L’article des lucioles. Pasolini

Au début des années 60, à cause de la pollution atmosphérique et, surtout, à la campagne, à cause de la pollution de l’eau, les lucioles ont commencé à disparaître. Cela a été un phénomène foudroyant et fulgurant. Après quelques années, il n’y avait plus de lucioles. Ce « quelque chose » qui est intervenu il y a une dizaine d’années, nous l’appellerons donc la « disparition des lucioles ».

-80.jpg Le 1er février 1975, Paso­li­ni publie dans le Cor­riere del­la Sera un article inti­tu­lé « Le vide du pou­voir en Ita­lie ». Lequel sera par la suite repu­blié dans ses Écrits cor­saires sous le nom d’« Article des lucioles ». Un texte sublime et funèbre, dans lequel l’écrivain et cinéaste ita­lien s’émeut en une puis­sante para­bole de la dis­pa­ri­tion de ces lumi­neux insectes. Ces lumières éphé­mères, fra­giles, y sont décrites en voie d’extinction, fou­droyées par la pol­lu­tion et le pas­sage rapide de l’Italie d’une ère pré-capi­ta­liste à un post-capi­ta­lisme géno­ci­daire. Mais der­rière la dénon­cia­tion éco­lo­gique, et plus lar­ge­ment poli­tique, car c’est la ques­tion de l’actualité du fas­cisme qui conduit l’ensemble de la réflexion, ces insectes sont le sym­bole d’une Ita­lie archaïque, sacrée, qui se voit emportée.

« Le vide du pou­voir en Ita­lie » (Article des lucioles).

Cor­riere del­la sera. 1er février 1975. 

« La dis­tinc­tion entre fas­cisme adjec­tif et fas­cisme sub­stan­tif remonte à rien moins qu’au jour­nal il Poli­tec­ni­co, c’est-à-dire à l’immédiat après-guerre… » Ain­si com­mence une inter­ven­tion de Fran­co For­ti­ni sur le fas­cisme (l’Europeo, 26-12-1974) : inter­ven­tion à laquelle, comme on dit, je sous­cris com­plè­te­ment et plei­ne­ment. Je ne peux pour­tant pas sous­crire à son ten­dan­cieux début. En effet, la dis­tinc­tion entre « fas­cismes » faite dans le Poli­tec­ni­co n’est ni per­ti­nente, ni actuelle. Elle pou­vait encore être valable jusqu’à il y a une dizaine d’années : quand le régime démo­crate-chré­tien était encore la conti­nua­tion pure et simple du régime fasciste.

Mais, il y a une dizaine d’années, il s’est pas­sé « quelque chose ». Quelque chose qui n’existait, ni n’était pré­vi­sible, non seule­ment à l’époque du Poli­tec­ni­co, mais encore un an avant que cela ne se pas­sât (ou car­ré­ment, comme on le ver­ra, pen­dant que cela se passait).

La vraie confron­ta­tion entre les « fas­cismes » ne peut donc pas être « chro­no­lo­gi­que­ment » celle du fas­cisme fas­ciste avec le fas­cisme démo­crate-chré­tien, mais celle du fas­cisme fas­ciste avec le fas­cisme radi­ca­le­ment, tota­le­ment et impré­vi­si­ble­ment nou­veau qui est né de ce « quelque chose » qui s’est pas­sé il y a une dizaine d’années.

Puisque je suis écri­vain et que je polé­mique ou, du moins, que je dis­cute avec d’autres écri­vains, que l’on me per­mette de don­ner une défi­ni­tion à carac­tère poé­ti­co-lit­té­raire de ce phé­no­mène qui est inter­ve­nu en Ita­lie en ce temps-là. Cela ser­vi­ra à sim­pli­fier et à abré­ger (et pro­ba­ble­ment aus­si à mieux com­prendre) notre propos.

Au début des années 60, à cause de la pol­lu­tion atmo­sphé­rique et, sur­tout, à la cam­pagne, à cause de la pol­lu­tion de l’eau (fleuves d’azur et canaux lim­pides), les lucioles ont com­men­cé à dis­pa­raître. Cela a été un phé­no­mène fou­droyant et ful­gu­rant. Après quelques années, il n’y avait plus de lucioles. (Aujourd’hui, c’est un sou­ve­nir quelque peu poi­gnant du pas­sé : un homme de naguère qui a un tel sou­ve­nir ne peut se retrou­ver jeune dans les nou­veaux jeunes, et ne peut donc plus avoir les beaux regrets d’autrefois).

Ce « quelque chose » qui est inter­ve­nu il y a une dizaine d’années, nous l’appellerons donc la « dis­pa­ri­tion des lucioles ».

Le régime démo­crate-chré­tien a connu deux phases com­plè­te­ment dis­tinctes, qui, non seule­ment, ne peuvent être confron­tées l’une à l’autre, ce qui impli­que­rait une cer­taine conti­nui­té entre elles, mais encore qui sont deve­nues fran­che­ment incom­men­su­rables d’un point de vue his­to­rique. La pre­mière phase de ce régime (comme, à juste titre, les radi­caux ont tou­jours tenu à l’appeler) est celle qui va de la fin de la guerre à la dis­pa­ri­tion des lucioles, et la seconde, celle qui va de la dis­pa­ri­tion des lucioles à aujourd’hui. Obser­vons-les l’une après l’autre.

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Avant la dis­pa­ri­tion des lucioles.

La conti­nui­té entre le fas­cisme fas­ciste et le fas­cisme démo­crate-chré­tien est totale et abso­lue. Je ne par­le­rai pas de ceci, dont on par­lait aus­si à l’époque, peut-être dans le Poli­tec­ni­co : l’épuration man­quée, la conti­nui­té des codes, la vio­lence poli­cière, le mépris pour la consti­tu­tion. Et je m’arrête à ce fait qui, par la suite, a comp­té pour une conscience his­to­rique rétros­pec­tive : la démo­cra­tie que les anti­fas­cistes démo­crates-chré­tiens ont oppo­sée à la dic­ta­ture fas­ciste était effron­té­ment formelle.

Elle se fon­dait sur une majo­ri­té abso­lue obte­nue par les votes d’énormes strates de classes moyennes et d’immenses masses pay­sannes, gui­dées par le Vati­can. Cette direc­tion du Vati­can n’était pos­sible que si elle se fon­dait sur un régime tota­le­ment répres­sif. Dans un tel uni­vers, les « valeurs » qui comp­taient étaient les mêmes que pour le fas­cisme : l’Église, la patrie, la famille, l’obéissance, la dis­ci­pline, l’ordre, l’épargne, la mora­li­té. Ces « valeurs » (comme d’ailleurs sous le fas­cisme) étaient « aus­si réelles », c’est-à-dire qu’elles fai­saient par­tie des cultures par­ti­cu­lières et concrètes qui consti­tuaient l’Italie archaï­que­ment agri­cole et paléoindustrielle. 

Mais au moment où elles ont été éri­gées en « valeurs » natio­nales, elles n’ont pu que perdre toute réa­li­té, pour deve­nir atroce, stu­pide et répres­sif confor­misme d’État : le confor­misme du pou­voir fas­ciste et démo­crate-chré­tien. Ne par­lons pas du pro­vin­cia­lisme, de la gros­siè­re­té et de l’ignorance des élites qui, à un niveau dif­fé­rent de celui des masses, furent les mêmes durant le fas­cisme et durant la pre­mière phase du régime démo­crate-chré­tien. Le para­digme de cette igno­rance, ce furent le prag­ma­tisme et le for­ma­lisme du Vatican.

Tout cela semble clair et incon­tes­table aujourd’hui parce que les intel­lec­tuels et les oppo­sants d’alors nour­ris­saient des espé­rances insen­sées. Ils espé­raient que tout cela ne fût pas com­plè­te­ment vrai et que la démo­cra­tie for­melle comp­tât au fond pour quelque chose. A pré­sent, avant de pas­ser avant la seconde phase, il me faut consa­crer quelques lignes au moment de transition.

Pen­dant la dis­pa­ri­tion des lucioles.

A cette époque, la dis­tinc­tion entre fas­cisme et fas­cisme du Poli­tec­ni­co pou­vait aus­si s’opérer. En effet, aus­si bien le grand pays qui était en train de se consti­tuer dans le pays – la masse pay­sanne et ouvrière orga­ni­sée par le P.C.I. – que les intel­lec­tuels les plus avan­cés et les plus cri­tiques, ne se sont pas aper­çus que « les lucioles étaient en train de dis­pa­raître ». Ils connais­saient assez bien la socio­lo­gie (qui, dans ces années-là, avait pro­vo­qué la crise de la méthode d’analyse mar­xiste), mais c’était des connais­sances encore non vécues, essen­tiel­le­ment for­melles. Per­sonne ne pou­vait soup­çon­ner quelle serait la réa­li­té his­to­rique du futur immé­diat, ni iden­ti­fier ce que l’on appe­lait alors le « bien-être » avec le « déve­lop­pe­ment » qui devait réa­li­ser pour la pre­mière fois plei­ne­ment en Ita­lie ce « géno­cide » dont Marx par­lait dans son Manifeste.

Après la dis­pa­ri­tion des lucioles.

Les « valeurs », natio­na­li­sées et donc fal­si­fiées, du vieil uni­vers agri­cole et paléo­ca­pi­ta­liste d’un seul coup ne comptent plus. Eglise, patrie, famille, obéis­sance, ordre, épargne, mora­li­té, ne comptent plus. Elles ne sur-vivent même plus en tant que fausses valeurs. Elles sur-vivent dans le clé­ri­co-fas­cisme émar­gé (même le M.S.I. les répu­die pour l’essentiel). Les rem­placent les « valeurs » d’un nou­veau type de civi­li­sa­tion, com­plè­te­ment « autre » par rap­port à la socié­té pay­sanne et paléoin­dus­trielle. Cette expé­rience a déjà été faite par d’autres Etats. Mais, en Ita­lie, elle est entiè­re­ment par­ti­cu­lière, parce qu’il s’agit de la pre­mière « uni­fi­ca­tion » réelle subie par notre pays, alors que dans les autres pays elle se super­pose, avec une cer­taine logique, à l’unification monar­chique et aux uni­fi­ca­tions ulté­rieures de la révo­lu­tion bour­geoise et indus­trielle. Le trau­ma­tisme ita­lien dû au choc entre l’« archaïsme » plu­ra­liste et le nivel­le­ment indus­triel n’a peut-être qu’un seul pré­cé­dent : l’Allemagne d’avant Hit­ler. Là aus­si, les valeurs des dif­fé­rentes cultures par­ti­cu­la­ristes ont été détruites par l’homologation vio­lente que fut l’industrialisation, avec pour consé­quence la for­ma­tion de ces gigan­tesques masses, non plus antiques (pay­sannes, arti­sanes) et pas encore modernes (bour­geoises), qui ont consti­tué le sau­vage, l’aberrant, l’imprévisible corps des troupes nazies.

Il se passe quelque chose de sem­blable en Ita­lie, et avec une vio­lence encore plus grande, dans la mesure où l’industrialisation des années 60 – 70 consti­tue éga­le­ment une « muta­tion » déci­sive par rap­port à celle de l’Allemagne d’il y a cin­quante ans. Nous ne sommes plus, comme cha­cun le sait, en face de « temps nou­veaux », mais d’une époque nou­velle de l’histoire humaine, de cette his­toire humaine dont les cadences sont mil­lé­na­ristes. Il était impos­sible que les Ita­liens réagissent plus mal qu’ils ne l’ont fait à ce trau­ma­tisme his­to­rique. Ils sont deve­nus (sur­tout dans le Centre-Sud) en quelques années un peuple dégé­né­ré, ridi­cule, mons­trueux, cri­mi­nel – il suf­fit de des­cendre dans la rue pour le com­prendre. Mais, bien enten­du, pour com­prendre les chan­ge­ments des gens, il faut les com­prendre. Moi, mal­heu­reu­se­ment, je l’aimais, ce peuple ita­lien, aus­si bien en dehors des schèmes du pou­voir (au contraire, en oppo­si­tion déses­pé­rée avec eux) qu’en dehors des schèmes popu­listes et huma­ni­taires. C’était un amour réel, enra­ci­né dans mon carac­tère. J’ai donc vu avec « mes sens » le com­por­te­ment impo­sé par le pou­voir de la consom­ma­tion remo­de­ler et défor­mer la conscience du peuple ita­lien, jusqu’à une irré­ver­sible dégra­da­tion ; ce qui n’était pas arri­vé pen­dant le fas­cisme fas­ciste, période au cours de laquelle le com­por­te­ment était tota­le­ment dis­so­cié de la conscience. C’était en vain que le pou­voir « tota­li­taire » répé­tait et répé­tait ses impo­si­tions de com­por­te­ment : la conscience n’était pas impli­quée. Les « modèles » fas­cistes n’étaient que des masques que l’on met­tait et enle­vait tour à tour. Quand le fas­cisme fas­ciste est tom­bé, tout est rede­ve­nu comme avant. On l’a aus­si vu au Por­tu­gal : après qua­rante années de fas­cisme, le peuple por­tu­gais a célé­bré le 1er mai comme si le der­nier qui eût été célé­bré avait été le précédent.

Il est donc ridi­cule que For­ti­ni anti­date la dis­tinc­tion entre fas­cisme et fas­cisme à l’immédiat après-guerre : la dis­tinc­tion entre le fas­cisme fas­ciste et le fas­cisme de la deuxième phase du pou­voir démo­crate-chré­tien n’a aucun terme de com­pa­rai­son dans notre his­toire ; non seule­ment dans notre his­toire, mais aus­si pro­ba­ble­ment dans toute l’histoire.

Mais je n’écris pas uni­que­ment le pré­sent article pour polé­mi­quer à ce pro­pos, même s’il me tient beau­coup à coeur ; je l’écris, en réa­li­té, pour une rai­son très dif­fé­rente. La voici :

Tous mes lec­teurs se seront cer­tai­ne­ment aper­çu du chan­ge­ment des digni­taires démo­crates-chré­tiens : en quelques mois, ils sont deve­nus des masques funèbres. C’est vrai, ils conti­nuent à éta­ler des sou­rires radieux d’une sin­cé­ri­té incroyable. Dans leurs pupilles se gru­mèle un vrai, un béat éclat de bonne humeur, quand ce n’est pas celui, gogue­nard, du mot d’esprit et de la roue­rie. Ce qui, semble-t-il, plaît autant aux élec­teurs que le vrai bon­heur. En outre, nos digni­taires conti­nuent imper­tur­ba­ble­ment d’émettre leurs ver­biages incom­pré­hen­sibles où flottent les fla­tus vocis de leurs habi­tuelles pro­messes stéréotypées.

En réa­li­té, toutes ces choses sont bel et bien des masques. Je suis cer­tain que, si on les enle­vait, on ne trou­ve­rait même pas un tas d’os ou de cendres : ce serait le rien, le vide.

L’explication est simple : il y a, en réa­li­té, aujourd’hui en Ita­lie un dra­ma­tique vide du pou­voir. Mais c’est ceci qui compte : pas un vide du pou­voir légis­la­tif ou exé­cu­tif, pas un vide du pou­voir de direc­tion, ni, enfin, un vide du pou­voir poli­tique dans n’importe quel sens tra­di­tion­nel ; un vide du pou­voir en soi.
Com­ment en sommes-nous arri­vés à ce vide ? Ou, mieux, « com­ment les hommes du pou­voir en sont-ils arri­vés là » ?

L’explication est, encore une fois, simple : les hommes du pou­voir démo­crate-chré­tien sont pas­sés de la « phase des lucioles » à celle de la « dis­pa­ri­tion des lucioles » sans s’en rendre compte. Pour aus­si qua­si­ment cri­mi­nel que cela puisse paraître, leur incons­cience a été sur ce point abso­lue : ils n’ont en rien soup­çon­né que le pou­voir, qu’ils déte­naient et géraient, ne sui­vait pas sim­ple­ment une « évo­lu­tion » nor­male, mais qu’il était en train de chan­ger radi­ca­le­ment de nature.

Ils se sont leur­rés à l’idée que, dans leur régime, rien n’évoluerait véri­ta­ble­ment, que, par exemple, ils pour­raient comp­ter à jamais sur le Vati­can, sans se rendre compte que le pou­voir, qu’eux-mêmes conti­nuaient à déte­nir et à gérer, ne savait plus que faire du Vati­can, ce foyer de vie pay­sanne, rétro­grade, pauvre. Ils ont eu l’illusion de pou­voir comp­ter à jamais sur une armée natio­na­liste (exac­te­ment comme leurs pré­dé­ces­seurs fas­cistes) : ils n’ont pas vu que le pou­voir, qu’eux-mêmes conti­nuaient à déte­nir et à gérer, manoeu­vrait déjà pour jeter les bases d’armées nou­velles trans­na­tio­nales, presque des polices tech­no­cra­tiques. Et l’on peut dire la même chose pour la famille, contrainte, sans solu­tion de conti­nui­té avec le temps du fas­cisme, à l’épargne et à la mora­li­té : aujourd’hui, le pou­voir de la consom­ma­tion lui a impo­sé des chan­ge­ments radi­caux, jusqu’à l’acceptation du divorce et à pré­sent, poten­tiel­le­ment, tout le reste sans limites (ou du moins dans les limites auto­ri­sées par la per­mis­si­vi­té du nou­veau pou­voir, qui est plus que tota­li­taire puisqu’il est vio­lem­ment totalisant).

Les hommes du pou­voir démo­crate-chré­tien ont subi tout cela, alors qu’ils croyaient l’administrer. Ils ne se sont pas aper­çus qu’il s’agissait d’ « autre chose » d’incommensurable non seule­ment avec eux mais encore avec toute forme de civi­li­sa­tion. Comme tou­jours (cf. Gram­sci), il n’y a eu de symp­tômes que dans le lan­gage. Pen­dant la phase de tran­si­tion – à savoir « durant la dis­pa­ri­tion des lucioles » – les hommes du pou­voir démo­crate-chré­tien ont presque brus­que­ment chan­gé leur façon de s’exprimer, en adop­tant un lan­gage com­plè­te­ment nou­veau (du reste aus­si incom­pré­hen­sible que le latin) : spé­cia­le­ment Aldo Moro – c’est-à-dire (par une énig­ma­tique cor­ré­la­tion) celui qui appa­raît comme le moins impli­qué de tous dans les actes hor­ribles orga­ni­sés de 1969 à aujourd’hui dans le but, jusqu’à pré­sent for­mel­le­ment atteint, de conser­ver à tout prix le pouvoir.

Je dis « for­mel­le­ment » parce que, je le répète, dans la réa­li­té, les digni­taires démo­crates-chré­tiens, avec leurs démarches d’automates et leurs sou­rires, cachent le vide. Le pou­voir réel agit sans eux et ils n’ont entre les mains qu’un appa­reil inutile, qui ne laisse plus de réels en eux que leurs mornes com­plets vestons.

Tou­te­fois, dans l’histoire, le « vide » ne peut demeu­rer ; on ne peut l’affirmer que dans l’abstrait ou dans un rai­son­ne­ment par l’absurde. Il est pro­bable qu’en effet le « vide » dont je parle soit déjà en train de se rem­plir, à tra­vers une crise et un redres­se­ment qui ne peuvent pas ne pas rava­ger tout le pays. L’attente « mor­bide » d’un coup d’Etat en est, par exemple, un indice. Comme s’il s’agissait seule­ment de « rem­pla­cer » le groupe d’hommes qui nous a effroya­ble­ment gou­ver­nés pen­dant trente ans, en menant l’Italie au désastre éco­no­mique, éco­lo­gique, urba­niste, anthro­po­lo­gique ! En réa­li­té, le faux rem­pla­ce­ment de ces « têtes de bois » par d’autres « têtes de bois » (non pas moins, mais encore plus funè­bre­ment car­na­va­lesques), réa­li­sé par le ren­for­ce­ment arti­fi­ciel du vieil appa­reil du pou­voir fas­ciste, ne ser­vi­rait à rien (et qu’il soit clair que, dans un tel cas, la « troupe » serait, de par sa com­po­si­tion même, nazie). Le pou­voir réel, que depuis une dizaine d’années les « têtes de bois » ont ser­vi sans se rendre compte de sa réa­li­té – voi­là quelque chose qui pour­rait avoir déjà rem­pli le « vide » (en ren­dant éga­le­ment vaine la par­ti­ci­pa­tion pos­sible au gou­ver­ne­ment du grand pays com­mu­niste qui est né au cours de la dégra­da­tion de l’Italie : car il ne s’agit pas de « gou­ver­ner »). De ce « pou­voir réel », nous nous fai­sons des images abs­traites et, au fond, apo­ca­lyp­tiques : nous ne savons pas quelles formes il pren­drait pour direc­te­ment rem­pla­cer les ser­vi­teurs qui l’ont pris pour une simple « moder­ni­sa­tion » de tech­niques. De toute manière, en ce qui me concerne (si cela peut inté­res­ser le lec­teur), que ceci soit net : je don­ne­rai toute la Mon­te­di­son, encore que ce soit une mul­ti­na­tio­nale, pour une luciole. 

Pier Pao­lo Pasolini