une sorte d’expérience visuelle et sonore. Un laboratoire humain en quelque sorte.
On peut l’appeler ainsi, j’aime bien ce terme de “laboratoire”. Jusqu’ici, je pensais plus à une “enquête” menée au service de l’histoire, pour comprendre ce personnage. L’idée de laboratoire, d’analyse me paraît intéressante mais je suis plutôt sceptique au terme d’expérimentation.
Ce qui intrigue d’emblée en découvrant les premières images de Vénus Noire, c’est l’âpreté avec laquelle vous créez vos transitions séquentielles. Chaque partie est un bloc où la narration et la mise en scène y sont montrées sans une quelconque concession, d’où cette idée d’expérimentation.
Il y a sans doute une part de cela mais elle existe toujours dans un film. Je préfère l’idée de laboratoire.
Les séquences où la Vénus Noire se met en scène devant ces regards étrangers, prennent les tripes du spectateur, renforçant finalement l’ambivalence de ce personnage ? On a cette impression de la découvrir au fil de ces séquences…
Oui, j’essaie d’agir de la sorte. A chacune des scènes, j’ai le sentiment qu’on dévoile progressivement le caractère de ce personnage. D’abord le spectacle tel qu’il est, puis tel qu’elle le ressentait, puis tel qu’elle l’aurait voulu qu’il soit, notamment dans cette scène où elle chante et joue du violon. On apprend sur son histoire à travers une mise en spectacle de sa vie. Que cela soit au tribunal, chez les scientifiques ou chez les bourgeois, on avance toujours dans le regard qu’on porte sur elle. J’ai l’impression que c’est une manière d’impliquer le spectateur et de le faire se questionner sur lui-même.
Cette proposition est plus dure que dans vos précédents films ?
Certainement, car l’histoire en elle-même est particulière. Je ne pouvais l’aborder autrement dans ce qu’elle était de douloureux. Je pouvais atténuer un peu de cette douleur mais je refusais de la nier. Sans doute que dans mes précédents films, les histoires étaient plus de l’ordre de l’affection même si elles étaient ancrées dans le quotidien. Je m’encourageais à progresser dans ce genre. Avec Vénus Noire, je me devais d’effacer cette fiction pour que le personnage puisse garder de son énigme. Si je dévoile même ce que je crois savoir de ce personnage, je pourrais alors satisfaire le besoin du spectateur. Il sera donc dans la logique de pleurer ou de rire. Je refuse ce procédé. Et puis, ce personnage m’a obligé à raconter cette histoire de cette façon. Chaque fois que je voulais dévier, que je voulais toucher à son intimité, il y avait une résistance de sa part. J’ai rarement eu ce sentiment autant que j’ai eu avec ce film.
Avez-vous craint ce sujet ?
Oui, je l’ai craint mais je ne pensais pas que j’avais autant de raisons de la craindre. Et je le crains encore car je suis dans le malaise. Le fait d’en parler, de vivre avec, d’avoir passé ces trois dernières années avec lui, jamais je n’aurais pensé que je serais dans cet état de gêne. Cette forme de douleur était omniprésente, à un degré moindre que celle qu’a vécu Saartjie !
Chacune des séquences où la Vénus se montre en public, vous insistez sur la répétition du show mais en amplifiant l’intonation des metteurs en scènes. Comment avez-vous travaillé sur le dialogue et surtout sur la ou les manières de jeu ?
Je crois qu’ils avaient conscience qu’il s’agissait aussi d’une interrogation sur le rôle d’un metteur en scène. Concernant le rapport de l’acteur au spectacle, ils le connaissaient de par leur métier. Ils avaient cette conviction de ne pas se questionner là-dessus. Pour eux, c’était légitime. C’est aux spectateurs de s’interroger. Concernant les acteurs, je ne leur ai pas dit grand-chose car c’était une évidence qu’ils soient en représentation. J’ai évité qu’ils se posent trop de questions. Ils se sont jetés à corps perdu, ils ont travaillé au niveau des gestes, des accessoires, le fait d’avoir un fouet à la main et d’agir avec cet instrument, les obligeait à une attitude particulière. Tout comme les costumes qui leur donnaient une ampleur. Ils se sont laissés aller. Je voulais que nous nous surprenions tous.
Dans votre filmographie, ce qui donne une certaine force, c’est la manière avec laquelle vous retranscriviez l’instantanéité du présent, comme chez votre collègue Arnaud Desplechin où le spectateur a cette sensation de traverser en direct un moment privilégié des personnages. Avec Vénus Noire, j’ai l’impression que ce présent est plus cadenassé comme si vous vouliez que le spectateur suffoque. Est-ce une impression ?
Moi-même, je suis encore dans cet état de transpiration, de suffocation que vous évoquez. Et sans chercher de façon consciente à le provoquer, il y avait une volonté que cet état existe chez le spectateur. Cette interrogation, ce malaise… J’aime bien ce mot de suffocation. J’aime bien l’idée d’une chose qui ne passe pas, telle des images qu’on avait vues et auxquelles nous ne voulons plus songer.
Quand on revoit l’ensemble de votre filmographie, on est frappé par la place importante que vous accordez à l’artiste, à ses réflexions mais aussi à son instabilité dans une société qui ne peut l’accepter. Vénus Noire, en dehors du sujet, prend parfois la route du questionnement autour du rôle véritable de l’artiste. C’est une thématique qui vous travaille continuellement ?
Oui, je crois que c’est une question sans réponse. Je m’interroge sur ma propre place. Se définir comme artiste est déjà un exercice périlleux. Le dire, le sentir puis agir, tout cela passe par beaucoup de choses qui remuent.
Il faut se mettre en danger ?
Peut-être… Mais je ne sais pas si la création doit passer… au stade où je suis, sans doute… pour mieux comprendre, mais déjà il est difficile d’aborder le cinéma comme un art.. en règle générale et plus particulièrement aujourd’hui. Il y a tellement d’enjeux, de conditions…parfois cela devient pompeux. Où trouver notre part de liberté dans tout cela ? Je n’ai pas encore trouvé de réponse…Vénus Noire interroge tout cela en quelque sorte.
En revoyant l’un de vos premiers films en tant que comédien, Le Thé à la menthe d’Abdelkrim Bahloul, j’ai eu cette surprise de constater que vous adoptiez déjà un jeu vif, dynamique et ce comme si votre vie en dépendait. Surtout au niveau de vos yeux qui brillaient continuellement et qui ne s’adaptaient pas à la mise en scène assez classique de Bahloul. J’ai cette impression que La Faute à Voltaire est une sorte de suite au Thé à la menthe comme si inconsciemment vous repreniez cette folie en l’assemblant à une mise en scène plus forte.
Pour un tas de raisons, j’ai un très mauvais souvenir du travail d’acteur dans les films que j’ai tourné. Le dernier que j’ai fait en France remonte à 1986, cela fait peu. Mais je me suis toujours mal senti sur un plateau de cinéma en tant qu’acteur. Je n’ai jamais été dans un rapport de complicité avec mes personnages. Ce processus d’identification ne m’a jamais convaincu. Cela ressemble à Saartjie qui détestait le personnage qu’elle jouait. Me concernant, je n’ai pas trouvé ma place dans les années 80…très difficile, cette représentation du “beur”. J’avais du mal ! J’avais cherché à quitter mon milieu social via les grands textes, la littérature…et finalement le cinéma par le jeu d’acteur m’y ramenait. Je me sentais enfermé et c’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles j’ai voulu arrêter ce métier. Et puis les contraintes techniques liées à la lumière, aux rails, tout cela prenait trop de place par rapport à la vie… cette chose qui pouvait jaillir d’un plan. Là, j’ai pensé au métier de metteur en scène… il fallait que je trouve mon équilibre. Mais, ce n’était pas une revanche que je prenais, juste une libération. D’ailleurs, je ne pense pas être libéré… bientôt sans doute !
Qu’est-ce qui vous attire dans le cinéma aujourd’hui ? Y a‑t-il des cinéastes avec lesquels vous sentez une certaine proximité entre vos univers ?
Je vais être très arrogant car je ne vois pratiquement plus rien au cinéma… parfois en DVD et tout cela à cause du temps que je n’ai plus. Par exemple, j’ai du mal à voir Un Prophète…s ans doute en raison de sa longueur (rire)… il veut sortir des règles (rire) ! Sérieusement, je n’ai pas suffisamment de temps pour respecter le ou les films. Sinon, il y a toujours cette réalisatrice qui m’a continuellement bousculé, mis mal à l’aise et dont je vois tous les films, c’est Catherine Breillat. Mais il est vrai que cela fait longtemps que je n’ai pas mis les pieds dans une salle de cinéma !
Source de l’article : Africultures
5. Entrevue avec Abdellatif Kechiche Par Nicolas Krief et Mathieu Li-Goyette pour Panorama-cinéma
Quelques mois après sa sortie française, la Vénus noire d’Abdellatif Kechiche débarque sur nos écrans. Rencontré à l’occasion de la sortie du film en sol québécois, l’auteur s’est généreusement prêté à notre discussion (plutôt qu’entrevue) sur la pesanteur du regard de l’Occident envers l’Orient, sur les préoccupations sociales habitant son cinéma et sur la responsabilité qui incombe le cinéaste autant que le spectateur dans ce grand spectacle mettant en vedette la race et le rang. Retour sur Vénus noire, mais aussi sur le cinéma de Kechiche.
LA RACE ET LE RANG
Panorama-cinéma : Vénus noire est un film d’époque où l’on traite de l’immigration. Ce n’est donc pas, à première vue, ce à quoi on s’attendrait d’un « film d’Abdellatif Kechiche ». Et pourtant, ce l’est bien. Vous a‑t-on approché pour faire ce film ou est-ce vous qui avez approché le film pour qu’il puisse être fait ?
Abdellatif Kechiche : C’est d’abord le hasard. J’avais entendu dans la presse que la diplomatie sud-africaine avait demandé à la France la restitution des restes, des bocaux dans lesquels il y avait les organes génitaux de Saartje Baartman. Il avait été annoncé dans la presse un débat à l’Assemblée nationale avec un vote au sénat pour créer une loi qui permettrait cette restitution. Cette histoire m’a beaucoup intrigué et j’ai commencé à faire des recherches. J’ai découvert que tout ce qui entourait la vie de cette femme relevait du surréalisme, de la folie humaine, même deux cents ans plus tard. C’était bouleversant, intriguant, on y voyait tellement de choses à propos de la condition de l’homme.
Panorama-cinéma : Peut-on sentir, à la vue des images d’archives à la fin du film, qu’il a été pensé en réaction à ces cérémonies ?
Abdellatif Kechiche : En fait, le film a été écrit avant cette restitution, dont le processus a duré plusieurs années. À partir du moment où j’ai eu vent de la demande, j’ai travaillé sur le scénario, donc avant que la loi soit votée en 2002 et que ces images dont vous parlez puissent exister.
Panorama-cinéma : Vos films n’ont pas nécessairement été écrits en ordre chronologique par rapport à leur sortie. On pense à La faute à Voltaire où le héros vend la sortie d’un film intitulé La graine et le mulet et ça, près de sept ans avant ce dernier.
Abdellatif Kechiche : Oui, exact, La graine et le mulet était déjà écrit.
Panorama-cinéma : Avec Vénus noire, on a l’impression que vous sortez un peu de votre univers où les acteurs sont récurrents. Ici, on change de décors et de comédiens. Aviez-vous en tête de sortir d’une certaine schizophrénie relative à cette réutilisation ponctuelle des mêmes visages ?
Abdellatif Kechiche : Il y a des acteurs que j’ai réutilisés pour Vénus noire, même l’un d’eux a fait partie de tous mes films. C’est une question de hasard encore une fois, car certains comédiens n’étaient pas libres à ce moment-là. Cela dit, j’aime beaucoup travailler avec les mêmes acteurs. Des habitudes se créent, des réflexes s’établissent et c’est quelque chose de solide ce rapport de confiance.
Panorama-cinéma : Est-ce que l’on pense à réécrire l’Histoire lorsque l’on fait un film historique ?
Abdellatif Kechiche : Peut-être. Ce qui est certain, c’est que je n’avais pas de discours ou de proposition à faire. J’ai été déstabilisé par l’histoire de cette femme et j’ai eu envie de la comprendre. Je n’ai pas tant eu envie de la réécrire que de l’écrire, puisque je suis parti de quelques documents très épars et quelques-uns sur lesquels on ne peut pas revenir comme le rapport des scientifiques et sur ce qui s’était dit au tribunal. Les témoignages des gens, des journalistes racontant ce qui s’était passé dans les salons et les salles de spectacle, tout ça, c’était écrit déjà. Au-delà de ces informations, le personnage demeure très mystérieux et ce qu’il a eu comme vertu sur moi, c’est de m’interroger sur moi-même, sur ce que je suis en tant qu’homme, que cinéaste, que personne issue d’une autre culture. Je n’avais pas envie de lui rendre hommage, car j’avais le sentiment qu’elle n’en avait pas besoin, et je n’avais pas envie non plus d’incriminer le passé. Effectivement, une telle histoire ne pouvait qu’avoir une résonnance sur notre époque lorsque l’on parle de l’étranger et de ce rapport à l’autre.
Panorama-cinéma : L’idée de la géographie est assez intéressante : en Angleterre, la vénus est vue par le peuple, la classe ouvrière et dans des foires, tandis qu’en France, on arrive dans des salons bourgeois parisiens. Change-t-on de classe parce qu’on change de pays ?
Abdellatif Kechiche : Là aussi, ça appartenait à l’Histoire. En Angleterre, elle a surtout été exhibée dans des milieux populaires ou sur les routes d’Écosse. C’est là qu’elle a d’abord été reconnue comme une sorte de vedette. En France, elle est tout de suite devenue un phénomène et très tôt il y a eu un vaudeville sur sa supposée vie intitulé La vénus hottentote. Le journaliste qu’ils rencontrent dans la calèche raconte d’ailleurs qu’elle a été enlevée par les Blancs le jour de son mariage de princesse, etc. Évidemment, je n’étais pas à l’entrevue, mais puisqu’il travaillait pour un journal à tabloïdes, il a probablement dû inventer cette histoire et la romancer pour son lectorat. Cependant, tout ce qui est dit dans le salon est rapporté, tout comme ce qui a été rapporté à partir de soirées privées.
Panorama-cinéma : Vous filmez à une époque qui est particulièrement importante quant à l’évolution des relations entre l’Occident et l’Orient. C’est une époque charnière. Edward Saïd, dans L’orientalisme, dit que l’Orient n’est qu’une création de l’Occident, voire le simple contraire de l’Occident et qu’il ne serait que ce que l’Occident n’est pas. C’est un jeu de contraire et de distinction causé par le regard.
Abdellatif Kechiche : J’ai entendu parler du livre de Saïd, bien que je ne l’aie pas lu. Je ne me permets pas, par contre, de faire ce genre d’analyses, car je risquerais d’être comme les scientifiques de mon film ! Je n’en sais rien et je ne sais pas ce qu’est vraiment l’Orient. Ce que je sais, c’est que l’autre n’est pas forcément étranger, car il n’est pas nécessairement venu d’ailleurs. L’étranger peut aussi être en soi, mais vivant ailleurs. L’étranger, c’est celui qui défie le moule ou qui y est inadapté.
Panorama-cinéma : Dans le même ordre d’idées, seriez-vous intéressé à filmer la culture tunisienne en soi, soit en Tunisie et non nécessairement dans son rapport de différence avec la France et la vieille Europe.
Abdellatif Kechiche : J’ai très envie de faire un film en Tunisie. On m’a toujours demandé d’en faire un, mais étant donné le manque de liberté et de l’oppression que l’on y ressentait, je n’ai pas pu le faire. Mais maintenant, avec ce qui s’est passé récemment, je ferais bien un film, mais pas sur la révolution. Raconter une histoire en Tunisie et sur la société tunisienne, j’en ai très envie.
Panorama-cinéma : Y retrouverait-on le même choc culturel ?
Abdellatif Kechiche : J’ai une impression, mais ce n’est qu’une impression, que je suis plus préoccupé par la différence de classe sociale que par la différence d’origine. Lorsque vous regardez La faute à Voltaire, L’esquive et La graine et le mulet, c’est plutôt une question de classe sociale, car dans la même famille il y a des gens de toutes les origines. À ce sujet, je ne pensais pas que l’on y viendrait en France, à cette classification entre Français de souche et les autres. Et vous ?
Panorama-cinéma : l’un d’entre nous est moitié tunisien, l’autre moitié chinois. Nous sommes deux moitiés québécois cela dit.
Abdellatif Kechiche : Et vous vous sentez québécois ?
Panorama-cinéma : En famille québécoise, québécois, puis en famille tunisienne, tunisien, puis en famille chinoise, chinois.
Abdellatif Kechiche : (Rires) Je crois que c’est normal. Mais en France, jusqu’à récemment, on a commencé à se sentir « vraiment Français » et on ne se sentait pas autrement. Par contre, il y a maintenant une volonté politique de diviser les Français entre ceux qui sont de souche et les autres. La question que je me pose, je crois, c’est de savoir si l’on peut sortir d’une certaine condition sociale.
Panorama-cinéma : Vous parliez tout à l’heure de votre relation avec les acteurs. En termes de construction de personnages, ce sont ici des individus qui subissent. Dans le cas de Saartjie Baartman, elle subit énormément. Comment vous êtes-vous fixé sur Yahima Torres ?
Abdellatif Kechiche : Je voulais une actrice dont la morphologie se rapprochait du personnage et ce n’était déjà pas évident. Ça nous rendait assez limités. La rencontre avec Yahima tient presque du hasard, du destin, et j’ai trouvé en elle quelque chose du personnage qui me plaisait beaucoup. Elle avait une capacité à s’émouvoir et à se protéger, à oublier la souffrance de laquelle elle était imprégnée. Il était difficile de trouver quelqu’un qui pourrait souffrir ce qu’a souffert le personnage pour être capable de rapidement se libérer de cette souffrance.
Panorama-cinéma : Souvent, dans vos films, vous incluez des fêtes, des spectacles, des scènes festives, que l’on pense à la fête de La faute à Voltaire, de la répétition du spectacle de L’esquive, de la danse de La graine et le mulet ou à l’introduction du personnage de Baartman. C’est un leitmotiv, un élément déclencheur qui active le récit.
Abdellatif Kechiche : Oui. Mais la fête questionne aussi. Elle questionne sur la position de celui qui regarde, de celui qui montre et de celui qui est regardé. Et sur la responsabilité de ceux qui se montrent, qui dévoilent et qui regardent. Saartjie Baartman, alors qu’une institue prend sa défense et tente de la sauver dès qu’elle prend parti pour Caezar, est d’une certaine façon responsable de se montrer ainsi. Pour revenir à cette idée que vous évoquiez de l’Occident regardant l’Orient, on peut en effet sentir ce poids. Dans le même ordre d’idées, il faut donc se demander qui crée le spectacle. Est-ce celui qui montre qui crée, le spectacle ? Ou bien est-ce celui qui se montre qui le crée ?
Panorama-cinéma : On en revient donc à se questionner sur la responsabilité du cinéaste.
Abdellatif Kechiche : C’est vrai et c’est difficile. Lorsque l’on fait des films, que l’on est en France et d’origine étrangère, on se demande si ce que j’ai fait définit ce que je suis en tant qu’homme. Il y a quelque chose dont je ne peux me libérer. En ce sens, est-ce qu’en essayant de m’en libérer, est-ce que je ne m’y emprisonne pas ? Est-ce qu’en défiant les conventions, on y échappe vraiment ? Ce que je suis fait peut-être de moi un cinéaste cherchant à y échapper, mais seulement parce que lui-même a peut-être déjà besoin de se libérer en tant qu’homme, puis dans son métier. Finalement, se dire : « non, je ne veux pas de réponse » et simplement se chercher, je ne sais pas si c’est salutaire ou si c’est un enfermement encore plus profond.
6. Entrevue Pour Vénus noire, Abdellatif Kechiche Unplugged
Par Isabelle Hontebeyrie — 1 avril 2011
Vénus noire, le nouveau film d’Abdellatif Kechiche, prend l’affiche à Montréal aujourd’hui. De passage dans la métropole, le cinéaste français a rencontré LeBuzz.Info. Pendant une demi-heure, il s’est penché sur le personnage de Saartjie Baartman, ce qui l’a attiré de son histoire et les raisons pour lesquelles il exerce ce métier.
Le contexte.
_ Septembre 2010. Vénus noire est présenté en compétition à la Mostra de Venise. Le quatrième long métrage du réalisateur raconte les dernières années de la vie de Saartjie Baartman, noire Sud-africaine, exhibée comme un animal de foire des cirques et des salons, de Londres à Paris. L’accueil réservé au film n’est pas que timide : il est glacial, voire hostile.
Mars 2011. Abdellatif Kechiche prend le temps d’accorder des interviews aux médias québécois. Avec calme, douceur et profondeur, le cinéaste détaille son parcours créatifs. Et, au fil des propos, on découvre un homme qui, à travers toutes ses oeuvres, pose avant tout un regard humain sur ses personnages, laissant le jugement et le politique aux autres.
Au départ, mon intérêt a été piqué par hasard. J’avais lu dans la presse, en 2000, que l’Afrique du Sud avait – quelques années déjà auparavant – demandé la restitution des restes de son corps à la France et qu’il y allait y avoir un débat à l’Assemblée nationale pour faire voter une loi pour la restitution des restes. Ça m’avait interpellé. J’ai commencé à faire des recherches, lu des articles de l’époque, des rapports, des documents. Il y avait une histoire et un destin bouleversants.
Sans doute que le visage [de Saartjie Baartman], son expression, m’avaient marqué. Il y avait une telle douleur ! J’ai vraiment ressenti un besoin, une nécessité de raconter cette histoire et de la comprendre, de réfléchir sur ça. J’ai l’impression avant tout d’un destin, d’un destin tragique. Je n’ai jamais osé l’analyser dans ce qu’elle était et c’est pour ça que je l’ai mise, à juste titre, sur un piédestal. [Saartjie Baartman] est restée un mystère.
On sait qu’elle était une artiste. En Afrique du Sud, elle dansait, elle chantait, elle jouait d’un instrument de musique…
Elle ne s’est jamais vraiment plainte, alors que l’on sait que son parcours était très douloureux. Mais par de petits actes et de petites phrases, elle s’est exprimée dans des moments décisifs, notamment lorsqu’il y a eu cette accusation de la part de l’Institut africain et qu’elle a pris position pour Hendrick Caezar [NDLR : son maître Afrikaaner], alors qu’elle aurait pu accepter la main qui lui était tendue.
On peut imaginer que, finalement, c’est [cette vie, ces exhibitions qui lui] faisaient gagner sa vie, même si elle ne le voulait pas. On sait d’ailleurs qu’elle n’aimait pas ça. On sait aussi qu’elle était une artiste. En Afrique du Sud, elle dansait, elle chantait, elle jouait d’un instrument de musique – que j’ai réduit à un violon africain, mais qui en réalité est beaucoup plus complexe. C’était aussi une femme très libre. Elle avait vécu avec un Blanc en Afrique du Sud et elle avait eu un enfant avec lui, qui est mort. Elle a eu deux autres enfants, morts aussi. Et ça, on ne l’a su que très récemment. Elle avait été souvent représentée par les historiens comme ayant subi l’esclavage, et ce n’est que plus tard que l’on a vraiment découvert qu’était assumait ce qu’elle faisait, tout en espérant de meilleures conditions.
Je ne sais pas si c’est parce que j’étais paralysé ou à cause d’une espèce d’éthique, mais je n’ai pas voulu entrer dans l’intimité du personnage. Je ne pouvais pas, non plus, en faire une sainte. Dans le même temps, j’avais cette conviction qu’elle voulait garder son mystère. Pourquoi n’a‑t-elle pas accepté la défense de l’Institut africain qui lui promettait un avenir meilleur ? Pourquoi n’a‑t-elle pas dit oui ?
Beaucoup d’esclaves de l’époque avaient… ce sentiment que le temps leur rendrait justice.
Il y a un petit détail que je ne relève pas dans mon film. Elle porte, autour du cou, une carapace de tortue. Il y a énormément de symboles sur la passion, sur la longévité, sur le retrait sur soi autour de cet objet. Je m’en inspire pour décrire quelque chose du personnage, mais je ne peux pas lui faire dire pourquoi elle la portait. Peut-être qu’elle avait la conscience d’un sacrifice. D’abnégation aussi. Beaucoup d’esclaves de l’époque avaient aussi ce refuge et ce sentiment que le temps leur rendrait justice.
Elle a été exhibée pendant près de deux siècles. Des hommes, des femmes, des adolescents venaient au Musée de l’Homme, lui pinçaient les fesses, regardaient les bocaux dans lesquels son sexe était exhibé. C’est peut-être l’aspect qui a heurté beaucoup de spectateurs. Peut-être. Je suppose qu’ils ont été bousculés ou dérangés par la façon crue de filmer et de dire les choses, sans fard.
Tout à coup, je devenais l’étranger arabe qui regardait les autres en les accusant
Je crois aussi qu’il y a eu une interprétation un peu faussée de ma démarche. Tout à coup, je devenais l’étranger arabe qui regardait les autres – les Français – en les accusant. Et ça, c’était une vision complètement faussée qui a fait que beaucoup n’ont pas regardé le film de manière juste. On a beaucoup focalisé là-dessus, oubliant l’histoire que je racontais, et c’est dommage. Beaucoup ont pensé que j’avais un discours accusateur alors que je n’aucun propos préétabli avant de faire le film ; j’avais été bouleversé par cette histoire et j’avais envie de la raconter. Il y avait aussi, de ma part, une volonté d’interroger sur notre position de spectateur, sur la relation spectateur-acteur. Cela reste une réflexion, car je n’ai vraiment pas de réponse.
Quand on fait un film, on espère qu’il apportera quelque chose.
Ce qui me rend la France douloureuse, particulièrement en ce moment, c’est cette montée de discours qui tournent autour de l’étranger, de discours racistes et de mise en ‘vedette’ – si j’ose dire le mot vedette – de la peur de l’autre, du rejet de l’autre, ainsi que de ce jeu des politiciens autour du thème de l’immigration. J’ai l’impression que cela n’existe pas vraiment au Québec.
Je ne fais pas des films pour plaire à mes copains… Quand on fait un film, on espère qu’il apportera quelque chose, une réflexion en tout cas. En ce sens, Vénus noire est engagé, oui. Malheureusement, face à la force médiatique qui se déroule autour de thèmes qui n’ont pas lieu d’être, l’engagement semble bien petit. C’est difficile les films. On espère toucher l’autre, le bousculer ou l’amener à réfléchir. Peut-être [ai-je fait Vénus noire] pour amener [l’autre] à réfléchir… et pour réfléchir moi-même.
Source de l’article : [Le Buzz.info
->http://lebuzz.info/2011/04/53910/entrevue-venus-noire-abdellatif-kechiche-unplugged/]
7. [Critique] Vénus noire : histoire terrible, film inoubliable
Par Isabelle Hontebeyrie — 1 avril 2011
Avec Vénus noire, Abdellatif Kechiche propose un quatrième long métrage au propos d’une rare violence. Le film, qui met en vedette Yahima Torres, André Jacobs et Olivier Gourmet, prend l’affiche au Québec le 1er avril. En voici notre critique.
Il y a des accents d’Elephant Man ou d’Amistad dans ce Vénus noire. Saartjie Baartman (Yahima Torres éblouissante), la Vénus hottentote du début du XIXe siècle, est exhibée comme un animal de foire, à Londres d’abord, puis à Paris ensuite. Une fois morte, elle sera moulée et découpée, son corps et les restes offerts en pâtures aux visiteurs du Musée de l’Homme pendant près de deux siècles.
Abdellatif Kechiche n’a pas besoin d’artifices pour nous raconter les dernières années de la vie de cette femme intelligente au destin terrible. La réalité de l’époque – on peut d’ailleurs établir un parallèle avec la société actuelle – est suffisamment cruelle pour n’avoir pas besoin d’être rendue encore plus dure. « On peut dire que je suis allé très loin, et certains même me le reprochent » a souligné le cinéaste en entrevue lors de son passage à Montréal il y a quelques jours.
Le réalisateur précise néanmoins avoir « mis des limites, mais elle a subi beaucoup plus d’outrages que ce que je montre à l’écran. » Et ce qui est montré est parfois insoutenable, car la violence et l’horreur ne sont pas dans les images, mais dans le propos. « Je n’ai jamais vu de tête humaine plus semblable à celle des
singes » entend-on dès l’ouverture de Vénus noire. Et ces paroles sont prononcées par l’anatomiste Georges Cuvier dans l’amphithéâtre de l’Académie royale de médecine de Paris en 1817 !
Yahima Torres, actrice cubaine découverte « par hasard » par Abdellatif Kechiche livre ici une prestation forte et bouleversante. Comment ne pas être touché, remué et profondément ému par Saartjie Baartman, femme au destin tragique ? Elle demeure, tout au long des 159 minutes de la projection, un mystère. Digne, assurément. Libre serait-on également tenté de dire. Et c’est là toute l’ambigüité de ce personnage hors du commun : Jusqu’où a‑t-elle été maîtresse de son sort ? Acceptant, d’un côté, d’être présentée comme un animal, elle refusera, de l’autre, de montrer ses organes génitaux aux scientifiques de l’époque.
La réponse n’est jamais donnée. Il incombe au spectateur de réfléchir et de se forger sa propre opinion de cette femme douloureusement belle à qui le 7e Art rend désormais justice en racontant son histoire, telle qu’elle fût, mystère inclus. En choisissant ce sujet, Kechiche prend position. Mais le cinéaste s’efface ensuite, se contentant de rappeler – recherches, articles de journaux de l’époque et nombreuses archives à l’appui – la réalité nue et sans fard de Saartjie Baartman.
« J’espère que ce film ne sera que le premier d’une série d’œuvres qui seront consacrées à Saartjie » me disait Abdellatif Kechiche. Le cinéaste a probablement raison, cette vie sacrifiée est un sujet exceptionnel comme on en voit peu. Mais, à mon avis, Vénus noire demeurera sans aucun doute le plus bel hommage qui aurait pu lui être fait.
8. ENTRETIEN AVEC ABDELLATIF KECHICHE — par Helen Faradji 2011-03-31
HUMAIN, TOUJOURS PLUS HUMAIN
Plus qu’un film, c’est un choc. Un coup que l’on reçoit en plein dans le ventre, qui fait suffoquer. Une plongée en apnée qui vient illustrer le versant sombre d’une œuvre jusqu’ici résolument tournée vers la lumière (L’esquive, La graine et le mulet). Quatrième long-métrage d’Abdellatif Kechiche, Vénus Noire, qui évoque le destin tragique de Saartjie Baartman décédée en 1817, Sud-Africaine aux attributs physiques ayant excité les publics de foire autant que la curiosité scientifique, nous renvoie à la part la plus obscure de notre propre relation aux autres. Entretien avec un sondeur de l’âme humaine.
24 images : Vénus Noire est un film pour le moins troublant. Commençons donc par le plus banal. Quand vous avez découvert cette histoire, qu’est-ce qui vous a donné envie de la raconter ?
Abdellatif Kechiche : Tellement de choses. J’ai d’abord été décontenancé moi aussi par cette histoire. J’avais déjà vaguement entendu parler du personnage, mais quand j’ai lu dans la presse que la diplomatie sud-africaine avait demandé à la France le retour des restes de Saartjie Baartman, je me suis demandé dans quel contexte cela s’était passé. Je savais qu’en 1998, il y avait déjà eu une première demande. Et là, en 2000, il était dit dans la presse qu’il allait y avoir à l’Assemblée Nationale et au Sénat un débat pour faire voter une loi pour la restitution des restes de son corps. Déjà, j’ai été décontenancé. Comment peut-on demander de faire voter une loi pour la restitution de bocaux dans lesquels il y avait un sexe, un cerveau et des os ? J’avais trouvé qu’il y avait là un affront fait à ceux qui demandaient la restitution de ce corps et que c’était très humiliant pour la personne elle-même. Je me suis mis l’espace d’un instant à la place de cette femme en me disant que si dans 200 ans, sur ma terre natale, on demande la restitution de mes os, je ne veux pas qu’il y ait un débat là-dessus ! Je veux qu’on les remette ! Mais là, il y avait cette question : est-ce que le sexe de cette femme était la propriété des musées de France ? Ou est-ce qu’il était susceptible d’être enterré sur sa terre natale et qu’on n’en parle plus ? Le fait qu’il y ait eu un débat visible, et même une loi, m’a grandement interpellé. Et puis, quand j’ai commencé à faire des recherches sur l’histoire de cette femme, j’ai été saisi d’émotion par un destin aussi dramatique, aussi incroyable. Le destin d’une femme qui a été constamment, durant près de 200 ans, exhibée, humiliée, bafouée. Cette histoire commençait à me perturber, à m’habiter et je me suis rendu à l’évidence qu’il fallait que j’en fasse un film.
24i : Le film est d’abord regard. Celui des spectateurs, des scientifiques, des bourgeois, le vôtre en tant que cinéaste, mais aussi le sien vide, las, terrible à soutenir. Vous semblait-il plus impudique de filmer ce regard que son corps ?
A.K.: On pourrait dire aussi qu’il y a de l’impudeur à faire un film de la vie de cette femme, je ne sais pas. J’ai pensé qu’il fallait raconter cette histoire sans filtre. Je ne me suis donc pas posé la question de la pudeur. Je ne suis pas quelqu’un de pudibond, de toute façon. Cette histoire m’a interpellé en tant qu’homme et donc aussi en tant que cinéaste. Elle m’a bousculé. J’ai pensé qu’il était logique d’en faire un film. Je ne vois pas où est le manque de pudeur, en réalité, à faire un film pour évoquer le destin de cette femme. Il y a peut-être quelque chose qui peut choquer, par contre…
24i : Je ne voulais pas dire que le film était impudique, mais plutôt vous demander s’il avait été plus troublant pour vous de filmer ce regard plutôt que son corps ?
A.K.: Je ne sais pas comment le film est ressenti, mais je sais comment j’ai vécu pendant la réalisation de ce film, et comment je continue à vivre, avec ce personnage. Elle m’a bouleversé, m’a déstabilisé, m’a interpellé. Je suis entré dans une nouvelle interrogation sur moi-même, comme lorsqu’on a un choc, un accident. Quand il y a quelque chose qui ne va plus dans le corps, ça remet en question beaucoup de choses. L’histoire de cette femme m’a bousculé au point de provoquer cette remise en question sur moi-même. Cela m’a obligé peut-être aussi à regarder quelque chose sur moi-même que je n’osais plus regarder. J’ai fait le film dans cet état d’esprit et peut-être que ce qui décontenance, c’est que celui qui l’a réalisé était aussi décontenancé, qu’il s’interroge. C’est tellement facile, et c’est beaucoup arrivé, de l’interpréter comme un film qui dénonce, qui accuse, alors que ça n’était pas du tout ça. Je n’ai aucun discours, aucune conclusion préétablie sur l’homme. Je n’avais ni désir, ni besoin d’incriminer qui que ce soit. Cette absence de discours, d’accusation, de critères préétablis, de conventions dont j’avais besoin pour proposer cette interrogation peut décontenancer. Par ce qu’il raconte, et par la façon dont il le raconte, le film a de quoi déstabiliser, ou rendre mal à l’aise ou même provoquer le rejet. Je n’ai en tout cas pas cherché, ni même voulu, le succès public. Si je l’avais fait, en restant dans les normes, j’aurais sûrement fait pleurer quelques spectateurs et spectatrices. J’ai plus voulu qu’on réfléchisse et qu’on se regarde, en tant qu’individu et en tant qu’appartenant à une communauté. Excusez-moi, je semble moralisateur. Mais je ne l’étais pas en faisant ce film.
24i : Est-ce que c’est cet état d’interrogation qui vous a poussé à cette mise en scène sans filtre, presque blanche ?
A.K.: Oui. Pour justement ne pas avoir de parti-pris et rester dans cet état de quelqu’un qui s’interroge, il fallait que je reconstitue pour moi. Pour interroger, il faut mettre les faits devant soi et en prendre note. Un peu comme lorsqu’on reconstitue une scène de crime, pour comprendre, sans interpréter. Je mets en scène les éléments dont je dispose, je demande aux acteurs d’être, et non pas de jouer, les personnages et je mesure, à partir de ce que j’interprète moi-même comme le plus vrai possible, ce qui est possible ou non. Bien sûr, il y a une part de fiction, des besoins d’aérations, mais pour prendre l’exemple des scientifiques, j’avais trois rapports : celui de St-Hilaire, celui de Cuvier et celui de De Blainville. Tous rapportent ce qu’il s’est passé durant les jours où ils ont observé Saartjie. De cette lecture, je peux déduire qu’elle avait tel trait de caractère. Qu’elle ait accepté d’être mesurée, analysée et qu’elle ait dit à un moment “non”, on peut en déduire facilement qu’elle avait sa part de pudeur et qu’elle voulait la sauvegarder, malgré la fortune et même la célébrité qu’elle aurait pu en retirer. Avant ces rapports, l’idée de la femme hottentote était une légende rapportée par quelques scientifiques qui avaient voyagé. Une authentification par Cuvier, qui avait l’admiration des rois et des reines, lui aurait apporté la fortune. À partir de tous ces éléments, je m’interroge pour approfondir : qui étaient ces scientifiques, pourquoi a‑t-elle refusé d’être protégée, a‑t-elle senti qu’on voulait l’utiliser à des fins politiques, y’ avait-il une volonté de sa part de rester digne ? Ce qui était certain, c’est qu’elle n’était pas heureuse dans sa condition d’artiste. Je ne donne pas de réponse dans le film, mais je laisse le spectateur, s’il le veut, dans le même état d’interrogation que moi.
24i : Vous parlez d’enquête, de reconstitution. Ce sont des mots qu’on utilise lorsqu’on veut trouver quelque chose…
A.K.: Oui. Mais ce que moi j’ai pu trouver n’est pas forcément ce que vous allez pouvoir trouver si vous voulez aussi faire ce cheminement. Pour moi, c’est bien sûr une interrogation sur moi-même. À partir du moment où je m’interroge sur l’autre, je m’interroge forcément sur moi-même. En tout cas, c’est comme ça que ce personnage m’a bousculé. Qu’il a provoqué une réflexion sur moi-même en tant qu’homme, que semblable aux autres, sur mes origines, mais aussi sur mon propre parcours, sur ma façon d’être regardé, ou de regarder, sur le montreur que je suis, sur ce qui m’oppresse comme sur ce qui pourrait engendrer à partir de ce je crée de l’oppression. Et il y a aussi la volonté de raconter une histoire qui a existé et de la faire connaître. C’est important de se rappeler du passé, de ce qui a été dit, de ce que nous avons été sans en être coupables. Nous avons la responsabilité de connaître ce passé et de le réfléchir. Parce qu’il éclaire aujourd’hui. Notre passé fait ce que nous sommes. Si on l’occulte, il ne fera que se reproduire. Étrangement, pendant que le film sortait, il y avait tout un discours sur l’identité, qui me faisait très peur, en France. Notamment l’expulsion des Roms. J’avais l’impression que cela était devenu un tabou, l’expulsion d’un peuple. Ça rappelle des choses tellement horribles et douloureuses. Mais l’an dernier, on y est arrivé. Finalement, on peut se demander si la leçon de l’Histoire a été entendue, si le drame a servi, puisqu’on en est arrivé à humilier un peuple au point de lui dire « tu n’es pas le bienvenue ici ». Pas un individu. Tout un peuple. Et très proche de nous en plus.
24i : Le cinéma a‑t-il, pour vous une fonction sociale ?
A.K.: Oui, on ne fait pas un film pour amuser. Enfin, si on peut, mais pour ses copains. On fait un film pour qu’il soit vu, réfléchi, analysé et qu’on en tire quelque chose. Qu’il puisse participer à quelque chose d’utile. En fait, je dois dire que je ne me pose plus la question. Je me la suis longtemps posée, mais je n’ai pas trouvé la réponse. Et peut-être que si je me la posais trop aujourd’hui, je me dirais : « mais ça ne sert strictement à rien de faire des films, c’est stupide, j’ai raté ma vie ! » Peut-être que je ne peux plus me poser cette question à mon âge (rires)!
24i : Comment avez-vous travaillé avec l’extraordinaire Yahima Torres, une actrice débutante dont vous obtenez une performance inouïe ?
A.K.: Je crois qu’il y a une sympathie innée qui est née entre nous dès qu’on s’est rencontrés. Et je crois qu’elle a eu, elle aussi, une rencontre avec ce personnage et qu’elle s’est sentie, peut-être, un devoir de jouer ce rôle. Je crois qu’elle en a en tout cas ressenti de la fierté. Je ne lui ai pas trop posé de questions, à vrai dire. Comme je ne voulais pas entrer dans l’intimité de Saartje, je ne suis pas non plus entrée dans l’intimité de Yahima. Par contre, ce que j’ai vu en elle, c’est quelqu’un capable de se protéger très vite, dès qu’elle était trop atteinte. Et c’est peut-être par lâcheté, mais ça m’a rassuré sur moi-même aussi. Je savais que s’il y avait en moi une volonté de pousser trop loin, elle saurait se protéger.
24i : Chacun de vos films peut être vu comme une rencontre avec un personnage féminin. Avez-vous le sentiment de faire du cinéma féminin si cela existe ?
A.K.: Peut-être que, de par mon parcours, de ce que je suis, les femmes, qui ont été plus oppressées que les hommes, ressentent que c’est un cinéma féminin, ou en tout cas plus humain… Vous savez, le sexisme est très proche du racisme, il y a peut-être quelque chose là.
Propos recueillis par Helen Faradji
Source de l’article : Revue 24 images
9. Entretien avec Yahima Torres
Quand avez-vous entendu parler pour la première fois de la Vénus Hottentote ?
Je savais peu de choses à propos de Sarah jusqu’à ce qu’Abdel m’en parle. On s’était rencontré par hasard à Belleville en 2005, alors qu’il préparait La graine et le mulet, et on s’est retrouvé trois ans plus tard, lorsqu’il était en plein casting de Vénus noire. C’était très émouvant et un honneur qu’Abdel me propose de l’incarner. Je me suis mise à collecter toutes les informations que je pouvais trouver sur Internet. Cette femme a vécu beaucoup de souffrances intérieures, s’est très souvent sentie seule, même lorsqu’elle était « protégée » par Caezar ou lorsqu’on la voit entourée de figures féminines « amies » dans le bordel. Ce que j’ai aimé dans l’approche d’Abdel, c’est la multiplicité des facettes de Sarah. Son désir profond était d’être artiste à une époque où les gens n’étaient pas capables de voir au-delà des apparences. Sarah est restée pour eux une curiosité, quelqu’un de « différent » physiquement et culturellement. Humainement, c’est une histoire qu’il fallait raconter.
Comment vous êtes-vous emparée d’un personnage encore aujourd’hui traversé de multiples zones d’ombres ?
Saartjie s’est construite petit à petit à ses côtés. C’est un rôle lourd en émotions fortes, en tristesse mais il y avait aussi son acharnement et sa maîtrise de différents arts. J’ai dû apprendre les rudiments de l’Afrikaans, sa manière très personnelle de danser, de jouer d’un instrument, de chanter. Il fallait que je sois à la hauteur de ses multiples talents. Je comprends aussi sa solitude liée au déracinement. J’ai vécu à Cuba avant de venir m’installer en France : il y avait cet étrange mélange de découverte, d’apprentissage mais aussi une nostalgie. Tout étranger a besoin de rester connecté à ses racines par des rencontres, une musique, des souvenirs concrets : j’ai cette chance, Saartjie ne l’a jamais vraiment eue.
Au-delà de votre premier rôle au cinéma, c’est une approche artistique complète !
Oui, c’est un personnage très physique. En amont, j’ai pris des cours de chant, de danse africaine même si j’avais acquis de bonnes bases à Cuba ! C’est une danse très « ancrée », tribale, une sorte de transe, comme une énergie qui vient de la terre… Même pendant le tournage, j’ai continué à m’entraîner pour être en phase avec l’énergie déployée par Saartjie. J’avais un coach sportif, je faisais des exercices pour la respiration. Pour résister et la faire exister.
Est-ce que, en tant que femme, vous comprenez le choix d’exhiber son corps dans l’espoir d’être reconnue ?
Saartjie avait un rêve : venir en Europe pour s’accomplir en tant qu’artiste. En Afrique du Sud, elle travaillait pour Caezar, en échange d’un minimum de salaire : l’esclavage était aboli, en théorie parce qu’elle et sa famille ont toujours travaillé pour les colons. Elle a aussi été la complice de Caezar, certainement parce qu’il était sa seule protection dans un continent inconnu. Quant à son rapport au corps, personne ne peut soutenir l’idée qu’une femme n’a pas le droit de dire « non ». Lorsque Sarah se montre, cela ne signifie pas qu’elle autorise quiconque à violenter son corps. Sinon c’est un abus, l’expression d’une domination qui n’a rien d’humain. Dans la scène où Saartjie joue l’esclave sexuel dans un salon parisien, les libertins sont excités, la voient comme un objet de plaisir mais dans le regard de Saartjie, elle se sait femme, humaine et les regarde, eux, comme des animaux.
Avez-vous depuis le départ envisagé Sarah comme une artiste ?
Oui. Elle était capable de faire de belles choses sur scène et de transmettre des émotions au public. Même si les spectacles qu’elle donnait ne correspondaient pas aux promesses de Caezar, elle avait son intégrité. Par exemple, lorsqu’elle se met à chanter juste, en convoquant ses racines africaines, les spectateurs ne rient plus d’elle : ils se taisent, ils sont conquis. Elle aurait pu être un vecteur de la culture africaine si les gens l’avaient regardée différemment. Saartjie ne s’exprimait pas beaucoup, mais elle observait et réfléchissait intensément.
Comment percevez-vous les deux hommes, Caezar puis Réaux, qui ont exercé leur emprise sur Saartjie ?
Caezar est responsable de la tournure prise par les spectacles londoniens : il a compris qu’en lui faisant jouer la « Vénus Hottentote » il gagnerait plus d’argent qu’en mettant en scène les dons de Sarah. Il l’a manipulée par ambition et en franchissant des limites qui montrent qu’il pouvait n’avoir que peu de respect envers Sarah. En même temps, il prenait soin d’elle à sa manière. Ils étaient aussi partenaires. Quand il l’abandonne, l’alcool dans lequel elle s’était réfugiée depuis des années devient son unique compagnon. Je ne dis pas que Saartjie avait envie de mourir mais elle ne s’est pas battue pour vivre. Réaux n’a rien à voir avec Caezar, hormis le fait qu’il a également promis la lune à Sarah. A mes yeux, il est pire que lui et n’avait aucun sentiment envers elle : c’était un homme de cirque qui voulait juste faire fortune et qui est allé jusqu’à la prostituer, elle et Jeanne, sa propre compagne.
C’est Georges Cuvier qui, au nom de la science, transgresse le plus violemment l’intégrité de Sarah…
Lui et son comité ont choisi d’oublier l’être humain qu’était Sarah pour la réduire à un animal, un objet. Cuvier a catalogué Sarah sur ses particularités physiques, parce que cela servait ses ambitions. Elle l’a parfaitement compris et a fait la différence entre ses spectacles, où elle montrait ses formes particulières, et ces journées passées avec les scientifiques. Elle leur a refusé l’examen de son sexe parce qu’il s’agissait d’une violence faite à son corps. Il n’y a que Jean-Baptiste Berré qui la considère dans son intégrité et la respecte. Il la dessine, lui rend son humanité, comme s’il la remerciait d’être ce qu’elle est, intérieurement. C’est une scène très émouvante, une respiration dans le film.
Le regard respectueux et authentique que porte Abdellatif Kechiche sur Saartjie, il le porte aussi sur vous, en tant que femme et comédienne…
Oui, et son regard est tout autant celui d’un artiste que d’un être humain. Il ne s’est jamais permis de juger Saartjie ni aucun autre des personnages, ce qui se traduisait sur le tournage par un respect absolu de l’acteur. C’est pour cette raison que je n’ai jamais été gênée par les scènes de nu et celles de soumission dans les salons libertins. Au-delà des répétitions et de mon travail, Abdellatif s’est assuré que je ne sois ni marquée ni blessée par de telles scènes de violence. J’étais aussi très entourée par les autres comédiens. Je me sentais en confiance totale.
Quelles sont pour vous les résonances contemporaines de la trajectoire de Saartjie ?
Il était impératif qu’elle revienne dans son pays, parce que toute personne a le droit d’être enterrée respectueusement. En Afrique du Sud, l’association qui défend les femmes maltraitées porte le nom de Saartjie Baartman. Elle est un symbole, forcément. Aujourd’hui, elle est enfin reconnue comme un être humain. Le film transmet l’idée simple et universelle que l’on a tout à apprendre des autres. Et apprendre, ça signifie respecter ce qui nous est étranger : un physique, une culture, un langage. C’est cela être humain.
Entretien avec André Jacobs
Que connaissiez-vous de l’histoire de Saartjie Baartman avant de tourner Vénus noire ?
C’est une icône pour de nombreux Sud-Africains. Je savais qu’elle avait séjourné à Londres, que son corps avait été restitué il y a quelques années par la France à l’Afrique du Sud, mais je ne suis rentré dans le détail qu’au moment de la préparation du film. Les Sud-Africains me détesteront s’ils m’entendent dire cela, mais je trouve bien que des Français, et non des Sud-Africains, aient réalisé ce film. Saartjie est un symbole universel avant d’être un symbole national. Son histoire est celle d’une déshumanisation absolument terrible qui ne connaît hélas pas de frontière. Abdel s’est beaucoup documenté sur son parcours mais n’a pas voulu réaliser un film historique. Je trouve son choix judicieux. Ce sont l’aspect moral, philosophique et les résonances actuelles du film qui me touchent le plus.
Qu’avez-vous appris sur le personnage de Caezar au cours de vos recherches ?
Dans la réalité, c’était un fermier assez rustre, illettré et qui vivait au Cap. Sa femme était tombée malade durant sa première grossesse et Saartjie s’était alors occupée de l’enfant. Un médecin écossais pour lequel Caezar travaillait lui proposa de monter avec Saartjie un spectacle à Londres pour y faire fortune. Ils acceptèrent et partirent pour un voyage qui tourna au cauchemar. Dans le film, Caezar se révèle autant attiré par l’argent que par le succès. S’il était musicien, Saartjie serait son violon, son instrument.
Comment êtes-vous parvenu à l’incarner sans le juger ?
Abdel ne voulait porter aucun jugement sur ses personnages et sa démarche intellectuelle donne au film toute sa force. Pour moi, c’était plus compliqué, j’ai eu besoin d’en discuter longuement avec Abdel. Lors de la première semaine où nous tournions les scènes à Piccadilly, je m’interrogeais encore sur Caezar et ma manière de l’interpréter. Abdel a très simplement répondu à mes doutes en me disant : « Tu penses trop. Ce que tu fais est bien ». Je me suis enfin laissé aller, la confiance en son regard était suffisante.
Cette confiance, Abdellatif vous l’a manifestée d’une manière surprenante dès votre première rencontre…
C’était miraculeux. Début 2009, mon agent m’a appelé pour me dire qu’une société de production française cherchait des acteurs sud-africains de mon âge et de mon profil. Une quarantaine de jours plus tard, je me suis rendu pour la première fois de ma vie à Paris. Lorsque j’ai vu Abdel, il m’a regardé et a juste souri. J’ai su que le rôle était pour moi… Tous ses films questionnent, à mon sens, l’identité française et son rapport à l’altérité, mais Vénus noire ouvre le champ vers une approche plus universelle. Dès la première scène j’ai réalisé qu’Abdel tournait selon une méthode radicalement différente de celle, hollywoodienne, pragmatique et minutée, à laquelle j’étais habitué en Afrique du Sud. Ce fut une révélation pour moi.
Il y a aussi cette cohésion de groupe, très proche de l’esprit d’une troupe de théâtre, qu’installe Abdellatif Kéchiche sur tous ses tournages…
Dans la scène du tribunal, lorsque Caezar se défend d’être un esclavagiste, il présente Saartjie comme une artiste et le fait qu’elle le confirme à son tour devant les juges est alors plus important que sa condition de femme libre. On ressent profondément cette considération de l’artiste au contact d’Abdel. De fait, il rassemble des comédiens susceptibles de travailler en troupe et le mélange est fascinant. Olivier est un acteur très précis qui parvient à maîtriser son énergie, alors que j’ai davantage tendance à extérioriser mes émotions. Une vraie alchimie s’est produite entre nous. Yahima, quant à elle, jouait son premier rôle, et quel rôle ! Le tournage fut difficile pour elle, nous l’avons beaucoup entourée, mais elle a en elle-même une incroyable force intérieure. Elle a fait preuve d’une ténacité qui lui ont permis d’aller au bout du personnage de Sarah, de s’accomplir.
Comment définiriez-vous ce singulier mélange d’amour, d’affection et de domination qui unit Saartjie à Caezar ?
C’est compliqué car leur relation se décline à plusieurs niveaux. Caezar attend beaucoup d’elle d’un point de vue « artistique ». Il la pousse à l’engagement total. Lorsqu’il sent une résistance de la part de Saartjie, il peut devenir très violent. En même temps, il prend soin d’elle, un peu comme un père avec son enfant. A sa manière, bien sûr. Quand Caezar s’enivre, il la voit comme une femme et dérape sexuellement. A l’époque, c’était un comportement assez courant en Afrique du Sud, spécialement au Cap où je vis. Il était presque insultant de ne pas entretenir ce genre de rapports. Caezar avait donc cette possibilité d’abuser d’elle. Mais son obsession était davantage de gagner de l’argent. Saartjie était son « ticket » pour un rêve d’ascension sociale.
Considérez-vous Caezar comme un metteur en scène ?
Pas au strict sens artistique. Caezar n’est même pas un homme de théâtre, il n’en a pas le goût. Sur scène, il traite Saartjie comme un général commanderait son soldat, il lui donne des ordres plus qu’il ne la dirige. Son but est davantage de se mettre en valeur lui-même. Quand Saartjie échappe à son contrôle en chantant et en jouant de la musique avec délicatesse, il est furieux parce qu’il craint qu’elle ne lui vole la vedette. Fondamentalement, il se fiche de la prestation artistique de Saartjie et de son impact sensible sur les spectateurs.
Caezar estime que l’artiste ne doit pas avoir de limites dès lors qu’il se livre à son public. Partagez-vous cette conception du métier ?
Cette perception diffère suivant les artistes. C’est à chacun de savoir s’il a besoin de limites et à quel niveau il les place. Personnellement, je pense qu’il est nécessaire de tutoyer ses limites pour créer. Il arrive alors que la frontière entre soi et le personnage devienne très mince : à certains moments, Caezar et moi étions la même personne, ne serait-ce que par sa condition d’étranger à Londres. J’étais moi-même un étranger à Paris, participant à un tournage où tout le monde parlait une autre langue que la mienne.
Ce film a‑t-il questionné votre propre perception de l’humanité ?
Fortement. En tant que Sud-Africain, vivant dans une culture marquée par le rapport de classes et de races, ce film résonne plus que jamais. Je le trouve puissant et universel, parce qu’il ne fait pas du racisme son thème principal. Vénus noire traite de l’inhumanité. Saartjie a été humiliée quand elle était en vie et a continué à l’être après sa mort. Elle n’a jamais cessé d’être violée, jusqu’à ce qu’elle soit ramenée en Afrique du Sud. C’est certainement un film éprouvant mais pousser les gens, au-delà des apparences, à envisager « l’autre » dans sa complexité, est fondamental pour notre évolution quotidienne d’être humain.
Entretien avec Olivier Gourmet
Comment avez-vous nourri le personnage de Réaux, dont les traces historiques restent éparses ?
Sur la Vénus noire, il y a effectivement beaucoup d’informations, mais lorsque j’ai tapé le nom de Réaux sur Internet, je n’ai quasiment rien trouvé ! Abdel avait évidemment mené une enquête plus poussée (rires). Je l’ai surtout nourri d’instinct, d’un naturel et une jouissance de tous les instants. Réaux est quelqu’un d’intelligent qui analyse les situations et qui tire profit de son entourage, avec tout ce que cela comporte comme défauts et perversité. Abdel ne voulait absolument pas qu’il soit diabolisé ou d’emblée machiavélique. D’abord, parce qu’il y avait dans sa relation avec Saartjie une affection et un respect. A sa manière, puisqu’il baignait dans un univers où la conscience des limites de l’autre n’existait pas. Le contexte de l’époque et du monde des forains parle pour lui : beaucoup de gens n’avaient jamais été éduqués quant aux limites entre le bien et le mal, entre respect et humiliation. Ensuite, parce qu’Abdel parle du personnage de manière à ce que vous vous en empariez avec une certaine liberté. En tant qu’acteur, cette démarche me convenait parce que j’ai toujours abordé un rôle en creusant sa part d’humanité.
A vos yeux, Réaux est donc un homme sans autre barrière que sa propre satisfaction ?
A aucun moment il ne fait preuve de remords, de regrets ou d’une prise de conscience. Il y a chez lui quelque chose d’instinctivement animal, à tort évidemment, parce que ce qu’il fait avec Saartjie est terrifiant. Réaux est aussi un metteur en scène qui a un ego surdimensionné et qui cherche la popularité, probablement davantage que Caezar. L’intérêt du film est aussi de montrer que Saartjie n’est pas arrivée en France, forcée par Caezar. Elle était consciente que lui et Réaux étaient en train de la manipuler. Et malgré tout, elle a continué… C’est un film où les limites de chacun sont difficiles à définir, comme il est compliqué aujourd’hui de faire la part entre la tolérance et l’intolérance.
Il y a dans l’univers des forains, dans l’attitude même de Réaux, une sensualité à laquelle on ne s’attendait pas !
Il y en avait énormément à l’époque dans ces milieux-là. A partir du moment où il y a de l’alcool et de la boisson, une certaine sensualité se manifeste. Chez les forains, c’est de l’ordre de l’instinct, sans préjugés : on se frotte, on se caresse et c’est naturel. Réaux est un bon vivant, guidé par la quête de sensations, d’excitation et de cet argent qu’il n’avait pas. C’est probablement pour cela qu’il n’a pas conscience de détruire les gens auxquels il touche. Réaux est l’archétype du forain, un homme physique donc sensuel. Cela me parlait parce que je suis un acteur qui s’exprime davantage par le physique que par les mots. Je crois aussi qu’il y avait chez Abdel une volonté de choisir des acteurs enclins à s’incarner physiquement.
Est-ce que porter un personnage comme Réaux, constamment en eaux troubles, inspire un plaisir ou un inconfort d’acteur ?
Cela dépend. Je n’ai pas trouvé assez d’éléments sur lui pour me faire une idée personnelle de l’homme, voire d’être tenté de le juger. J’ai envisagé Réaux comme un homme d’affaires dont la baraque doit tourner ! Par exemple, je ne me suis jamais demandé s’il avait un problème avec les Noirs ou s’il était macho et voulait dominer les femmes. C’est au spectateur de se forger une opinion. La ligne directrice du film est de le pousser à s’interroger sur la condition de Saartjie et sur ce qui a permis à certains de la manipuler. Pas de choquer ou de susciter un quelconque voyeurisme.
Le voyeurisme est précisément l’écueil évité par Abdellatif Kechiche lors des deux scènes où Réaux exhibe Saartjie dans les salons parisiens, tel un objet de désir puis de sexe…
La scène du premier salon bourgeois, on l’a répétée et tournée sur cinq nuits avec deux caméras, au long de prises de cinquante minutes non-stop. Nous étions comme des électrons libres d’improviser à partir d’indications de scénario. C’était comme se lancer de la falaise, se laisser tomber dans le vide en espérant attraper une chose ou une autre dans la chute. Et c’est ce qui est arrivé, soir après soir, en tâtonnant, en trouvant, enfin en peaufinant. Quelque part, on va jusqu’à l’épuisement pour que la vérité émerge. Avec Abdel, plus on vit les choses, plus on est riche de ces choses, parce que ces moments soudent tous les acteurs impliqués.
Lorsque Réaux harangue les libertins du salon Masaï, en leur lançant « Approchezvous et dépassez votre gêne ! », on se sent interpellé comme spectateur et défié en tant qu’humain.
Dans l’esprit de Réaux, c’est peut-être une invitation à la tolérance, mais je n’ai pas réfléchi à cela… Ce que j’ai fait dans cette scène, promener un sexe en ivoire, prendre les seins de la femme qui chevauche Yahima, je n’imaginais pas en être capable. Il a fallu y aller tous ensemble, donner, donner, donner… Cela ne s’est jamais passé dans la douleur, parce que c’était Abdel et que personne n’avait à se brûler ou se détruire. Cette scène résume parfaitement le sujet du film : questionner notre sens de la dignité humaine. Je l’ai aussi éprouvé de mon point de vue de comédien. Même en improvisant, j’ai observé une distance pour ne pas faire un numéro d’acteur ou perdre les intentions de la scène. Je n’ai alors eu comme seules références que mes propres sensations de limites, qui sont physiques et intellectuelles, pas théoriques. C’est aussi une question de pudeur, de respect de sa partenaire, en l’occurrence Yahima que je n’aurais jamais risqué d’abîmer. Entre elle et moi, l’échange a toujours été complice et joyeux : nous sommes tous les deux « montés au front », côte à côte… Abdel peut vous pousser loin dans vos retranchements parce qu’il vous a mis en confiance et que vous êtes assuré de son respect, de sa propre retenue.
Estimez-vous que l’essence du métier d’acteur est de mettre en cause, à chaque nouveau film, ses limites ?
Je pense que chaque artiste a sa pudeur, son sens de l’intimité et qu’il y a des limites qu’il ne faut pas spécialement outrepasser, car cela n’apportera rien à son talent. Néanmoins, il y a une part de vérité dans l’idée d’avoir tellement de distance qu’on peut tout montrer : c’est en tous cas la conviction de Réaux.
Personnellement, comment résonne aujourd’hui le parcours de Saartjie Baartman ?
Évidemment, l’appréhension du monde dans sa globalité a évolué mais cela n’empêche ni l’intolérance, ni l’humiliation. Il n’y a peut-être plus de foires aux « monstres », on ne communique plus avec autrui par le même biais, mais on montre autre chose, d’autres monstres surgissent et tout cela passe par Internet. A l’époque du film, les gens avaient « l’excuse » de la découverte scientifique, de l’étrangeté, du jamais vu. Il y avait une véritable curiosité de l’inconnu. Pas spécialement une peur. Aujourd’hui, il n’y a plus vraiment d’inconnu. Pourtant, je trouve nos sociétés davantage perverses et tentées par le voyeurisme…
Est-ce important qu’un film comme Vénus noire laisse un tel champ « d’action » et d’interprétation au spectateur ?
C’est l’essence même des plus grands films : ce sont ceux qui invitent le spectateur à se forger sa propre histoire et à se positionner. Il n’y a pas à prendre le spectateur par la main, à lui démontrer par A + B que là est la morale. Au coeur de ce film, il y a une histoire forte, une façon de l’aborder suffisamment intelligente pour laisser le spectateur libre de son propre jugement.
10. La Vénus Hottentote — Répères historiques :
1770 (date estimée) : Naissance de Saartjie Baartman, originaire du peuple Khoïkhoï, dans l’actuelle Afrique du Sud alors sous domination Boer.
1770 — 1795 : Au service des colons, à l’instar de sa famille, elle travaille dans la ferme de Hillegert Muller, avant d’être vendue à Pieter Caezar, un commerçant du Cap. Au fil des années, elle trouve réconfort dans l’alcool. Dès son adolescence, la jeune fille est affectée de stéatopygie (hypertrophie des fesses) et de macronymphie (organes sexuels protubérants), symptômes qui susciteront curiosités et fantasmes en Occident.
1803 : Saartjie devient la servante du frère de Pieter, Hendrick Caezar et fait la rencontre de Hendrick van Jong, un Européen sans le sou, dont elle devient la compagne. Ils ont ensemble un enfant, lequel décède comme les deux autres qu’a eus Saartjie avec des hommes dont le nom reste inconnu. Hendrick van Jong la quitte en 1806 pour rentrer en Hollande.
1808 : Hendrick Caezar, conscient du « potentiel » exotique de Saartjie, la convainc de faire commerce de ses attributs. Caezar s’associe à Alexander Dunlop, chirurgien écossais, qui leur obtient des laissez-passer pour quitter l’Afrique du Sud.
1810 : Saartjie arrive en Angleterre, où elle est la servante de Dunlop et Caezar, tout en conquérant le public londonien, lors de spectacles populaires où elle joue son personnage de « Hottentote apprivoisée ».
28 novembre 1810 : Suite à la plainte de l’Institution Africaine, accusant Caezar d’esclavagisme, la plus haute cour de droit commun d’Angleterre clôt l’affaire. Interrogée notamment par des officiers de police judiciaire, Saartjie déclare à cette occasion : « Je n’ai pas de plaintes à formuler contre mon maître ou ceux qui m’exhibent. Je suis parfaitement heureuse dans ma présente situation et n’ai pas de désir quelconque de retourner dans mon pays ».
1811 : A l’initiative de Dunlop, Saartjie est baptisée dans la cathédrale de Manchester. Aux yeux de la loi, elle est désormais Sarah Baartman.
1814 : Sarah quitte Londres pour Paris, probablement en compagnie de Caezar, qui a dû changer entre-temps d’identité et la loge à proximité du Palais Royal, alors lieu de toutes les décadences. La « Vénus Hottentote » séduit un nouveau public et va jusqu’à inspirer un opéra comique qui porte son nom de scène.
1815 : Passée sous la coupe de Réaux, énigmatique boutiquier et montreur d’animaux, Sarah devient la « star » des salons de la haute société parisienne.
Mars 1815 : La « Vénus Hottentote » attire la curiosité des scientifiques, dont celle de l’anatomiste en vogue Georges Cuvier. Celui-ci obtient de Réaux l’examen de Sarah, trois jours durant, dans son Muséum d’anatomie au sein du Jardin des Plantes. Sarah refuse alors catégoriquement de dévoiler son sexe, malgré la pression des scientifiques.
29 décembre 1815 : La chute de popularité, l’exhibition dans des music-halls miteux, la bascule dans la prostitution, enfin la rudesse de l’hiver parisien ont raison de la santé de Sarah. Elle s’éteint, probablement victime d’une pneumonie et des suites de maladie vénérienne.
1817 : Deux ans après avoir récupéré la dépouille de Sarah pour la disséquer et en mouler le corps, l’anatomiste Georges Cuvier livre le compte-rendu de ses recherches devant l’Académie de médecine. Ses conclusions sont formelles : « Les races à crâne déprimé et comprimé sont condamnées à une éternelle infériorité ».
1817 à 1994 : Le moulage de plâtre, le squelette et les bocaux contenant les organes génitaux et le cerveau de Sarah sont exposés au Musée de l’Homme à Paris jusqu’en 1976, où ils sont relégués dans les réserves.
1994 : Après la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, les chefs du peuple Khoïsan font intervenir Nelson Mandela afin qu’il exige de François Mitterrand la restitution des restes de Sarah. Cette demande se heurte à un refus des autorités et des scientifiques français au nom du patrimoine inaliénable du Musée de l’Homme et de la science.
29 janvier 2002 : La proposition de loi du sénateur Nicolas About, oeuvrant pour le retour de la Vénus Hottentote en son pays, est adoptée à l’unanimité par ses pairs. Le rapport de l’Assemblée nationale du 30 janvier précise notamment : « Notre pays doit ainsi accomplir son devoir de mémoire en particulier par rapport au fait colonial et reconnaître, malgré les difficultés, les erreurs qui entachent cette période de l’histoire, en particulier s’agissant de l’esclavage qui a constitué un crime contre l’humanité. »
9 août 2002 : A l’occasion de la Journée des femmes en Afrique du Sud, les restes de Sarah Baartman sont inhumés dans sa province natale du Cap. La cérémonie se déroule en présence du président Thabo Mbeki, de dignitaires étrangers, de prêtres et de poètes.
Source de l’article : Cinemovies
11. Entretien avec Abdellatif Kechiche par Jean-Marie Lanlo — 31 mars 2011
Abdellatif Kechiche, le réalisateur césarisé de L’esquive et de La graine et le mulet, était la semaine dernière à Montréal pour présenter Vénus noire. Il nous a bien sûr parlé de son dernier film, mais également de son rapport au cinéma, du regard de l’autre et de ses projets.
Vous avez commencé votre parcours comme comédien. Qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir réalisateur de films ?
Je crois que j’avais très envie, même avant d’être acteur, d’être scénariste parce que je ne pensais pas possible de réaliser un film sans avoir appris un métier très compliqué. Je pensais donc que j’écrirais des scénarios, des nouvelles, et pourquoi pas que je serais acteur. Sur les plateaux, j’ai assez vite compris la simplicité du langage cinématographique. Ce n’était pas le langage qui était difficile, mais la façon de l’exprimer. Donc, je crois que dès le premier film, en 1983 (c’était Le thé à la menthe), j’ai eu envie de devenir réalisateur. Ça a mis beaucoup de temps, j’ai tourné d’autres films en tant qu’acteur, j’ai écrit des scénarios, ça n’a pas abouti, et puis un jour…
Votre façon de concevoir le cinéma et de faire des films a‑t-elle évolué ?
J’ai commencé dès le premier film à concevoir une approche cinématographique qui sortait un peu de celle qui était admise et pratiquée, et qui quelque part me dérangeait. Ce qui me dérangeait le plus c’était la rigidité, le plan trop préparé, les croix au sol à respecter, l’acteur qui ne pouvait bouger que d’une certaine manière. (…) La question qui a commencé à m’habiter était : « comment me libérer de toutes ces contraintes ? » En y réfléchissant, je trouvais chaque fois des petites astuces. Je continue cette même démarche. (…) Je ne sais pas maintenant si j’ai envie de continuer ou au contraire de me dire « j’ai bien envie de m’en mettre des contraintes ». Ça va peut-être évoluer dans ce sens.
Votre caméra est très mobile, très proche des acteurs, des personnages… vous devez avoir une grande confiance dans votre équipe, dans vos cadreurs notamment ?
Le travail du cadre est très important, et la concentration des cadreurs également car le cadre n’est pas établi dès la première prise. On sait qu’il peut évoluer, qu’il peut changer, (…) évoluer en fonction de ce qu’on ressent.
Vous vous focalisez plus sur la direction d’acteur ou sur le cadre ?
Tout se fait ensemble. (…) Je n’ai pas une méthode établie… c’est difficile, ce moment où on sent que tout prend corps… Je crois que quand il y a une harmonie entre le cadre et le jeu de l’acteur, ça se voit tout de suite. Si l’acteur est gêné, il peut l’être inconsciemment par le cadre aussi.
Parlons maintenant plus précisément de Vénus Noire. Comment présenteriez-vous le film ?
C’est une histoire qui m’a bouleversé, un destin tellement pathétique… cette femme qui a souffert le martyre durant sa vie, qui a fini exhibée, montrée, touchée, violée durant les cinq ans qu’elle a passés entre Londres et Paris, et qui à la fin de sa vie, a été observée par les scientifiques, auxquels elle a refusé de montrer ses parties intimes. Après sa mort, on a récupéré son corps, on l’a disséqué, on a mis son cerveau dans un bocal, on a coupé son sexe qu’on a mis dans un bocal également, et on l’a exhibé pendant deux siècles devant le public. Je trouvais qu’il y avait là un outrage… l’outrage sans doute le plus terrible qu’on ait fait subir à un être humain. Un crime contre l’humanité pour moi !
Justement, vous faites de Saartjie un beau personnage de femme, un être humain avant tout. Vous refusez d’en faire un symbole. C’était important pour vous ?
Je ne me suis pas posé la question de savoir si je devais en faire un symbole ou dénoncer… j’avais juste envie de raconter cette histoire, de dire combien elle m’avait personnellement bouleversé, combien j’avais besoin de la comprendre. En essayant de comprendre Saartjie Baartman, finalement, je suis tombé devant un mur, un personnage très mystérieux, je ne pouvais pas lui donner un trait de caractère qu’elle n’aurait pas eu. Finalement, je me suis retrouvé face à moi-même. Et là, j’ai découvert que c’est ce « face à moi-même » qui était intéressant. En regardant les spectateurs, ceux qui l’exhibent, ceux qui la jugent… je me regarde moi-même. C’est une invitation à se regarder soi-même en temps qu’homme.
Saartjie est comédienne, mais elle est enfermée dans une image. C’est cette image que le public veut voir, celle de la sauvage. Est-ce que, lorsque vous étiez comédien, vous avez ressenti un peu la même chose en étant enfermé dans une image, étant arabe et donc « différent » ?
Bien sûr, toutes proportions gardées, mais la souffrance que l’on ressent et que l’on pourrait interpréter comme l’agression du regard de l’autre parce qu’on est différent a été très présente le long de mon enfance et de mon adolescence et même lorsque j’ai commencé à faire ce métier. Non pas de la part de ceux avec lesquels j’ai travaillé, mais de la part de ceux qui me regardaient. Mais aussi de la part de ce qu’on attendait de moi. On attendait de moi que je joue à l’époque les beurs de service… ce qui me dérangeait en tant qu’artiste, mais aussi en tant qu’homme bien sûr. (…) Ça m’a dérangé, au point où j’ai renoncé à faire le métier d’acteur, où je me suis interrogé beaucoup sur ce regard et sur la condition de l’étranger. (…) L’oppression du regard est un thème qui m’interpelle.
Le rôle des arts de la scène est très présent dans votre cinéma. Dans L’esquive, le théâtre peut être un moyen de s’en sortir, dans La graine et le mulet, la danse orientale est un moyen de mettre entre parenthèse une réalité, et ici, ça s’apparente presque à de la prostitution. Votre regard sur la scène est de plus en plus désabusé ?
Notre regard sur la scène est de plus en plus désabusé ! Tout est devenu matière à spectacle. Nous somme constamment devant un spectacle, au moins télévisuel. (…) Ce regard sur nous en tant que spectateur m’intéresse beaucoup. Il n’est pas désabusé, il s’interroge. Je n’ai pas de jugement, j’ai des inquiétudes…
Vous ne jugez pas non plus vos personnages dans vos films… même dans Vénus noire ! Vous vous refusez à juger ?
Oui parce que je crois que je ne sais pas le faire, et que je n’ai pas envie de le faire. Même si certains interprètent ce film (et d’autres) comme une accusation que je porterais sur une société ou sur un groupe ! Je crois que c’est une erreur de regarder mes films comme ça.
Parlons maintenant de Yahima Torres, qui doit s’exhiber à l’occasion de scènes qui ont dû être difficiles pour elle, d’autant plus qu’elle est non professionnelle. N’avez-vous pas eu un peu peur de donner l’impression de l’exploiter, toutes proportions gardées bien évidemment, comme l’a été son personnage ?
Oui, et c’était aussi une interrogation… est-ce que je ne faisais pas la même chose que ceux qui montraient Saartjie Baartman ? J’ai mis Yahima Torres dans une position difficile puisqu’elle joue ce personnage, qui est tout le long de sa vie avili. Elle devait donc jouer cet avilissement. Et elle a dû outrepasser sa pudeur, même si aujourd’hui se montrer n’a pas la même portée qu’à l’époque. Mais elle savait aussi (et elle en était fière) que je voulais mettre en évidence sa beauté, sa sensualité, et son érotisme, même lorsqu’elle est avilie. Je crois que la démarche de ceux qui ont montré Saartjie Bartman était contraire. Ils n’avaient pas la volonté de montrer ce qu’elle avait de beau en elle, ou le désir qu’elle pouvait inspirer. Eux voulaient montrer ce qu’ils estimaient être sa monstruosité.
Avez-vous eu des doutes en vous engageant dans un projet de film historique ?
Jamais jusqu’au point de me dire « non, il ne faut pas faire le film ». Mais bien sûr qu’il y avait des doutes. Le premier doute, c’est quand on n’a pas les moyens de reconstituer des décors et des costumes coûteux. J’ai économisé là-dessus car je savais que ce n’était pas le plus intéressant à regarder de cette histoire. Le plaisir du spectateur aurait peut-être été plus grand (et le mien aussi peut-être) s’il y avait eu plus de moyens, mais tant que l’essentiel n’était pas mis en danger, j’ai senti que je devais faire le film quand même. Mais c’est sûr que le film n’a pas les moyens d’un film d’époque américain !
Un gros budget vous aurait-il conduit à filmer différemment ?
Non, ça n’aurait pas changé ma façon de filmer. Mais il a peut-être manqué deux ou trois plans de respiration avec des calèches, l’entrée au tribunal avec plus de moyen… mais ça ne m’a pas empêché de faire le film !
Pour finir, pouvez-vous nous dire si vous avez des projets, des scénarios en cours d’écriture ?
J’ai des scénarios en cours d’écriture. C’est toujours douloureux d’attendre avant de savoir s’ils vont pouvoir être faits ou pas. Actuellement je travaille sur l’adaptation d’un roman de François Bégaudeau qui s’appelle La blessure la vraie, son dernier roman, un roman magnifique sur la douleur à aimer dans l’adolescence… c’est magnifique. J’ai très envie de l’adapter, j’espère que ça va pouvoir se faire.
Ça sera votre premier travail d’adaptation. C’est une technique d’écriture différente… ça vous fait peur ?
Non, ça ne me fait pas peur. D’autant plus que je sais, et l’auteur sait que je vais m’approprier l’histoire, le roman… on a presque l’impression que ça a été écrit pour moi. Et en même temps, j’ai bien prévenu l’auteur : je ne sais pas jusqu’où j’irai pour m’en libérer…
Entretien réalisé par Jean-Marie Lanlo le 25 mars 2011 à Montréal
Source de l’article : Cinefilic
12. Rencontre avec Abdellatif Kechiche, réalisateur des films L’esquive, La Graine et le mulet, et Vénus noire
Né à Tunis en 1960, Abdellatif Kechiche a débuté au théâtre à Nice en 1978. Il fit ses premiers pas au cinéma comme acteur, dans les années ‘80. En 2000, il réalise son premier film, La faute à Voltaire. Son second film, L’esquive, réalisé avec un budget dérisoire, créa la surprise à la cérémonie des Césars en 2005 en remportant la plus prestigieuse statuette au détriment des deux champions du box-office français qu’étaient Les Choristes et Un long dimanche de fiançailles. Victoire inattendue mais tout à fait méritée qui montra que les Césars peuvent récompenser l’œuvre ayant la plus haute valeur artistique et non les œuvres plus consensuelles. Trois ans plus tard, Kechiche récidiva aux Césars avec La Graine et le mulet qui coiffa au fil d’arrivée La Môme et Le Scaphandre et le papillon. La Graine et le mulet remporta également le prix Louis-Delluc (l’équivalent du Goncourt au cinéma), et est maintenant considéré par plusieurs presses comme l’un des meilleurs films français de la décennie 2000. Vénus noire est son quatrième long métrage.
Le cinéaste français d’origine tunisienne était au Québec en mars pour faire la promotion de Vénus Noire. Nous l’avons rencontré lors de son passage à Montréal, après que Les Inrocks eurent publié en février une entrevue dans laquelle, questionné sur les révoltes dans les pays arabes, Kechiche a répondu : « …Je rêve d’un soulèvement de nos banlieues. » Les Inrocks n’ont pas manqué de souligner cette courte phrase qui fut par la suite interprétée de différentes manières dans les médias.
Abdellatif Kechiche nous a affirmé qu’il voulait simplement dire que le milieu social des banlieues méritait une certaine attention car la situation de ces gens se rapproche souvent des inéquités qui ont poussé les habitants de quelques pays arabes à se révolter. Notre entretien avec le cinéaste nous a révélé tout le contraire d’un artiste militant ou en colère contre un quelconque régime.
Malgré ses nombreux prix, Abdellatif Kechiche s’est présenté à notre entrevue avec la modestie d’un artiste à qui la gloire n’est pas encore venue.
Entrevue réalisée par Hieu Ly et Richard Gendron, mars 2011
HL : Même si Vénus noire est votre premier film historique, nous voyons une continuité avec vos films précédents car on y retrouve le thème de l’altérité des Africains vivant en France. Y a‑t-il chez vous une préoccupation découlant de votre propre origine africaine ? Pourquoi ce film ?
AK : […] J’ai surtout été bouleversé par ce destin, comme jamais je n’ai été bouleversé par le destin d’un être, peut être que je l’ai été davantage parce que j’ai tel ou tel parcours, mais c’est avant tout la rencontre de ce personnage qu’est Saartjie Baartman. Il y avait dans le destin de cette femme quelque chose…Peut-être allait-elle m’aider à dire quelque chose…mais c’est difficile à expliquer.
HL : Nous avons cette impression que vous faites du cinéma parce que c’est un médium qui donne à voir ; il y a moins cette didactique qu’imposerait par exemple un éditorial de presse. Si vous étiez journaliste, historien ou professeur, vous imposeriez davantage une idée. Alors que le médium cinématographique permet cette espèce de neutralité, de recul. Comme cinéaste, vous donnez à voir quelque chose, et il revient aux spectateurs de tirer ses propres conclusions. Est-ce la raison pour laquelle vous faites du cinéma ? Est-ce pour cela que vous choisissez de vous exprimer à travers le médium cinématographique ?
AK : Je ne sais pas si je l’ai choisi pour ça ! C’est difficile d’expliquer la passion que l’on ressent pour un métier qu’on aime. J’ai été nourri de cinéma. Faire du cinéma, c’est ce qui a peut-être donné un sens à ma vie ! Pour ce qui est de la façon dont je l’aborde, j’essaye d’y réfléchir, mais je pourrais très bien être plus didactique ! Je pourrais utiliser l’objet « film » pour dénoncer quelque chose, mais il se trouve que je suis moi-même habité par le doute et que lorsque je fais un film, et particulièrement celui-là, je le fais plus sous forme d’interrogation.
Quand j’ai « rencontré » ce personnage, j’ai essayé de le comprendre, mais finalement l’émotion l’a emporté. Et le personnage est resté comme une sorte de Sphinx, fermé et difficile à saisir. Je n’ai pu l’aborder qu’en essayant humblement de reconstituer les faits, de montrer ce qui s’était passé à partir des témoignages. Ces témoignages venaient de gens de différentes époques mais allaient souvent dans la même direction. Alors je suis plus dans la reconstruction…
HL : Vous avez débuté au théâtre ; vous êtes donc en mesure de constater que le cinéma, lorsque le succès est au rendez-vous, a cette capacité de rejoindre les masses, de sortir des frontières. Croyez-vous alors que le cinéma a un devoir ? Est-ce que votre cinéma à une mission ?
AK : J’ai envie de dire que tout métier a une mission. C’est sûr que le métier de cinéaste a cette possibilité d’étendue ; de répandre à travers le monde en un instant une œuvre et ce beaucoup plus que la littérature ou d’autres formes d’expression, mais tout ça chez moi relève plutôt de l’inconscient. D’ailleurs c’est peut-être mieux ainsi. Parce que si à chaque fois que je faisais un film, je me disais : « Attention ! Il va être vu par telle ou telle personne »…
Quand on fait les choses, on est dans une sorte de matière qu’on essaye de comprendre. C’est difficile d’être en train de faire, et en même temps de se regarder faire, et d’analyser l’effet que ça va produire. Je pense plutôt à l’effet que ça va produire sur moi ! Quand je travaille sur une scène, c’est surtout comment moi je la ressens.
HL : Comparons vos films avec ceux de Rachid Bouchareb tels Indigènes et Hors-la-loi. Chez Bouchareb, il y a clairement cette volonté de rappeler aux Français d’aujourd’hui un pan de l’Histoire que la France tend à négliger. On ne peut pas dire que votre cinéma va exactement dans la même direction que celui de Bouchareb, mais il met toujours en scène des gens originaires d’Afrique…
AK : D’abord, les personnages que j’aborde dans La Graine et le mulet ou L’esquive sont pour la plupart nés en France, ils ont certes telle ou telle origine, mais ils sont surtout Français. Je pense que je parle surtout d’un milieu social que je connais, un milieu dans lequel j’ai moi-même évolué, dans lequel j’ai grandi et que j’ai envie de faire connaître. Ce milieu est peu représenté au cinéma. Ce sont des personnages inspirés de moi-même ou de gens de ma famille. Mon cinéma aborde essentiellement des gens qui me touchent, certes ce sont souvent des gens en déséquilibre, des gens un peu inadaptés… Alors si on peut parler d’engagement, il serait là mon engagement ; celui de parler de ces gens qui me touchent.
C’est dans le même ordre d’idées pour la Vénus. C’est un personnage que j’ai abordé davantage parce qu’il me touche et pas nécessairement parce qu’il vient d’Afrique. Elle a quelque chose de semblable avec moi, c’est une artiste…
Il n’y a pas dans mon cinéma une volonté politique de rappeler à un pays ou à un peuple d’avoir agi de telle ou telle manière et, derrière ça, une dénonciation. Non pas qu’il faille s’abstenir de le faire, ceux qui le font ont sans doute de bonnes raisons, mais moi je n’y arrive pas. Je suis dans l’incompréhension, l’inexplicable, et ce encore plus dans le cas de la Vénus. À travers cette histoire, j’ai l’impression que je pose des questions que je me pose à moi aussi.
Alors il se trouve que, du fait que cette femme a des origines africaines et qu’il s’agit du passé de la France etc, on a peut-être souvent regardé ce film comme une dénonciation, mais c’est plus une observation.
Vous parliez de mission mais c’est plus de l’ordre de la responsabilité, celle de dire qu’il y a eu une Histoire et il faut la regarder… non pas pour culpabiliser mais pour s’interroger, pour analyser… Peut-être qu’il y a un parallèle entre l’histoire de Saartjie Baartman et ce qu’on vit aujourd’hui avec le regard que nous portons — en France en tout cas — sur ceux qui sont différents de nous.
RG : Nous comprenons qu’il n’y a pas une volonté de dénoncer, mais il reste que la relation entre Saartjie Baartman et les autres personnages du film se situe dans un contexte de racisme et de colonialisme — une forme institutionnalisée de racisme. Il y a également le rapport de maître et esclave. N’est-ce pas également le contexte historique et sa pertinence aujourd’hui qui vous a attiré ?
AK : Si ce qui m’intéressait était la dimension colonialiste de l’histoire ou le rapport entre le maître et l’esclave, j’aurais fait un film sur la colonisation. Mais là… Je n’ai pas choisi… Il y a dans l’histoire de Saartjie Baartman une dimension qui me dépasse… Je n’arrive pas à m’expliquer comment un homme — Georges Cuvier — a pu être aussi poussé dans son observation d’une femme sous le prétexte de la science…Comment une artiste peut refuser de se montrer à des hommes illustres alors qu’elle s’était déjà montrée aux autres… Il y a dans ce refus quelque chose de tellement fort ! Il y a dans cette histoire de Saartjie Baartman tellement de thèmes sur l’Homme, sur sa capacité à ignorer la douleur de l’autre ou même à la provoquer… Ces thèmes sont au-delà du fait d’être Français ou Africain. C’est ça qui m’a interpellé et passionné dans cette histoire. Ça me conduit à me poser la question : comment moi je regarde l’autre quand je filme ? Et comment l’autre peut me regarder ?
RG : Parlons de l’observation scientifique, celle qui mesure par exemple. Nous sommes dans un contexte où Saartjie est perçue comme « autre » et donc mise dans une catégorie « autre » que le scientifique qui la mesure…
AK : Je crois que les scientifiques avaient surtout une obsession, celle de définir une échelle des races. Ils en étaient tellement obsédés, et du coup ils n’étaient plus du tout scientifiques. Il y avait une malhonnêteté intellectuelle de leur part. Mais j’allais dire : le débat n’est pas là — ou alors c’est intéressant ce que vous dites, vous vous interrogez aussi ! Et moi, c’est ce qui me bouscule… On s’interroge : est-ce qu’on peut être scientifique et en oublier l’humain ? Comment peut-on être scientifique et oublier la douleur de l’autre ? Et quand vous parliez de « mesure », c’est très intéressant aussi… Quelle est ma mesure pour juger l’autre ? Et ne pas s’interroger là-dessus c’est presque le début du fascisme ! Quand le fasciste fait son expérience pour savoir jusqu’où peut aller la douleur d’un homme ou d’une femme… Ce sont des expériences où la science se transforme en un esprit fasciste !
RG : On comprend très bien maintenant que c’est le destin unique et très particulier de Saartjie Baartman qui vous a touché. De plus, vous avez aussi été touché par ce manque de respect des hommes de science à cette époque là.
AK : Pas seulement les hommes de science et pas seulement cette époque, mais toutes les époques ! L’horreur humaine m’interpelle. Toutes formes de torture me touchent. J’ai en tête les images de la bataille de Stalingrad… Je me questionne sur le regard qu’on porte sur « l’autre » comme un être différent, un danger pour nous, ou celui qui n’a pas le droit de respirer le même air que nous…Ce regard peut faire souffrir l’autre, le détruire même !
Source de l’article : Humanité Quebecoise
13. “Je m’interroge sur la responsabilité de celui qui regarde”
Abdellatif Kechiche, réalisateur de “Vénus noire” | Le Monde| 26.10.10 | 16h37
Né en 1960, Abdellatif Kechiche a réalisé La Faute à Voltaire (2001), L’Esquive (2003) et La Graine et le mulet (2007). Ces deux derniers films ont été récompensés chacun par quatre Césars.
Comment avez-vous cerné le personnage de Saartjie Baartman ?
Au fil de mes recherches, j’ai trouvé son histoire bouleversante. Je me suis efforcé de rester au plus près de la vérité historique, et j’ai dépeint son parcours en suivant mon intuition. Le choc majeur fut de voir son visage, puisqu’il existe un moulage de son corps. On perçoit tout sur son visage : les traits boursouflés par l’alcool, la maladie, mais aussi sa solitude, sa douleur, ses désillusions. J’ai éprouvé pour elle un sentiment de fraternité, et en même temps, une perplexité, comme face à un sphinx.
Saartjie est une énigme, un mystère. Je la vois comme une star, pas au sens que l’on donne au mot dans la société du spectacle, mais au sens littéral, celui de l’étoile qui brille, qui a été habitée par quelque chose. Elle m’a amené à m’interroger sur un sens possible du destin.
Pourquoi ne libérez-vous l’émotion que lorsque vous montrez les images de la restitution de son corps à l’Afrique du Sud ?
J’ai refoulé l’émotion tout au long du film. J’ai fui toute dimension romanesque pour rester dans l’enquête, l’analyse. J’ai tenu à rester témoin plutôt que conteur. On l’a tellement bafouée, blessée, outragée, que je devais rester dans le respect, humble devant quelqu’un qui allait me révéler à moi-même.
Y a‑t-il une dimension autobiographique dans le film ?
Il y en a dans tous mes films. Je fais peut-être porter à mes personnages mon propre mal-être, ce constat mélancolique que la communion avec les autres s’avère impossible. Il y a une forme d’identification au personnage, même si mon expérience n’est pas du tout de la même ampleur.
De par mes origines, j’ai vécu aussi l’oppression du regard, et quand j’ai voulu oublier ce qui faisait de moi un étranger en devenant acteur, je me suis retrouvé à subir ce regard encore plus violemment. Les rôles stéréotypés de l’Arabe de service me renvoyaient ce que je voulais fuir, c’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai arrêté ce métier. Et l’identification s’est faite aussi avec les deux metteurs en scène de Saartjie.
Le film met-il en cause le regard des spectateurs du XIXe siècle, ou celui des spectateurs d’aujourd’hui ?
Je n’ai jamais pensé accuser de racisme les spectateurs de ces exhibitions ni en faire des voyeurs. Je les regarde vivre ce spectacle, d’où ces gros plans sur des centaines de visages différents, qui reflètent fascination, peur, envie de jouer avec cette peur, moquerie, désir, mais jamais la conscience de la souffrance de l’exhibée.
Ces gens venaient assister à un spectacle, voir une artiste, et pas une sauvage mise en cage. Par contre, les scientifiques n’ont voulu la regarder que comme un animal. Pendant trois jours, ils ont mesuré ses doigts, ses seins, toute son anatomie, elle a tout accepté sauf de montrer son sexe. Cette pudeur aurait dû leur donner la certitude qu’elle était un être humain !
Et le regard d’aujourd’hui ?
Après la mort de Saartjie, qu’ont fait les scientifiques ? Ils lui ont écarté les cuisses pour regarder ce qu’elle ne voulait pas montrer. Ils ont charcuté son sexe pour le mettre dans un bocal et exhiber ses organes ! Voilà qui nous interroge sur la nature de l’homme, sur sa capacité à devenir (bien que cultivé, civilisé) un barbare. Je vois là un irrespect de l’humain, qui me renvoie aux camps de concentration, ou à ces photographies montrant des soldats irakiens torturés, humiliés. Je m’interroge sur la responsabilité de celui qui regarde.
Propos recueillis par Jean-Luc Douin
Source de l’article : Le Monde
16. Entrevue avec Abdellatif Kechiche
28 mars 2011 | par Chartrand Jimmy
Vendredi dernier, profitant de son court séjour à Montréal pour promouvoir son plus récent film Vénus noire à l’affiche sur nos écrans dès le 1er avril prochain, je me suis entretenu exclusivement avec l’aussi inspiré qu’inspirant réalisateur Abdellatif Kechiche.
Vendredi matin, 25 mars 2011, 9 h, Abdellatif Kechiche qui enchaîne les entrevues, les classes de maîtres et les activités du genre depuis mercredi (pour ce qui est de Montréal du moins), est cette fois-ci situé à la cafétéria de Radio-Canada, là où il nous attend pour offrir avec générosité son regard et son intelligence. Puisque si jusqu’à maintenant ses films faisaient état d’un monde divaguant entre explosion (en paroles) et implosion (aux faibles impacts à grande échelle si ce n’est de l’échelle humaine en soi, mais toujours près de ses personnages, “simplement”), le réalisateur s’ avère être dans la vie plus posé, calme et surtout aiguisé dans la réflexion plutôt que dans sa parole qu’il choisit d’ailleurs avec soin. D’une grande humanité, mais surtout faisant montre d’une pertinence remarquable dans ses propos, humble et sympathique, il a avec bonheur répondu à quelques unes de mes questions.
Pour mettre en contexte, son quatrième long-métrage, Vénus Noire, relate les dernières années d’existence de la vénus Hottentote, Saartjie Baartman, au 19e siècle, servante devenue bête de foire et de science, dont le corps qui fascinait ne fut restitué qu’au début des années 2000.
Le cas Vénus noire
J.: Pour commencer, je me demandais, avez-vous un parcours bien défini puisque vous avez en soi établi un type de films particuliers et en quelque part, Vénus noire vient un peu brouiller la plupart des pistes que vous aviez jusqu’ici exploré.
A.K.: Oui..?
J.: Oui, bien il y a décidément une différence entre vos trois premiers films et le quatrième, ce, malgré plusieurs thèmes que vous conservez. Je me demandais, était-ce un projet que vous aviez en tête depuis longtemps ou c’était un détour désiré, inattendu un peu dans votre carrière ?
A.K.: Ce n’était pas calculé j’ai eu envie de faire ce film quand j’ai appris cette histoire qui s’était déroulée.
J.: En 2002 ?
A.K.: En 2002, en fait, quand j’avais entendu parler d’une demande de restitution de l’Afrique du Sud à la France, restitution des restes du corps de Saartjie Baartman, et pour ce corps il était décrit qu’il y avait des bocaux avec des organes génitaux, un cerveau, et un squelette, et que le peuple auquel elle appartenait demandait à l’enterrer décemment sur sa terre natale, et il a fallu un débat à l’Assemblée Nationale qui a duré plusieurs années et qu’il y aie une loi votée pour qu’on puisse autoriser la restitution des restes de ce corps. Alors il y a eu des gens qui s’y sont opposés parce que ils avaient jugés que les biens des musées de France étaient inaliénables et qu’on ne pouvait pas restituer ça. Bon, j’avais trouvé cette histoire déjà juste sur la restitution du corps vraiment étrange, donc, ensuite quand j’ai fait connaissance avec le parcours du personnage, son histoire et ce qu’elle a vécu, j’ai découvert un drame humain comme il n’y en a jamais eu de tel .. Une souffrance, en même temps avec un outrage qui a duré, après sa mort, plus de 200 ans, je trouvais qu’il y avait quelque chose qu’il fallait absolument dire, raconter, en faire un film. Donc, c’est comme ça, je n’ai pas fait le calcul en me disant, comme un calcul de carrière, je vais faire ce film puis celui-là, puis celui-là. Donc, c’est venu à un moment où j’ai été saisi d’émotions par ce qu’avait vécu cette femme et j’ai eu envie de le raconter.
J.: À ce propos, je me demandais, parlez-vous vraiment de La graine et le mulet dans La faute à Voltaire ?
A.K.: Oui !
J.: Y a comme un petit clin d’oeil que je trouvais vraiment surprenant, surtout venant du fait que c’est votre troisième film qui n’existe en soi pas encore dans votre premier. C’est comme ça que je me suis demandé si votre parcours était à ce point-là planifié, ça avait été assez détonnant.
A.K.: (rires)
J.: Avez-vous fait beaucoup de recherches pour le film en tant que tel ? À quel point vous êtes-vous inspiré de la réalité et à quel point vous avez..
A.K.: En fait, on a un grand nombre de sources historiques, mais toutes les mêmes finalement. On a les témoins qui ont racontés comment s’était déroulé le spectacle à Londres, des articles de presse, puisque la presse a beaucoup écrit autour de ce spectacle, il y avait ceux qui se sont élevés contre et ceux qui venaient voir ce spectacle comme on venait voir un monstre de foire.
J.: Oui, comme on le voit dans le film, ils étaient tous disposés un à côté de l’autre, les spectacles au choix.
A.K.: Voilà, voilà ! Il y avait également des témoignages de l’institut africain et tout ce qui s’est dit durant le jugement au tribunal, une des rares fois où on a exactement ce qu’elle a dit. Donc, ça c’est ce qui est de Londres et puis, nous avons ensuite ce qui s’est déroulé dans les salons parisiens, ce que les journalistes ont écrits, notamment celui qui l’avait interviewé dans la calèche, comme je le montre dans le film. Et on a les rapports des scientifiques, qui sont des rapports sur les journées qu’elle avait passé au musée de l’homme à être observée, mesurée, analysée pendant deux ou trois jours. C’est là aussi où on a ce rapport où elle a refusé de montrer son sexe. Ils ont proposé de l’argent.. Tout ça est rapporté d’après presque ce qu’ont raconté les scientifiques.
Et ensuite, bien sûr, il y avait tout ce qui restait en pointillé, et c’est là où j’ai essayé de raconter cette histoire en mettant en images ce que j’en savais et en essayant de voir ce qui pouvait s’être déroulé comme il était indiqué.. ou pas. Et ça ressemblait fidèlement à une enquête la façon d’aborder le film, une restitution des faits. Et bien sûr, il a fallu mettre sur ce qui restait en pointillé ce que moi je ressentais.
J.: Oui, bien ça se voit vraiment. Habituellement vous faites des films très bruyants, très actuels, dans celui-là il y a toujours un silence qui fait différent de vos autres films, c’est un peu nouveau chez vous, d’entendre enfin le silence.
A.K.: Oui, enfin !
(rires partagés)
J.: Oui, bien les autres ça devenait un peu comme une mélodie : ça parle, ça parle, ça crie ! Et dans Vénus noire, vous exprimez plutôt ce qu’elle ressent.
Les réactions..
J.: Je me demandais également ce que vous pensiez des réactions à propos du film, puisque juste en regardant la plus récente cérémonie des Césars, vous avez seulement eu une nomination pour Meilleur Espoir féminin alors que les dernières fois vous aviez pratiquement tout raflé. Vous en pensé quoi ?
A.K.: Non, ça ne me.. Je ne sais pas, très sincèrement je n’y ai pas pensé. Surtout quand on fait un film, quand on fait celui-là, on est tellement dans un personnage, dans la vie de ce personnage et on ne pense pas aux récompenses.
J.: Non, ça c’est certain.
A.K.: En plus, ce serait sur la souffrance d’une femme.. Ce serait indécent de penser..
J.: Oui, donc vous pensez que c’est le sujet au fond qui a un peu empêché.
A.K.: Oui, peut-être que le sujet est difficile, douloureux, et qu’on n’a pas toujours envie de parler dans une période comme la nôtre en plus d’une grande douleur..
J.: C’est un sujet quand même assez brûlant d’actualité.
A.K.: En plus, oui. En plus, oui, oui..
Le rejet, l’abandon, l’espoir.
J.: Je me demandais aussi, ce qu’on retrouve souvent dans votre filmographie c’est le sentiment d’abandon. Me semble, on le retrouve dans chacun de vos films, dans le premier y a Nassera qui abandonne Jallel à mi-parcours et l’État qui l’abandonne également à la fin, dans le deuxième y a Krimo qui semble tout abandonner et dans La graine et le mulet c’est vraiment la vie au complet qui semble abandonner votre protagoniste. Et on le ressent encore (dans votre quatrième).. Je me demandais, est-ce que vous avez un regard négatif sur l’avenir, la société en tant que tel ?
A.K.: Oui, c’est intéressant ce que vous dites sur l’abandon.. C’est.. J’avais pas ce terme dans l’esprit, mais il est très juste. Il est peut-être plus juste que celui que j’ai. J’avais le sentiment plus de rejet, d’exprimer quelque chose qui était de l’ordre du rejet. Alors, peut-être que de mon parcours, de par mes origines, de par ce que je suis, de par ce que j’ai tenté, etc., il y a ce sentiment inconscient qui m’habite, de me sentir marchant au bord du trottoir.. où euh.. voilà.
J.: Oui bien c’est ça, ça semble souvent vain vos films alors qu’au contraire dans Vénus noire, pour la première fois, vous utilisez des images d’archive dans le générique, ce qui offre un peu comme un espoir qu’on n’attendait plus.
A.K.: Oui.
J.: Était-ce vraiment ça que vous vouliez exprimer ou c’était vraiment pour réitérer le fait que ça provenait de faits véridiques contrairement à vos autres films ?
A.K.: Justement devant toute cette tragédie je n’ai trouvé que ça pour exprimer un peu d’espoir.
J.: Oui, ça fonctionne bien puisqu’à la toute fin on est un peu laissés comme ça, le générique débute, pas de musique, et hop, les images d’archives arrivent, notre sentiment change, on est soulagés en quelque part. Un autre aspect qui différencie ce film de vos autres, d’ailleurs.
Les personnages et acteurs de Vénus noire
J.: Je me demandais également, vous bâtissez souvent des univers assez singuliers, mais reconnaissables parce qu’assez réalistes, alors pourquoi avoir utilisé comme acteur Olivier Gourmet, qui est assez reconnaissable et connu, alors qu’habituellement vous allez chercher plutôt des inconnus, des gens qu’on connaît moins, ou vous réutilisez vos propres acteurs qu’on ne voit pas souvent comme Carole Franck qu’on a vu dans vos trois premiers films. Donc, quelle est la décision de prendre Olivier Gourmet dans Vénus noire ?
A.K.: Je ne me pose pas la question de savoir si les acteurs sont connus ou pas ou si je veux des inconnus. Moi j’aime travailler avec les acteurs quand ils sont bons et euh.. Olivier Gourmet.. Je ne savais même pas qu’il était très connu hein !
(rires partagés)
Je pensais que, oui.. C’est un acteur que j’avais vu dans des films, j’avais trouvé magnifique et j’ai eu envie de travailler avec lui et je trouvais que pour le personnage, il avait quelque chose à exprimer. Puis la personne c’est quelqu’un de généreux, de profondément gentil et donc pour soutenir Yahima dans ce qu’on allait lui demander de faire, c’était..
J.: D’être très détestable ! (rires)
A.K.: Très détestable, il fallait quelqu’un de très gentil pour jouer quelqu’un de très détestable oui.
Saartjie selon Kechiche
J.: On connaît votre passion pour le théâtre, mais il y a aussi un espace, une importance des arts dans tous vos films, y a souvent une ou des scènes où la musique est importante.
A.K.: Oui.
J.: La danse aussi est très importante. Je me demandais donc, dans le fond, la manière dont vous illustrez Saartjie c’est un peu comme une pièce d’art en tant que tel, la manière dont vous la filmez quand elle bouge, quand elle chante, il y a comme une espèce de fascination qu’on ressent. Aviez-vous d’autres intentions dans la manière dont vous la représentiez puisque vraiment, on tombe sous son charme en tant que tel.
A.K.: Oui, bien sûr que j’ai choisi aussi Yahima Torres parce que je la trouvais belle, sensuelle, qu’elle dégageait un érotisme.. Et que justement en opposition à la façon dont on a regardé Saartjie Baartman, je voulais qu’on regarde sa beauté.
Vous savez, c’est un peu aussi inconscient, je n’ai pas de but défini, je ressens comme ça qu’il faut montrer la beauté de cette femme.. Ce n’est pas lui rendre hommage puisqu’elle n’a pas besoin qu’on lui rende hommage, mais moi je l’ai dans mon esprit et quand je l’ai vu aussi puisque j’ai vu le moulage de son corps, donc elle est encore très vivante, le moulage décrit jusqu’aux empreintes digitales, on a tout, ses doigts, ses mains, son visage, tous les traits, le moindre grain de peau..
J.: Même la couleur de sa peau.
A.K.: Oui, la couleur de sa peau, tout a été travaillé pour qu’on aie l’impression de l’avoir en face de soi. Et elle a un visage.. Hélas, c’est une oeuvre d’art incroyable en plus le moulage de son corps et ce qu’exprime son visage est tellement à la fois, je veux dire il y a tellement de douleur, d’abnégation, de beauté, de lassitude, de pardon aussi, quelque chose dans le.. De détachement. Moi, je la trouve tellement sublime, j’ai eu besoin de..
J.: Oui bien on vous a aussi beaucoup accusé un peu de complaisance à son égard, mais en même temps, ça va de soi avec le personnage que vous aviez, en tant que tel. Vous aviez un personnage qui était une servante qui est devenue bête de foire et à chaque fois qu’on l’attaque, elle préfère se taire plutôt que de riposter, aussi parce qu’elle ne comprend pas.
A.K.: Moi je crois qu’elle comprend..
J.: Oui, mais il y a le mélange des langues aussi, elle ne comprend pas exactement ce qu’on lui dit.
A.K.: Oui, mais je pense surtout qu’elle ressent beaucoup de choses, mais euh.. Oui, elle est sans doute.. Pense-t-elle que c’est vain de se défendre.
Et le spectateur ?
J.: Dans le film aussi vous confrontez plus que jamais les personnages à leur animosité, mais en même temps, on a également l’impression que le spectateur est plus que jamais confronté à son humanité.
A.K.: En faisant le film, je n’ai pas trouvé autre chose finalement que de me regarder, donc de regarder mon humanité, mais dans ce cas-là, de laid aussi. Et donc, on a souvent l’impression que j’ai un regard accusateur sur les autres, mais j’ai le même regard sur les autres que j’ai sur moi. Donc, si l’autre se sent accusé, qu’il sache que moi aussi je m’accuse dans ces cas-là ! Et je crois qu’en réalité, je ne porte pas de jugement sur les autres, je ne condamne pas, ni je n’accuse, c’est plus un constat et en même temps un constat sur ce que nous sommes. Si j’avais pu.. En même temps, pardonnez-moi, j’embrouille un petit peu, mais moi je n’ai pas réussi à pénétrer l’esprit de Saartjie Baartman, et je crois qu’elle ne l’a pas voulu. Qu’il y a quelque chose qui a résisté. Je ne pouvais pas lui inventer des émotions que je ne lui connaissais pas, je trouvais ça impudique. Donc finalement j’étais confronté à moi-même. Et pris aussi à son piège. Donc finalement le film a presque ce principe de prendre au piège celui qui le regarde. En tout cas, il a cette possibilité-là. Et la seule façon de s’en défaire c’est de le rejeter, c’est le rejet. Ou de ne pas voir ou de dire “complaisance” ou euh.. “accusation”..
J.: Oui, mais on le voit aussi d’après les critiques.
Kechiche, le présent et l’avenir
J.: Donc est-ce que ce serait le film qui est le plus près de vous jusqu’à maintenant ?
A.K.: Ah, je ne sais pas.
J.: Mais chaque film est proche de vous en quelque part.
A.K.: Dans chaque film, je me regarde bien sûr.
J.: Y a‑t-il quelque chose que vous regrettez dans votre parcours de carrière ? Ou êtes-vous assez satisfait ?
A.K.: Ah ! Je regrette que la vie soit ce qu’elle est !
(rires partagés)
Mais je m’y fais, je m’y fais.
J.: Dans l’avenir proche, voulez-vous retourner dans le jeu ou vous voulez continuer à plutôt réaliser ?
A.K.: Non, je crois que j’envisage plus de réaliser.
J.: Quel genre de projets avez-vous en tête pour l’instant ?
A.K.: J’ai un projet justement sur l’adolescence d’après, je vous le conseille c’est magnifique, en plus ça vous fera vivre une époque, ça se passe en 1986, sur l’adolescence, les premiers amours d’adolescents, l’adaptation d’un roman de Bégaudeau, François Bégaudeau, qui s’appelle “La blessure la vraie”, c’est très très beau. Très très beau.
J.: Donc, ce serait plus dans la veine de L’esquive ?
A.K.: Euh.. Pas tout à fait non plus, pas tout à fait.
Son “style”, sa façon de faire, Kechiche après tout
J.: On a souvent l’impression que vous faites de l’improvisation, mais paraît-il qu’il n’en est rien ?
A.K.: Non, c’en n’est rien c’est beaucoup dire, mais en tout cas, dans mes films tout est possible. Souvent on arrive à travailler une scène et à respecter complètement son texte, et souvent on en sort, on y revient et souvent on en sort parce que c’est nécessaire d’en sortir. Donc je n’ai pas de théories là-dedans. C’est peut-être pour ça aussi que les acteurs sont à l’aise, c’est qu’il n’y a pas de contraintes, j’essaie de ne pas avoir de contraintes.
J.: Oui, donc vous travaillez beaucoup avec vos acteurs, vous les faites répéter, répéter.
A.K.: Oui, on répète beaucoup, et à la limite certains n’aiment pas beaucoup répéter, donc je respecte ça aussi.
J.: Donc finalement le style de Kechiche, ce serait quoi dans vos propres termes ? On vous a beaucoup comparé à beaucoup de grands cinéastes, je vois dans les comparaisons Jean Renoir, Maurice Pialat, John Cassavetes, les frères Dardenne et compagnie.
A.K.: Ben euh.. Je cherche Kechiche !
(rires partagés)
Je me cherche encore.
J.: Vous y allez souvent avec des scènes qui sont assez poignantes, mais éprouvantes également à cause de leur longueur, à cause de comment vous insistez sur la dureté (je voulais probablement plutôt dire durée..), sur les faits.
A.K.: Non, c’est une volonté que j’ai depuis le départ. On parle de scènes longues parce qu’on a dans l’esprit d’autres scènes de d’autres films donc on est dans des conventions, donc moi j’essaie d’aller à l’encontre des conventions, non pas que.. Grand, très grand nombre de films que j’aime et qui sont dans les conventions, mais moi j’ai besoin d’aller à l’encontre de ces conventions, de chercher autre chose, de me bousculer, d’avoir, de chercher une autre forme de narration et de me dire “je vais adapter ce qu’on sait de la forme de narration, du cinéma”, et le faire comme tel ne m’exalte pas.
S’il n’est pas certain du succès que pourrait bien avoir son plus récent film sur nos écrans, il sait que La graine et le mulet a connu une importance assez marqué ici, notamment grâce à l’influence des critiques. Du moins, que le public y est allé, ce même s’il n’a pas nécessairement suivi, une fois dans l’univers.
On suivra donc de très près les activités et la carrière de ce cinéaste qui n’a pas fini de nous fasciner, mais surtout, de nous surprendre et nous intéresser.
Source de l’article : Côté Blogue.ca