Le Nouveau Cinéma Latino-américain et ses critiques

Il y a trente ans, certains des plus talentueux cinéastes d'Amérique Latine ont créé un mouvement d’une dimension continentale aujourd’hui : le Nouveau Cinéma Latino-américain.

Par Ambro­sio Fornet

Tra­duit par Alain de Cullant

Il y a trente ans, cer­tains des plus talen­tueux cinéastes d’A­mé­rique Latine ont créé un mou­ve­ment d’une dimen­sion conti­nen­tale aujourd’hui : le Nou­veau Ciné­ma Lati­no-amé­ri­cain. Le nou­veau fai­sait allu­sion à deux fac­teurs : un à carac­tère esthé­tique ; le rejet tran­chant du « vieux » ciné­ma, domi­né par le mer­can­ti­lisme des grands pro­duc­teurs bré­si­liens, argen­tins et mexi­cains, et l’autre à carac­tère socio­po­li­tique ; le fait que tous ses par­ti­ci­pants soient jeunes et parient sur la via­bi­li­té de l’U­to­pie. Ils croyaient, en effet, qu’a­près le triomphe de la Révo­lu­tion cubaine rien ne pour­rait empê­cher que com­mence un vaste pro­ces­sus de trans­for­ma­tions révo­lu­tion­naires dans le reste de l’A­mé­rique Latine. Comme le ciné­ma se consi­dé­rait aus­si un porte-parole moderne de l’U­to­pie – par sa double capa­ci­té de dia­lo­guer avec la réa­li­té et avec le public – ces appren­tis sor­cier, déci­dés à prê­cher avec l’exemple, ont com­men­cé à dyna­mi­ter les sché­mas du ciné­ma nar­ra­tif et à pro­po­ser, dans leurs films, une sérieuse réflexion sur sa cir­cons­tance et sur le lan­gage cinématographique.

C’é­tait la pre­mière fois que cet aspect du pro­blème – celui du dis­cours ciné­ma­to­gra­phique, celui de la syn­taxe audio-visuelle en elle-même – acqué­rait cette impor­tance dans le contexte lati­no-amé­ri­cain : main­te­nant non seule­ment il ser­vait à « expri­mer » la réa­li­té ou pour remo­de­ler l’Imaginaire col­lec­tif, mais aus­si pour contri­buer à chan­ger le monde en créant la conscience de cette néces­si­té chez le spec­ta­teur. Avec des objec­tifs si ambi­tieux – et pas tou­jours bien déli­mi­tés – il est logique que les suc­cès avec les excès se soient mélan­gés sur le che­min, aus­si bien sur le ter­rain théo­rique que sur le pra­tique. Dans le théo­rique, avec des mani­festes comme « Pour un ciné­ma impar­fait », de Julio García Espi­no­sa, qui com­men­çait avec une phrase lapi­daire : « De nos jours un ciné­ma par­fait, tech­ni­que­ment et artis­ti­que­ment abou­ti, est presque tou­jours un ciné­ma réac­tion­naire ».

Sur le ter­rain des faits – c’est de dire des images – avec des docu­men­taires comme ceux de San­tia­go Alva­rez et du duo Solanas/Getino, et avec des films comme Dios y el dia­blo en la tier­ra del sol, du Bré­si­lien Glau­ber Rocha ; El Cha­cal de Nahuel­to­ro, du Chi­lien Miguel Littín ; El coraje del pue­blo, du Boli­vien Jorge San­ji­nés, et Lucía et Memo­rias del sub­de­sar­rol­lo, des Cubains Hum­ber­to Solás et Tomás Gutiér­rez Alea, res­pec­ti­ve­ment. De telles créances ont suf­fi pour don­ner un cer­tain pres­tige au mou­ve­ment dans cer­tains fes­ti­vals euro­péens, et il a résul­té que dans cer­tains cercles illus­trés d’A­mé­rique Latine – où le ciné­ma natio­nal avait été tou­jours mépri­sé – on admette que cer­taines de ces œuvres étaient des véri­tables évé­ne­ments culturels.

Néan­moins, la notion qui s’imposait n’é­tait pas tant la cultu­relle que la poli­tique : pour la cri­tique tra­di­tion­nelle il s’a­gis­sait d’un ciné­ma enga­gé dont l’idéal avait été défi­ni par Rocha, avec un ton pro­vo­cant, comme l’esthétique de la vio­lence, de sorte qu’il soit très facile de lui attri­buer les carac­té­ris­tiques de la simple pro­pa­gande. On est arri­vé à par­ler, non sans une cer­taine amer­tume, d’une divi­sion inter­na­tio­nale spon­ta­née du tra­vail ciné­ma­to­gra­phique où Hol­ly­wood se char­geait de four­nir le diver­tis­se­ment ; L’Eu­rope, l’art : et l’A­mé­rique Latine, la conscience sociale. (Per­sonne n’a cla­ri­fié quelle serait la fonc­tion de cinéastes tels qu’Akira Kuro­sa­wa, au Japon ; de Satya­jit Ray, en Inde, ou d’Ousmane Sém­bene, au Séné­gal.) Cela signi­fiait que le Nou­veau Ciné­ma était condam­né à l’a­vance à l’é­chec, car entre lui et son public, au-delà des pro­blèmes du goût et de la com­mu­ni­ca­tion, se levait aus­si la logique impla­cable du mar­ché. Et en Amé­rique Latine dire mar­ché ciné­ma­to­gra­phique c’était dire Hol­ly­wood. Ce sont les grandes trans­na­tio­nales du milieu qui dominent les écrans de la région – aus­si bien dans les salles de ciné­ma qu’à la télé­vi­sion – et qui exercent une fas­ci­na­tion per­ma­nente sur une bonne par­tie de l’Imaginaire latino-américain.

Ajou­tons à cela une domi­na­tion incon­tes­tée des méca­nismes com­mer­ciaux. Lors de la der­nière décen­nie, en Amé­rique Latine, une moyenne annuelle de deux cent qua­rante films a été pro­duite – les deux tiers au Bré­sil et au Mexique – mais la moi­tié des pre­mières réa­li­sées dans la région a cor­res­pon­du aux films en pro­ve­nance des États-Unis. Moins de dix entre­prises de dis­tri­bu­tion – presque toutes liées aux trans­na­tio­nales éta­su­niennes contrôlent, en grande mesure, la cir­cu­la­tion des films au sud du Rio Grande. Et, lié à tout cela, le dra­ma­tique pro­blème des coûts et de la ren­ta­bi­li­té. Le ciné­ma « amé­ri­cain » dis­pose d’un mar­ché mon­dial qui repré­sente, au moins en Occi­dent, soixante pour cent du temps à écran ; l’A­mé­rique Latine est seule­ment une de ses sources de recette, et pas la plus importante.

Le ciné­ma de la région, par contre, ne compte même pas un mar­ché régio­nal. Le cinéaste et his­to­rien Octa­vio Geti­no a fait remar­quer que durant les années quatre-vingt le coût de pro­duc­tion d’un film équi­va­lait, en moyenne, à deux cent cin­quante mille dol­lars, et le prix du billet de ciné­ma, cin­quante cen­times, de sorte que pour récu­pé­rer l’in­ves­tis­se­ment, le film devait avoir au moins un mil­lion et demi de spec­ta­teurs, ce que très peu de films d’un cer­tain niveau obtiennent sur leurs mar­chés natio­naux res­pec­tifs. Que faire alors pour essayer de dis­pu­ter une part de gâteau aux intrus ? Com­ment conqué­rir, avec la timide et instable pro­duc­tion domes­tique, une par­tie de ce public si proche et à la fois si éloigné ?

Convain­cus qu’il n’était pas pos­sible ni de vaincre ni d’ignorer Hol­ly­wood – ni concur­ren­cer avec sa tech­no­lo­gie ou ses bud­gets fan­tas­tiques, ni dédai­gner spor­ti­ve­ment leurs stra­té­gies dis­cur­sives –, la majo­ri­té des cinéastes lati­no-amé­ri­cains s’est divi­sée en deux groupes : d’un côté ceux qui se sont dédiés – avec des res­sources très limi­tées et divers bon­heur – à imi­ter les modèles consa­crés ; de l’autre, ceux qui ont accep­té d’employer les struc­tures nar­ra­tives conven­tion­nelles, mais pour comp­ter d’autres his­toires, conflits et péri­pé­ties enra­ci­nés dans leur propre réa­li­té. Dans les deux cas l’ob­jec­tif était de s’incruster, même de façon mar­gi­nale, dans ce que Debord a appe­lé la socié­té du spec­tacle. « Pour des rai­sons esthé­tiques, morales et his­to­riques – obser­vait le direc­teur véné­zué­lien Car­los Rebol­le­do, nous ne pou­vons pas conti­nuer à nous leur­rer avec un ciné­ma alter­na­tif, spo­ra­dique, ingé­nu­ment natio­nal. Ou nous entrons direc­te­ment dans le monde du spec­tacle, ou nous res­tons relé­gué aux say­nètes du dix-neu­vième siècle. »

Les films qui ont accep­té le défi ont méri­té la recon­nais­sance qua­si una­nime de la cri­tique et ils ont démon­tré leur effi­ca­ci­té com­mu­ni­ca­tive dans de très divers sec­teurs du public, aus­si bien natio­nal qu’international. Il suf­fit de citer, entre les plus récents, La his­to­ria ofi­cial et Un lugar en el mun­do, des Argen­tins Luis Puen­zo et Adol­fo Aras­ta­raín ; La ciu­dad y los per­ros, du Péru­vien Fran­cis­co Lom­bar­di ; Danzón et Como agua para cho­co­late, des Mexi­cains María Nova­ro et Alfon­so Aras­ta­raín ; La estra­te­gia del cara­col, du Colom­bien Ser­gio Cabre­ra ; Fre­sa y cho­co­late, des Cubain Tomás Gutiér­rez Alea et Juan Car­los Tabío.

S’a­git-il d’authentiques réa­li­sa­tions artis­tiques ou de simples conces­sions au goût domi­nant ? Le bruit des applau­dis­se­ments n’est pas par­ve­nu à faire taire com­plè­te­ment les cris d’a­larme. Ces films ne seraient-ils pas un reflet, sur le plan struc­tu­rel et lin­guis­tique, de l’é­chec de l’U­to­pie qui sem­blait se pro­duire sur le ter­rain poli­tique ? En eux ne n’accomplit-on pas la tra­jec­toire sinueuse que le cri­tique bré­si­lien José Car­los Avel­lar décrit comme un repli, un accom­mo­de­ment, un renon­ce­ment aux grandes aspi­ra­tions du pas­sé ? Ne pro­posent-ils pas un retour à la dra­ma­tur­gie aris­to­té­lique, qui selon San­ji­nés nous empêche d’ap­pré­hen­der et de recréer la dyna­mique interne de notre propre réa­li­té ? Tel que ce soit, il convien­drait que dans de telles cir­cons­tances les cinéastes d’A­mé­rique Latine n’ou­blient pas l’insolente ques­tion qu’a posé García Espi­no­sa il y un quart de siècle, en obser­vant le sou­dain enthou­siasme de la cri­tique euro­péenne : « Pour­quoi nous applaudissent-ils ? »

Non­obs­tant, assu­mer une telle atti­tude serait de pécher par excès de méfiance, et d’entêtement. Il est vrai que les façons de conter déter­minent les façons de per­ce­voir, de se repré­sen­ter la réa­li­té – et par consé­quent d’i­ma­gi­ner le monde comme quelque chose de sta­tique ou de chan­geant, pou­vant être trans­for­mé ou, au contraire, que l’on doit accep­ter tel qu’il est –, mais il n’est pas moins vrai que main­te­nant, à la veille du nou­veau mil­lé­naire, les prio­ri­tés sont d’autres. En tout cas, le mou­ve­ment du Nou­veau Ciné­ma Lati­no-amé­ri­cain semble avoir ces­sé d’exis­ter comme tel ; si l’on vou­lait sau­ve­gar­der cer­tains de ses pos­tu­lats qui semblent encore en vigueur – comme le plus tenace et polé­mique de tous, celui de l’i­den­ti­té cultu­relle –, il faut les refor­mu­ler en pre­nant en compte les carac­té­ris­tiques spé­ci­fiques d’une situa­tion qui se carac­té­rise par sa diver­si­té et sa com­plexi­té. Pre­nons le cas de la tech­no­lo­gie, par exemple. Dans ses études de mar­ché, Geti­no affirme que les cinéastes lati­no-amé­ri­cains sont vic­times, non béné­fi­ciaires de la révo­lu­tion tech­no­lo­gique, mais il insi­nue qu’ils sont peut-être eux-mêmes les cou­pables pour s’enfermer dans le monde du Ciné­ma au lieu de s’ouvrir à l’u­ni­vers de la Com­mu­ni­ca­tion Audio-visuelle. En effet, il n’é­tait pas pos­sible de par­ler de pro­duc­tion ou de cir­cu­la­tion des images et du son sans pen­ser aux satel­lites, à la télé­vi­sion par câble, aux magné­to­scopes, aux disques com­pacts… Mais il arrive que cette ava­lanche pro­voque une sen­sa­tion de désar­roi par­mi les cinéastes d’avant-garde.

Il y a eu un temps heu­reux – iro­ni­sait l’un d’eux, le direc­teur mexi­cain Paul Leduc — dans lequel le ciné­ma était le ciné­ma et le monde était le monde. On allait au ciné­ma pour rêver et le monde parais­sait trans­for­mable. Et alors les chips sont arri­vés. Et avec eux, les TBC, les JVC et les VHS et NTSC ; et le lan­gage lui-même a com­men­cé à chan­ger, sans être incom­pré­hen­sible, au moins bizarre et désagréable.

Dans cet espace, que cer­tains appellent tec­no­tro­nique, il n’est pas pos­sible de conti­nuer à tra­cer un signe d’é­ga­li­té entre les sché­mas d’é­non­cia­tion et ceux de récep­tion – comme si ces der­niers étaient de simples repré­sen­ta­tions men­tales du dis­cours ciné­ma­to­gra­phique –, même si c’est uni­que­ment parce que le sup­port, comme tout le monde sait, condi­tionne aus­si la lec­ture du texte audio-visuel. Le thème des cultures natio­nales réap­pa­raît maintes et maintes fois, mais main­te­nant étroi­te­ment relié à celui des copro­duc­tions : « Il est néces­saire – signale Littín – que nos films aient tou­jours plus de natio­na­li­té ». Des ten­ta­tives se pro­duisent constam­ment afin d’é­ta­blir des mar­chés ciné­ma­to­gra­phiques com­muns entre divers pays du sec­teur. Les « auteurs » qui étaient la colonne ver­té­brale du Nou­veau Ciné­ma Lati­no-amé­ri­cain deviennent de simples pro­fes­sion­nels du milieu dès le moment où ils acceptent de réa­li­ser des pro­jets par ordre. Tout le monde apprend l’anglais, bien que soit très enra­ci­né le cri­tère que dans l’ère glo­bale on doive aus­si par­ler le fran­çais, le por­tu­gais, l’arabe, l’espagnol…

En somme, le pré­sent n’est pas très dif­fé­rent du pas­sé – depuis la péri­phé­rie il est dif­fi­cile d’imaginer les socié­tés post-indus­trielles et par­fois jus­qu’aux post-colo­niales –, mais il est évident que, en ce qui concerne le ciné­ma, les vieilles caté­go­ries du dis­cours cri­tique ne servent pas à com­prendre et encore moins pour affron­ter avec suc­cès les défis du monde contem­po­rain. La cri­tique cana­dienne Zuza­na M. Piek a défi­ni, il y a quelques années, le Nou­veau Ciné­ma comme « un pro­jet conti­nen­tal », aujourd’­hui cet objec­tif — dans l’origine duquel se trouve le rêve de Boli­var, la Grande Patrie lati­no-amé­ri­caine – a souf­fert le même sort que les autres « grand défis ». Il a ces­sé de paraître viable. Par consé­quent, il n’y a pas plus de modèles : tout au plus, il y a des moda­li­tés, des tac­tiques péremp­toires et pro­saïques qui servent à lut­ter avec les nou­velles tech­no­lo­gies et les formes de pro­duc­tion, les pro­blèmes de la ren­ta­bi­li­té, la néces­si­té d’é­la­bo­rer une dra­ma­tur­gie du quo­ti­dien qui faci­lite la réa­li­sa­tion d’un ciné­ma attrayant et bon marché…

Et puisque la majo­ri­té des réa­li­sa­teurs et des cri­tiques du Nue­vo Cine – au moins réunis dans la même per­sonne –ont sys­té­ma­ti­que­ment dédai­gné l’œuvre de leurs pré­dé­ces­seurs, aujourd’­hui les his­to­riens et les cri­tiques se sont pro­po­sés d’élaborer une vision d’en­semble du ciné­ma lati­no-amé­ri­cain, dans son pre­mier siècle de vie, avec l’aide des para­digmes théo­riques pré­do­mi­nants actuel­le­ment. C’est dans ce contexte où le Fra­ming Latin Ame­ri­can Cine­ma acquiert sa véri­table impor­tance. Il s’a­git d’un notable effort col­lec­tif pour redé­fi­nir les prio­ri­tés de la cri­tique, sou­mettre au juge­ment un grand nombre de leurs carac­té­ris­tiques et offrir quelques clés pour com­prendre cet autre ciné­ma – et ses conno­ta­tions sym­bo­liques, ain­si que ses impli­ca­tions sociales et cultu­relles – avec une optique renouvelée.

Le volume est le résul­tat d’une recherche que, comme toute recherche légi­time, remet la ques­tion pour les ori­gines : com­ment s’est construit, le long de son his­toire, la notion de « ciné­ma lati­no-amé­ri­cain » ? Pre­nez en compte que le concept même d’une Amé­rique « Latine » — conçu par les fran­çais au XIXe siècle – est extrê­me­ment équi­voque et est encore un motif de polé­mique par­mi les his­to­riens lati­no-amé­ri­cains. La pro­fes­seur Ann Mario Stock, édi­trice de ce volume, sou­tient depuis des années, avec une rigueur obs­ti­née, que la réflexion sur le thème doit com­prendre les inter­sec­tions et les marges, car c’est là, dans ces zones péri­phé­riques, où est mis en évi­dence le dis­cours cri­tique tra­di­tion­nel sur le ciné­ma lati­no-amé­ri­cain qui a été domi­né par des sché­mas concep­tuels qui « obs­cur­cissent, au lieu d’é­clair­cir, la pra­tique vivante des cinéastes ». Il s’agit, dans la majo­ri­té des cas, d’abs­trac­tions et de géné­ra­li­sa­tions dans les­quelles se dilue ou s’efface com­plè­te­ment le spé­ci­fique, ce qui carac­té­rise vrai­ment cha­cun des textes étu­diés. Ain­si, par exemple, la cri­tique tend se retran­cher dans les idéo­lo­gèmes de carac­tère géo­gra­phique (le natio­nal, le régio­nal), poli­tique (la dicho­to­mie métropole/colonie) ou cultu­rel (la divi­sion pour les types dra­ma­tiques), et par consé­quent, argue Stock, laisse géné­ra­le­ment dehors tout ce qui ne répond pas à ces para­mètres. Ceci résulte être encore plus grave car le can­cer de la géné­ra­li­sa­tion tend à faire des méta­stases dans le tis­su même du dis­cours ; sou­vent, l’ef­fi­ca­ci­té expres­sive ou com­mu­ni­ca­tive d’un film est mesu­rée par sa capa­ci­té pour employer cette sorte d’es­pe­ran­to ciné­ma­to­gra­phique qu’Hollywood a impo­sée comme modèle uni­ver­sel de lan­gage. Dans l’es­pace créé par cette contra­dic­tion arti­fi­cieuse entre le typique d’une culture, par exemple, et l’impersonnel d’une gram­maire, les carac­té­ris­tiques indi­vi­duelles du cinéaste s’effacent et, avec elles, ceux du texte ciné­ma­to­gra­phique. J’ai l’im­pres­sion que de tels argu­ments – par­mi d’autres que Stock a déve­lop­pés en tra­vaux suc­ces­sifs – contri­buent à créer une plate-forme théo­rique com­mune pour les spé­cia­listes du ciné­ma lati­no-amé­ri­cain – dans et hors l’A­mé­rique Latine –, car ce que les uns et les autres rejettent n’est pas, à la rigueur, ce qu’on appelle Hol­ly­wood, sinon le flux constant de paco­tille fil­mique la tech­no­lâ­trie, l’infinie répé­ti­tion du triviale…

Ici, Stock est par­ve­nue à réunir un groupe de col­la­bo­ra­tions qui lui per­mettent de tes­ter une de ses hypo­thèse de tra­vail les plus osées : celle dont le ciné­ma lati­no-amé­ri­cain, depuis ses ori­gines, est mul­ti­na­tio­nal et trans­cul­tu­rel, alors on doit écar­té comme inadé­quat tout sché­ma qui essaye de le com­pri­mer dans le lit de Pro­custe des caté­go­ries cri­tiques tra­di­tion­nelles. Si les cher­cheurs et les cri­tiques veulent être fidèles à leur objet d’é­tude ils doivent, au contraire, exa­mi­ner les points de conver­gence entre les élé­ments hypo­thé­ti­que­ment dis­pa­rates, ces zones où s’articulent ou se che­vauchent les divers fac­teurs qui rendent compte du fait ciné­ma­to­gra­phique, tant sur le plan de la théo­rie que sur celui de la pra­tique. Il est alors pos­sible de décou­vrir les liens inex­plo­rés entre les modes de pro­duc­tion et de consom­ma­tion, les élé­ments natio­naux et inter­na­tio­naux, les expres­sions lit­té­raires et fil­miques, les ana­lyses cri­tiques et les dis­cours audio-visuels, le ciné­ma et la télé­vi­sion, les fic­tions et les contextes socio­cul­tu­rels spé­ci­fiques. Il ne s’a­git pas seule­ment de renou­ve­ler et d’enrichir un champ d’é­tude acca­blée par l’in­dif­fé­rence ou la rou­tine, mais, avant tout, d’ou­vrir de nou­velles voies pour la com­pré­hen­sion et le béné­fice d’un phé­no­mène insé­pa­rable de la culture popu­laire latino-américaine.

Fra­mig Latin Ame­ri­can Cine­ma a, en outre, le mérite de mettre les idées en pra­tique, comme le démontre la diver­si­té et la mul­ti­pli­ci­té de voix inté­grées à cette réflexion col­lec­tive. D’une part, le pro­jet réunit les deux cri­tiques du ciné­ma lati­no-amé­ri­cain les plus renom­més dans leurs sec­teurs res­pec­tifs par­mi ses col­la­bo­ra­teurs – José Car­los Avel­lar, du Bré­sil, et Julianne Bur­ton-Car­va­jal, des États-Unis – ain­si que des spé­cia­listes de la hau­teur de John Mraz – dont les études sur les liens entre le ciné­ma lati­no-amé­ri­cain et ses réfé­rences his­to­riques se sont conver­ties en modèles du genre – et Pau­lo A. Para­na­gua, qui avec son rigou­reux tra­vail comme cri­tique, édi­teur et orga­ni­sa­teur d’échantillons et de fes­ti­vals, a contri­bué comme peu à la connais­sance du ciné­ma lati­no-amé­ri­cain en Europe, par­ti­cu­liè­re­ment en France. D’autre part, le volume est enri­chi avec la vision de spé­cia­listes d’autres dis­ci­plines – comme le spé­cia­liste en cultu­ro­lo­gie Nés­tor García Can­cli­ni – et la par­ti­ci­pa­tion de jeunes cri­tiques telles que Lau­ra Podals­ky et Patri­cia San­to­ro, tout cela garan­tis­sant la varié­té et la fraî­cheur des points de vue. L’en­semble des idées que les auteurs pro­posent et débattent consti­tue une vigou­reuse ten­ta­tive de trans­cen­der les limi­ta­tions du dis­cours cri­tique tra­di­tion­nel. Il n’y a peut-être pas une meilleure manière d’of­frir de nou­velles alter­na­tives à l’é­tude du ciné­ma lati­no-amé­ri­cain et, par exten­sion, des ciné­ma­to­gra­phies moins connues des autres par­ties du monde.

Source : Las tram­pas del oficio
 — Source FR : Lettres de Cuba