L’alliance du feu (Harlan County U.S.A., Barbara Kopple)

Par Claude Bailblé

L’al­liance du feu (Har­lan Coun­ty U.S.A.), par Claude Bail­blé p. 24 dans Cahiers du Ciné­ma 283

Fil­mer la lutte ouvrière 

«Si un homme marche sur la pointe des pieds, son poids ne fait aucun bruit»
Léonard de Vinci, Carnets.

La dou­leur et la lutte, ça existe aus­si aux U.S.A.

Le film de Bar­ba­ra Kopple le rap­pelle crû­ment, et quand on sait ce que c’est que fil­mer une grève, admirablement.

C’est que le ciné­ma mili­tant fran­çais n’a pas sou­vent pro­duit des films de cette qua­li­té. Peu struc­tu­ré, ou plus exac­te­ment en déstruc­tu­ra­tion conti­nuelle, c’est un ciné­ma de la bonne cause. Des films par­fois au pre­mier degré, sans tra­vail mais non sans dépenses, des cinéastes se per­dant en que­relles for­melles, ou occu­pés à men­dier des bouts de ficelle, des cré­neaux tech­niques. Misère de la production.

Et aus­si des films assé­nant depuis le hors-champ un dis­cours pla­qué qui signale sur­tout la pau­vre­té du tour­nage, plu­tôt qu’il ne dicte au public la Véri­té : parole obvie qui barre au spec­ta­teur la posi­tion de sup­po­sé savoir, par la mons­tra­tion de sa sup­po­sée igno­rance. L’hy­po­stase de la « ligne juste », d’où pro­cède l’u­nique et ado­rable sen­tence sur le peuple souf­frant, dis­pense de tout tra­vail ciné­ma­to­gra­phique (qu’en est-il du tra­jet effec­tué par le réfé­rent jus­qu’à la repré­sen­ta­tion fil­mique ?), puisque le film mime déjà la rédemp­tion, un début de déli­vrance. Cer­tains cinéastes se sont ain­si des­sai­sis de la simple luci­di­té de sujet mor­tel, cla­mant du haut d’un phare, aux proches pois­sons qui vou­laient bien les entendre, qu’ils étaient en fait à bord des navires, au poste de timo­nier, et non simples tou­ristes visi­tant le port.

Triomphe kéryg­ma­tique (Kérygme : pro­cla­ma­tion par un héraut, annon­cia­tion char­gée de mes­sage) sur la mécréance (sans foi ni loi)1. Mais dépas­se­ment de la fonc­tion kéryg­ma­tique : le héraut se prend pour un héros, il devient le fils du Père et va « fil­mer papa, dégui­sé en phal­lus pro­lé­taire, envoyé du ciel par maman pour sau­ver l’Homme, accom­pa­gné d’une édu­ca­trice spé­cia­li­sée, pour jouer le rôle pas-tout, dans la Fic­tion du tout » (ibi­dem, J.-P. O.).

Tel était, il n’y a pas si long­temps, le ciné­ma mili­tant. Hier, l’im­ma­cu­lée concep­tion du code intou­chable (le mar­xisme-léni­nisme) et aujourd’­hui la mécréance (refus de toute doxa). F(e)in(te) de la croyance.

Il en va tout autre­ment avec Bar­ba­ra Kopple, qui se dit cinéaste « indé­pen­dante ». Enten­dez par là que les U.S.A. n’ont pas de par­tis de gauche, de grou­pus­cules où mor­ce­ler cin­quante lignes justes, où véné­rer cent fois cent lois.

« La pre­mière année, le plus impor­tant c’est de col­lec­ter de l’argent pour prendre un bon départ ; donc les gens doivent s’at­te­ler à cette tâche ; des com­mu­nau­tés reli­gieuses peuvent réunir plus d’argent qu’un cinéaste indé­pen­dant…» (B. K., inter­view Cahiers n° 282.)

D’a­bord les condi­tions maté­rielles de la pro­duc­tion (50 heures de pel­li­cule pour Har­lan Coun­ty). Loca­tions, dis­po­ni­bi­li­tés, défraie­ments, labos, etc.

« Pen­dant la période de fil­mage de cet épi­sode du Mou­ve­ment des Mineurs pour la Démo­cra­tie, j’a­vais besoin de gens qui puissent me racon­ter l’histoire des années trente, me par­ler des dif­fi­cul­tés ren­con­trées à l’é­poque pour orga­ni­ser le syndicat, »

Ensuite, l’en­quête his­to­rique, le pro­blème des racines. Recherche de docu­ments fil­més très dif­fi­cile en France : poids, silence et amné­sie des appa­reils syn­di­caux, par­tis ouvriers.

« Faire un tra­vail his­to­rique, mon­trer pour­quoi les gens sont prêts à don­ner leur vie, la cor­rup­tion des syn­di­cats, les condi­tions de tra­vail dans la mine : qui sont les gens ? Pour­quoi se battent-ils ? Quelle est leur vie ? »

Le film s’ouvre sur les entrailles de la mine, le bruit des machines et la sueur des hommes, se ferme sur la reprise du tra­vail, le retour aux gale­ries, au char­bon noir. Entre temps s’est dérou­lée la grève, abou­tis­sant à la signa­ture d’une conven­tion col­lec­tive. Le sec­teur éner­gie est la clef de l’économie : il s’a­git pour le patro­nat de faire mar­cher la machine aux moindres frais. D’où la vio­lence fron­tale de cette lutte, son suc­cès mitigé.

Bar­ba­ra Kopple montre à la fois la néga­ti­vi­té du tra­vail, et la néces­si­té sociale d’une cer­taine pro­duc­tion ; son actuel enfer­me­ment dans l’é­co­no­mie capi­ta­liste. On a sou­vent ten­dance à oublier que les tra­vailleurs sont les seuls pro­duc­teurs de la valeur. Com­ment ne pas se sen­tir soli­daires d’eux ? Des intel­lec­tuels qui font pro­fes­sion d’a­na­lyse pla­né­taire ou qui dis­til­lent le sujet dans ses méandres, oublie­raient-ils que ceux-là les nour­rissent, les vêtissent, les confortent ? Au prix jus­te­ment de cette néga­ti­vi­té, de cette répé­ti­tion mor­telle où se ravale la digni­té humaine (au sens de : ravale ta salive, robot mer­deux, et le voi­là, tra­vaillant comme une bête, sans pos­si­bi­li­té d’assister à l’é­rec­tion réjouie de la valeur (phal­lique) de son tra­vail, sauf jus­te­ment dans la bourse de son patron).

Tant de décep­tions éprou­vées sur le ter­rain de l’a­mour du peuple ont entraî­né un repli sur la psy­cha­na­lyse pour les uns, sur le spec­tacle, pour les autres : ne joue-t-on pas main­te­nant Wag­ner en bleu de chauffe2 ?

Le film de B. K. vient à point nous rap­pe­ler que, si la mode n’est plus au pro­lo, le pro­lo, lui, est tou­jours au bou­lot. (La mode, la nou­veau­té, le chan­ge­ment : pour les ouvriers, les pay­sans, il n’y aurait de nou­veau­té pos­sible que dans l’as­cen­sion sociale ou la mort, l’en­trée dans la lutte, ou l’ac­cep­ta­tion mor­bide, le repli sur soi et la petite famille.)

Rater le réel, c’est jus­te­ment faire un ciné­ma de rêve, celui dont l’é­cran se tient entre la souf­france quo­ti­dienne et le som­meil répa­ra­teur, oublieux de la tristesse.

« Quand nous sommes venues pour la pre­mière fois, ils étaient très méfiants… Les femmes aus­si… étaient très méfiantes, puis elles se sont ouvertes com­plè­te­ment à nous. »

Ain­si les gré­vistes ont rapi­de­ment oublié qu’ils étaient fil­més, s’a­ban­don­nant à la confi­dence émue, indi­quant par là la qua­li­té du rap­port entre l’é­quipe de tour­nage et les sujets de cette lutte.

Par contre, les jaunes, orga­ni­sés autour du contre­maître Col­lins en milice armée, n’oublient pas la camé­ra : « Tous les matins, je me deman­dais si je rever­rais mes parents et mes amis : c’é­tait une ques­tion de vie et de mort pour moi aus­si. Et cela était bien réel. »

C’est ça évi­dem­ment qui fas­cine le plus dans le film : les cinéastes sont au côté des gré­vistes, en dan­ger de mort. Point d’i­den­ti­fi­ca­tion au regard-camé­ra, car la camé­ra est actrice, fon­due avec l’histoire qu’elle
montre. Aus­si est-elle admi­rée, délé­guée à cette place impos­sible, trop dan­ge­reuse pour que le spec­ta­teur s’y confonde. C’est ce défi à la mort, à l’ad­ver­saire de classe armé, qui fait des­cendre la camé­ra du lieu de sup­po­sé savoir à celui, plus dif­fi­cile, de sup­po­sé vaincre.

A l’in­verse, parce qu’ils sont en dan­ger de mort, par une sorte d’alliance du feu, les cinéastes peuvent fil­mer l’in­fil­mable : le cadavre du jeune gré­viste abat­tu par les ner­vis, les funé­railles, la dou­leur des épouses et des amis, sans vio­ler l’es­pace intime des sujets.

Ce fai­sant. la camé­ra n’est pas dis­si­mu­lée, comme un appa­reil de fic­tion. Elle est bous­cu­lée, agres­sée. Le micro est cho­qué, mon­tré dans le champ3. De la même manière, B. K. ne s’élimine pas du film : « Show me your press card » demande le contre­maître, dans une scène futée, qui vient révé­ler la force de son par­ti pris, et la manière dont elle se sous­trait à l’agression. Et plus loin, le même contre­maître : « Eloigne-les de mon camion, Bill ».

Com­ment est construit le film ?

Sur les voix et les visages : les ouvriers vété­rans parlent, de cette voix au grain rauque, ron­gée par l’an­thra­cose, et on ne peut vrai­ment pas ima­gi­ner qu’ils racontent des fadaises. Les femmes racontent leur pas­sé, les corps sépa­rés, la misère recon­duite, et on ne peut ima­gi­ner l’ombre d’un men­songe dans leur regard d’émotion.

Aus­si bien, il n’y a pas de voix off dans ce film, mais des nar­ra­teurs délé­guée, gré­vistes, qui viennent tour à tour consti­tuer la trame du récit. Ces inter­views pré­pa­rées, tou­jours en situa­tion4, expliquent le dérou­le­ment des faits, d’une voix nette et sans emphase, et leur auteur est dévoi­lé à l’i­mage. À l’op­po­sé, la voix de Boyle, secré­taire géné­ral du syn­di­cat patro­nal : « Je don­ne­rai la lune, si je le pou­vais » — « Je res­te­rai à mon poste jus­qu’à 180 ans…». Voix bidon dis­si­mu­la­trice, voix de son maître. Pareille­ment, la voix des patrons, sou­vent cynique, en tout cas tech­no­cra­tique, habi­tuée depuis tou­jours à se bou­cher la trompe d’eustache pour réta­blir la pres­sion ; elle vient ryth­mer à contre-sens le décours des voix ouvrières : « L’in­ha­la­tion de pous­sier n’endommage abso­lu­ment pas les pou­mons ». C’est tel­le­ment faux qu’à la fin de la tirade, le pré­sident se met les mains en poche, pour ne pas avoir à men­tir avec le geste. Ou encore : « Nous fai­sons tout pour relo­ger nos gens, mes gens, ce sont mes gens ! »5.

Cepen­dant B. K. ne s’est pas conten­tée d’ex­po­ser par des inter­views les condi­tions de tra­vail, les plates-formes mini­ma­listes (nous sommes des citoyens amé­ri­cains et récla­mons nos droits), les leçons poli­tiques du pas­sé (les grèves san­glantes des années 30), les actions à déci­der (s’u­nir, se regrou­per sur le piquet de grève) ou des récits sau­pou­drés. Elle montre aus­si le dérou­le­ment de la grève en y entre­la­çant son repor­tage mon­té comme une his­toire, fic­tion­na­li­sée (ubi­qui­té de la camé­ra, pro­gres­sion dra­ma­tique vers un meurtre, tem­po­ra­li­té). Qu’on se rap­pelle la scène du train surgissant.dans la brume à 5 heures du matin, scène d’embrayage fic­tion­nel annon­cée par le klaxon.

Et dans ce repor­tage, la camé­ra va rela­ti­ve­ment par­tout, comme dans une fic­tion. Infil­mables (en France) la pri­son, le tri­bu­nal, le conseil d’ad­mi­nis­tra­tion, les tueurs des milices (qui pense pou­voir fil­mer un com­man­do CFT abat­tant un gré­viste à Reims ?), les hos­tos, le patro­nat. Elle va par­tout, sauf jus­te­ment dans la vie pri­vée des mineurs et des femmes ouvrières : « On dit que tu couches avec tout le monde ! — Et toi, on dit que tu es alcoo­lique ! — Assez, nous sommes là pour un contrat — Si on mélange tout ça avec nos his­toires per­son­nelles, on n’a­vance pas. » Mais qu’est-ce que l’his­toire per­son­nelle une fois que la grève est finie ? Qui peut se ris­quer, par ailleurs, en repor­tage. à trai­ter un tel pro­blème, sans enta­mer la vie pri­vée des gens, sans la spectaculariser ?

Au total, ce qui appa­raît clai­re­ment dans ce film, c’est l’é­qui­libre entre le repor­tage (fic­tion­na­li­sé, embrayeur de spec­tacle) et l’en­quête, l’ex­po­sé his­to­rique. et les voix expli­ca­tives, qui ne prennent jamais le spec­ta­teur de haut, lui lais­sant par­fois même de la place pour une gra­ti­fi­ca­tion nar­cis­sique ; dans la scène de popu­la­ri­sa­tion à la bourse de New York, l’homme en uni­forme finit par dire : « Depuis neuf mois, cette grève ? Je croyais que vous aviez com­men­cé hier ! » De cette méprise, et de cette fraî­cheur de ton, on a plu­tôt envie de rire, mais d’un rire sympa.

Enfin, en plus de cet équi­libre, il y a une poé­ti­sa­tion, quelque chose qui touche. Har­lan Coun­ty U.S.A. est un film lyrique : 14 chan­sons, toutes très belles égrènent le film, et dégagent le spec­ta­teur d’une trop stricte dévo­ra­tion des images. Jamais en trop, elle viennent scan­der de leur jus­tesse les émo­tions du film, comme des récits poé­ti­sés. Exemple : ce duo (fil­mé) d’une femme et d’un vieillard chan­tant « O toi la mort, attends, épargne-moi un an encore ».

Ain­si, tout au long de l’ou­vrage se glisse vers les spec­ta­teurs l’ap­pel ini­tial des­ti­né aux gens de la contrée « Which side ? », « de quel côté êtes-vous ? » Por­té par la chan­son, le leit­mo­tiv prend tout son sens, quand on com­prend son iden­ti­fi­ca­tion à la cause du film, au moins pen­dant la durée du spectacle.

« Sou­vent les gens com­mencent comme radi­caux, ils font un film enga­gé poli­ti­que­ment, deviennent célèbres et oublient qu’ils ont été radi­caux, » (B. K., inter­view Cahiers n° 282.)

Ce qui dévoile l’éner­gé­tique propre du cinéaste, et la force de récu­pé­ra­tion (nar­cis­sique) du socius, et symé­tri­que­ment, son éner­gie disloquante.

Bar­ba­ra Kopple et son équipe se sont mis en lice avec la mort, les gré­vistes ont ris­qué leur vie dans la lutte, et Law­rence Jones est mort. Pour­quoi les gens sont-ils prêts à don­ner de leur vie ? (Est-elle déjà per­due, bas­cu­lée dans l’ho­ri­zon funèbre du capi­tal, ou prise dans un réseau secret d’é­changes inconscients ?).

Cer­tains, voyant une bou­teille vide, per­sistent à croire qu’elle est pleine et ne veulent la dépen­ser. D’autres la jettent à la mer, avec un mes­sage dedans. Trou­ve­ra-telle un destinataire ?

  1. Voir article de Jean-Pierre Oudart. Cahiers du Ciné­ma n°281
  2. Cf. « Fleurs intem­pes­tives », par Jacques Ran­cière, Cahiers n°278
  3. Le son est  remar­quable, pris au micro canon, par B. K. elle-même 
  4. L’ex­pres­sion est de Thé­rèse Giraud, Cahiers n°278
  5. Le côté patro­nal fut sans doute fil­mé par une autre équipe discrète.