Source du texte : Pen-Kurd
Dr Ali Kilic, Paris le 13-09-2006.
Il y a trente-six ans, lors de sortie du film « Espoir », j’avais invité Yilmaz Güney et son épouse Mme Güney Fatos, pour un débat avec les étudiants de l’Université d’Istanbul, dans une salle de résidence Universitaire de Kadirga à Kumkapi. Après la projection du film, Yýlmaz Güney a répondu aux questions posées sur son film « Espoir » en présence de Fatos.
Dans ce film, Cabbar s’est dangereusement endetté pour pouvoir demeurer l’un des derniers cochers de la ville d’Adana. Le travail vient à manquer tandis que la municipalité limite l’accès des attelages au centre ville. Son seul espoir est de gagner un jour à la loterie. Son cheval meurt dans un accident et la survie de sa famille est désormais menacée. Un camarade d’infortune le convainc pourtant de dépenser ses derniers sous dans une chimérique quête au trésor. Au fond, l’espoir (Umut) évoque le voleur de bicyclette dans sa première partie, puis le Trésor de la Sierra Madre dans la seconde. On y voit pour la première fois des figures et réalités paysannes qui ne sont pas des clichés. Cela a permis de développer un cinéma ouvert sur les problèmes sociaux, avec le risque cependant de rester en rade quelque part entre naturalisme et réalisme. Naturalisme, c’est parce que Yilmaz voulait refléter la réalité objective en tant que telle, dans le concret des rapports sociaux politiques la tragédie et la misère du peuple kurde y compris des peuples opprimés dont il fait partie. Réalisme, c’est parce qu’il était un réalisateur révolutionnaire engagé dans la lutte pour la libération des peuples. Lors du débat, je lui ai posé la question sur les limites de la possibilité de la réalisation légale de ses activités artistiques dans le cinéma. Il m’a répondu « Si tout, est interdit, alors nous entrons dans la clandestinité ». Cela correspondait aux critères du passage du cinéma épique au cinéma réaliste basé sur le réalisme révolutionnaire socialiste dont son point de vue était proche à l’approche de Brecht au sujet du réalisme socialiste. « Réaliste veut dire : qui dévoile la causalité complexe des rapports sociaux ; qui dénonce les idées dominantes comme les idées de la classe dominante ; qui écrit du point de vue de la classe qui tient prêtes les solutions les plus larges aux difficultés les plus pressantes dans lesquelles se débat la société des hommes ; qui souligne le moment de l’évolution en toute chose ; qui est concret tout en facilitant le travail d’abstraction ». (Brecht, Popularité et réalisme)
C’est aussi toute la question de la culture, des valeurs éthiques ; comme le dit Brecht : « Les émotions ont toujours un fondement de classe très précis ; la forme sous laquelle elles manifestent est toujours historique, spécifiquement limitée, située et datée ; les émotions ne sont nullement le fait de « l’humanité éternelle », hors du temps. » Ici, dans le contexte du cinéma épique, Cabbar était dans le temps et l’espace réel et il a perdu tout son espoir pour le quotidien et pour l’avenir. Au lieu qu’il trouve le trésor, il trouve un serpent. Cela me fait rappeler que ces derniers mois, l’armée de la république fasciste de Turquie après avoir utilisé les armes chimiques et bactériologiques contre les combattants Kurdes au Kurdistan Nord, elle a commencé à jeter des serpents dangereux dans les endroits où se cachent les guérilleros kurdes dans les forêts à Dersim ou dans les montagnes du Kurdistan Nord. Mais en raison du climat froid dans les montagnes ces derniers temps, les serpents sont, descendus, retournés vers les postes de la gendarmerie situés dans les vallées, ils commencent à piquer maintenant les soldats et les officiers turcs. La question qui se pose, quel rapport établir entre l’espoir et le serpent trouvé à la place du trésor cherché et les serpents qui ont été lancés par l’armée turque pour tuer les combattants de liberté ? C’est une question de la dialectique du changement dans le processus de la négation de la négation. Mais la réponse de Yilmaz Güney à cette époque comme Brecht était épique et révolutionnaire : « Dans l’intérêt des travailleurs de tous les pays, de tous les exploités et opprimés, on doit adresser aux écrivains un appel pour un réalisme militant. Seul un réalisme impitoyable, dissipant tous les rideaux de fumée qui voilent la vérité, c’est-à-dire l’exploitation et l’oppression, peut dénoncer et discréditer l’exploitation et l’oppression du capitalisme. »
Or la crise du système capitaliste turc a donné lieu à trois coups d’état militaire, le 27 mai 1960, le 11 mars 1971 et le 12 septembre 1980. Deux mois après le coup d’Etat militaire du 11 mars 1971 les forces militaires et policières turques ont effectué une descente vers quatre heures du matin dans la résidence universitaire de Kadirga en date du 18 mai 1971. Lors de la vague massive d’arrestation, j’ai été arrêté avec Ali Cihan Gundogdu, Vedat Ulusoy, étudiants à la Faculté de droit, Munir Ozturk, étudiant kurde d’Urfa et Mr Baykara suite à l’enlèvement et de l’assassinat d’Efrahim Elrom, Consul Général d’Israël à Istanbul. Dans un premier temps, j’ai été soumis à la torture, battu par douze policiers et les gendarmes dans ma chambre N°229 au deuxième étage de la résidence. Dans un deuxième temps, les officiers et policiers avaient trouvé sur ma table de travail des textes traduits du latin en turc et qui consistaient en trois phrases suivantes : « Consilium occissi sum esse dicuntur », « in eo loco bellum gessit » « arma capta sunt in navibus ».
À partir de la première phrase, les tortionnaires voulaient savoir qui a tué Efrahim Elrom ? N’ayant pas répondu aux questions sous la torture, nous étions emmenés en premier lieu au centre de la torture qui se trouvait au sous – sol du poste d’Alemdar, en face de Sainte Sophie, en deuxième à la section spéciale de la police politique à Eminonu. Dans le centre de la torture d’Alemdar, j’ai été soumis de nouveau à la torture devant les yeux de mes camarades par un tel général Selahahtin et par un colonel, en présence aussi des agents de sécurité civile des services secrets et des officiers, des gendarmes de l’armée turque. Le Général voulait savoir qui a enlevé et a tué le Consul d’Israël. La preuve dans la main était mon devoir du latin qui m’a été donné par le Prof. Dr. Faruz Zeki Perek, chef du département de la philologie gréco-latine. J’avais traduit en turc les trois phrases « on dit que le consul a été tué », « la guerre a commencé dans le même endroit », « les armes ont été saies dans les bateaux ». Malgré la confirmation de mon professeur, le tortionnaire pratiquait la torture, il me posait la question « qui l’a tué ? » et « J’ai répondu que c’est votre police politique, c’est probablement l’un des agents de vos services secrets du MIT » (Organisation Nationale de Sécurité) ; Soudain, Ils ont cessé la torture. Sur mon visage, partout il y avait du sang. Puis, Il m’a donné une chaise. Mon camarade Vahit Ozsoy, avait insisté que les militaires doivent m’emmener à l’hôpital pour faire le constat de la torture que j’ai subi. Ils ont refusé de prendre la responsabilité de la torture. Le général tortionnaire m’a posé une dernière question » pourquoi avons-nous tué le Consul d’un pays comme Israel à votre avis ? J’ai répondu que « c’est simple. Vous avez commencé à massacrer les guérilleros dans les montagnes à Nurhak et les autres vont fuir vers les camps du Palestine pour les empêcher et pour la sécurité de votre frontière du sud, vous auriez besoins de l’aide logistique de l’Etat Israel. C’est pourquoi vos services secrets ont enlevé le Consul Général d’Israel et vous l’avez tué vous-même et puis vous avez collé ce crime sur le dos des révolutionnaires de notre pays ». C’était un silence absolu. Le général a fermé sa bouche. Puis il a donné l’ordre. « Arrêtez la torture, confiez les prisonniers aux policiers en civil » Le général voulait l’une de mes photos parmi mes affaires saisies et il n’y trouvait pas. Je lui ai donné une deuxième. « Tu es très intelligent, je ne veux plus te voir en face de moi, si je te vois une autre fois en face de moi, je te tuerai avec mon arme ». Je lui ai répondu « Général vous m’avez torturé devant mes camarades, mais vous n’avez pas du courage de me tuer, en 1937 mon grand père tirait sur les généraux comme vous au troisième bouton, lors de notre rencontre c’est moi, je tirerai le premier ». Il s’est fâché, il a voulu prendre un fusil d’un soldat à côte de lui pour tirer sur moi et l’un des colonels lui a empêché, puis nous étions enfermés dans une cellule au sous-sol du commissariat de police d’Alemdar où nous sommes restés jusqu’à matin.
Le 18 mai 1971, nous étions emmenés et enfermés dans les cellules qui se trouvent au dernier étage de la section de la police politique à Eminonu ; C’est là que j’ai vu Yilmaz Guney dans une cellule à côté de la mienne. Il était arrêté avec plusieurs militants y compris Hasan Ozgur, père de Taylan Ozgur tué à Istanbul par la Police politique et Kadriye militante du THCP‑C (Parti –Front de Libération du Peuple de Turquie) ; Ce parti est fondé par Huseyin Cevahir et Mahir Cayan…
Vers midi à la sortie de ma cellule, Yilmaz Güney prenait du thé, je me suis assis à côté de lui, il a vu le sang sur mon visage et sur ma chemise et le capitaine Palestine lui a raconté ce qui s’est passé lors de la séance de la torture. En prenant notre thé un agent de la police s’est arrêté devant Yilmaz Güney, « ah, tes films passent dans les cinémas à l’extérieur alors nous allons jouer ton cinéma ici ce soir ». Yilmaz a regardé aux yeux de policier et il a rit, puis subitement a retiré le revolver du policier tourné vers le nez de l’intéressé. Le policier a rougi devant les prisonniers qui riaient. Face à la situation ridicule de l’agent, Yilmaz a fait une geste, il l’a remis le revolver sous la ceinture du policier et adit « on porte son arme comme ça ».
Le cinéaste kurde était accusé d’avoir “aidé et hébergé des révolutionnaires du THKP‑C” — il était soupçonné d’entretenir des relations avec ce groupe dont les actions violentes défrayaient à l’époque la chronique. Güney s’est donc retrouvé pendant deux ans derrière les barreaux. Alors qu’après des années, il a été constaté que le capitaine Ilyas, agent du service secret, infiltré au sein de cette organisation de THKP‑C qui avait enlevé le Consul général d’Israel et l’avait tué. Malgré la confirmation de punition du capitaine Ilyas qui a tué Monsieur Efrahim Elrom, il est toujours en vie et c’est l’Etat Israel et sa police secrète qui doit demander ces comptes afin de punir le criminel turc capitaine Palestine.
Le 05-09-1973 j’ai été mise en liberté de la prison de Diyarbekir et je suis renté à Istanbul où Yilmaz Güney a été libéré en 1974 à la faveur d’une amnistie générale proclamée sous le gouvernement social-démocrate, il n’a pu bénéficier que d’un bref moment de liberté et j’ai vu et écouté son discours au Palais des Sports d’Istanbul lors d’une réunion politique, mais je n’ai pas pu lui parler en ce moment. Il était arrêté de nouveau trois mois plus tard, accusé cette fois d’avoir tué un juge au cours d’une bagarre. L’incident a eu lieu dans le bistro d’un village proche d’Adana où Güney dirigeait le tournage d’un film, “Inquiétude”, sur les souffrances et épreuves des travailleurs saisonniers des champs de coton. Cet épisode tragique a valu à Güney une condamnation à 18 ans de prison.
Le succès de ces films où Güney est à la fois scénariste et réalisateur, leur impact social, inquiète les autorités turques. Accusé de propagande communiste et de séparatisme, Güney, à partir du coup d’Etat militaire de 1971 passe une douzaine d’années en prison.
Le 17 octobre 1979 j’ai quitté le pays pour mes recherches philosophiques à l’Université de Bourgogne. Un an après, le coup d’Etat Militaire fasciste a pris le pouvoir. — En octobre 1981 — Güney a profité d’une brève permission pour prendre le chemin de l’exil, grâce à la complicité de ses nombreux amis et admirateurs en Turquie et en Europe. Avec l’aide et le soutien de Melina Mercouri, alors ministre de la Culture en Grèce, qui est intervenue auprès du ministre de l’Intérieur français, Gaston Defferre, Güney a pu gagner la France et y trouver asile, juste à temps pour assister au Festival de Cannes en 1982 et y recevoir la Palme d’Or pour “Yol” dont il n’avait pu lui-même terminer le montage.
En 1982, la palme d’or cannoise est remise à deux films de dénonciation politique. Missing de Costa-Gavras et Yol de Yilmaz Güney. Le film de ce dernier suit cinq prisonniers en permission dans une Turquie hivernale. Un cinéma de l’émotion, un film tourné à distance par Güney, emprisonné pour délit d’opinion. Le film constitue un hommage vibrant au peuple turc, en dépit des pressions quotidiennes exercées par la politique et la religion. « Dans Yol, j’ai voulu montrer combien la Turquie était devenue une immense prison semi-ouverte. Tous les citoyens y sont détenus » témoigne le réalisateur. Le film contient en effet, cette symbolique forte. Une fois sorti de prison, chacun des cinq détenus en permission entrera dans une autre prison, plus vaste et imagée. La réalisation vient souvent renforcer cette impression. Le cadre est généralement très serré autour du personnage. Güney est d’ailleurs un cinéaste à la réalisation beaucoup plus descriptive que narrative. Le réalisateur turc refuse l’explicatif, le psychologique, il le dit lui-même : « Le cinéma, c’est l’illisible. »
En janvier 1983, dans The Middle East magazine, nous trouvons une explication personnelle de la vie de Yilmaz Güney et de son cinéma lors d’un tournage de son film en France « le Mur » : « Comme tous les créateurs de Turquie et du Kurdistan, nous avons rencontré sur notre chemin des difficultés dues à la nature oppressive du régime. Durant toute ma vie de créateur, j’ai été amené à chercher des moyens parfois détournés pour exprimer ma pensée, et je dois reconnaître avec franchise que toutes mes oeuvres jusqu’à ce jour n’ont pas totalement exprimé ce que je voulais, ni dans leur forme ni dans leur esprit. L’élément dominant de ces oeuvres, c’est qu’elles sont des solutions de compromis.“Le Troupeau”, en fait, c’est l’histoire du peuple kurde, mais je n’ai même pas pu utiliser la langue kurde dans ce film. Si on avait utilisé le kurde, tous ceux qui ont collaboré à ce film auraient été mis en prison. Dans le cas de “Yol”, l’essentiel devait être axé sur Diyarbekir, Ourfa et Siirt. Bien que le film ait été monté en Europe, je n’ai pas réussi à faire tous les doublages en kurde. J’ai essayé de créer cette atmosphère par des doublages, par la musique ».
Q : Puisque les principaux personnages de vos films sont les Kurdes et le Kurdistan, comment pourrez-vous continuer de tourner en dehors de votre pays ?
Y.G : Ici, nous sommes devant l’impasse suivante : nous n’avons pratiquement qu’un seul acteur professionnel (intérêts développement, qui joue le personnage du père dans “Le Troupeau”); tous les autres sont des amateurs qui n’ont jamais joué dans un film. Il est impossible de faire venir des acteurs professionnels de Turquie… et même ceux qui sont en Europe n’osent pas venir jouer avec moi : ils refusent même de me parler.
Q : Comment est-ce possible ? Les acteurs turcs ne sont pas fiers de jouer pour un metteur en scène qui a obtenu la Palme d’or ?
Y.G : Ceux qui entonnent des chants révolutionnaires dans les périodes de calme préfèrent se cacher derrière les portes pendant les périodes difficiles… Bref, j’ai un cameraman turc, mais les techniciens ne sont pas professionnels ; pour les décors, par exemple, je n’ai pas un seul professionnel.
Q : Vous venez d’évoquer les problèmes techniques que vous rencontrez en filmant à l’étranger. Mais le problème essentiel reste : comment pouvez-vous créer, maintenant que vos racines avec la Turquie sont coupées ?
Y.G : Le thème du prochain film tourne autour de la prison. Je décris donc les ténèbres, la tristesse, des choses qui ne nécessitent pas de paysages, pas de nature.
Q : Pourquoi la prison ?
Y.G : Il y a deux raisons : d’abord, c’est le sujet le mieux approprié à la situation actuelle de la Turquie. L’autre, c’est que je ne suis pas encore prêt à tourner en Europe.
Q : Justement, vous êtes le cinéaste kurde qui décrit le plus le peuple et la nature de son pays, mais vos films ne sont pas vus par vos concitoyens. Et maintenant vous êtes coupé par l’exil de ce peuple et de cette nature. Comment allez-vous résoudre ce problème ? Allez-vous vous installer dans l’émigration ?
Y.G : Nous trouverons certainement le moyen de faire voir ce film (Yol) à notre peuple… Mais je ne peux pas vous dire comment. Pour le reste, après ce film sur la prison, je ne veux pas faire un film sur le Kurdistan dans des conditions artificielles.
Q : Quand avez-vous su que vous étiez kurde ?
Y.G : S’il faut le dire vraiment, je suis un kurde assimilé : ma mère était kurde, mon père était un kurde zaza. Pendant toute mon enfance à la maison, on parlait kurde et zaza. Jusqu’à 15 ans, j’ai parlé kurde. Puis par la suite j’ai été amené à me couper de mon milieu familial, ce qui a nui à ma connaissance de moi-même. Pendant tout ce temps, j’entendais des discours disant : “Il n’y a pas de Kurdes, il n’y a pas de langue kurde”. Mais j’entendais parler et chanter kurde, je voyais que les Kurdes étaient dans une situation très difficile. Mon père est originaire de Siverek ; je n’ai vu Siverek qu’à l’âge de 16 ans. C’est à ce moment là que ma prise de conscience a été réelle. Là, j’ai connu les souffrances d’une famille déracinée ; mes parents disaient : “ Vous êtes coupés de vos racines”… Et à 34 ans j’ai pu aller voir le pays de ma mère, Mouch, la tribu des Jibran. L’origine de l’histoire du “Troupeau”, c’est la fin de cette tribu nomade.
Q : Quelle place tiendra le Kurdistan dans vos prochains films ?
Y.G : La question kurde est une question très difficile, pas seulement en Turquie, mais aussi en Irak, en Iran. Un jour, je voudrais tourner le film relatant l’histoire du combat d’un peuple pour sa naissance — ou sa renaissance. Maintenant, c’est un problème difficile. Il faut traiter l’écartèlement du peuple kurde dans diverses perspectives. Il est difficile d’approcher ce problème de façon objective. L’histoire n’est pas seulement remplie de victoires, mais elle est faite aussi de défaites, d’erreurs, de tromperies…
Q : Le séjour en France, c’est une parenthèse dans votre carrière ?
Y.G : Je demeure en France par autorisation spéciale, pour tourner ce film. Je suis autorisé à résider en France le temps de le monter. Après, je ne sais pas. Je ne veux pas parler du futur pour l’instant…
Le tournage du “Mur”
“Brisez les vitres pour que se libèrent les oiseaux”, titre pas définitif de son dernier film, raconte l’histoire d’une révolte dans une prison. La révolte est dirigée par les enfants — nous voyons Yilmaz Güney expliquer à un acteur amateur, d’origine uruguayenne, qui joue le rôle d’un gardien, comment réagir quand un des enfants le menace avec un immense couteau de cuisine. Mais la révolte sera matée, et le film se termine sur l’arrivée de nouveaux enfants à la prison. Reconstituer l’atmosphère très spéciale qui règne à l’intérieur d’une prison est très difficile avec des acteurs amateurs. Yilmaz Güney s’en tire en recourant au “réalisme poétique”.
Une armée de figurants et d’acteurs amateurs
Yilmaz Güney tourne avec une centaine d’enfants kurdes qui dorment dans le dortoir de l’abbaye — certains sont venus de Berlin Ouest — et avec entre 100 et 200 figurants adultes : gardiens de prison, parents de détenus, qui travaillent dans les ateliers de confection ou dans les usines de la région parisienne. Une centaine de techniciens amateurs vivent aussi avec Güney dans l’abbaye. Les enfants sont ravis, et de très bons acteurs : “Imaginez quelle aventure cela peut être pour des enfants qui, à Berlin ou dans la banlieue parisienne, ne peuvent même pas rêver d’une vie décente. Et les voilà vedettes”.
À la sortie du Mur, Yilmaz Güney déclarait que ce premier film tourné hors de ses frontières montrait “l’oppression et la torture qui font désormais partie, en Turquie, des scènes de la vie quotidienne “. À l’heure où la Turquie souhaite adhérer plus que jamais à l’UE et vient de se doter d’un nouveau gouvernement, on peut espérer que les choses y aient évolué sur le plan des libertés fondamentales, ce que ce film aura sans doute d’une certaine façon contribué à faire. À méditer.
Le mur tourné en 1983 en France, est le dernier film du réalisateur kurde de Turquie Yilmaz Güney, mort en septembre 1984 en exil. Il n’a pas eu le retentissement de “Yol” (la permission), palme d’or à Cannes en 1982, César du meilleur film étranger 1983.
Il y décrit les conditions de vie dans un pénitencier turc à Ankara à l’automne 1981, 1 an après le coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980 par Kenan concret… celui qu’Alexandre Adler a récemment décrit comme un grand démocrate, ou quelque chose dans ce goût la…
Il faut dire que Yilmaz Güney, enfermé 12 ans dans les prisons turques, et toujours en prison à l’époque ou “Yol” était tourné, sait de quoi il parle : “Je n’ai pas voulu construire la copie conforme d’une prison donnée en Turquie. Il s’agissait plutôt d’une synthèse de toutes les prisons que j’ai connues. Il en a été de même de l’histoire. Bien que l’axe central en soit la révolte des enfants du dortoir 4 à la prison ouverte d’Ankara en 1976, les histoires individuelles parallèles proviennent de témoignages ou d’observations accumulées lors de mes séjours dans différents pénitenciers. (…) Cela a parfois été dur, voire douloureux, en tout cas sans complaisance. C’était la seule façon de rendre la réalité la plus sincère possible. (…) A nous de dire les réalités de la Turquie, pour faire en sorte qu’elles puissent enfin changer ; à eux d’interdire et d’emprisonner pour que rien ne change. Mais pour combien de temps encore ?… » (Yýlmaz Güney )
Le cinéaste Kurde Yilmaz Güney et le cinéma réaliste
Le Cinéaste Kurde Yilmaz Güney est un écrivain humaniste, il était un très grand artiste révolutionnaire de notre époque. Il était très sensible à la cause des peuples opprimés. Lors de sa rencontre avec les dirigeants du Parti Communiste Français (PCF) pour une Conférence de Presse commune, le Parti avait exigé ma présence et qu’on représente le PCF lors de la Conférence avec le député Maurice Martin qui s’est rendu en visite Turquie. Yilmaz avait accepté. J’ai reçu un télégramme à minuit à Dijon envoyée par la camarade Renée Pamard, responsable des relations extérieurs du PCF. Elle me demandait en urgence que je sois présent le 18 mai 1984 à 9 heures du matin au Comité Central du Parti. J’étais à l’heure. Les camarades, Maurice Martin et Renée Pamart voulaient que je lise lors de la Conférence la lettre de mon épouse publiée par Dominique Bari, dans l’Humanité Dimanche du 27 avril 1984. Elle avait été arrêtée et torturée par la police politique turque du 23-01-1984 au 16-02-1984 dans le centre de la torture DAL à Ankara. J’ai volontairement accepté et nous sommes venus dans la salle de Conférence où j’ai vu Yilmaz Güney et mon avocat Serafettin Kaya avec lequel je suis resté dans la prison de Diyarbekir, Yilmaz Güney était tellement fatigué et maigri. Je l’ai embrassé et rappelé notre présence le 18 — mai 1971 dans les cellules. Après la Conférence, je lui ai demandé ce qu’il voulait, car un groupe des camarades du PCF partaient au Kurdistan Nord, plus particulièrement à Dersim. Il m’a répondu « un peu de terre rouge de Dersim ». Yilmaz Güney avait terminé son discours « Solidarité, plus de solidarité, La Turquie est une prison à ciel ouvert ». François Germain Robin était seule journaliste qui a donné l’information sur la Conférence de Presse. Du retour de Dersim, mes camarades Jean Louis Bernard et Bernadette Boutet m’ont apporté la terre rouge de Dersim que j’ai confié à son épouse Fatos Güney lors de notre rencontre à l’Institut Kurde de Paris.
Yilmaz Güney était un révolutionnaire internationaliste. Il avait des points communs avec l’approche de Brecht au niveau du réalisme socialiste. Son cinéma pour moi était un cinéma épique et réaliste « Ce qu’est le réalisme socialiste, il ne faudrait pas le demander simplement aux oeuvres ou aux styles qui existent. Ce qui devrait servir de critère, ce n’est pas le fait que telle oeuvre ou tel style ressemblent à d’autres oeuvres ou à d’autres styles classés dans le réalisme socialiste, mais le fait qu’ils sont socialistes et réalistes ». Je pense que, le cinéma de Güney, était une nouvelle école kurde du réalisme socialiste. Car pour Yilmaz Güney l’art réaliste est un art de combat. Il combat les vues fausses de la réalité et les tendances qui sont en conflit avec les intérêts réels de l’humanité ». Par exemple après son film intitulé “Seyyit Han”. Son premier succès international a été “L’Espoir” (Umut), qui a remporté l’Ours d’Or à Berlin en 1970. Ce film autobiographique est fondé sur les observations de Güney adolescent sur sa famille et son milieu social. En 1971, il réalisait “Elégie” (Agit) qui raconte la vie pleine de risques des contrebandiers d’Anatolie du sud-est montrent ces réalités. De plus, les lettres de prison de Güney sont aussi et surtout autant de chants d’amour et de lutte. Elles sont un lien vivant non seulement avec sa femme, à qui il s’adresse, mais avec le monde entier, avec les révolutionnaires et opprimés de tous les pays : “Mes lettres seront, du moins je le crois, une goutte d’eau vive dans la mare des colères silencieuses. Que d’autres lettres répondent aux miennes, comme les miennes répondent à d’autres qui les ont précédés. D’Espagne, d’Argentine, du Chili, du Brésil, d’Asie, d’Adana, de Diyarbakir et de Sinop … Des prisons d’Istanbul, du Pérou, de Bolivie et de partout … Par milliers, par millions, lettres de passion, de résistance …”
A cet esprit internationaliste, à cette conscience aiguë de l’existence d’une opposition planétaire à l’impérialisme, se joint une passion insatiable pour toutes les manifestations de la vie quotidienne au dehors des murs de la prison : “Ma belle enfant, dit-il, je veux te parler de ce qui est beau, de ce qui est espoir, de ce qui est lumière. Je veux te parler des prés, des sources d’été, de la mer, de la beauté des amitiés. Ma belle enfant, nous purifierons tous les humains dans l’océan de mon coeur, nous les rendrons heureux”.
Ces intérêts de l’humanité étaient la libération du Peuple du Kurdistan en tant que artiste, réalisateur, auteur, Pour lui « Les artistes réalistes mettent l’accent sur ce qui appartient au monde sensible, sur ce qui est « de ce monde », sur ce qui est typique au sens profond du mot. Autrement dit, les artistes réalistes mettent l’accent sur le facteur du devenir et du dépérissement des choses ». Dans tous les domaines de vie, Yilmaz menait une lutte efficace et politique, il voulaient que les artistes réalistes représentent les contradictions qui existent chez les hommes et dans leurs rapports réciproques, et montrent les conditions dans lesquelles elles se développent. L’art du ciné avait un grand rôle de refléter ce développement. Puis lui, les artistes réalistes s’intéressent aux changements qui s’opèrent chez les hommes et dans leurs rapports, aux changements continus et aux changements soudains auxquels aboutissent les changements continus. C’est une lutte révolutionnaire imposée à l’artiste Yilmaz Güney par sa vie elle-même. Autrement dit les artistes réalistes décrivent le pouvoir des idées et le fondement matériel des idées.
Yilmaz Güney, c’est l’homme le plus humaniste du monde et du Kurdistan. Il a tellement attaché à la réalité de son époque, qu’il voulait jouer éternellement ; C’est pourquoi pour lui les artistes réalistes socialistes sont humains, en d’autres termes amis des hommes, et ils représentent les rapports humains de telle sorte que les tendances socialistes s’en trouvent renforcées. Ce renforcement des tendances étaient la finalité de ses perspectives du système politique qu’il défendait. Elles s’en trouvent renforcées grâce à une façon pratique de scruter la machine sociale et grâce au fait qu’elles deviennent des sources de plaisir. L’art du cinéma et la littérature et la philosophie doivent renforcer les luttes pour les droits fondamentaux de l’homme. Et les artistes réalistes socialistes n’ont pas une attitude réaliste seulement à l’égard de leurs sujets, mais aussi à l’égard de leur public. Les artistes réalistes socialistes tiennent compte du degré de culture de leur public et de son appartenance à telle ou telle classe, comme aussi du point où en est la lutte de classes. Les artistes réalistes socialistes traitent la réalité du point de vue de la population laborieuse et de ses alliés intellectuels qui sont pour le socialisme ; C’est pour la réalisation de l’idéal qu’il a fondé une organisation du combat de ce point de vue son message à la Présidence du Tribunal Permanent des Peuples a une signification importante pour la réalisation de l’amitié entre les peuples.
Le cinéaste Kurde Yilmaz Güney et le génocide des Arméniens
Monsieur le Président,
J’apprends avec intérêt que votre honorable Tribunal va tenir une session sur le génocide des Arméniens.
Cette question ne saurait laisser indifférents les hommes épris de justice et encore moins ceux, comme moi, originaires de la Turquie. Voilà pourquoi je me permets de soumettre à votre réflexion quelques remarques :
1. La réalité de ce génocide ne fait, à mon avis, aucun doute. Les dirigeants turcs de l’époque, animés par un nationalisme virulent, rêvaient de bâtir un Empire pantouranien allant de la Turquie jusqu’aux steppes de l’Asie centrale.
Or les territoires turcs de Turquie et ceux habités par les turcophones du Caucase et d’Asie centrale étaient séparés par des régions à peuplement kurde et arménien. Pour éliminer cet « obstacle », le gouvernement du comité Union et Progrès avait décidé de liquider physiquement les deux peuples. À partir de 1915 une politique planifiée et systématique, faite de massacres collectifs et de déportation massive, a abouti à la disparition des Arméniens de la Turquie. Au cours de la Première Guerre mondiale, dans le cadre de cette même politique, plus de 700.000 Kurdes ont été déportés en Anatolie centrale ;
2. Si ce génocide avait été reconnu en son temps par la communauté internationale, si dès les années 1920 la Société des Nations avait jugé et sanctionné sévèrement ce crime contre l’humanité, il est probable que les dirigeants kémalistes n’auraient pas tenté de faire subir aux Kurdes le sort des Arméniens, de massacrer et déporter, de 1924 à 1940, plus du tiers de la population kurde placée sous son administration.
3. Un régime démocratique aurait sans doute reconnu la vérité historique, condamné les auteurs de ce crime qui, au demeurant, ont failli, dans leur aventure insensée, conduire le peuple turc lui-même à la catastrophe. Il se serait pour le moins incliné devant la mémoire du peuple arménien martyr. Son souci de justice et d’honneur l’aurait sans doute conduit à réunir à Ankara un tribunal comme le vôtre, pour établir et proclamer toute la vérité.
Malheureusement le régime turc qui opprime son propre peuple, qui règne par la terreur, est loin de s’apprêter à adopter une telle attitude honorable. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement quand on sait que ce régime continue de nier, contre toute évidence, l’existence sur son sol de millions de Kurdes, qui forment pourtant au moins le quart de la population de la Turquie. Et quand les Kurdes revendiquent des droits spécifiques, les autorités d’Ankara les menacent tout simplement du sort des Arméniens. En vérité la dictature fait peu de cas des mensonges distillés par sa propagande destinée à l’étranger, à ses alliés et bailleurs de fonds.
4. Je constate que la dictature militaire turque, loin de craindre les sanctions des grandes puissances, continue d’être aidée par celles-ci, notamment par les Etats-Unis et l’Allemagne fédérale qui, par ailleurs, ne tarissent pas de proclamations solennelles sur la liberté et les droits de l’homme.
5. La reconnaissance de la vérité historique ne devrait pas attiser les haines raciales, opposer les uns aux autres les peuples déjà si éprouvés de la région. Les Turcs d’aujourd’hui ne sauraient être tenus pour responsables des crimes perpétrés il y a plus de soixante ans par leurs ancêtres, par le régime despotique, criminel, d’un Empire finissant. Le racisme anti-turc me semble tout aussi condamnable que l’hystérie anti-arménienne et anti-kurde des dirigeants d’Ankara.
Ces observations faites, permettez-moi encore, Monsieur le Président, de formuler le vœu que le verdict de votre Tribunal sera pris en compte par les instances internationales et que ce qui est arrivé dans le silence et l’indifférence au peuple arménien ne puis plus jamais se reproduire.
Yilmaz Güney
Miné par une maladie non soigné en prison, Güney meurt en septembre 1984 à Paris à l’âge de 47 ans à un moment où il était au sommet de son art. J’ai assisté aux funérailles de Güney avec une très grande tristesse.
Il n’est donc pas surprenant que plusieurs milliers de personnes aient assisté aux funérailles de Güney au cimetière du Père Lachaise, le 13 septembre 1984 — des Turcs et des Kurdes de toutes conditions, exilés à Paris comme lui, mais aussi beaucoup d’amis français et étrangers : artistes, hommes et femmes politiques y Jack Lang, ministre de la Culture à l’époque, était présent, ainsi que Madame Danielle Mitterrand.
Dr Ali KILIC
Paris le 13-09-2006
dralikilic@yahoo.fr