Claude Bailblé, oct 2010.
Si tous les êtres humains ont une histoire, certains la transmettent mieux que d’autres. Comment intensifier la présence de ces personnes à l’écran ? Et si ces êtres ont disparu, comment leur redonner une présence en images et en sons ? L’histoire — passée ou présente — pose ces deux questions aux cinéastes du réel, et plus généralement aux médias, garants de la mémoire collective, et finalement de l’identité que chacun accorde à son pays pour y trouver la sienne.
Tout film — documentaire ou fiction — procède de trois lieux et de trois dates : un film sur la deuxième guerre mondiale tourné aux Etats-Unis en 1950 n’a pas le même sens s’il est projeté en Allemagne en 1960, au Chili en 1990, ou au Japon en 2010. Un film sur la répression militaire après le coup d’État de 1973 n’a pas le même impact en France ou au Chili en 1978 ou 2010, étant différemment reçu selon les âges, les milieux et même les familles. Un documentaire sur le séisme récent qui a frappé si durement le Chili en sera diversement reçu par les différentes populations du globe, pour des milliers de raisons. Sans doute le corps des personnages et le corps du spectateur se font face par la médiation d’un écran (de projection et d’introjection), mais c’est l’histoire de chacun qui vient surdéterminer la rencontre intime avec l’œuvre, en raison des dix (voire davantage) scénarisations qui lui donnent sens.
1. Le réel (illimité, inconnaissable…) est la matière première dans laquelle il faudra trouver un chemin, creuser un scénario.
2. Le vécu –mémoire heureuse ou traumatique, souffrances et espérances, imaginaire et conscience des enjeux– est un “réel pour soi”, plus accessible, dans lequel chacun peut puiser sans fin.
3. Le scénario (outil de travail écrit : enchaînements et déroulement des scènes, dialogues, dramaturgie) se constitue à partir d’un double rapport –objectif et subjectif– au monde réel. Se construit ainsi un récit mettant en jeu personnages, situations et conflits, avec la perspective d’un dénouement heureux ou tragique.
4. Le casting des situations et des personnages –lieux et acteurs, contexte et circonstances– vaut autant pour la fiction que pour le documentaire. Si la fiction prépare le jeu d’acteur par des répétitions hors caméra (mode réaliste ? épique ? parodique ?) le documentaire recherche fraîcheur et spontanéité dans la saisie directe ou la reconstitution : chacun y joue ou rejoue son propre rôle.
5. Le découpage comme direction de spectateur … (cadrer, c’est choisir et simultanément exclure). Le choix de l’instant, de l’axe, de la distance, de la durée de chaque plan est décisif tant au niveau du contenu (actions, paroles, inférences) qu’au niveau de la mise en forme (grosseur de plan, mise en perspective, frontalité, mouvements…).
6. Le montage –hiérarchisation des durées, rythme et continuité, inférences de plan à plan, fil conducteur, flux émotionnel et identification aux personnages– parachève la construction narrative ou discursive du film.
7. Le mixage (homogénéisation des sons, montage horizontal in <=> off, imagerie auditive, musique) donne de l’énergie — ppp à fff — et restaure une continuité, séquence après séquence.
8. Le “scénario intérieur” durant le visionnement : la pensée en images étant pré-consciente par nature, le spectateur construit le sens “pour lui”, sans remarquer forcément les mécanismes qu’il met en jeu : affordances et inférences, neurones miroirs, résonances motrices, pragmatique du langage (cf. infra). Le résultat s’impose : émotion, remous mental, esquisses et construction d’un horizon d’attente….
Il est vrai qu’à tout instant, les représentations internes déjà constituées rencontrent les représentations issues de l’écran. Le je personnel (avec sa part d’inconscient) et le nous culturel (l’être social) se projettent sur les personnages et les situations1. C’est véritablement dans cette rencontre que le film existe, avec toute la diversité de sa réception. Sans spectateurs, il n’y aurait que vibrations et photons dans la salle.
9. Le commentaire après-coup, à la sortie de la séance : évaluation du style et des contenus. La mise en paroles du film (avec réduction/simplification cristallisée autour de quelques scènes ou de l’interprétation) est souvent très partisane et très tranchée : rejet massif ou adhésion totale … Le film est « refait » par une discussion/évaluation souvent très affective et peu raisonnée. Le film plait ou déplait, selon l’appartenance culturelle et les résonances personnelles, avec, il faut le noter, plusieurs sortes de commentaires : le spontané (tous publics), le cinéphile (l’amateur éclairé), le critique (le spécialiste), l’universitaire (le spectateur théoricien), le cinéaste (le spectateur praticien). C’est dire à quel point la position sociale spécifie aussi bien la réception que ses commentaires…
10. Revoir le film quelques années plus tard : autre ressenti, autre évaluation. On n’est plus le même… La rencontre entre l’œuvre et le sujet construit un « nouveau » film.
Résumons nous : 1, 2, 8, 9 et 10 appartiennent en commun (mais différemment) aux spectateurs, acteurs et cinéastes. 8, 9 et 10 sont particulièrement appréciés des cinéphiles, critiques et universitaires, car ils ajoutent un supplément théorique et réfléchi au discours spontané.
3, 4, 5, 6, 7 appartiennent aux cinéastes et à leurs collaborateurs techniques et artistiques. Chaque film est une construction collective –narrative, discursive, poétique– qui propose une place active ou passive –voire aveuglante– un positionnement au spectateur. Mais personne ne sait comment le film sera reçu.
De fait, le réel et le vécu ne sont pas les mêmes pour tous. Le désir de cinéma est programmé différemment d’un milieu social à un autre, d’une personne à l’autre. Divertissement /évasion ou compréhension/transformation de l’existant ? Le film est reçu et évalué à partir d’une réalité non cinématographique, qui relève plutôt de la pratique sociale ou des aspirations individuelles, de l’engagement ou de la résignation, et aussi certainement d’une capacité critique accumulée hors cinéma.
La rencontre
S’agissant du documentaire (lequel emprunte nombre de ses figures narratives à la fiction) on notera les trois étapes du processus de création : investigation, tournage, exposition. Le réel n’est pas donné d’avance : il faut trouver les scènes ad’hoc, les personnages en conflit, susciter les “flagrants délits” de sincérité… Ne pas se tromper de lieux, de circonstances, de personnages. L’enquête et le casting préparent au tournage, tandis que le tournage invente déjà une sorte de prémontage, sans certitudes, néanmoins, car la matière des rushes se découvrira petit à petit, livrant à son auteur le film qu’elle contient. On tourne intermittemment dans le temps réel, mais on monte dans un temps continu (resserré, intensifié, recomposé), un temps à la fois discursif et narratif… Il faut donc réinventer un ordre d’exposition, loin de la chronologie de l’enquête ou du calendrier de tournage.
Une fois au montage, il y a donc lieu d’écourter, de renoncer à certains plans pour atteindre des significations plus fortes, à la faveur des rapprochements et des mises en relations qu’organise un récit dans la mémoire à court terme. De nombreuses connexions invisibles unissent ainsi les plans ou les séquences, tout en maintenant une sorte de continuité apparente (raccords de formes et de contenus, sons d’ambiance). Le film s’adapte ainsi au temps de la pensée, sans renoncer pour autant au temps de l’émotion.
L’écran de projection se présente en somme comme un écran d’alimentation de la mémoire à court terme, laquelle communique avec les affects et les souvenirs plus profonds. Le public “télécharge” le film dans son for intérieur. Ici s’arrête pourtant la comparaison avec l’ordinateur et ses fichiers. Car cet écran mémoriel — où s’accumule le devenir des personnages et où se projette un horizon d’attente — est continûment confronté au déjà connu qui s’y rapporte, afin d’être évalué par le moi intime du spectateur.
En termes de vérité : que nous raconte-t-on ? est-ce plausible, archi-connu, mensonger, exagéré, peu représentatif, inattendu ? On évalue le jeu — naturel, décalé, juste, impressionnant, ironique, non crédible — et la mise en scène — démonstrative, choquante, esthétisante, discrète et transparente, inventive. On cherche à s’identifier à un personnage (positif, négatif ou ambigu), à un groupe social (pour quelles aspirations ?) — ou alors à s’en démarquer… Le surmoi social du spectateur est de la sorte conforté ou déstabilisé ; les comportements sont examinés au regard des prescriptions idéologiques et culturelles de la société, mais aussi des angoisses informulées 2.
Aucun spectateur — aucun cinéaste, aussi bien — ne détient une vérité autre que partielle et provisoire, quel que soit son vécu, sa participation directe ou indirecte à l’histoire. Aucun spectateur — et encore moins le metteur en scène — n’est neutre, sans désirs ni aspirations, sans appartenance idéologique ou culturelle. Aucun spectateur n’est doté non plus d’une mémoire parfaite, d’un “disque dur” exhaustif : on ne retient que ce qui nous émeut, ce qui nous touche véritablement. Et encore ! L’érosion des souvenirs, le refoulement même, est chose aussi courante que l’oubli.
Tout au plus peut-on affirmer que le travail intellectuel et artistique d’une équipe de cinéma, pendant un ou deux ans, excède largement celui que peut mener le spectateur durant le visionnement du film. En sorte que la réalité filmique intensifiée, resserrée, recomposée par le montage –aussi transparent soit-il– se trouve augmentée d’une multitude de relations horizontales entre les plans ou entre les séquences, d’une abondance de connexions verticales obtenues au su ou à l’insu du spectateur.
En somme, le montage intérieur met en présence deux flux importants, en interaction constante : les propositions venues de l’écran, les réponses intérieures issues des différentes mémoires. Dans cette interaction, la présence de certains personnages est irremplaçable : on dit alors qu’ils “crèvent” l’écran.
Figures de la présence
Des situations partagées par un grand nombre, des conflits porteurs d’une aspiration commune, des catastrophes et des souffrances subies par une région entière entrent dans l’identité collective d’un pays et révèlent des qualités exemplaires auxquelles on peut s’identifier. Je pense au tremblement de terre et à ses conséquences. Il s’agit alors pour le spectateur de se forger une réactivité historique, d’affronter un malheur, mais aussi d’augmenter son courage, d’espérer une issue, de commencer un travail de deuil.
Une caméra proche, des moments expressifs et bien choisis, un visage et une voix justes s’inscrivent nécessairement dans une relation préparée par le cinéaste, relation humaine de confiance qui aboutit à la co-production d’une sincérité à laquelle le public peut s’accrocher.
Car il s’agit aussi pour le spectateur d’accéder aux états internes des personnages, s’y reconnaître et les partager, selon les enjeux de la scène. De s’y reconnaître semblable ou de s’y découvrir autre : il y a de l’autre en moi, il y a du moi dans l’autre. À chaque instant, le spectateur peut mesurer la distance physique et morale qui le sépare du personnage, se sentir en accord ou en désaccord avec lui. Éprouver les mêmes convictions, partager les mêmes émotions… ou s’en détacher.
Donner de la présence à la personne
a/ c’est d’abord donner de la crédibilité au contexte historique des séquences :
— contexte donné par l’image (situations, rapport figure-fonds, montage)
— contexte donné par les sons off ou in (lointains, semi-proches, contigus)
— [ces différents sons pouvant être rapportés, fondus, chevauchés, mixés].
Cela veut dire que le cinéaste est là, au moment opportun, qu’il connaît bien la situation et son évolution, qu’il a franchi ou éventuellement forcé les barrières, d’une manière ou d’une autre.
b/ c’est aussi équilibrer la balance entre les choses montrées (par la caméra) les choses faites (par les personnages), les choses dîtes (paroles), soulignées (par les sons ou la musique) ou suggérées (par le montage et ses inférences) 3.
c/ c’est encore utiliser la focalisation sur les mouvements (déplacements, attitudes, gestes, visages et voix, regards) de manière à ce que le spectateur participe –par empathie– aux évolutions du ou des protagonistes. Il s’agit de rendre visible l’invisible, d’accéder aux réalités sous-jacentes par des indices instantanément accessibles : allure corporelle, vêtements, état psychologique momentané, action en cours.
d/ l’usage du gros plan facilite la participation active aux intentions, réactions et émotions des protagonistes. Non seulement on suit les indexations du regard (où ?-quoi ?) mais aussi les mouvements du visage, le langage des yeux, les hésitations de la pensée et le dévoilement des émotions. On entend le phrasé, les intentions du texte parlé, les mouvements de la subjectivité. On entrevoit les conflits subjectifs ou objectifs, internes ou externes.
e/ la qualité des enchaînements entre plans (d’ordre narratif) ou entre séquences (d’ordre discursif) est obtenu par la pertinence des raccords, à la fois en termes de contenus (fil conducteur, inférences) et de continuité visuelle/auditive (ellipses transparentes, lissage temporel). En laissant le film fonctionner dans le registre préconscient de la pensée en images, le cinéaste cède de la sorte au spectateur une place plus libre pour la pensée consciente et l’évaluation verbale.
Du préconscient au conscient
La pensée en images, c’est précisément ce qui caractérise le mode d’expression artistique, tant dans l’élaboration que dans la réception des œuvres. Elle échappe en bonne part aux créateurs, qui s’en remettent à leurs intuitions, et plus encore aux spectateurs. Pour en expliquer les mécanismes sous-jacents, je souhaiterais rapprocher ici plusieurs théories récentes issues des sciences perceptives ou cognitives :
La résonance motrice : le corps mouvant aperçu à l’écran va se faire lire en mémoire corporelle, avec une vitesse de lecture directement tributaire de la vitesse d’exécution motrice, sans qu’il soit nécessaire de produire le moindre raisonnement conscient. Le cortex moteur et sa mémoire interprète les données du cortex visuel avant de les re-projeter aussitôt dans l’image. Chacun devient ainsi l’interprète instantané de ce qu’il voit : le mouvement des yeux est lu en moins de 20 millisecondes, celui du visage est compris en moins de 100 millisecondes, celui des mains et des gestes est compris synchroniquement, à la bonne vitesse. Enfin les déplacements corporels exigent plusieurs secondes, avant de former une direction et un but 4.
En s’appuyant sur les mouvements des yeux, du visage des mains ou du corps, le spectateur ne cesse d’élargir et de prolonger l’instant présent en le replaçant dans la chaîne des causes et des conséquences. L’instant bien compris suffit à amorcer et compléter — par inférence — ce qui précède ou ce qui suit, du moins à court terme. Peut-on pour autant accéder aux intentions et aux réactions des personnages à plus long terme, peut-on s’approprier les états mentaux, munis de la seule résonance motrice ? Certes non. D’autres éléments entrent en jeu.
Les affordances : au delà d’une simple catégorisation perceptive (la cuiller, le train, la maison, le bus), les objets de la vie quotidienne se voient dotés de propriétés pratiques, qui reflètent les savoir-faire et les connaissances du spectateur en la matière : un trottoir est marchable, un vélo cyclable, un jus d’orange buvable, etc. Ce sont les affordances perçues 5. Un même objet peut du reste recevoir plusieurs possibilités : une bêche sert à faire son jardin, à tenir la porte branlante d’un garage, à tuer et même à enterrer la victime ! Tout dépend du contexte.
On peut aussi rapprocher plusieurs objets dans la même image et composer une propriété globale, pur produit des relations entre éléments : bougies + gâteau + champagne = anniversaire. Plus généralement, la construction d’un décor relève de l’assemblage adéquat de différents objets spécialement disposés. Le résultat — impressif, mais efficace — ne passe par aucun raisonnement conscient. Il en va de même pour les vêtements et le maquillage qui participent à la caractérisation des personnages. À chacun de projeter les idées et connotations que son imagination lui suggère.
L’inférence partielle : si l’on associe l’affordance d’un objet (sa valeur d’usage, en quelque sorte) à la résonance motrice sur un mouvement corporel (regard, visage, geste de la main, déplacement) la portée temporelle ou spatiale de l’inférence augmente sensiblement, aidée par le contexte du montage. Une bagarre, un revolver, un type qui se débat : on imagine facilement la suite… L’inférence partielle — préconsciente — permet de relier l’action présente à ses causes immédiates, mais aussi de voir venir l’action suivante dans un jeu d’hypothèses de type probabiliste. Quelqu’un accourt, une personne ouvre son courrier, un cri d’enfant se fait entendre… Quelle portée — immédiate ou différée — donner à ce bruit de pas, ce geste, ce son ? Quelle importance attribuer à courrier, cette enveloppe nerveusement déchirée, à ce juron, cette chute maladroite de la lettre ? Quelles conséquences attribuer à tout cela ? Quelle degré de probabilité accorder à l’une ou l’autre des hypothèses entrevues ? La parole, avec ses possibilités de représenter le passé, le présent ou l’avenir, vient alors en renfort.
Les dialogues et la TMPP : le passage du muet au sonore (les bruits du corps) et au parlant (la parole) a grandement facilité la compréhension des intentions et des réactions des personnages. Comme l’explique la socio-pragmatique du langage, le “texte facial” s’unit au geste vocal et au texte proprement dit pour produire le sens pratique d’un dialogue, avec la force illocutionnaire des propos échangés. Ce qui est transmis est toujours plus large et plus complexe que ce qui est dit, stricto sensu. Aussi le spectateur, praticien lui-même des actes de parole, s’intéresse davantage aux sous-entendus, à l’implicite des phrases échangées, qu’à un premier degré jugé trop explicite. Le pouvoir qu’a la parole de représenter le passé, le présent immédiat, le futur proche ou lointain, tout en s’adressant à un interlocuteur sur le ton du conseil, de la supplique, de la persuasion ou de la colère (etc.) est donc mis à contribution : on le retrouve dans les films avec toutes les figures possibles de l’énoncé et de l’acte de parole. Certaines d’entre elles peuvent du reste être considérées comme de pures instructions narratives ouvrant par inférence sur les plans suivants.
Soit un personnage raccrochant son téléphone après avoir dit d’un ton enjoué : « ok, j’arrive !». On le retrouve au volant de sa voiture en train de démarrer. Tout le monde comprend que ce départ heureux est lié au coup de fil. On a ainsi économisé le manteau, les clefs, la sortie, l’escalier, le hall d’entrée, la marche jusqu’à la voiture, l’ouverture des portes, etc. L’objet, le geste et la parole ont été associées — dans le préconscient — pour inférer la rencontre toute proche. Le temps de la compréhension est de la sorte abrégé : en combinant actions, dialogues et ellipses, on évite bien des piétinements 6.
Cela dit, le geste vocal — le timbre et le ton de la voix — est aussi important que le texte proprement dit : les hésitations, les accents, le rythme d’un propos sont parfaitement ressaisis par l’auditeur, simplement parce qu’étant lui-même locuteur, ils correspondent à des façons de parler déjà vécues, à des profils d’expression déjà éprouvés.
Une théorie, née aux Etats-Unis dans les années 50, sous l’impulsion d’Alvin Liberman, a exploré ce domaine expressif. La théorie motrice de la parole perçue [ou TMPP] établit que la perception de la parole ne doit pas être recherchée seulement dans la “surface acoustique“ des mots, mais aussi dans la “structure articulatoire sous-jacente“. La chaîne parlée tient en effet en une série de passages : du geste intentionnel à la commande motrice, de la commande motrice aux déplacements d’articulateurs (langue, mâchoires, lèvres), avec pour résultat final une parole. Il s’agit alors, pour estimer les gestes intentionnels à partir du son proféré, de faire le chemin inverse, c’est-à-dire de faire dépendre la reconnaissance vocale tant du cortex (pré)moteur, memento-agenda de gestes vocaux bien connus, d’articulations apprises, que du cortex auditif, répertoire de syllabes et de vocalisations. Cette théorie a été perfectionnée et élargie — il y a peu — sous l’appellation « neurones-miroirs ».
Pourquoi, lorsqu’on voit quelqu’un prendre un verre d’eau et le soulever, en déduit on automatiquement qu’il a soif et qu’il va boire ? Pourquoi interprétons-nous et évaluons nous si justement le jeu d’acteur, qu’il s’agisse du regard, du visage ou des attitudes corporelles ? Sans doute, parce qu’acteurs nous-mêmes, ce que nous voyons des agissements d’autrui — la “surface visuelle” en mouvement — va se réfléchir aussi dans la mémoire corporelle, soit dans la “structure articulatoire sous-jacente”, à savoir : le déroulé des actions.
Les neurones miroirs : en 1997, des chercheurs italiens de l’université de Parme ont montré que le seul fait de regarder des mouvements de la bouche, des mains ou des pieds, active des zones corticales impliquées dans l’exécution de chacun de ces mouvements. En d’autres termes, l’analyse des mouvements humains dépend tout autant du cortex visuel que du cortex (pré)moteur, lequel “connaît” — de mémoire motricienne — les règles pratiques qui contraignent les gestes, et aussi bien les phases successives d’une action. En clair, un même réseau neuronal s’active lorsque je vois autrui agir, lorsque j’imagine cette action et lorsque j’agis moi-même . Par exemple, l’action « prendre une tasse dans sa main pour le déjeuner » ne déclenche pas la même activité neuronale que « prendre une tasse dans sa main pour débarrasser la table » 7.
Dans un premier temps — de 1997 à 2006 — on a cru les neurones miroirs capables de traduire les états mentaux, à partir des gestes et des mouvements corporels. Dans un second temps, une controverse entre chercheurs a séparé la simple résonance motrice de la lecture intentionnelle des actes, ce qui a donné lieu à de nombreux débats. Pour beaucoup, les neurones miroirs ne peuvent permettre en aucun cas d’accéder aux états mentaux, à l’intériorité d’une personne : ils ne peuvent lire que la portée immédiate des mouvements, pour autant que le spectateur les ait déjà vécus lui-même, directement ou indirectement.
Pour ma part, je chercherais volontiers un commencement de réponse dans le rapport art & science, c’est-à-dire du côté des solutions intuitives mises en œuvre dans les films réussis. La résonance motrice ne suffit pas à comprendre une intention complexe ou différée. Pour accéder à une inférence partielle, il faut non seulement la coupler aux affordances d’un objet (la tasse de café, pour reprendre l’exemple ci-dessus) mais également y adjoindre les propos des personnages (texte, sous-texte, geste vocal) si l’on veut voir plus loin. Et surtout lui donner un contexte, une accumulation préalable. C’est alors que le montage des films apporte toute sa force en ajoutant, en relation directe avec les personnages et les situations, un discours latent, celui des prises en compte successives opérées par le défilement des plans et l’enchaînement des séquences.
Le montage
En écourtant et resserrant les actions, en usant du montage parallèle ou recouvrant les ellipses d’une continuité apparente, le montage se fait discours, de cut en cut, de séquence en séquence. Or… voici que, cependant, mais par ailleurs, et pourtant, donc, sauf que… C’est au spectateur de retrouver l’articulation entre plans en s’aidant du jeu, des actions et des dialogues, mais aussi de l’emplacement des points de coupe (in-out) ou des sons off, déclencheurs d’images nouvelles. Ce faisant, le spectateur emprunte à son tour le chemin logique tracé par le montage, soit pour accéder aux réactions et intentions des personnages, soit pour partager le point de vue du cinéaste.
Effectivement, dès qu’il y a conflit entre les différents personnages que l’on a choisis ou pu filmer, il devient impossible de créer un schéma de montage qui puisse renforcer tous les points de vue simultanément. Le monteur — force de proposition — suggère alors à son réalisateur — force d’intention — une structure appropriée, narrative en apparence, discursive en réalité8. L’objectif est de se rapprocher de l’un des points de vue, en privilégiant un montage accordé aux intentions et aux réactions de l’un ou l’autre des protagonistes.
Ce schéma de montage va favoriser ou renforcer tel ou tel personnage par un suivi avantagé de ses actes (panoramiques d’accompagnement, gros plans, travellings, etc. posés sur les expressions, gestes, regards… De cette manière, les points de coupe — cuts — semblent appartenir synchroniquement, non plus au narrateur, mais aux préoccupations et décisions de l’un ou l’autre. Doté de cette couverture, le montage reprend à son compte certains états mentaux, approuve certaines positions, au détriment d’autres points de vue, mis à distance ou minorés par la grosseur ou la durée des plans.
Pour autant, le cinéaste peut suivre un autre schéma, en affirmant par exemple ses propres positions dans un commentaire explicite : l’ordonnancement des plans est alors subordonné à une voix off qui oriente la lecture des plans. C’est que bien souvent, les paroles des personnages et le montage des plans ne suffisent plus à assurer la compréhension du film. Le narrateur descend alors dans l’arène, ce qui ne l’empêche nullement de continuer à faire défiler ses propres prises en compte en ajustant : a/ les raccords par inférence (étayés par les mouvements corporels, les objets, les dialogues)
b/ les raccords formels (fluidité de l’espace et du temps) c/ la densité et la vitesse du déroulé temporel (intensités, ellipses, flux multiples, entrelacés ou parallèles) 9.
Pour autant, le chemin de pensée et d’émotion proposé par le montage ne cesse d’interagir avec les savoirs et les croyances déjà constitués chez le spectateur. Certes, les images et les sons d’un plan sont vrais en tant que tels (lieux et moments), mais le montage qui les anime est une construction (elliptique et concentrée) qui procède d’un choix de tournage, d’une part, d’une mise en ordre narrative ou discursive, d’autre part. La scénarisation voulue par le cinéaste, pour être crédible, a donc besoin d’être relayée et authentifiée par les figures cinématographiques de la présence : elles certifient et départagent les points de vue.
L’accès aux états internes
Les plans larges (pôle situation) rendent lisibles les déplacements, les rencontres, les approches et les éloignements. On dispose ainsi d’un contexte pour comprendre les plans plus serrés.
Les plans rapprochés donnent à voir les gestes et les visages (pôle personnage). Sont ainsi précisés les épicentres successifs de l’action ou de la parole : ce qu’il est souhaitable de montrer ou d’évincer.
Les gros plans de visage révèlent une singularité en acte : les yeux s’orientent et convergent en désignant ce qu’ils regardent (indexation in ou off). Le spectateur suit ainsi avec précision les mouvements de l’attention, les prises en compte successives des différents protagonistes.
Ces mêmes visages laissent transparaître aussi une émotion silencieuse, monter un espoir, éclore un sourire (pôle subjectif) : les états mentaux se montrent par des synergies musculaires qui échappent en bonne part à la volonté consciente. Lorsqu’un personnage réfléchit, passe en vision intérieure, le spectateur est invité à le suivre pour partager les pensées et les émotions manifestées par le “texte facial”. Ces moments intérieurs sont très importants puisqu’ils dirigent l’identification, participent à l’adhésion ou au rejet.
Si le texte facial ne suffit pas, le geste vocal vient à la rescousse : la voix chuchotée, la voix pleurée, la voix criée, les soupirs et les craintes nous en disent souvent plus que le texte même des dialogues. Néanmoins, les propos s’adressent aussi au spectateur, qui se trouve conforté ou questionné, embarrassé ou touché dans ce qu’il croit savoir : à chacun d’imaginer ce que parler veut dire dans le contexte précis rapporté par la mise en scène 10.
S’il y a un domaine où les neurones miroirs retrouvent leur pertinence, c’est probablement celui de la voix et du visage, tous deux accessibles par les gros plans visuel et auditif. L’un et l’autre participent à la communication entre êtres humains : on se regarde pour mieux s’écouter. Comme nous le révèle clairement le portrait le visage forme un “paysage” particulièrement intense, indiquant l’age, le sexe, le caractère, l’histoire psychologique et sociale, mais surtout l’état intérieur, instantanément donné par les yeux, les synergies musculaires de la face. Tout se passe comme si notre visage, invisible à notre propre regard, mais offert à la vue des autres, fonctionnait en accord avec nos états mentaux, révélant nos intentions et nos réactions les plus intimes, suscitant projections et introjections.
« Le visage est le lieu de la reconnaissance mutuelle, nous allons les mains et le visage nus et nous offrons aux autres le relief de traits qui nous identifient. À travers lui nous sommes reconnus, nommés, jugés, assignés à un sexe, à un âge, une couleur de peau, nous sommes aimés ou méprisés, ou anonymes, noyés dans l’indifférence de la foule ». (Communication de David Le Breton).11
Le langage des yeux, vif et rapide, ne trompe pas. Il nous dit la haine, la peur, l’inquiétude, la ruse, la gêne, la séduction, l’admiration… La puissance du regard est telle que l’on a cru bon d’interdire le regard caméra en raison du trouble qu’il produit en réintroduisant le présent dans le passé de la représentation : il — ou elle — me regarde, ici et maintenant, dans le présent de la projection, ce qui est évidemment impossible, vu le dispositif. On lui préfère donc « le flagrant délit de sincérité » exprimé par les yeux, les sourcils et les lèvres, sans adresse directe au spectateur 12… La crédibilité atteint alors son intensité de présence maximale. À cet instant d’émotion particulière, le cinéaste, le personnage et le spectateur éprouvent ensemble une réalité qui les concerne possiblement tous les trois.
Les figures de la présence parcourent ainsi tous les états corporels et mentaux, en s’inscrivant dans la complexité sociale, individuelle et collective. Le chercheur français Alain Berthoz propose le concept de simplexité 13, et ce n’est pas un hasard. Le cinéaste, comme tous les humains, « cherche à faire simple, ce qui demande d’inhiber, de sélectionner, de lier, d’imaginer, pour pouvoir ensuite agir au mieux » dans la complexité qui nous entoure.
Corps érotique et heureux, corps malade et plaintif, souffrant et défiguré, blessé et mourant.
Corps historique, résigné ou en colère, torturé et abattu.
Corps d’espoir, corps engagé, soutenu, rebelle à plusieurs.
Corps multiples, conscients des enjeux, corps en lutte.
Figures de l’absence.
Tous les états du corps ne sont pas filmables. Certains sont protégés, secrets ou interdits de caméra. D’autres sont déclarés obscènes. Ils existent, mais sont occultés, tus et si besoin, effacés. Pour toutes sortes de bonnes ou mauvaises raisons, provisoires ou durables, morales ou politiques.
Les visages (disparus), les voix (éteintes), les actions (censurées) posent clairement la question de la liberté des cinéastes. La démocratie doit gérer ses conflits au fur et à mesure qu’ils se présentent, sans attendre qu’ils s’enkystent ou dégénèrent. Le cinéma et les médias devraient ouvrir au débat public, à l’intelligence plurielle, à la transformation positive du monde.
Que vaut en effet la mémoire d’un peuple sans les images et les sons qui vont avec ? Que devient l’identité collective quand les souvenirs sont tronqués ou effacés, quand les témoins directs ensevelissent avec eux les souffrances ou les espoirs d’un pays tout entier ? Qu’est ce qu’une nation sans archives ?
Filmer les évènements importants, qu’ils soient douloureux ou dangereux, c’est disposer d’une mémoire filmée, qui, une fois l’effroi ou la colère dissipés, permet de construire et regarder avec recul et distance la trajectoire historique de son pays. Ce constat devrait inciter à filmer sans relâche les évènements présents, et plus largement les acteurs de la réalité contemporaine.
En attendant, comment redonner de la visibilité et de l’audibilité à celles et ceux qui, pendant si longtemps, ont été privés d’images et de sons ? Comment représenter les absents, les introuvables, les disparus ?
Je finirais en émettant quelques suggestions, avant que Victor Reyes ne développe plus avant :
photos refaites au même endroit avec les survivants ; documents et archives filmés par des médias étrangers ; témoignages des proches et des amis ; lecture par un comédien professionnel du journal du disparu, avec des caméras subjectives en rapport avec le texte (cf. Richard DINDO, Journal de Bolivie) ; confrontation de la jeunesse avec des images d’archives inconnues d’elle (Patricio GUZMAN) ; reconstitution mimée des lieux de la violence (Rithy PANH, S 21) ; le lieu de la disparition, filmé en leitmotiv (en différents axes, saisons, moments (Patricio ENRIQUEZ) ; la trace des actions (enregistrements, peintures, œuvres…) ; cartes postales de l’époque, articles de journaux…
Non sans oublier de mentionner en synthèse remarquable, le très beau film de Patricio Guzman « Nostalgie de la lumière », tourné dans le désert d’Atacama. On y trouve le plus grand observatoire astronomique du monde, les vestiges des civilisations indiennes, les traces des camps de travail ouvrier et les cadavres des déportés politiques assassinés pendant la dictature, puis dispersés dans les sables par les militaires. Un film sur la mémoire où s’entrecroisent et s’associent quatre temps : le temps astrophysique, l’archéologie des fondations indiennes, l’esclavagisme du XIXème siècle, le camp de déportation. Le regard dans les étoiles, la main dans le sable, ils et elles cherchent avec la même endurance, la même incertitude. Luis, ancien prisonnier, doit sa survie à la passion de l’astronomie que lui ont inculquée ses compagnons de captivité. Valentina, jeune astronome, tire de l’observation du ciel, une raison d’aimer la vie, après l’assassinat de ses deux parents. Nul doute que le spectateur, ému par tant de mémoire et de souffrance saura trouver, comme eux, la force d’espérer encore sinon de réanimer la mémoire des disparus.
[A partir du constat selon lequel le Chili n’a pas achevé son travail de mémoire, et qu’au contraire l’effacement systématique continue ici ou là, la disparition historique des corps trouve dans la figure de l’omission délibérée une systématique de l’oubli, une néantisation de toutes les traces. Cela n’a jamais été… Quoi, au juste ? … on ne sait déjà plus. Or seul l’examen du refoulé — le retour au passé — permettrait de guérir le corps social de sa blessure historique, jusqu’à envisager simultanément le jugement des coupables et l’apaisement que procure le pardon.]
- C’est que le spectateur entre dans le film avec un je singulier (trajectoire psychologique, aspirations conscientes/inconscientes) et un nous d’appartenance (culturelle, sociale, sexuelle, classe d’âge), inclus néanmoins dans une attente particulière : il est venu voir tels interprètes, tel type de film, tel metteur en scène, des actions imaginaires ou réelles. Désireux de se nourrir — intellectuellement et émotionnellement — de films de confrontation et de mémoire, le spectateur coproduit à son tour un texte intérieur, en s’aidant du déjà connu, du déjà vécu.
- Chaque spectateur se positionne ainsi devant les personnages et les situations conflictuelles avec un parti pris (soit un mélange de savoirs, de croyances et d’approximations qui caractérise la subjectivité), avec les préjugés « transparents et acquis » de son milieu de vie (règles communément admises, évidences partagées, intérêts supposés communs).
- Le montage ne saurait se contenter d’un premier degré didactique, ignorant les possibilités imaginatives du spectateur.
- La vitesse de lecture des actes moteurs est adaptée à la vitesse de la commande motrice. Par leur faible masse, les yeux vont très vite, tandis que les muscles du visage (26 paires) sont plus lents, occupés à configurer les expressions de la face. La résonance motrice est à la base des comportements imitatifs indispensables à tout apprentissage moteur.
- Affordance est un terme conçu par Gibson, dans le cadre de sa théorie écologique de la perception (1969).
- Cette capacité à prolonger mentalement le devenir des actions à court terme, sur la base d’un amorçage réussi, est essentielle au cinéma : elle permet de suivre plusieurs personnages dans une scène, simplement en y sélectionnant les moments significatifs, en les croisant au montage, tandis que le son off se charge d’entretenir le flux des présences en mémoire (bruit de pas, dialogues), tout en assurant la continuité apparente, cette tricheuse. Si l’on focalise sur A, on peut ellipser sur B, et inversement. Si l’on suit C, on peut ellipser sur A et B, avant d’y revenir à nouveau…
- Sur les neurones miroirs et leur fonctionnement, se reporter à l’ouvrage de Giacomo Rizzolatti, Corrado Sinigaglia « Les neurones miroirs », Ed. Odile Jacob, Paris 2007. La particularité de ces neurones tient au fait qu’ils déchargent des potentiels d’action pendant que l’individu exécute un mouvement (c’est le cas pour la plupart des neurones du cortex moteur et prémoteur) mais aussi lorsqu’il est immobile et voit (ou même entend) une action similaire effectuée par un autre individu, voire seulement quand il pense que ce dernier va effectuer ladite action.
- Si chaque image s’adosse à un point de vue, alors il faut admettre que la succession des plans, même lorsqu’elle paraît naturellement conduite par l’enchaînement chronologique des actions, tient toujours un discours sur ce qui est montré : le discours des points de vue successivement délivrés, augmenté de celui des relations entre plans.
- Le risque est alors de recouvrir la pensée imageante par un trop plein de pensées verbales.
- Le déroulement du film convoque une réalité de référence, propre à chaque spectateur. C’est donc un réseau d’affects et de représentations, de croyances et d’aspirations — constitué avant la projection du film, mais réactivé et travaillé par le montage — qui s’accumule en mémoire rapprochée, pour faire trace et dialoguer avec les propositions du cinéaste.
- Lire à ce sujet l’ouvrage du psychanalyste Gérard Bonnet « La violence du voir » PUF, Paris 1996
- Sauf si, pour de bonnes raisons, le cinéaste souhaite prendre à témoin son spectateur, furtivement ou durablement.
- « La simplexité », Alain Berthoz, Ed Odile Jacob, Paris 2009.