L’enseignement professionnel du cinéma

Par Claude Bailblé

Illus­tra­tion : pho­to de Ron­nie Rami­rez (exer­cice pra­tique à l’INSAS)

Ensei­gne­ment du ciné­ma : Approches comparées

Après avoir été l’apanage  de cer­tains pays de la région, le ciné­ma en tant que dis­ci­pline de l’enseignement supé­rieur s’est pro­gres­si­ve­ment éten­du à plu­sieurs pays de la Médi­ter­ra­née, hier encore dépour­vue de struc­tures de for­ma­tion idoines. Ce mou­ve­ment s’est amor­cé dans une double direc­tion : Un ensei­gne­ment supé­rieur de type aca­dé­mique cal­qué sur le modèle fran­çais des Etudes ciné­ma­to­gra­phiques et sur les « Film and Tv Stu­dies » dans les pays anglo-saxons et un ensei­gne­ment supé­rieur  dis­pen­sé  au sein d’écoles supé­rieures de ciné­ma. Ini­tia­le­ment pure­ment théo­rique, l’enseignement aca­dé­mique s’est ouvert à la pra­tique par le biais de la mise en place de Licences professionnelles.

Au sein des écoles de ciné­ma récem­ment créées, et au regard de contextes néces­sai­re­ment dif­fé­rents, la ques­tion des conte­nus péda­go­giques a fait l’objet de très peu de débats, tant elle semble rele­ver d’une évi­dence par­ta­gée par les uni­ver­si­taires et les pro­fes­sion­nels inter­ve­nant dans ces dif­fé­rentes écoles.

L’examen des expé­riences ten­tées dans des pays aux tra­di­tions mieux ancrées   met en lumière la diver­si­té des approches adop­tées par les dif­fé­rentes écoles de ciné­ma. Loin de rele­ver d’une évi­dence, la for­ma­tion aux métiers du ciné­ma pose des ques­tions quant au sta­tut et aux types de savoirs-faire à dis­pen­ser, au dosage  entre ensei­gne­ments théo­riques et appren­tis­sages ins­tru­men­taux et enfin quant aux moyens tech­niques à déployer.

C’est dans la pers­pec­tive de pro­mou­voir un débat que l’on estime néces­saire sur l’actualité de l’enseignement du ciné­ma que s’inscrit le col­loque « Ensei­gne­ment du ciné­ma : Approches com­pa­rées ».

-Un pre­mier axe sera consa­cré au pro­fi­lage des for­ma­tions exis­tantes  (d’un côté et de l’autre du bas­sin médi­ter­ra­néen) par le biais de la confron­ta­tion de démarches toutes néces­sai­re­ment sin­gu­lières en dépit de ce qui peut les rap­pro­cher. Les options péda­go­giques en matière d’enseignement du ciné­ma res­tent tri­bu­taires de notre point de vue d’arbitrages (néces­sai­re­ment rené­go­ciables) entre  la recon­duc­tion  en l’état de pro­grammes ayant fait leur preuve sous d’autres cieux et la recherche de voies spé­ci­fiques dic­tées par les contextes par­ti­cu­liers au sein des­quels s’inscrivent les struc­tures de for­ma­tion nouvelles.

-Un second axe sera dédié aux savoirs et aux savoir-faire néces­saires à la for­ma­tion aux métiers du ciné­ma. L’expérience nous prouve que cette ques­tion est loin d’être tran­chée  entre uni­ver­si­taires et pro­fes­sion­nels du ciné­ma opé­rant par­fois dans les mêmes ins­ti­tu­tions. Le biais dans ce second axe sera  empi­rique et réflexif à tra­vers la confron­ta­tion de témoi­gnages de dif­fé­rentes par­ties pre­nantes au pro­ces­sus de for­ma­tion au cinéma.

Conscients du carac­tère inopé­rant pour une réflexion de ce type  de ren­contres réunis­sant exclu­si­ve­ment des uni­ver­si­taires, les orga­ni­sa­teurs du col­loque le veulent ouvert à tous les inter­ve­nants dans le pro­ces­sus de for­ma­tion : Pro­fes­sion­nels du sec­teur inter­ve­nants dans les écoles, res­pon­sables admi­nis­tra­tifs de filières , direc­teurs d’écoles, uni­ver­si­taires mais aus­si éven­tuels employeurs dont le point de vue reste déter­mi­nant pour  l’évaluation et la redé­fi­ni­tion des ensei­gne­ments dispensés

L’enseignement pro­fes­sion­nel du ciné­ma. (Claude Bail­blé)

Paral­lè­le­ment aux uni­ver­si­tés, où l’on apprend à réflé­chir et dis­ser­ter sur le ciné­ma, se sont déve­lop­pées les écoles pro­fes­sion­nelles, où l’on apprend à éla­bo­rer et réa­li­ser des films. Non sans difficultés.

L’apprentissage des savoir-faire sup­pose en effet soit un com­pa­gnon­nage sur le tas (stages, assis­ta­nat), soit une for­ma­tion adap­tée aux dif­fé­rents métiers de la pro­fes­sion : de la pro­duc­tion à la mise en scène, via le scé­na­rio, mais aus­si les spé­cia­li­sa­tions en son, image, mon­tage-script et décor.

Cette spé­cia­li­sa­tion pré­sup­pose un tronc com­mun préa­lable, où cha­cun pour­ra se rendre compte des dif­fi­cul­tés et res­pon­sa­bi­li­tés des postes de tra­vail, tant en pro­duc­tion qu’en post-pro­duc­tion, avant de se for­mer à sa propre spécialité.

1/ les aléas du concours d’entrée :

Détec­ter les apti­tudes artis­tiques, appré­cier  la culture géné­rale, les connais­sances ciné­ma­to­gra-phiques, la façon dont cha­cun envi­sage son tra­vail dans la pro­fes­sion, son­der la moti­va­tion réelle et l’endurance pour le tra­vail en équipe, mais éva­luer aus­si les vel­léi­tés nar­cis­siques encore assez cou­rantes chez les can­di­dats… Pas facile !

2/ le recru­te­ment hété­ro­gène obtenu

Les tra­jec­toires diverses des étu­diants, la prise de conscience de la néces­saire puis­sance de tra­vail, la capa­ci­té à opé­rer en groupe, la for­ma­tion scien­ti­fique ou lit­té­raire préa­lable, l’imprégnation cultu­relle : tous ces fac­teurs font que chaque pro­mo­tion est dif­fé­rem­ment hété­ro­gène. Le désir de ciné­ma devrait com­bler les dif­fé­rences entre avan­cées et retards rela­tifs. Est-ce bien sûr ? L’essentiel du ciné­ma s’apprend hors du ciné­ma, entend-on, par­fois : de fait, l’imagination, la curio­si­té insa­tiable pour ses sem­blables, l’observation aigüe, le désir de créer et d’innover, d’aller à la ren­contre de réa­li­tés peu connues, l’aisance avec l’écriture sont diver­se­ment dis­tri­buées en chacun.

3/ la pro­gres­sion pédagogique

La for­ma­tion se déploie en trois domaines : la pra­tique directe (la plus impor­tante), la pra­tique indi­recte (l’exemple des films réus­sis), la théo­rie (celle des pra­ti­ciens). Cette for­ma­tion est orien­tée vers la fic­tion, le docu­men­taire ou la télévision.

  • la for­ma­tion tech­nique étu­die les bases scien­ti­fiques et la tech­no­lo­gie des outils : optique, colo­ri­mé­trie, sen­si­to­mé­trie, acous­tique et élec­tro­tech­nique pour ne citer que celles-là, sans oublier la part gran­dis­sante de l’informatique appli­quée en post-pro­duc­tion (avid, pro-tools…) et même en pro­duc­tion (camé­ras, enre­gis­treurs, codecs…).
  • la for­ma­tion ins­tru­men­tale com­mence par la prise en mains des outils : camé­ra, lumière, cadre, d’une part, perche, enre­gis­tre­ment, d’autre part. Sans oublier le banc de mon­tage et l’audi de mixage. On pour­rait déve­lop­per les étapes de cette prise en mains qui conduit à l’assurance et la pro­fes­sion­na­li­sa­tion des pro­cé­dures ins­tru­men­tales, lais­sant l’esprit plus libre pour les consi­dé­ra­tions de l’expression artis­tique. C’est aus­si le lieu de l’apprentissage du tra­vail en équipe, avec une pro­gres­sion gra­duée des dif­fi­cul­tés, exer­cice après exercice.
  • la for­ma­tion artis­tique s’appuie sur les films exis­tants (qu’il s’agit d’analyser tant du point de vue de la créa­tion que des effets obte­nus sur le spec­ta­teur) mais aus­si sur les arts connexes : théâtre, lit­té­ra­ture, pein­ture, musique et danse.

A cet égard, l’histoire des formes ciné­ma­to­gra­phiques – docu­men­taires ou fic­tion­nelles– doit être appro­fon­die au long cours par le vision­ne­ment de films issus de dif­fé­rentes ciné­ma­to­gra­phies, avec dis­cus­sions et com­men­taires sur la mise en scène et sur la direc­tion de spec­ta­teur, mais aus­si sur les enjeux cultu­rels et artis­tique des œuvres.

  • les enjeux contem­po­rains : le monde actuel, avec ses mul­tiples conflits, est en quelque sorte un vaste gise­ment de scé­na­rios pos­sibles, qu’il s’agit de mettre en forme nar­ra­tive (une his­toire res­ser­rée et conden­sée) propre à inté­res­ser un public sou­cieux de com­prendre les pro­blèmes ou les impasses de sa vie réelle, l’irrationnel de ses dési­rs (cathar­sis) non sur un mode didac­tique ou pro­pa­gan­diste, mais sur un mode artis­tique qui lui laisse la place pour for­mer son propre jugement.
  • le pro­ces­sus de créa­tion comme tra­vail col­lec­tif : s’il y a un maître d’œuvre –le ou la cinéaste– il y a aus­si des col­la­bo­ra­teurs tech­niques et artis­tiques de créa­tion qui ne sont pas de simples exé­cu­tants. Une intel­li­gence et une sen­si­bi­li­té plu­rielle concourent à la réus­site du film. Scé­na­ristes, acteurs, pro­duc­teurs, d’une part, artistes-tech­ni­ciens de la pro­duc­tion et de la post-pro­duc­tion, d’autre part, s’inscrivent dans le pro­ces­sus de créa­tion. Il importe cepen­dant que ce pro­ces­sus soit orien­té et ne perde son fil rouge au fur et à mesure de sa progression.

4/ la théo­rie de la pra­tique de créa­tion a été assez peu écrite par ceux qui font le ciné­ma (Eisen­stein, Bres­son, Wal­ter Murch, Tar­kows­ki, … et beau­coup d’autres, tout de même…). La théo­rie fil­mique a sur­tout été déve­lop­pée par le spec­ta­teur spé­cia­li­sé (cri­tique de ciné­ma), voire plus récem­ment par les uni­ver­si­taires (ensei­gnants-cher­cheurs), mais cette théo­ri­sa­tion est davan­tage reliée aux résul­tats sur écran qu’aux déci­sions qui accom­pagnent néces­sai­re­ment le pro­ces­sus de créa­tion. C’est pour­quoi l’intervention de nom­breux pro­fes­sion­nels expé­ri­men­tés tout au long du par­cours de la for­ma­tion est indis­pen­sable : elle sup­plée à ce manque ini­tial en évi­tant en même temps une théo­ri­sa­tion trop mar­quée, trop sin­gu­lière. Elle trouve les mots justes sur le ter­rain des pré­pa­ra­tions, des tour­nages, des mon­tages et des mixages. La pra­tique est en effet fort com­plexe, elle doit prendre en compte de nom­breuses contraintes, et prendre les bonnes déci­sions, au bon moment.

Néan­moins, la théo­rie uni­ver­si­taire, le plus sou­vent exté­rieure aux pra­tiques, peut appor­ter son éclai­rage oblique, et même don­ner des idées, pro­fi­ler une solu­tion. La ren­contre entre l’enseignant cher­cheur dési­reux de réduire l’écart entre théo­rie et pra­tique, et les élèves dési­reux de com­prendre leurs déci­sions ou leurs mises en jeu peut être pro­fi­table : dans cette recherche com­mune d’éclaircissement, la dis­sy­mé­trie entre l’enseignant et l’élève fait que l’enseignement est plus un acte de trans­mis­sion mais dans cette trans­mis­sion, l’enseignant apprend aus­si grâce aux élèves.

La théo­rie doit gui­der et ins­pi­rer la pra­tique, la pra­tique doit irri­guer et cor­ri­ger la théo­rie : au moins pen­dant la phase d’apprentissage ! Pour l’enseignant des écoles pro­fes­sion­nelles, cette cir­cu­la­tion devrait idéa­le­ment être inces­sante. Voi­là pour­quoi des sémi­naires de confron­ta­tion sont nécessaires…

5/ la pen­sée en images (visuelles, auditives)

S’il y a un défi­cit rela­tif de la théo­rie, c’est qu’au ciné­ma, la balance expres­sive entre les choses mon­trées (par les images), les choses faites ou dites (par les per­son­nages), les choses sug­gé­rées (par le mon­tage), les choses sou­li­gnées (par les bruits ou la musique) dif­fère tota­le­ment de celle de la lit­té­ra­ture, du théâtre, de la pho­to ou de la musique (qui a sa propre théo­rie, du reste).

Au ciné­ma, le flux nar­ra­tif est prin­ci­pa­le­ment conduit par la pen­sée en images (visuelle et audi­tive) dont la prin­ci­pale carac­té­ris­tique est d’être ins­tan­ta­née, pré­cons­ciente et dépour­vue de mots. Elle ne se remarque pas, elle fonc­tionne tout sim­ple­ment à sa propre vitesse. Les élé­ments pro­po­sés aux spec­ta­teurs déclenchent et attirent ain­si sur eux un ima­gi­naire qui pro­jette en retour des signi­fi­ca­tions enri­chies débor­dant les strictes pro­po­si­tions issues de l’écran. Cette pen­sée en images, nous l’utilisons dans la vie quo­ti­dienne pour com­prendre –sans le moindre mot– ce que nous voyons et enten­dons, ou inter­pré­ter les gestes et atti­tudes, voire les inten­tions des per­sonnes qui nous entourent.

Le « lan­gage ciné­ma » ajou­te­ra donc à la pen­sée des objets et des mou­ve­ments cor­po­rels, celle, inten­tion­nelle, de l’image cadrée-mon­tée-sono­ri­sée, à savoir : la pers­pec­tive hié­rar­chique (le dis­cours du point de vue est pré­sent en chaque plan), la durée (l’écran est une fenêtre d’attention momen­ta­née, et non une fenêtre de per­cep­tion), tan­dis que le mon­tage cut, outre sa fonc­tion de rac­cord et de conti­nui­té appa­rente (point de sor­tie, point d’entrée) entraî­ne­ra le spec­ta­teur dans un che­min d’implications (plan a=> plan b=> plan c…) et de connexions logiques sous-jacentes (or, cepen­dant, mais, quand sou­dain, et, et, donc, en même temps…) qui semblent tirées des avan­cées de l’action ou du deve­nir des per­son­nages. C’est ce « lan­gage » qu’il faut apprendre, car les meilleurs films l’utilisent à bon escient. On pour­rait réité­rer pour les sons : ambiances, silence, effets sonores, musique et expres­sion verbale.

La pen­sée ver­bale (sus­ci­tée par les dia­logues) est para­doxa­le­ment « encap­su­lée » dans la pen­sée ima­geante : il n’y a de paroles qu’insérées dans un contexte (le mon­tage et ses effets Kou­le­chov), don­nées par un visage (les yeux, les lèvres, les mains), écou­tées comme un texte por­teur d’un sous-texte (le sous-enten­du, l’intention), et pro­fé­rées par une voix (le ton, si impor­tant). Les répliques échappent de la sorte au didac­tisme pre­mier degré pour lais­ser le spec­ta­teur enri­chir ce qu’il entend. Ce qui est trans­mis excède ain­si lar­ge­ment ce qui est dit. Le spec­ta­teur comme copro­duc­teur du sens.

Tout ceci peut s’apprendre petit à petit, sans perdre de vue que l’accumulation mémo­rielle trans­forme la façon de lire les gestes, les paroles et les actions tout au long d’un film… Que la ten­sion dra­ma­tique crée un hori­zon d’attente sans lequel le spec­ta­teur décroche… Que le pacte nar­ra­tif doit être énon­cé dès le début du film, avec un fil conduc­teur alter­nant pré­vu et impré­vu, savoirs en excès ou en manque, selon la ten­sion interne du récit. Lais­ser le spec­ta­teur ima­gi­ner, entrevoir…

Année après année, l’élève-cinéaste est ame­né à cor­ri­ger ses erreurs et acqué­rir la méthode ad’hoc d’élaboration et de réa­li­sa­tion d’un film, jusqu’à pré­sen­ter un film de fin d’études mon­trable au public. D’où la néces­si­té d’exercices gra­dués qui mettent en jeu des savoir-faire de mieux en mieux étayés, de plus en plus maî­tri­sés en termes d’expression cinématographique.

Je pro­po­se­rai donc une inter­ven­tion d’une demie heure sur l’apprentissage du « lan­gage ciné­ma », même si l’essentiel du ciné­ma s’apprend hors du cinéma !