Ils ne comprennent que la force – Sur « La Journée de la jupe »

Una analyse de Mona Chollet

Le lac des signes Les blogs du Diplo

Avec La Jour­née de la jupe, le film déran­geant et sans tabous qui va à contre-cou­rant de la bien-pen­sance poli­ti­que­ment cor­recte, le rôle et la « grande cause » se confondent.

« La Jour­née de la jupe » un film de Jean-Paul Lilien­feld, sor­ti en salles le 25 mars 2009.

Il en dit des choses, ce film, par sa seule palette de cou­leurs ! Pre­nez l’une des images que l’on a vues par­tout : Sonia Ber­ge­rac, la prof de fran­çais inter­pré­tée par Isa­belle Adja­ni, coin­cée contre un mur par l’un de ses élèves, un grand Noir pré­nom­mé Mouss. Le teint dia­phane, ses yeux bleus rem­plis à la fois de défi et de désar­roi, elle porte un che­mi­sier d’une blan­cheur écla­tante, tan­dis que son agres­seur est engon­cé dans un blou­son d’un noir brillant, avec un col de four­rure sombre. Tout au long du film, Madame Ber­ge­rac fait ain­si une tache lumi­neuse, sym­bole de pure­té, de fra­gi­li­té, d’innocence et de… blan­cheur, au milieu de ses élèves basanés.

Ceux qui ont vu le film savent que, dans cette scène, Mouss menace Sonia Ber­ge­rac de viol. En des termes exquis, qui plus est. Il lui montre qu’il connaît son adresse (« 22, bou­le­vard de Bel­le­ville, 4e étage droite »), et il ajoute : « T’as une idée de ce que ça te fera de sen­tir deux bites te ramo­ner en même temps, salope ! » Du moins, c’est ce qu’on lit dans le scé­na­rio, dont nous avons pu voir une copie. C’est la ver­sion sobre. Car, dans le film, Mouss ajoute cette déli­cate incise : « Deux belles bites de bam­bou­las » – juste au cas où la dimen­sion raciale de la chose n’aurait pas été assez évi­dente. Sur le pla­teau régnait appa­rem­ment une folle ébul­li­tion créa­tive. Quelques minutes plus tard, quand la prof braque sa classe avec l’arme qu’elle a décou­verte dans le sac de Mouss, le scé­na­rio vou­lait qu’elle crie : « Main­te­nant, vous allez me dire qui m’avait lan­cé des gommes sur la tête le pre­mier jour ! » Mais, au moment du tour­nage, le réa­li­sa­teur a dû juger qu’à la réflexion, cette his­toire de gommes, c’était un peu léger ; si bien que, dans le film, Madame Ber­ge­rac crie plu­tôt : « Vous allez me dire qui me laisse des mots dégueu­lasses dans mon casier ! »

Cha­cun ses tra­di­tions : pen­dant que le Nègre se pro­pose de vio­ler la femme blanche, le poli­cier du RAID inter­pré­té par Denis Poda­ly­dès, Labou­ret, a des peines de cœur (Ber­ge­rac, Labou­ret, Béchet : c’est fou comme, dans ce film, les vrais Fran­çais ont des noms qui fleurent bon la vraie France). Entre deux séances de négo­cia­tions, il se cara­pate dans un cou­loir désert pour appe­ler sa femme qui vient de le quit­ter et la sup­plier de reve­nir. Salauds d’immigrés qui nous empêchent de vaquer tran­quille­ment à nos mari­vau­dages séculaires.

Le racisme, cette escroquerie

On sait que, pour don­ner un reten­tis­se­ment maxi­mal à cha­cun de ces « grands retours au ciné­ma » qu’elle effec­tue à inter­valles régu­liers depuis une ving­taine d’années, Isa­belle Adja­ni aime y adjoindre son ral­lie­ment spec­ta­cu­laire à l’une des grandes causes du moment. En rece­vant son César pour Camille Clau­del, en 1989, elle avait lu sur scène un extrait des Ver­sets sata­niques de Sal­man Rush­die. En 2005, tou­jours aux César, vou­lant récla­mer la libé­ra­tion d’Ingrid Betan­court, elle avait récla­mé par erreur celle de l’héritière de L’Oréal, Liliane Bet­ten­court, à la vive sur­prise de l’assistance, qui croyait la femme la plus riche du monde en sécu­ri­té dans sa rési­dence de Neuilly-sur-Seine. Avec La Jour­née de la jupe, le film déran­geant et sans tabous qui va à contre-cou­rant de la bien-pen­sance poli­ti­que­ment cor­recte (au point que les médias, dans leur pitoyable fri­lo­si­té, ne lui ont consa­cré que quelques petites dizaines d’articles dithy­ram­biques), le rôle et la « grande cause » se confondent. Sous la menace de son arme, Sonia Ber­ge­rac inflige à ses élèves inter­lo­qués un long mono­logue, telle une actrice qui part en vrille et tient la jambe à son audi­toire lors d’une céré­mo­nie de remise de récompenses.

Cette fois, la « grande cause » consiste à par­ache­ver, en toute bonne conscience, la dia­bo­li­sa­tion déjà bien avan­cée du « jeune de ban­lieue ». Le scé­na­riste et réa­li­sa­teur du film, Jean-Paul Lilien­feld, déclare, dans un entre­tien à Pri­mo-Europe (un site obsé­dé par le péril isla­mique, et dont il est l’invité après Ivan Riou­fol, Pierre-André Taguieff, Eric Mar­ty et la moi­tié de l’équipe de Char­lie Heb­do) : « Je pense que ces ados sont vic­times d’une double dis­cri­mi­na­tion : sociale et raciale. Et tout ce qui peut être fait d’efficace pour sup­pri­mer le racisme et la pau­vre­té aura mon appro­ba­tion. Mais être une vic­time n’empêche pas d’être un bour­reau. » Sauf que, à l’évidence, comme beau­coup de ses conci­toyens, le côté « bour­reau » le pas­sionne net­te­ment plus que le côté « vic­time », qui repré­sente pour­tant une réa­li­té incom­pa­ra­ble­ment plus mas­sive – à moins de pré­tendre que chaque ado­les­cent noir ou arabe de ban­lieue se balade avec les images d’un viol sur son télé­phone por­table et un flingue dans son sac ; ce que l’opinion hys­té­rique, à ce stade, n’est sans doute pas très loin de croire, certes.

Quand, dans La Jour­née de la jupe, le côté « vic­time » est évo­qué, c’est tou­jours pour le décré­di­bi­li­ser, pour le mon­trer comme une escro­que­rie. Ain­si, lorsque, dans l’attroupement qui s’est for­mé devant le col­lège à l’annonce de la prise d’otages, une mère arabe se plaint du racisme aux jour­na­listes (« les gens y sont racistes »), un com­mer­çant asia­tique inter­vient aus­si­tôt pour cla­mer, dans son sabir pit­to­resque, que c’est son fils à elle qui est raciste : « C’est eux pas vou­loir de nous ! Moi j’ai pris le café-tabac… Trois fois tout cas­sé ! Son fils dans la bande ! (…) Pas nous racistes ! Eux faire par­tir tous les autres ! Eux rien faire et jaloux de nous. Mais moi tra­vailler ! » Eh, oui : les Arabes sont des fei­gnants et des délin­quants. Et ce n’est pas du racisme : c’est ce brave Jaune qui l’affirme !

« La Jour­née de la jupe » un film de Jean-Paul Lilien­feld avec Isa­belle Adja­ni, Denis Poda­ly­dès, Yann Col­lette, Jackie Ber­royer. Une copro­duc­tion Arte France, Mas­ca­ret Films, Fon­ta­na, RTBF. Dif­fu­sé sur Arte le 20 mars et sor­ti en salles le 25 mars 2009.

Le machisme, l’islam, l’antisémitisme, les tour­nantes… Fidèle adap­ta­tion au ciné­ma des Ter­ri­toires per­dus de la Répu­blique [Lire la 1], La Jour­née de la jupe aligne avec soin tous les cli­chés que la féroce pro­pa­gande de ces der­nières années a ins­tal­lés dans les têtes comme autant d’évidences. Les per­son­nages n’ont aucune épais­seur propre, aucune indi­vi­dua­li­té ; ils sont là pour incar­ner des sté­réo­types. Ain­si, quand le jeune Karim (celui qui a sac­ca­gé le café-tabac de l’Asiatique) s’assied sur une chaise qui se brise sou­dain en deux, cet inci­dent n’a lieu que pour per­mettre de lui faire dire : « C’est quoi, cette chaise de feuj ! » Et pour per­mettre à Sonia Ber­ge­rac de lui ordon­ner élé­gam­ment, en le bra­quant avec son arme : « Répète après moi, pelle à merde ! “En France, l’injure raciste est punie par la loi.” » Le gar­çon finit par s’exécuter. Orgasme col­lec­tif dans la salle de cinéma.

Pour des femmes en jupe et des hommes qui en ont

Ce film à thèse, lour­de­ment idéo­lo­gique, est aus­si l’occasion de régler leur compte à toutes ces endives molles d’enseignants de gauche, rela­ti­vistes, démis­sion­naires et déma­go­giques – com­pre­nez : à tous ceux qui ne voient pas dans leurs élèves une horde de bar­bares mal­fai­sants. Ils sont ici cari­ca­tu­rés de manière si gro­tesque que c’est sur­tout le scé­na­rio qui se ridi­cu­lise. Il y a le prof qui se balade tou­jours avec le Coran dans son car­table, « comme ça je gagne leur res­pect en m’intéressant à leur culture » ; celui qui porte des pan­ta­lons bag­gy et parle en ver­lan, expli­quant qu’il s’entend très bien avec ses élèves car ils « kiffent les mêmes musiques », et qui, s’étant fait cas­ser la gueule, refuse qu’on dise qu’il est fait « agres­ser » : « On dis­cu­tait, on s’est pas com­pris, c’est tout. » Il s’indigne qu’on lui sug­gère de por­ter plainte : « Vous vou­lez que je porte plainte contre un cri de détresse ?! »

Non seule­ment les col­lègues et le pro­vi­seur de Sonia sont des imbé­ciles maso­chistes, mais ils se rendent odieux en acca­blant la jeune femme, sans craindre de tirer sur l’ambulance : ils affirment qu’elle est « limite raciste », « isla­mo­phobe », et que, refu­sant de « tenir compte du contexte », elle s’obstine à por­ter des jupes qui sont « un appel au viol ». Ils ont tous, dans leur phy­sique, quelque chose de mou, d’empâté ; quelque chose d’efféminé, pour tout dire. Au fond, ce sont des couards qui se défilent devant l’envahisseur. L’amie de Sonia, seule prof à prendre sa défense, leur lance d’ailleurs : « Elle est peut-être en jupe, mais elle baisse pas son froc, elle ! » En somme, ce dont la France a besoin, c’est de vrais hommes, qui ne « baissent pas leur froc », et de vraies femmes, qui portent des jupes et des talons. Cha­cun dans son rôle, et les vaches seront bien gar­dées, et les maho­mé­tans n’auront qu’à bien se tenir.

Un phy­sique mou, un dis­cours incons­cient et angé­liste jusqu’à la bêtise face au péril qui menace la com­mu­nau­té natio­nale : c’est aus­si comme cela que sont repré­sen­tés les défen­seurs des droits de l’homme dans 24 Heures Chro­no, série amé­ri­caine réac­tion­naire met­tant en scène un agent du contre-ter­ro­risme, Jack Bauer. On se sou­vient notam­ment, dans la qua­trième sai­son, de l’avocat d’une ONG hypo­cri­te­ment bap­ti­sée « Amnes­ty Glo­bal », enga­gé par un ter­ro­riste arabe pour obte­nir sa remise en liber­té afin qu’il puisse accom­plir son sinistre des­sein. Par com­pa­rai­son, cette fem­me­lette d’avocat fai­sait admi­ra­ble­ment res­sor­tir la viri­li­té et la luci­di­té de Bauer, dont il contra­riait la mis­sion avec son obs­ti­na­tion pro­cé­du­rière et butée. Tout était mis en œuvre pour que le télé­spec­ta­teur, à qui l’on avait aupa­ra­vant mon­tré en long et en large à quel point le ter­ro­riste était odieux et prêt à tout, et qui par­ta­geait donc avec le héros la conscience de la gra­vi­té et de l’urgence de la situa­tion, ait envie de le mas­sa­crer de ses propres mains.

A la réflexion, La Jour­née de la jupe pré­sente de nom­breux points com­muns avec 24 Heures. Dans la sep­tième sai­son de la série, actuel­le­ment en cours de dif­fu­sion aux Etats-Unis, le pré­sident est une pré­si­dente : Alli­son Tay­lor. Comme Sonia Ber­ge­rac, elle sym­bo­lise la femme libé­rée, orgueil de l’Occident, et se bat comme une lionne pour pré­ser­ver les valeurs de son pays, qui est, dit-elle, « un pilier du Bien dans le monde ». Comme Sonia Ber­ge­rac, tabas­sée par Mouss, la pré­si­dente Tay­lor se fait gifler par un colosse noir déloyal qui ne res­pecte rien : il s’agit d’un dic­ta­teur afri­cain géno­ci­daire, à la tête d’un pays appe­lé le « San­ga­la », qui s’est intro­duit avec des hommes en armes dans la Mai­son Blanche et pro­jette de l’assassiner.

La France sous le joug gauchiste

Les deux pro­duc­tions par­tagent aus­si une vision du monde tota­le­ment fan­tas­ma­tique et un brin para­noïaque. Dans 24 Heures, au bout de six sai­sons, l’Amérique, à force de s’attirer l’ire des méchants par ses excès de ver­tu (eh oui, car ça leur donne des com­plexes, à ces bons à rien), est un pays mar­tyr : en quelques années, des ter­ro­ristes ont suc­ces­si­ve­ment ten­té de lar­guer une bombe nucléaire sur Los Angeles, répan­du un virus mor­tel dans plu­sieurs villes, per­pé­tré des séries d’attentats-suicides, tué douze mille per­sonnes dans une explo­sion ato­mique… Bref : le 11-Sep­tembre toutes les semaines, ou presque. La Jour­née de la jupe révèle des angoisses équi­va­lentes – ain­si qu’une com­plai­sance à se dépeindre en vic­time assez savou­reuse venant de quelqu’un qui dénonce le dis­cours vic­ti­maire. Alors que, dans la vraie vie, l’opinion fran­çaise est chauf­fée à blanc depuis envi­ron six ans sur l’horreur de la condi­tion des femmes en ban­lieue et la bar­ba­rie des Ara­bo-musul­mans, ici ou ailleurs, Sonia Ber­ge­rac, incom­prise, vili­pen­dée, lâchée par tout le monde, semble être la seule à avoir conscience du dan­ger que repré­sentent ses enra­gés d’élèves. Le pays est para­ly­sé par le « poli­ti­que­ment cor­rect » ; les gau­chistes tirent toutes les ficelles. A un moment, dans le col­lège, on aper­çoit un pan­neau syn­di­cal tapis­sé d’affiches de la Confé­dé­ra­tion natio­nale du tra­vail (CNT), comme si l’organisation anar­chiste était hégé­mo­nique au sein de l’Education nationale.

Dans le scé­na­rio, on trouve même une séquence dans laquelle un jour­na­liste de télé­vi­sion inter­roge, devant les grilles du col­lège, un socio­logue dont il pré­sente le livre comme « pas­sion­nant », et qui invoque la res­pon­sa­bi­li­té de la « bar­ba­rie néo­li­bé­rale » dans le drame en cours ; mais quelqu’un a dû sug­gé­rer à Jean-Paul Lilien­feld de bri­der un chouïa son ima­gi­na­tion, car la scène, sauf endor­mis­se­ment pas­sa­ger de ma part, ne figure pas dans le film. A la fin, Sonia Ber­ge­rac est por­tée en terre par trois pelés et un ton­du, dont quelques-uns de ses élèves, qui jurent de reprendre le flam­beau de son juste com­bat soli­taire : pour l’attester, les filles sont venues en jupe, et la camé­ra, en un plan émou­vant, s’attarde sur leurs mol­lets. Dans la vraie vie, com­bien on parie qu’une Sonia Ber­ge­rac aurait des funé­railles nationales ?

Un res­sort dra­ma­tique très banal veut qu’à force de char­ger le per­son­nage du méchant, de sou­li­gner la noir­ceur irré­mé­diable de son âme et son sadisme sans bornes, on amène le spec­ta­teur à sou­hai­ter ardem­ment qu’il soit mis hors d’état de nuire par quelque moyen que ce soit – un res­sort que les pro­pa­gan­distes trans­posent dans la réa­li­té avec une faci­li­té déso­lante, exploi­tant l’appétit des socié­tés humaines pour un enne­mi à craindre et à haïr. Ain­si, dans La Jour­née de la jupe, une fois qu’il a été bien éta­bli que Mouss et ses cama­rades sont des bêtes sau­vages, et que cette pauvre Ber­ge­rac est à bout (rap­pe­lez-vous : ils lui laissent des mots dégueu­lasses dans son casier !), elle a carte blanche – c’est le cas de le dire.

Elle peut les trai­ter de « connards », de « cré­tins » (voire de « pelle à merde », comme on l’a vu, ce qui témoigne d’une créa­ti­vi­té lexi­cale au moins aus­si grande que celle qu’elle leur reproche), leur tirer des­sus, leur don­ner des coups de boule avant de sau­tiller à tra­vers la salle en chan­tant « Zidane il a mar­qué, Zidane il a mar­qué ! », les tenir en joue tout en les sup­pliant de ne pas se consi­dé­rer comme des vic­times (un som­met de comique invo­lon­taire), les humi­lier en tour­nant en déri­sion leurs rodo­mon­tades sexuelles [Lire « [Pour­quoi je n’ai vrai­ment pas aimé La Jour­née de la jupe », par Jona­than Schel, Slate, 26 mars 2009.]], deman­der qui est vierge et qui ne l’est pas, paro­dier la « Star Ac’ » en leur fai­sant noter le nom d’un de leurs cama­rades sur une feuille tout en entre­te­nant un mys­tère per­vers sur le sort qu’elle réserve au gagnant… Dans le pro­logue du film, elle san­glote : « Je ne vou­lais pas… J’ai pas choi­si… Je me suis retrou­vée avec une arme dans la main pour me défendre. » Je n’ai fait que me défendre, j’avais les meilleures inten­tions du monde mais ils ne veulent rien savoir, ils ne com­prennent que la force : l’archétype du dis­cours colo­nial, qui semble connaître un grand retour en vogue en ce moment, dans des contextes divers.

Dans un entre­tien à Afrik.com, Jean-Paul Lilien­feld se jus­ti­fie : « A vou­loir se voi­ler la face, on laisse le ter­rain libre à ceux qui font un état des lieux et qui apportent des solu­tions racistes. C’est comme ça que Le Pen a eu la parole. Quand il a par­lé des pro­blèmes de l’immigration, tout le monde a dit qu’ils n’existaient pas parce que ça venait de lui. Pen­dant ce temps, le ter­rain était libre pour le Front natio­nal et ses théo­ries racistes. Si des gens qui étaient du bon côté de la force, des huma­nistes, quelles que soient leurs opi­nions poli­tiques, s’étaient empa­rés du pro­blème, le ter­rain n’aurait pas été libre pour Jean-Marie Le Pen. » Le hic, c’est que son film n’en apporte aucune, de solu­tion. Loin de véhi­cu­ler un quel­conque pro­pos poli­tique, comme cer­tains se hasardent à l’affirmer en pré­ten­dant qu’il « dénonce les cités-ghet­tos », ou d’offrir la moindre pers­pec­tive, il ne fait que stig­ma­ti­ser un peu plus les enfants issus de l’immigration noire ou arabe, et auto­ri­ser à leur égard un déchaî­ne­ment de haine effa­rant. Le seul gain poli­tique d’un tel film, c’est que ce sont les « huma­nistes », et plus seule­ment l’extrême droite, qui clament que l’immigration est la source de tous les maux de la socié­té. Faut-il vrai­ment consi­dé­rer cela comme un gain ? On a comme un doute.

Les « huma­nistes », en tout cas, ont répon­du pré­sent. Sur Riposte laïque – autre site obsé­dé par la pré­ten­due « isla­mi­sa­tion de la France » –, dont toute l’équipe délire d’enthousiasme à pro­pos du film, l’enseignante Chris­tine Tasin en a au moins une à pro­po­ser, de « solu­tion ». Dans un billet en vidéo, elle relève l’une des répliques du prin­ci­pal, inter­pré­té par Jackie Ber­royer, qui lance, pour jus­ti­fier le fait qu’il ne ren­voie pas un caïd comme Mouss : « Jusqu’à 16 ans, c’est les vases com­mu­ni­cants, on se les refile d’établissement en éta­blis­se­ment, alors je pré­fère savoir à quels tarés j’ai affaire. » Rebon­dis­sant sur ce pro­pos, elle déplore : « Les col­lèges ne peuvent pas se débar­ras­ser des gens qui posent pro­blème, ils sont contraints de les gar­der, tout ça parce que des péda­gogues, des poli­tiques, des bobos com­pas­sion­nels, ont vou­lu rendre l’école obli­ga­toire jusqu’à 16 ans. » C’est facile, fina­le­ment, de régler les pro­blèmes de l’école : après les filles voi­lées, dehors les grands Noirs qui font peur ! En voi­là, un beau pro­jet répu­bli­cain, ambi­tieux et progressiste.

« Déchaî­ne­ment de haine », disions-nous. Sur Riposte laïque tou­jours, Anne Zelens­ky résume ain­si, sous le titre « Une jupe en forme de bombe », le sujet du film : « Com­ment une jeune prof de ban­lieue, Sonia, humi­liée, har­ce­lée, tra­quée quo­ti­dien­ne­ment par sa bande de salo­pards d’élèves, d’autant plus qu’elle ose por­ter la jupe, retourne la situa­tion. Com­ment, sous la menace d’un revol­ver tom­bé du sac de l’un d’eux, qu’elle sub­ti­lise, elle va tenir en main ce ramas­sis de hors-la-loi, com­ment elle va leur apprendre de force ce qu’est jus­te­ment la loi, la laï­ci­té, le res­pect, le vrai, pas celui de leur code mafieux, com­ment elle va leur impo­ser de répé­ter avec elle que le vrai nom de Molière, c’est Jean-Bap­tiste Poque­lin… Un vrai bon­heur de voir à terre cette engeance, dont le must est Mouss, le déten­teur du revol­ver. Un black, qui ne sait qu’éructer des immon­dices, qui fait régner la ter­reur, qui filme des viols col­lec­tifs sur son por­table, qui n’hésite pas, après avoir pié­gé la prof, à se jeter sur elle et à la tabas­ser à mort. » « Bande de salo­pards », « ramas­sis de hors-la-loi », « engeance » : tant d’humanisme d’un coup, c’est à vous don­ner le ver­tige. On fré­mit à la pen­sée qu’au lieu de s’emparer de la ques­tion, Jean-Paul Lilien­feld aurait pu « lais­ser à nou­veau le ter­rain libre à des idées extrêmes ».

Avoir des origines arabes est contraire à la laïcité

Pour ache­ver ce feu d’artifice, Riposte laïque consacre encore à La Jour­née de la jupe un édi­to­rial inti­tu­lé « LE film qui pul­vé­rise l’islamiquement cor­rect », dans lequel il se féli­cite de ce que le film ne fasse « aucune impasse sur la dénon­cia­tion de l’islamisation qui pour­rit notre socié­té ». Ah, oui. On ne vous l’avait pas dit ? Ce que ce film démontre, c’est la dan­ge­ro­si­té de l’islam. Tout ça parce que les élèves s’envoient à la figure quelques vagues réfé­rences à la reli­gion. Ber­ge­rac elle-même éta­blit assez rapi­de­ment qu’ils n’y connaissent que dalle et qu’ils font les malins, mais qu’importe : nos fins limiers de cri­tiques ont déce­lé dans tout ça la très nette influence des imams radi­caux. De toute façon, les gosses lancent par­fois quelques mots d’arabe, ce qui est à soi seul une preuve fla­grante d’intégrisme. Pour ache­ver de tirer des larmes d’émotion à Alain Fin­kiel­kraut, Sonia Ber­ge­rac reproche aus­si à ses élèves leur goût pour le « people » et la « Star Ac’ » – encore un par­ti­cu­la­risme rétro­grade impo­sé à la France des Lumières par l’immigration musul­mane, cha­cun sachant que les oulé­mas se déchirent actuel­le­ment pour ten­ter de déter­mi­ner si le Pro­phète aurait voté plu­tôt pour Alice ou pour Mickels. Jean-Paul Lilien­feld par­tage en tout cas les convic­tions de Fin­kiel­kraut en matière de péda­go­gie. Quand on lui demande ce qu’il pré­co­nise, il répond (sur Afrik.com) : « Remettre le pro­fes­seur au centre de l’école, pas l’élève. Celui qui sait est là pour trans­mettre son savoir. » [[Cette pas­sion des dis­cours à sens unique et du res­pect incon­di­tion­nel de l’autorité, que ce soit dans une salle de classe ou dans les médias, est aus­si ce qui jus­ti­fie la détes­ta­tion du phi­lo­sophe pour Internet.]]

Glo­ba­le­ment, dans le film comme dans sa récep­tion, c’est un vaste n’importe quoi, la grande bra­de­rie de l’amalgame fumeux. Dans le film, l’élève qui prend le par­ti de Madame Ber­ge­rac, Nawel, inter­vient pour la défendre parce qu’elle est, dit-elle, une res­ca­pée des mas­sacres en Algé­rie, que sa mère a été tuée et qu’elle ne « lais­se­ra plus jamais faire ça à une femme » devant elle ; ce qui confirme la pré­gnance du sché­ma algé­rien dans la lec­ture que beau­coup font de la réa­li­té fran­çaise (dans l’entretien à Pri­mo-Europe, Jean-Paul Lilien­feld pro­fesse d’ailleurs son admi­ra­tion pour l’inénarrable Moha­med Sifaoui [Lire «[ Après avoir infil­tré Al-Qai­da, Sifaoui infiltre Arte », par Alain Gresh, Nou­velles d’Orient, 26 août 2007.]]). Sur RCJ, le 23 mars, Alain Fin­kiel­kraut, l’homme que pré­oc­cupe si fort le nombre de joueurs noirs dans l’équipe de France de foot­ball [Lire [« Quand l’ignorance part en guerre au nom du savoir », Péri­phé­ries, 4 décembre 2005.
Sou­te­nez-nous !]], qua­li­fie le film d’« évé­ne­ment his­to­rique », et dit vou­loir « oppo­ser à l’esprit de Dur­ban l’esprit de La Jour­née de la jupe ». Sur Vive le feu !, Sébas­tien Fon­te­nelle per­sifle : « Leçon numé­ro 1 : pour évi­ter tout débor­de­ment raciste en Afrique du Sud, rien ne vaut le bra­quage d’un(e) collégien(e) de la Seine-Saint-Denis. »

Fin­kiel­kraut s’émerveille aus­si de ce que l’héroïne n’ait jamais vou­lu révé­ler à ses élèves qu’elle était elle-même d’origine arabe, « car nous sommes dans une école laïque ». C’est aus­si l’interprétation de Nata­cha Polo­ny, qui, dans Marianne (4 – 10 avril 2009), explique cette dis­cré­tion par le fait que, pour la prof, « la laï­ci­té n’est pas négo­ciable ». Ren­ver­sant. En quoi le fait d’avoir des ori­gines arabes est-il incom­pa­tible avec la laï­ci­té ? Et, dans ce cas, com­ment ceux qui, contrai­re­ment à Isa­belle Adja­ni, ne peuvent dis­si­mu­ler leurs ori­gines, sont-ils cen­sés faire pour « res­pec­ter la laï­ci­té » ? Ce que dit La Jour­née de la jupe, c’est que le « bon » enfant d’immigré, c’est celui qui, comme Sonia Ber­ge­rac, se fond dans le pay­sage dès la deuxième géné­ra­tion, sans modi­fier en rien le visage de la société.

Il sem­ble­rait que, plus les moyens alloués à l’école dimi­nuent, plus les inéga­li­tés se creusent, plus la vio­lence sociale aug­mente, plus on voit s’intensifier le regard scru­ta­teur et mal­veillant que pose la socié­té sur les élèves qui en pâtissent le plus. Dans un entre­tien, en 2003, la psy­chiatre Marie Rose Moro, res­pon­sable de la consul­ta­tion trans­cul­tu­relle à l’hôpital Avi­cenne de Bobi­gny, disait à quel point, lors des pre­mières affaires de voile sur­ve­nues dans les écoles, les inter­ven­tions fra­cas­santes de Fin­kiel­kraut et consort, hur­lant à un « nou­veau Munich » dès qu’ils avaient vu poindre le bout d’un fou­lard, avaient eu un effet désas­treux : « Les intel­lec­tuels les plus en vue sont inter­ve­nus à grand bruit pour dire qu’il fal­lait se mon­trer très ferme, alors qu’il aurait fal­lu au contraire régler les choses tran­quille­ment, négo­cier, par­ler, sor­tir de la confron­ta­tion… Ce n’est que comme cela qu’on peut dénouer ces situa­tions. » A force d’attribuer les moindres faits et gestes de ces élèves à leurs ori­gines, on en oublie qu’ils sont avant tout des ado­les­cents, c’est-à-dire des indi­vi­dus imma­tures, irré­flé­chis, qui, dans quelques années, n’auront plus rien de com­mun avec ce qu’ils sont aujourd’hui. Au lieu de figer leur état pré­sent en leur bra­quant les pro­jec­teurs média­tiques en pleine face, au lieu d’en faire les méchants du film et de les abreu­ver d’injures, on ferait mieux de leur accor­der un droit à l’oubli, de leur don­ner les moyens d’évoluer le mieux pos­sible, et de don­ner aux adultes qui les entourent les moyens de les y aider.

Il n’est pas cer­tain que les pro­fes­seurs qui, par désar­roi, encou­ragent la dia­bo­li­sa­tion de leurs élèves fassent le bon cal­cul. Bien plus qu’une culture ou une reli­gion en tant que telle, ce qui influe sur la marge de manœuvre dont dis­posent les femmes, c’est la pres­sion externe plus ou moins forte qu’une com­mu­nau­té sent peser sur elle – à tort ou à rai­son. Plus cette pres­sion sera faible, moins elle éprou­ve­ra le besoin de se cris­per, de se replier sur elle-même, de figer ses tra­di­tions, et moins les femmes ris­que­ront de devoir affron­ter des conflits de loyau­té. Accroître la stig­ma­ti­sa­tion d’une com­mu­nau­té en l’accusant d’opprimer les femmes, c’est donc ali­men­ter ce qu’on dénonce, et nour­rir un cercle vicieux. Le com­bat fémi­niste doit être glo­bal, il ne doit pas acca­bler cer­taines com­mu­nau­tés – voire ser­vir de simple pré­texte à un « racisme ver­tueux » – et en dis­cul­per d’autres.

Il n’est d’ailleurs pas inno­cent que La Jour­née de la jupe réclame, non pas que les femmes aient le droit de s’habiller comme elles veulent (avec un string, un voile, une toile de rideau, un cos­tume de Zor­ro, etc.), mais qu’elles s’habillent en jupe : ayant eu ample­ment l’occasion de consta­ter, en voyant son film, que Jean-Paul Lilien­feld per­çoit sa propre com­mu­nau­té – celle des Fran­çais blancs, pour aller vite – comme assié­gée et mena­cée, on peut se deman­der s’il ne cherche pas, lui aus­si, à se ras­su­rer en se rac­cro­chant à une image des femmes telles qu’il les connaît.