Le cinéaste Kurde Yilmaz Güney et le cinéma réaliste

Par Dr Ali Kilic

Source du texte : Pen-Kurd

Dr Ali Kilic, Paris le 13-09-2006. 

Il y a trente-six ans, lors de sor­tie du film « Espoir », j’avais invi­té Yil­maz Güney et son épouse Mme Güney Fatos, pour un débat avec les étu­diants de l’Université d’Istanbul, dans une salle de rési­dence Uni­ver­si­taire de Kadir­ga à Kum­ka­pi. Après la pro­jec­tion du film, Yýl­maz Güney a répon­du aux ques­tions posées sur son film « Espoir » en pré­sence de Fatos. 

Dans ce film, Cab­bar s’est dan­ge­reu­se­ment endet­té pour pou­voir demeu­rer l’un des der­niers cochers de la ville d’Adana. Le tra­vail vient à man­quer tan­dis que la muni­ci­pa­li­té limite l’accès des atte­lages au centre ville. Son seul espoir est de gagner un jour à la lote­rie. Son che­val meurt dans un acci­dent et la sur­vie de sa famille est désor­mais mena­cée. Un cama­rade d’infortune le convainc pour­tant de dépen­ser ses der­niers sous dans une chi­mé­rique quête au tré­sor. Au fond, l’espoir (Umut) évoque le voleur de bicy­clette dans sa pre­mière par­tie, puis le Tré­sor de la Sier­ra Madre dans la seconde. On y voit pour la pre­mière fois des figures et réa­li­tés pay­sannes qui ne sont pas des cli­chés. Cela a per­mis de déve­lop­per un ciné­ma ouvert sur les pro­blèmes sociaux, avec le risque cepen­dant de res­ter en rade quelque part entre natu­ra­lisme et réa­lisme. Natu­ra­lisme, c’est parce que Yil­maz vou­lait reflé­ter la réa­li­té objec­tive en tant que telle, dans le concret des rap­ports sociaux poli­tiques la tra­gé­die et la misère du peuple kurde y com­pris des peuples oppri­més dont il fait par­tie. Réa­lisme, c’est parce qu’il était un réa­li­sa­teur révo­lu­tion­naire enga­gé dans la lutte pour la libé­ra­tion des peuples. Lors du débat, je lui ai posé la ques­tion sur les limites de la pos­si­bi­li­té de la réa­li­sa­tion légale de ses acti­vi­tés artis­tiques dans le ciné­ma. Il m’a répon­du « Si tout, est inter­dit, alors nous entrons dans la clan­des­ti­ni­té ». Cela cor­res­pon­dait aux cri­tères du pas­sage du ciné­ma épique au ciné­ma réa­liste basé sur le réa­lisme révo­lu­tion­naire socia­liste dont son point de vue était proche à l’approche de Brecht au sujet du réa­lisme socia­liste. « Réa­liste veut dire : qui dévoile la cau­sa­li­té com­plexe des rap­ports sociaux ; qui dénonce les idées domi­nantes comme les idées de la classe domi­nante ; qui écrit du point de vue de la classe qui tient prêtes les solu­tions les plus larges aux dif­fi­cul­tés les plus pres­santes dans les­quelles se débat la socié­té des hommes ; qui sou­ligne le moment de l’é­vo­lu­tion en toute chose ; qui est concret tout en faci­li­tant le tra­vail d’abs­trac­tion ». (Brecht, Popu­la­ri­té et réalisme)

C’est aus­si toute la ques­tion de la culture, des valeurs éthiques ; comme le dit Brecht : « Les émo­tions ont tou­jours un fon­de­ment de classe très pré­cis ; la forme sous laquelle elles mani­festent est tou­jours his­to­rique, spé­ci­fi­que­ment limi­tée, située et datée ; les émo­tions ne sont nul­le­ment le fait de « l’hu­ma­ni­té éter­nelle », hors du temps. » Ici, dans le contexte du ciné­ma épique, Cab­bar était dans le temps et l’espace réel et il a per­du tout son espoir pour le quo­ti­dien et pour l’avenir. Au lieu qu’il trouve le tré­sor, il trouve un ser­pent. Cela me fait rap­pe­ler que ces der­niers mois, l’armée de la répu­blique fas­ciste de Tur­quie après avoir uti­li­sé les armes chi­miques et bac­té­rio­lo­giques contre les com­bat­tants Kurdes au Kur­dis­tan Nord, elle a com­men­cé à jeter des ser­pents dan­ge­reux dans les endroits où se cachent les gué­rille­ros kurdes dans les forêts à Der­sim ou dans les mon­tagnes du Kur­dis­tan Nord. Mais en rai­son du cli­mat froid dans les mon­tagnes ces der­niers temps, les ser­pents sont, des­cen­dus, retour­nés vers les postes de la gen­dar­me­rie situés dans les val­lées, ils com­mencent à piquer main­te­nant les sol­dats et les offi­ciers turcs. La ques­tion qui se pose, quel rap­port éta­blir entre l’espoir et le ser­pent trou­vé à la place du tré­sor cher­ché et les ser­pents qui ont été lan­cés par l’armée turque pour tuer les com­bat­tants de liber­té ? C’est une ques­tion de la dia­lec­tique du chan­ge­ment dans le pro­ces­sus de la néga­tion de la néga­tion. Mais la réponse de Yil­maz Güney à cette époque comme Brecht était épique et révo­lu­tion­naire : « Dans l’in­té­rêt des tra­vailleurs de tous les pays, de tous les exploi­tés et oppri­més, on doit adres­ser aux écri­vains un appel pour un réa­lisme mili­tant. Seul un réa­lisme impi­toyable, dis­si­pant tous les rideaux de fumée qui voilent la véri­té, c’est-à-dire l’ex­ploi­ta­tion et l’op­pres­sion, peut dénon­cer et dis­cré­di­ter l’ex­ploi­ta­tion et l’op­pres­sion du capitalisme. »

Or la crise du sys­tème capi­ta­liste turc a don­né lieu à trois coups d’état mili­taire, le 27 mai 1960, le 11 mars 1971 et le 12 sep­tembre 1980. Deux mois après le coup d’Etat mili­taire du 11 mars 1971 les forces mili­taires et poli­cières turques ont effec­tué une des­cente vers quatre heures du matin dans la rési­dence uni­ver­si­taire de Kadir­ga en date du 18 mai 1971. Lors de la vague mas­sive d’arrestation, j’ai été arrê­té avec Ali Cihan Gun­dog­du, Vedat Ulu­soy, étu­diants à la Facul­té de droit, Munir Ozturk, étu­diant kurde d’Urfa et Mr Bay­ka­ra suite à l’enlèvement et de l’assassinat d’Efrahim Elrom, Consul Géné­ral d’Israël à Istan­bul. Dans un pre­mier temps, j’ai été sou­mis à la tor­ture, bat­tu par douze poli­ciers et les gen­darmes dans ma chambre N°229 au deuxième étage de la rési­dence. Dans un deuxième temps, les offi­ciers et poli­ciers avaient trou­vé sur ma table de tra­vail des textes tra­duits du latin en turc et qui consis­taient en trois phrases sui­vantes : « Consi­lium occis­si sum esse dicun­tur », « in eo loco bel­lum ges­sit » « arma cap­ta sunt in navi­bus ».

À par­tir de la pre­mière phrase, les tor­tion­naires vou­laient savoir qui a tué Efra­him Elrom ? N’ayant pas répon­du aux ques­tions sous la tor­ture, nous étions emme­nés en pre­mier lieu au centre de la tor­ture qui se trou­vait au sous – sol du poste d’Alemdar, en face de Sainte Sophie, en deuxième à la sec­tion spé­ciale de la police poli­tique à Emi­no­nu. Dans le centre de la tor­ture d’Alemdar, j’ai été sou­mis de nou­veau à la tor­ture devant les yeux de mes cama­rades par un tel géné­ral Sela­hah­tin et par un colo­nel, en pré­sence aus­si des agents de sécu­ri­té civile des ser­vices secrets et des offi­ciers, des gen­darmes de l’armée turque. Le Géné­ral vou­lait savoir qui a enle­vé et a tué le Consul d’Israël. La preuve dans la main était mon devoir du latin qui m’a été don­né par le Prof. Dr. Faruz Zeki Per­ek, chef du dépar­te­ment de la phi­lo­lo­gie gré­co-latine. J’avais tra­duit en turc les trois phrases « on dit que le consul a été tué », « la guerre a com­men­cé dans le même endroit », « les armes ont été saies dans les bateaux ». Mal­gré la confir­ma­tion de mon pro­fes­seur, le tor­tion­naire pra­ti­quait la tor­ture, il me posait la ques­tion « qui l’a tué ? » et « J’ai répon­du que c’est votre police poli­tique, c’est pro­ba­ble­ment l’un des agents de vos ser­vices secrets du MIT » (Orga­ni­sa­tion Natio­nale de Sécu­ri­té) ; Sou­dain, Ils ont ces­sé la tor­ture. Sur mon visage, par­tout il y avait du sang. Puis, Il m’a don­né une chaise. Mon cama­rade Vahit Ozsoy, avait insis­té que les mili­taires doivent m’emmener à l’hôpital pour faire le constat de la tor­ture que j’ai subi. Ils ont refu­sé de prendre la res­pon­sa­bi­li­té de la tor­ture. Le géné­ral tor­tion­naire m’a posé une der­nière ques­tion » pour­quoi avons-nous tué le Consul d’un pays comme Israel à votre avis ? J’ai répon­du que « c’est simple. Vous avez com­men­cé à mas­sa­crer les gué­rille­ros dans les mon­tagnes à Nurhak et les autres vont fuir vers les camps du Pales­tine pour les empê­cher et pour la sécu­ri­té de votre fron­tière du sud, vous auriez besoins de l’aide logis­tique de l’Etat Israel. C’est pour­quoi vos ser­vices secrets ont enle­vé le Consul Géné­ral d’Israel et vous l’avez tué vous-même et puis vous avez col­lé ce crime sur le dos des révo­lu­tion­naires de notre pays ». C’était un silence abso­lu. Le géné­ral a fer­mé sa bouche. Puis il a don­né l’ordre. « Arrê­tez la tor­ture, confiez les pri­son­niers aux poli­ciers en civil » Le géné­ral vou­lait l’une de mes pho­tos par­mi mes affaires sai­sies et il n’y trou­vait pas. Je lui ai don­né une deuxième. « Tu es très intel­li­gent, je ne veux plus te voir en face de moi, si je te vois une autre fois en face de moi, je te tue­rai avec mon arme ». Je lui ai répon­du « Géné­ral vous m’avez tor­tu­ré devant mes cama­rades, mais vous n’avez pas du cou­rage de me tuer, en 1937 mon grand père tirait sur les géné­raux comme vous au troi­sième bou­ton, lors de notre ren­contre c’est moi, je tire­rai le pre­mier ». Il s’est fâché, il a vou­lu prendre un fusil d’un sol­dat à côte de lui pour tirer sur moi et l’un des colo­nels lui a empê­ché, puis nous étions enfer­més dans une cel­lule au sous-sol du com­mis­sa­riat de police d’Alemdar où nous sommes res­tés jusqu’à matin.

Le 18 mai 1971, nous étions emme­nés et enfer­més dans les cel­lules qui se trouvent au der­nier étage de la sec­tion de la police poli­tique à Emi­no­nu ; C’est là que j’ai vu Yil­maz Guney dans une cel­lule à côté de la mienne. Il était arrê­té avec plu­sieurs mili­tants y com­pris Hasan Ozgur, père de Tay­lan Ozgur tué à Istan­bul par la Police poli­tique et Kadriye mili­tante du THCP‑C (Par­ti –Front de Libé­ra­tion du Peuple de Tur­quie) ; Ce par­ti est fon­dé par Huseyin Ceva­hir et Mahir Cayan…

Vers midi à la sor­tie de ma cel­lule, Yil­maz Güney pre­nait du thé, je me suis assis à côté de lui, il a vu le sang sur mon visage et sur ma che­mise et le capi­taine Pales­tine lui a racon­té ce qui s’est pas­sé lors de la séance de la tor­ture. En pre­nant notre thé un agent de la police s’est arrê­té devant Yil­maz Güney, « ah, tes films passent dans les ciné­mas à l’extérieur alors nous allons jouer ton ciné­ma ici ce soir ». Yil­maz a regar­dé aux yeux de poli­cier et il a rit, puis subi­te­ment a reti­ré le revol­ver du poli­cier tour­né vers le nez de l’intéressé. Le poli­cier a rou­gi devant les pri­son­niers qui riaient. Face à la situa­tion ridi­cule de l’agent, Yil­maz a fait une geste, il l’a remis le revol­ver sous la cein­ture du poli­cier et adit « on porte son arme comme ça ».

Le cinéaste kurde était accu­sé d’a­voir “aidé et héber­gé des révo­lu­tion­naires du THKP‑C” — il était soup­çon­né d’en­tre­te­nir des rela­tions avec ce groupe dont les actions vio­lentes défrayaient à l’é­poque la chro­nique. Güney s’est donc retrou­vé pen­dant deux ans der­rière les bar­reaux. Alors qu’après des années, il a été consta­té que le capi­taine Ilyas, agent du ser­vice secret, infil­tré au sein de cette orga­ni­sa­tion de THKP‑C qui avait enle­vé le Consul géné­ral d’Israel et l’avait tué. Mal­gré la confir­ma­tion de puni­tion du capi­taine Ilyas qui a tué Mon­sieur Efra­him Elrom, il est tou­jours en vie et c’est l’Etat Israel et sa police secrète qui doit deman­der ces comptes afin de punir le cri­mi­nel turc capi­taine Palestine.

Le 05-09-1973 j’ai été mise en liber­té de la pri­son de Diyar­be­kir et je suis ren­té à Istan­bul où Yil­maz Güney a été libé­ré en 1974 à la faveur d’une amnis­tie géné­rale pro­cla­mée sous le gou­ver­ne­ment social-démo­crate, il n’a pu béné­fi­cier que d’un bref moment de liber­té et j’ai vu et écou­té son dis­cours au Palais des Sports d’Istanbul lors d’une réunion poli­tique, mais je n’ai pas pu lui par­ler en ce moment. Il était arrê­té de nou­veau trois mois plus tard, accu­sé cette fois d’a­voir tué un juge au cours d’une bagarre. L’in­ci­dent a eu lieu dans le bis­tro d’un vil­lage proche d’A­da­na où Güney diri­geait le tour­nage d’un film, “Inquié­tude”, sur les souf­frances et épreuves des tra­vailleurs sai­son­niers des champs de coton. Cet épi­sode tra­gique a valu à Güney une condam­na­tion à 18 ans de prison.

Le suc­cès de ces films où Güney est à la fois scé­na­riste et réa­li­sa­teur, leur impact social, inquiète les auto­ri­tés turques. Accu­sé de pro­pa­gande com­mu­niste et de sépa­ra­tisme, Güney, à par­tir du coup d’E­tat mili­taire de 1971 passe une dou­zaine d’an­nées en prison.

Le 17 octobre 1979 j’ai quit­té le pays pour mes recherches phi­lo­so­phiques à l’Université de Bour­gogne. Un an après, le coup d’E­tat Mili­taire fas­ciste a pris le pou­voir. — En octobre 1981 — Güney a pro­fi­té d’une brève per­mis­sion pour prendre le che­min de l’exil, grâce à la com­pli­ci­té de ses nom­breux amis et admi­ra­teurs en Tur­quie et en Europe. Avec l’aide et le sou­tien de Meli­na Mer­cou­ri, alors ministre de la Culture en Grèce, qui est inter­ve­nue auprès du ministre de l’In­té­rieur fran­çais, Gas­ton Def­ferre, Güney a pu gagner la France et y trou­ver asile, juste à temps pour assis­ter au Fes­ti­val de Cannes en 1982 et y rece­voir la Palme d’Or pour “Yol” dont il n’avait pu lui-même ter­mi­ner le montage.

En 1982, la palme d’or can­noise est remise à deux films de dénon­cia­tion poli­tique. Mis­sing de Cos­ta-Gavras et Yol de Yil­maz Güney. Le film de ce der­nier suit cinq pri­son­niers en per­mis­sion dans une Tur­quie hiver­nale. Un ciné­ma de l’é­mo­tion, un film tour­né à dis­tance par Güney, empri­son­né pour délit d’o­pi­nion. Le film consti­tue un hom­mage vibrant au peuple turc, en dépit des pres­sions quo­ti­diennes exer­cées par la poli­tique et la reli­gion. « Dans Yol, j’ai vou­lu mon­trer com­bien la Tur­quie était deve­nue une immense pri­son semi-ouverte. Tous les citoyens y sont déte­nus » témoigne le réa­li­sa­teur. Le film contient en effet, cette sym­bo­lique forte. Une fois sor­ti de pri­son, cha­cun des cinq déte­nus en per­mis­sion entre­ra dans une autre pri­son, plus vaste et ima­gée. La réa­li­sa­tion vient sou­vent ren­for­cer cette impres­sion. Le cadre est géné­ra­le­ment très ser­ré autour du per­son­nage. Güney est d’ailleurs un cinéaste à la réa­li­sa­tion beau­coup plus des­crip­tive que nar­ra­tive. Le réa­li­sa­teur turc refuse l’ex­pli­ca­tif, le psy­cho­lo­gique, il le dit lui-même : « Le ciné­ma, c’est l’illisible. » 

En jan­vier 1983, dans The Middle East maga­zine, nous trou­vons une expli­ca­tion per­son­nelle de la vie de Yil­maz Güney et de son ciné­ma lors d’un tour­nage de son film en France « le Mur » : « Comme tous les créa­teurs de Tur­quie et du Kur­dis­tan, nous avons ren­con­tré sur notre che­min des dif­fi­cul­tés dues à la nature oppres­sive du régime. Durant toute ma vie de créa­teur, j’ai été ame­né à cher­cher des moyens par­fois détour­nés pour expri­mer ma pen­sée, et je dois recon­naître avec fran­chise que toutes mes oeuvres jusqu’à ce jour n’ont pas tota­le­ment expri­mé ce que je vou­lais, ni dans leur forme ni dans leur esprit. L’élément domi­nant de ces oeuvres, c’est qu’elles sont des solu­tions de compromis.“Le Trou­peau”, en fait, c’est l’histoire du peuple kurde, mais je n’ai même pas pu uti­li­ser la langue kurde dans ce film. Si on avait uti­li­sé le kurde, tous ceux qui ont col­la­bo­ré à ce film auraient été mis en pri­son. Dans le cas de “Yol”, l’essentiel devait être axé sur Diyar­be­kir, Our­fa et Siirt. Bien que le film ait été mon­té en Europe, je n’ai pas réus­si à faire tous les dou­blages en kurde. J’ai essayé de créer cette atmo­sphère par des dou­blages, par la musique ».

Q : Puisque les prin­ci­paux per­son­nages de vos films sont les Kurdes et le Kur­dis­tan, com­ment pour­rez-vous conti­nuer de tour­ner en dehors de votre pays ? 

Y.G : Ici, nous sommes devant l’impasse sui­vante : nous n’avons pra­ti­que­ment qu’un seul acteur pro­fes­sion­nel (inté­rêts déve­lop­pe­ment, qui joue le per­son­nage du père dans “Le Trou­peau”); tous les autres sont des ama­teurs qui n’ont jamais joué dans un film. Il est impos­sible de faire venir des acteurs pro­fes­sion­nels de Tur­quie… et même ceux qui sont en Europe n’osent pas venir jouer avec moi : ils refusent même de me parler. 

Q : Com­ment est-ce pos­sible ? Les acteurs turcs ne sont pas fiers de jouer pour un met­teur en scène qui a obte­nu la Palme d’or ?

Y.G : Ceux qui entonnent des chants révo­lu­tion­naires dans les périodes de calme pré­fèrent se cacher der­rière les portes pen­dant les périodes dif­fi­ciles… Bref, j’ai un came­ra­man turc, mais les tech­ni­ciens ne sont pas pro­fes­sion­nels ; pour les décors, par exemple, je n’ai pas un seul professionnel. 

Q : Vous venez d’évoquer les pro­blèmes tech­niques que vous ren­con­trez en fil­mant à l’étranger. Mais le pro­blème essen­tiel reste : com­ment pou­vez-vous créer, main­te­nant que vos racines avec la Tur­quie sont cou­pées ?

Y.G : Le thème du pro­chain film tourne autour de la pri­son. Je décris donc les ténèbres, la tris­tesse, des choses qui ne néces­sitent pas de pay­sages, pas de nature. 

Q : Pour­quoi la pri­son ?

Y.G : Il y a deux rai­sons : d’abord, c’est le sujet le mieux appro­prié à la situa­tion actuelle de la Tur­quie. L’autre, c’est que je ne suis pas encore prêt à tour­ner en Europe. 

Q : Jus­te­ment, vous êtes le cinéaste kurde qui décrit le plus le peuple et la nature de son pays, mais vos films ne sont pas vus par vos conci­toyens. Et main­te­nant vous êtes cou­pé par l’exil de ce peuple et de cette nature. Com­ment allez-vous résoudre ce pro­blème ? Allez-vous vous ins­tal­ler dans l’émigration ?

Y.G : Nous trou­ve­rons cer­tai­ne­ment le moyen de faire voir ce film (Yol) à notre peuple… Mais je ne peux pas vous dire com­ment. Pour le reste, après ce film sur la pri­son, je ne veux pas faire un film sur le Kur­dis­tan dans des condi­tions artificielles. 

Q : Quand avez-vous su que vous étiez kurde ?

Y.G : S’il faut le dire vrai­ment, je suis un kurde assi­mi­lé : ma mère était kurde, mon père était un kurde zaza. Pen­dant toute mon enfance à la mai­son, on par­lait kurde et zaza. Jusqu’à 15 ans, j’ai par­lé kurde. Puis par la suite j’ai été ame­né à me cou­per de mon milieu fami­lial, ce qui a nui à ma connais­sance de moi-même. Pen­dant tout ce temps, j’entendais des dis­cours disant : “Il n’y a pas de Kurdes, il n’y a pas de langue kurde”. Mais j’entendais par­ler et chan­ter kurde, je voyais que les Kurdes étaient dans une situa­tion très dif­fi­cile. Mon père est ori­gi­naire de Sive­rek ; je n’ai vu Sive­rek qu’à l’âge de 16 ans. C’est à ce moment là que ma prise de conscience a été réelle. Là, j’ai connu les souf­frances d’une famille déra­ci­née ; mes parents disaient : “ Vous êtes cou­pés de vos racines”… Et à 34 ans j’ai pu aller voir le pays de ma mère, Mouch, la tri­bu des Jibran. L’origine de l’histoire du “Trou­peau”, c’est la fin de cette tri­bu nomade. 

Q : Quelle place tien­dra le Kur­dis­tan dans vos pro­chains films ?

Y.G : La ques­tion kurde est une ques­tion très dif­fi­cile, pas seule­ment en Tur­quie, mais aus­si en Irak, en Iran. Un jour, je vou­drais tour­ner le film rela­tant l’histoire du com­bat d’un peuple pour sa nais­sance — ou sa renais­sance. Main­te­nant, c’est un pro­blème dif­fi­cile. Il faut trai­ter l’écartèlement du peuple kurde dans diverses pers­pec­tives. Il est dif­fi­cile d’approcher ce pro­blème de façon objec­tive. L’histoire n’est pas seule­ment rem­plie de vic­toires, mais elle est faite aus­si de défaites, d’erreurs, de tromperies… 

Q : Le séjour en France, c’est une paren­thèse dans votre carrière ?

Y.G : Je demeure en France par auto­ri­sa­tion spé­ciale, pour tour­ner ce film. Je suis auto­ri­sé à rési­der en France le temps de le mon­ter. Après, je ne sais pas. Je ne veux pas par­ler du futur pour l’instant…

Le tour­nage du “Mur”

“Bri­sez les vitres pour que se libèrent les oiseaux”, titre pas défi­ni­tif de son der­nier film, raconte l’histoire d’une révolte dans une pri­son. La révolte est diri­gée par les enfants — nous voyons Yil­maz Güney expli­quer à un acteur ama­teur, d’origine uru­guayenne, qui joue le rôle d’un gar­dien, com­ment réagir quand un des enfants le menace avec un immense cou­teau de cui­sine. Mais la révolte sera matée, et le film se ter­mine sur l’arrivée de nou­veaux enfants à la pri­son. Recons­ti­tuer l’atmosphère très spé­ciale qui règne à l’intérieur d’une pri­son est très dif­fi­cile avec des acteurs ama­teurs. Yil­maz Güney s’en tire en recou­rant au “réa­lisme poétique”.

Une armée de figu­rants et d’ac­teurs amateurs

Yil­maz Güney tourne avec une cen­taine d’enfants kurdes qui dorment dans le dor­toir de l’abbaye — cer­tains sont venus de Ber­lin Ouest — et avec entre 100 et 200 figu­rants adultes : gar­diens de pri­son, parents de déte­nus, qui tra­vaillent dans les ate­liers de confec­tion ou dans les usines de la région pari­sienne. Une cen­taine de tech­ni­ciens ama­teurs vivent aus­si avec Güney dans l’abbaye. Les enfants sont ravis, et de très bons acteurs : “Ima­gi­nez quelle aven­ture cela peut être pour des enfants qui, à Ber­lin ou dans la ban­lieue pari­sienne, ne peuvent même pas rêver d’une vie décente. Et les voi­là vedettes”.

À la sor­tie du Mur, Yil­maz Güney décla­rait que ce pre­mier film tour­né hors de ses fron­tières mon­trait “l’op­pres­sion et la tor­ture qui font désor­mais par­tie, en Tur­quie, des scènes de la vie quo­ti­dienne “. À l’heure où la Tur­quie sou­haite adhé­rer plus que jamais à l’UE et vient de se doter d’un nou­veau gou­ver­ne­ment, on peut espé­rer que les choses y aient évo­lué sur le plan des liber­tés fon­da­men­tales, ce que ce film aura sans doute d’une cer­taine façon contri­bué à faire. À méditer. 

Le mur tour­né en 1983 en France, est le der­nier film du réa­li­sa­teur kurde de Tur­quie Yil­maz Güney, mort en sep­tembre 1984 en exil. Il n’a pas eu le reten­tis­se­ment de “Yol” (la per­mis­sion), palme d’or à Cannes en 1982, César du meilleur film étran­ger 1983.

Il y décrit les condi­tions de vie dans un péni­ten­cier turc à Anka­ra à l’au­tomne 1981, 1 an après le coup d’E­tat mili­taire du 12 sep­tembre 1980 par Kenan concret… celui qu’A­lexandre Adler a récem­ment décrit comme un grand démo­crate, ou quelque chose dans ce goût la…

Il faut dire que Yil­maz Güney, enfer­mé 12 ans dans les pri­sons turques, et tou­jours en pri­son à l’é­poque ou “Yol” était tour­né, sait de quoi il parle : “Je n’ai pas vou­lu construire la copie conforme d’une pri­son don­née en Tur­quie. Il s’agissait plu­tôt d’une syn­thèse de toutes les pri­sons que j’ai connues. Il en a été de même de l’histoire. Bien que l’axe cen­tral en soit la révolte des enfants du dor­toir 4 à la pri­son ouverte d’Ankara en 1976, les his­toires indi­vi­duelles paral­lèles pro­viennent de témoi­gnages ou d’observations accu­mu­lées lors de mes séjours dans dif­fé­rents péni­ten­ciers. (…) Cela a par­fois été dur, voire dou­lou­reux, en tout cas sans com­plai­sance. C’était la seule façon de rendre la réa­li­té la plus sin­cère pos­sible. (…) A nous de dire les réa­li­tés de la Tur­quie, pour faire en sorte qu’elles puissent enfin chan­ger ; à eux d’interdire et d’emprisonner pour que rien ne change. Mais pour com­bien de temps encore ?… » (Yýl­maz Güney ) 


Le cinéaste Kurde Yil­maz Güney et le ciné­ma réaliste

Le Cinéaste Kurde Yil­maz Güney est un écri­vain huma­niste, il était un très grand artiste révo­lu­tion­naire de notre époque. Il était très sen­sible à la cause des peuples oppri­més. Lors de sa ren­contre avec les diri­geants du Par­ti Com­mu­niste Fran­çais (PCF) pour une Confé­rence de Presse com­mune, le Par­ti avait exi­gé ma pré­sence et qu’on repré­sente le PCF lors de la Confé­rence avec le dépu­té Mau­rice Mar­tin qui s’est ren­du en visite Tur­quie. Yil­maz avait accep­té. J’ai reçu un télé­gramme à minuit à Dijon envoyée par la cama­rade Renée Pamard, res­pon­sable des rela­tions exté­rieurs du PCF. Elle me deman­dait en urgence que je sois pré­sent le 18 mai 1984 à 9 heures du matin au Comi­té Cen­tral du Par­ti. J’étais à l’heure. Les cama­rades, Mau­rice Mar­tin et Renée Pamart vou­laient que je lise lors de la Confé­rence la lettre de mon épouse publiée par Domi­nique Bari, dans l’Humanité Dimanche du 27 avril 1984. Elle avait été arrê­tée et tor­tu­rée par la police poli­tique turque du 23-01-1984 au 16-02-1984 dans le centre de la tor­ture DAL à Anka­ra. J’ai volon­tai­re­ment accep­té et nous sommes venus dans la salle de Confé­rence où j’ai vu Yil­maz Güney et mon avo­cat Sera­fet­tin Kaya avec lequel je suis res­té dans la pri­son de Diyar­be­kir, Yil­maz Güney était tel­le­ment fati­gué et mai­gri. Je l’ai embras­sé et rap­pe­lé notre pré­sence le 18 — mai 1971 dans les cel­lules. Après la Confé­rence, je lui ai deman­dé ce qu’il vou­lait, car un groupe des cama­rades du PCF par­taient au Kur­dis­tan Nord, plus par­ti­cu­liè­re­ment à Der­sim. Il m’a répon­du « un peu de terre rouge de Der­sim ». Yil­maz Güney avait ter­mi­né son dis­cours « Soli­da­ri­té, plus de soli­da­ri­té, La Tur­quie est une pri­son à ciel ouvert ». Fran­çois Ger­main Robin était seule jour­na­liste qui a don­né l’information sur la Confé­rence de Presse. Du retour de Der­sim, mes cama­rades Jean Louis Ber­nard et Ber­na­dette Bou­tet m’ont appor­té la terre rouge de Der­sim que j’ai confié à son épouse Fatos Güney lors de notre ren­contre à l’Institut Kurde de Paris.

Yil­maz Güney était un révo­lu­tion­naire inter­na­tio­na­liste. Il avait des points com­muns avec l’approche de Brecht au niveau du réa­lisme socia­liste. Son ciné­ma pour moi était un ciné­ma épique et réa­liste « Ce qu’est le réa­lisme socia­liste, il ne fau­drait pas le deman­der sim­ple­ment aux oeuvres ou aux styles qui existent. Ce qui devrait ser­vir de cri­tère, ce n’est pas le fait que telle oeuvre ou tel style res­semblent à d’autres oeuvres ou à d’autres styles clas­sés dans le réa­lisme socia­liste, mais le fait qu’ils sont socia­listes et réa­listes ». Je pense que, le ciné­ma de Güney, était une nou­velle école kurde du réa­lisme socia­liste. Car pour Yil­maz Güney l’art réa­liste est un art de com­bat. Il com­bat les vues fausses de la réa­li­té et les ten­dances qui sont en conflit avec les inté­rêts réels de l’hu­ma­ni­té ». Par exemple après son film inti­tu­lé “Seyyit Han”. Son pre­mier suc­cès inter­na­tio­nal a été “L’Es­poir” (Umut), qui a rem­por­té l’Ours d’Or à Ber­lin en 1970. Ce film auto­bio­gra­phique est fon­dé sur les obser­va­tions de Güney ado­les­cent sur sa famille et son milieu social. En 1971, il réa­li­sait “Elé­gie” (Agit) qui raconte la vie pleine de risques des contre­ban­diers d’A­na­to­lie du sud-est montrent ces réa­li­tés. De plus, les lettres de pri­son de Güney sont aus­si et sur­tout autant de chants d’a­mour et de lutte. Elles sont un lien vivant non seule­ment avec sa femme, à qui il s’a­dresse, mais avec le monde entier, avec les révo­lu­tion­naires et oppri­més de tous les pays : “Mes lettres seront, du moins je le crois, une goutte d’eau vive dans la mare des colères silen­cieuses. Que d’autres lettres répondent aux miennes, comme les miennes répondent à d’autres qui les ont pré­cé­dés. D’Es­pagne, d’Ar­gen­tine, du Chi­li, du Bré­sil, d’A­sie, d’A­da­na, de Diyar­ba­kir et de Sinop … Des pri­sons d’Is­tan­bul, du Pérou, de Boli­vie et de par­tout … Par mil­liers, par mil­lions, lettres de pas­sion, de résistance …”

A cet esprit inter­na­tio­na­liste, à cette conscience aiguë de l’exis­tence d’une oppo­si­tion pla­né­taire à l’im­pé­ria­lisme, se joint une pas­sion insa­tiable pour toutes les mani­fes­ta­tions de la vie quo­ti­dienne au dehors des murs de la pri­son : “Ma belle enfant, dit-il, je veux te par­ler de ce qui est beau, de ce qui est espoir, de ce qui est lumière. Je veux te par­ler des prés, des sources d’é­té, de la mer, de la beau­té des ami­tiés. Ma belle enfant, nous puri­fie­rons tous les humains dans l’o­céan de mon coeur, nous les ren­drons heureux”. 

Ces inté­rêts de l’humanité étaient la libé­ra­tion du Peuple du Kur­dis­tan en tant que artiste, réa­li­sa­teur, auteur, Pour lui « Les artistes réa­listes mettent l’ac­cent sur ce qui appar­tient au monde sen­sible, sur ce qui est « de ce monde », sur ce qui est typique au sens pro­fond du mot. Autre­ment dit, les artistes réa­listes mettent l’ac­cent sur le fac­teur du deve­nir et du dépé­ris­se­ment des choses ». Dans tous les domaines de vie, Yil­maz menait une lutte effi­cace et poli­tique, il vou­laient que les artistes réa­listes repré­sentent les contra­dic­tions qui existent chez les hommes et dans leurs rap­ports réci­proques, et montrent les condi­tions dans les­quelles elles se déve­loppent. L’art du ciné avait un grand rôle de reflé­ter ce déve­lop­pe­ment. Puis lui, les artistes réa­listes s’in­té­ressent aux chan­ge­ments qui s’o­pèrent chez les hommes et dans leurs rap­ports, aux chan­ge­ments conti­nus et aux chan­ge­ments sou­dains aux­quels abou­tissent les chan­ge­ments conti­nus. C’est une lutte révo­lu­tion­naire impo­sée à l’artiste Yil­maz Güney par sa vie elle-même. Autre­ment dit les artistes réa­listes décrivent le pou­voir des idées et le fon­de­ment maté­riel des idées. 

Yil­maz Güney, c’est l’homme le plus huma­niste du monde et du Kur­dis­tan. Il a tel­le­ment atta­ché à la réa­li­té de son époque, qu’il vou­lait jouer éter­nel­le­ment ; C’est pour­quoi pour lui les artistes réa­listes socia­listes sont humains, en d’autres termes amis des hommes, et ils repré­sentent les rap­ports humains de telle sorte que les ten­dances socia­listes s’en trouvent ren­for­cées. Ce ren­for­ce­ment des ten­dances étaient la fina­li­té de ses pers­pec­tives du sys­tème poli­tique qu’il défen­dait. Elles s’en trouvent ren­for­cées grâce à une façon pra­tique de scru­ter la machine sociale et grâce au fait qu’elles deviennent des sources de plai­sir. L’art du ciné­ma et la lit­té­ra­ture et la phi­lo­so­phie doivent ren­for­cer les luttes pour les droits fon­da­men­taux de l’homme. Et les artistes réa­listes socia­listes n’ont pas une atti­tude réa­liste seule­ment à l’é­gard de leurs sujets, mais aus­si à l’é­gard de leur public. Les artistes réa­listes socia­listes tiennent compte du degré de culture de leur public et de son appar­te­nance à telle ou telle classe, comme aus­si du point où en est la lutte de classes. Les artistes réa­listes socia­listes traitent la réa­li­té du point de vue de la popu­la­tion labo­rieuse et de ses alliés intel­lec­tuels qui sont pour le socia­lisme ; C’est pour la réa­li­sa­tion de l’idéal qu’il a fon­dé une orga­ni­sa­tion du com­bat de ce point de vue son mes­sage à la Pré­si­dence du Tri­bu­nal Per­ma­nent des Peuples a une signi­fi­ca­tion impor­tante pour la réa­li­sa­tion de l’amitié entre les peuples.


Le cinéaste Kurde Yil­maz Güney et le géno­cide des Arméniens

Mon­sieur le Président,

J’ap­prends avec inté­rêt que votre hono­rable Tri­bu­nal va tenir une ses­sion sur le géno­cide des Arméniens.
Cette ques­tion ne sau­rait lais­ser indif­fé­rents les hommes épris de jus­tice et encore moins ceux, comme moi, ori­gi­naires de la Tur­quie. Voi­là pour­quoi je me per­mets de sou­mettre à votre réflexion quelques remarques :

1. La réa­li­té de ce géno­cide ne fait, à mon avis, aucun doute. Les diri­geants turcs de l’é­poque, ani­més par un natio­na­lisme viru­lent, rêvaient de bâtir un Empire pan­tou­ra­nien allant de la Tur­quie jus­qu’aux steppes de l’A­sie centrale.

Or les ter­ri­toires turcs de Tur­quie et ceux habi­tés par les tur­co­phones du Cau­case et d’A­sie cen­trale étaient sépa­rés par des régions à peu­ple­ment kurde et armé­nien. Pour éli­mi­ner cet « obs­tacle », le gou­ver­ne­ment du comi­té Union et Pro­grès avait déci­dé de liqui­der phy­si­que­ment les deux peuples. À par­tir de 1915 une poli­tique pla­ni­fiée et sys­té­ma­tique, faite de mas­sacres col­lec­tifs et de dépor­ta­tion mas­sive, a abou­ti à la dis­pa­ri­tion des Armé­niens de la Tur­quie. Au cours de la Pre­mière Guerre mon­diale, dans le cadre de cette même poli­tique, plus de 700.000 Kurdes ont été dépor­tés en Ana­to­lie centrale ;

2. Si ce géno­cide avait été recon­nu en son temps par la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, si dès les années 1920 la Socié­té des Nations avait jugé et sanc­tion­né sévè­re­ment ce crime contre l’hu­ma­ni­té, il est pro­bable que les diri­geants kéma­listes n’au­raient pas ten­té de faire subir aux Kurdes le sort des Armé­niens, de mas­sa­crer et dépor­ter, de 1924 à 1940, plus du tiers de la popu­la­tion kurde pla­cée sous son administration.

3. Un régime démo­cra­tique aurait sans doute recon­nu la véri­té his­to­rique, condam­né les auteurs de ce crime qui, au demeu­rant, ont failli, dans leur aven­ture insen­sée, conduire le peuple turc lui-même à la catas­trophe. Il se serait pour le moins incli­né devant la mémoire du peuple armé­nien mar­tyr. Son sou­ci de jus­tice et d’hon­neur l’au­rait sans doute conduit à réunir à Anka­ra un tri­bu­nal comme le vôtre, pour éta­blir et pro­cla­mer toute la vérité.

Mal­heu­reu­se­ment le régime turc qui opprime son propre peuple, qui règne par la ter­reur, est loin de s’ap­prê­ter à adop­ter une telle atti­tude hono­rable. Com­ment pour­rait-il d’ailleurs en être autre­ment quand on sait que ce régime conti­nue de nier, contre toute évi­dence, l’exis­tence sur son sol de mil­lions de Kurdes, qui forment pour­tant au moins le quart de la popu­la­tion de la Tur­quie. Et quand les Kurdes reven­diquent des droits spé­ci­fiques, les auto­ri­tés d’An­ka­ra les menacent tout sim­ple­ment du sort des Armé­niens. En véri­té la dic­ta­ture fait peu de cas des men­songes dis­til­lés par sa pro­pa­gande des­ti­née à l’é­tran­ger, à ses alliés et bailleurs de fonds.

4. Je constate que la dic­ta­ture mili­taire turque, loin de craindre les sanc­tions des grandes puis­sances, conti­nue d’être aidée par celles-ci, notam­ment par les Etats-Unis et l’Al­le­magne fédé­rale qui, par ailleurs, ne tarissent pas de pro­cla­ma­tions solen­nelles sur la liber­té et les droits de l’homme.

5. La recon­nais­sance de la véri­té his­to­rique ne devrait pas atti­ser les haines raciales, oppo­ser les uns aux autres les peuples déjà si éprou­vés de la région. Les Turcs d’au­jourd’­hui ne sau­raient être tenus pour res­pon­sables des crimes per­pé­trés il y a plus de soixante ans par leurs ancêtres, par le régime des­po­tique, cri­mi­nel, d’un Empire finis­sant. Le racisme anti-turc me semble tout aus­si condam­nable que l’hys­té­rie anti-armé­nienne et anti-kurde des diri­geants d’Ankara.

Ces obser­va­tions faites, per­met­tez-moi encore, Mon­sieur le Pré­sident, de for­mu­ler le vœu que le ver­dict de votre Tri­bu­nal sera pris en compte par les ins­tances inter­na­tio­nales et que ce qui est arri­vé dans le silence et l’in­dif­fé­rence au peuple armé­nien ne puis plus jamais se reproduire. 

Yil­maz Güney

Miné par une mala­die non soi­gné en pri­son, Güney meurt en sep­tembre 1984 à Paris à l’âge de 47 ans à un moment où il était au som­met de son art. J’ai assis­té aux funé­railles de Güney avec une très grande tristesse.

Il n’est donc pas sur­pre­nant que plu­sieurs mil­liers de per­sonnes aient assis­té aux funé­railles de Güney au cime­tière du Père Lachaise, le 13 sep­tembre 1984 — des Turcs et des Kurdes de toutes condi­tions, exi­lés à Paris comme lui, mais aus­si beau­coup d’a­mis fran­çais et étran­gers : artistes, hommes et femmes poli­tiques y Jack Lang, ministre de la Culture à l’é­poque, était pré­sent, ain­si que Madame Danielle Mitterrand. 

Dr Ali KILIC

Paris le 13-09-2006

dralikilic@yahoo.fr