Récit d’un soldat français durant la guerre d’Algérie ayant du photographier des femmes Algériennes
La première exposition de ces photographies a eu lieu à la fin de l’année 1960, quand j’ai aligné les photos d’identité, tirées en 4x4 cm, agrafées en six exemplaires, sur le bureau du capitaine, à Aumale (maintenant Sour El Ghozlane), quelques jours après la première série de prises de vue. Le capitaine, en découvrant les photographies, a ameuté les officiers de l’état-major en poussant des cris : « Venez voir, venez voir comme elles sont laides ! Venez voir ces macaques, on dirait des singes ! »
J’étais en Algérie depuis quelques mois. J’avais 25 ans, j’étais sursitaire. J’avais retardé au maximum le moment où je devais partir faire mon service militaire, redoutant de plonger dans ce cauchemar ! Avec mon ami Roger Vailland, que je connaissais depuis l’hiver 57 – 58, nous avions passé des soirées à refaire le monde. Roger avait démonté de nombreuses fois, pour moi qui devais partir, le mécanisme de cette guerre coloniale qui ne voulait pas dire son nom. J’étais déjà photographe depuis près de dix ans, amateur passionné puis professionnel en 1957 comme photographe pour l’enseignement.
En arrivant au fond du bled, immergé dans le discours raciste qui m’environnait de toute part, et puisque les mots étaient inutiles, j’ai décidé de m’exprimer avec mon œil, pour hurler mon désaccord. Par chance, comme j’avais le bac, j’ai été affecté au secrétariat du régiment. Mon travail consistait à enregistrer le courrier départ et le courrier arrivée, reporter des numéros. J’étais dans un tel cirage que je me suis retrouvé incapable de faire ce travail. Le numéro se perdait dans ma mémoire, de la lettre au registre. Mon compagnon de bureau s’en est aperçu et, sans rien dire, a fait la besogne à ma place pendant plusieurs semaines. Pour m’en sortir, j’ai laissé traîner quelques photos sur le bureau, comme on lance un appât, pour voir si le poisson va mordre ! Et ça a marché ! Le commandant est passé par là, et sur-le-champ, j’ai été nommé photographe du régiment. De façon informelle, vu qu’il n’y avait pas de poste de photographe dans un régiment. Pendant vingt-quatre mois, je n’ai pas cessé de photographier, sûr qu’un jour je pourrai témoigner. Personne ne s’étonnait donc de me voir photographier.
Quand est arrivée cette « commande » de photographies d’identité, j’ai cadré comme des portraits, en plan américain. Je connaissais les photos des Indiens d’Amérique que Curtis avait faites au début du siècle. J’ai eu l’impression de plonger dans une histoire folle ! À la fois l’histoire de ce peuple, et de son destin tragique. Je me suis dit que ces femmes, dont on ne parle généralement pas dans une guerre de rébellion, témoigneraient de leur lutte et de leur révolte. De cet instant où j’ai entendu hurler le capitaine, je me suis juré de lancer un jour ces images à la face du monde pour leur faire dire le contraire de ce que je venais d’entendre !
En 1961, durant ma seule permission en métropole, je suis tout d’abord allé voir Robert Barrat, dans la vallée de Chevreuse, alors qu’il était mis au ban de la société à cause de ses articles sur la guerre parus dans Témoignage Chrétien. Sur ses conseils, je suis allé clandestinement en Suisse déposer quelques-unes de ces photos à la rédaction de l’Illustré Suisse. Et je suis retourné dans mon bled en Algérie sans même savoir si elles allaient paraître et quand ?
Ce n’est qu’à mon retour en février 1962 que j’ai appris que six portraits de femmes avaient été publiés quelques semaines après ma visite, en double page, avec un texte de Charles-Henri Favrod, alors proche du FLN, et qui disait en résumé : « voilà ce que la France est en train de faire en Algérie… »
Chez Roger Vailland, à Meillonnas, j’ai présenté ces photographies pour la première fois à Francis Jeanson, l’été 1962, alors qu’il était encore clandestin, recherché par toutes les polices de France, à la suite du procès du réseau Jeanson de septembre 1960, et de la signature du manifeste des 121 – cent vingt-et-un intellectuels français qui dénonçaient cette guerre coloniale, et justifiaient l’insoumission et le soutien au peuple algérien.
En 1965, Pierre Gassmann, directeur d’un grand laboratoire photographique professionnel, découvrant mes images, me proposa de m’aider à constituer mon dossier afin que je présente ma candidature au Prix Niepce. Il m’a convaincu de tirer les portraits des femmes algériennes en les recadrant dans un format vertical, et en estompant le fond tout autour des visages, pour aller progressivement au blanc pur, ce qui renforçait le côté esthétique de ces photographies. C’était la partie maîtresse de mon dossier, avec le reportage que j’avais fait en août 1964 à Rome sur les funérailles du grand leader communiste Palmiro Togliatti, en compagnie de Roger Vailland. J’ai reçu le prix Niepce en 1966, et les portraits des femmes algériennes sont parus alors dans la presse photographique du monde entier.
Vers 1969 – 1970, Claude-Olivier Stern, qui dirigeait la Maison de la Culture du Havre, monta la première exposition itinérante de ces photographies. Elle circula pendant plusieurs années dans les Maisons de la Culture de France.
Pendant toute cette période, les échos dans la presse insistaient surtout sur la beauté de ces photographies, bien que je n’ai cessé de rappeler leur origine de photos d’identité faites sur ordre du pouvoir militaire français.
En 1974, j’ai présenté mon travail sur la guerre d’Algérie à un journaliste de Jeune Afrique : j’ai appris que le commandant Ben Chérif, prisonnier de l’armée française, condamné à mort, et que j’étais allé photographier dans sa cellule, à Aumale, sur ordre du colonel du Régiment, pour l’imprimer au dos d’un tract délateur, était devenu membre du Conseil de la Révolution, et proche de Boumediene. Je lui ai envoyé quelques photos. Il m’a immédiatement invité à Alger, avec mon exposition sur les femmes, qui a été accrochée dans une galerie en bas de la rue Didouche Mourad.
Puis, au printemps 1981, je reçus la visite d’Alain Desvergnes, qui dirigeait à l’époque les Rencontres Internationales de la Photographie d’Arles. Il avait décidé de consacrer une soirée des prochaines Rencontres sur la Guerre d’Algérie. Il avait vu quelques-unes de mes photographies dans un Musée à Alger. Il venait de consulter les archives de Paris-Match sur le sujet. J’ai ressorti les planches-contact. Je ne les avais pas revues depuis la sélection de l’exposition du Havre. Quand je me trouve à côté de quelqu’un qui regarde mes photographies, même dans le silence le plus total, je sens ce que ressent l’autre. Je devine immédiatement si son regard est bienveillant ou hostile, s’il y a communion ou rejet ! Alain a parcouru les planches-contact avec une concentration et une intensité grandissante. C’est comme si je redécouvrais mes photos avec lui. L’émotion est montée. On était au bord des larmes. D’emblée, nous avons décidé qu’il fallait tirer l’intégralité du négatif, en format carré, en gardant toutes les nuances du mur derrière les visages. Il a décidé de débuter la soirée des Rencontres avec mes photos, près de deux cents, le second tiers de la soirée serait pour Paris-Match, pour terminer avec les photographes algériens, et en particulier Mohamed Kouaci, photographe du FLN, qui avait photographié entre autres les femmes algériennes maquisardes, qui lui souriaient !
Et la nuit est tombée en Arles en juillet 1981, sur le Théâtre Antique. Les portraits des femmes algériennes sont apparues, projetées en 8 x 8 mètres, en fondu enchaîné. J’ai lu dans le silence le texte manuscrit qui figure en tête de ce livre, et la projection s’est poursuivie sur les « you-you » que les femmes de la Casbah d’Alger poussaient dans la nuit pendant la guerre pour provoquer l’armée française… Une centaine de portraits géants de femmes algériennes, puis une centaine de photos sur mes vingt-quatre mois de service militaire, la guerre vue par le petit bout de la lorgnette, par un « bidasse du contingent ». Les projecteurs se sont ensuite rallumés, et après un moment de silence qui me parut interminable, les applaudissements des quelques deux mille spectateurs du Théâtre Antique ont éclaté !
Il aura fallu attendre vingt ans pour que cette clameur monte, pour que ce cri explose ! Claude Nori était dans l’assistance, et nous avons « tapé dans la main » comme deux paysans ! Il était évident qu’un livre allait paraître. La première édition est sortie le 19 mars 1982, vingtième anniversaire du cessez-le-feu en Algérie.
Les réactions ont été nombreuses dans la presse. La demande a été tellement forte que six expositions itinérantes ont été montées. Près de trois cents expositions ont déjà eu lieu, en France et dans le monde. À la Biennale de Venise, au Musée d’Art Moderne de San Francisco, et de New York.
Ces expositions ont très souvent été l’occasion pour moi de rencontres. Si les Algériens immigrés trouvent souvent ces photos insoutenables, ce sont par contre les Algériennes, et principalement celles de la deuxième génération, qui reprennent ces photos comme un étendard à la gloire de leurs mères, comme un symbole du courage et de la force des femmes algériennes. Et ceci ne cesse d’être actuel.
En 1987, Jules Roy, après avoir écrit un article éblouissant sur la sortie du livre de mes photographies « La guerre d’Algérie vue par un appelé du contingent » paru aux éditions du Seuil en 1984, est venu me proposer de déposer un projet d’émission à une grande chaîne de télévision française : retourner ensemble en Algérie, à Aïn Terzine, sur les lieux de la prise de vue, pour rencontrer les femmes photographiées, et filmer en direct leurs réactions devant leur image. Lui avec son histoire coloniale, son père gendarme à Aumale, et moi avec mon histoire de bidasse. La direction des programmes n’a pas donné suite au projet…
En 1989, une seconde édition est sortie en format de poche, dans la collection « Cahiers d’Images » de Contrejour. En 1990, un éditeur berbère, « La Boite à Documents », a fait paraître Femmes des Hauts Plateaux, Algérie 1960, un livre de photos couleur et noir et blanc, faites au jour le jour, dans les différents villages, lors des promenades que je faisais souvent seul et sans arme, à la rencontre des gens, pendant l’heure de la pause, avec un texte décalé de Leïla Sebbar sur la vie des Algériens de la deuxième génération en France, aujourd’hui. En quelque sorte le pendant des photos d’identité faites sur ordre.
Une troisième édition sort aujourd’hui pour le quarantième anniversaire du cessez-le-feu. Les filles et petites filles de ces femmes défilent maintenant dans la rue.