Enseignement du cinéma : Approches comparées
Après avoir été l’apanage de certains pays de la région, le cinéma en tant que discipline de l’enseignement supérieur s’est progressivement étendu à plusieurs pays de la Méditerranée, hier encore dépourvue de structures de formation idoines. Ce mouvement s’est amorcé dans une double direction : Un enseignement supérieur de type académique calqué sur le modèle français des Etudes cinématographiques et sur les « Film and Tv Studies » dans les pays anglo-saxons et un enseignement supérieur dispensé au sein d’écoles supérieures de cinéma. Initialement purement théorique, l’enseignement académique s’est ouvert à la pratique par le biais de la mise en place de Licences professionnelles.
Au sein des écoles de cinéma récemment créées, et au regard de contextes nécessairement différents, la question des contenus pédagogiques a fait l’objet de très peu de débats, tant elle semble relever d’une évidence partagée par les universitaires et les professionnels intervenant dans ces différentes écoles.
L’examen des expériences tentées dans des pays aux traditions mieux ancrées met en lumière la diversité des approches adoptées par les différentes écoles de cinéma. Loin de relever d’une évidence, la formation aux métiers du cinéma pose des questions quant au statut et aux types de savoirs-faire à dispenser, au dosage entre enseignements théoriques et apprentissages instrumentaux et enfin quant aux moyens techniques à déployer.
C’est dans la perspective de promouvoir un débat que l’on estime nécessaire sur l’actualité de l’enseignement du cinéma que s’inscrit le colloque « Enseignement du cinéma : Approches comparées ».
-Un premier axe sera consacré au profilage des formations existantes (d’un côté et de l’autre du bassin méditerranéen) par le biais de la confrontation de démarches toutes nécessairement singulières en dépit de ce qui peut les rapprocher. Les options pédagogiques en matière d’enseignement du cinéma restent tributaires de notre point de vue d’arbitrages (nécessairement renégociables) entre la reconduction en l’état de programmes ayant fait leur preuve sous d’autres cieux et la recherche de voies spécifiques dictées par les contextes particuliers au sein desquels s’inscrivent les structures de formation nouvelles.
-Un second axe sera dédié aux savoirs et aux savoir-faire nécessaires à la formation aux métiers du cinéma. L’expérience nous prouve que cette question est loin d’être tranchée entre universitaires et professionnels du cinéma opérant parfois dans les mêmes institutions. Le biais dans ce second axe sera empirique et réflexif à travers la confrontation de témoignages de différentes parties prenantes au processus de formation au cinéma.
Conscients du caractère inopérant pour une réflexion de ce type de rencontres réunissant exclusivement des universitaires, les organisateurs du colloque le veulent ouvert à tous les intervenants dans le processus de formation : Professionnels du secteur intervenants dans les écoles, responsables administratifs de filières , directeurs d’écoles, universitaires mais aussi éventuels employeurs dont le point de vue reste déterminant pour l’évaluation et la redéfinition des enseignements dispensés
L’enseignement professionnel du cinéma. (Claude Bailblé)
Parallèlement aux universités, où l’on apprend à réfléchir et disserter sur le cinéma, se sont développées les écoles professionnelles, où l’on apprend à élaborer et réaliser des films. Non sans difficultés.
L’apprentissage des savoir-faire suppose en effet soit un compagnonnage sur le tas (stages, assistanat), soit une formation adaptée aux différents métiers de la profession : de la production à la mise en scène, via le scénario, mais aussi les spécialisations en son, image, montage-script et décor.
Cette spécialisation présuppose un tronc commun préalable, où chacun pourra se rendre compte des difficultés et responsabilités des postes de travail, tant en production qu’en post-production, avant de se former à sa propre spécialité.
1/ les aléas du concours d’entrée :
Détecter les aptitudes artistiques, apprécier la culture générale, les connaissances cinématogra-phiques, la façon dont chacun envisage son travail dans la profession, sonder la motivation réelle et l’endurance pour le travail en équipe, mais évaluer aussi les velléités narcissiques encore assez courantes chez les candidats… Pas facile !
2/ le recrutement hétérogène obtenu
Les trajectoires diverses des étudiants, la prise de conscience de la nécessaire puissance de travail, la capacité à opérer en groupe, la formation scientifique ou littéraire préalable, l’imprégnation culturelle : tous ces facteurs font que chaque promotion est différemment hétérogène. Le désir de cinéma devrait combler les différences entre avancées et retards relatifs. Est-ce bien sûr ? L’essentiel du cinéma s’apprend hors du cinéma, entend-on, parfois : de fait, l’imagination, la curiosité insatiable pour ses semblables, l’observation aigüe, le désir de créer et d’innover, d’aller à la rencontre de réalités peu connues, l’aisance avec l’écriture sont diversement distribuées en chacun.
3/ la progression pédagogique
La formation se déploie en trois domaines : la pratique directe (la plus importante), la pratique indirecte (l’exemple des films réussis), la théorie (celle des praticiens). Cette formation est orientée vers la fiction, le documentaire ou la télévision.
- la formation technique étudie les bases scientifiques et la technologie des outils : optique, colorimétrie, sensitométrie, acoustique et électrotechnique pour ne citer que celles-là, sans oublier la part grandissante de l’informatique appliquée en post-production (avid, pro-tools…) et même en production (caméras, enregistreurs, codecs…).
- la formation instrumentale commence par la prise en mains des outils : caméra, lumière, cadre, d’une part, perche, enregistrement, d’autre part. Sans oublier le banc de montage et l’audi de mixage. On pourrait développer les étapes de cette prise en mains qui conduit à l’assurance et la professionnalisation des procédures instrumentales, laissant l’esprit plus libre pour les considérations de l’expression artistique. C’est aussi le lieu de l’apprentissage du travail en équipe, avec une progression graduée des difficultés, exercice après exercice.
- la formation artistique s’appuie sur les films existants (qu’il s’agit d’analyser tant du point de vue de la création que des effets obtenus sur le spectateur) mais aussi sur les arts connexes : théâtre, littérature, peinture, musique et danse.
A cet égard, l’histoire des formes cinématographiques – documentaires ou fictionnelles– doit être approfondie au long cours par le visionnement de films issus de différentes cinématographies, avec discussions et commentaires sur la mise en scène et sur la direction de spectateur, mais aussi sur les enjeux culturels et artistique des œuvres.
- les enjeux contemporains : le monde actuel, avec ses multiples conflits, est en quelque sorte un vaste gisement de scénarios possibles, qu’il s’agit de mettre en forme narrative (une histoire resserrée et condensée) propre à intéresser un public soucieux de comprendre les problèmes ou les impasses de sa vie réelle, l’irrationnel de ses désirs (catharsis) non sur un mode didactique ou propagandiste, mais sur un mode artistique qui lui laisse la place pour former son propre jugement.
- le processus de création comme travail collectif : s’il y a un maître d’œuvre –le ou la cinéaste– il y a aussi des collaborateurs techniques et artistiques de création qui ne sont pas de simples exécutants. Une intelligence et une sensibilité plurielle concourent à la réussite du film. Scénaristes, acteurs, producteurs, d’une part, artistes-techniciens de la production et de la post-production, d’autre part, s’inscrivent dans le processus de création. Il importe cependant que ce processus soit orienté et ne perde son fil rouge au fur et à mesure de sa progression.
4/ la théorie de la pratique de création a été assez peu écrite par ceux qui font le cinéma (Eisenstein, Bresson, Walter Murch, Tarkowski, … et beaucoup d’autres, tout de même…). La théorie filmique a surtout été développée par le spectateur spécialisé (critique de cinéma), voire plus récemment par les universitaires (enseignants-chercheurs), mais cette théorisation est davantage reliée aux résultats sur écran qu’aux décisions qui accompagnent nécessairement le processus de création. C’est pourquoi l’intervention de nombreux professionnels expérimentés tout au long du parcours de la formation est indispensable : elle supplée à ce manque initial en évitant en même temps une théorisation trop marquée, trop singulière. Elle trouve les mots justes sur le terrain des préparations, des tournages, des montages et des mixages. La pratique est en effet fort complexe, elle doit prendre en compte de nombreuses contraintes, et prendre les bonnes décisions, au bon moment.
Néanmoins, la théorie universitaire, le plus souvent extérieure aux pratiques, peut apporter son éclairage oblique, et même donner des idées, profiler une solution. La rencontre entre l’enseignant chercheur désireux de réduire l’écart entre théorie et pratique, et les élèves désireux de comprendre leurs décisions ou leurs mises en jeu peut être profitable : dans cette recherche commune d’éclaircissement, la dissymétrie entre l’enseignant et l’élève fait que l’enseignement est plus un acte de transmission mais dans cette transmission, l’enseignant apprend aussi grâce aux élèves.
La théorie doit guider et inspirer la pratique, la pratique doit irriguer et corriger la théorie : au moins pendant la phase d’apprentissage ! Pour l’enseignant des écoles professionnelles, cette circulation devrait idéalement être incessante. Voilà pourquoi des séminaires de confrontation sont nécessaires…
5/ la pensée en images (visuelles, auditives)
S’il y a un déficit relatif de la théorie, c’est qu’au cinéma, la balance expressive entre les choses montrées (par les images), les choses faites ou dites (par les personnages), les choses suggérées (par le montage), les choses soulignées (par les bruits ou la musique) diffère totalement de celle de la littérature, du théâtre, de la photo ou de la musique (qui a sa propre théorie, du reste).
Au cinéma, le flux narratif est principalement conduit par la pensée en images (visuelle et auditive) dont la principale caractéristique est d’être instantanée, préconsciente et dépourvue de mots. Elle ne se remarque pas, elle fonctionne tout simplement à sa propre vitesse. Les éléments proposés aux spectateurs déclenchent et attirent ainsi sur eux un imaginaire qui projette en retour des significations enrichies débordant les strictes propositions issues de l’écran. Cette pensée en images, nous l’utilisons dans la vie quotidienne pour comprendre –sans le moindre mot– ce que nous voyons et entendons, ou interpréter les gestes et attitudes, voire les intentions des personnes qui nous entourent.
Le « langage cinéma » ajoutera donc à la pensée des objets et des mouvements corporels, celle, intentionnelle, de l’image cadrée-montée-sonorisée, à savoir : la perspective hiérarchique (le discours du point de vue est présent en chaque plan), la durée (l’écran est une fenêtre d’attention momentanée, et non une fenêtre de perception), tandis que le montage cut, outre sa fonction de raccord et de continuité apparente (point de sortie, point d’entrée) entraînera le spectateur dans un chemin d’implications (plan a=> plan b=> plan c…) et de connexions logiques sous-jacentes (or, cependant, mais, quand soudain, et, et, donc, en même temps…) qui semblent tirées des avancées de l’action ou du devenir des personnages. C’est ce « langage » qu’il faut apprendre, car les meilleurs films l’utilisent à bon escient. On pourrait réitérer pour les sons : ambiances, silence, effets sonores, musique et expression verbale.
La pensée verbale (suscitée par les dialogues) est paradoxalement « encapsulée » dans la pensée imageante : il n’y a de paroles qu’insérées dans un contexte (le montage et ses effets Koulechov), données par un visage (les yeux, les lèvres, les mains), écoutées comme un texte porteur d’un sous-texte (le sous-entendu, l’intention), et proférées par une voix (le ton, si important). Les répliques échappent de la sorte au didactisme premier degré pour laisser le spectateur enrichir ce qu’il entend. Ce qui est transmis excède ainsi largement ce qui est dit. Le spectateur comme coproducteur du sens.
Tout ceci peut s’apprendre petit à petit, sans perdre de vue que l’accumulation mémorielle transforme la façon de lire les gestes, les paroles et les actions tout au long d’un film… Que la tension dramatique crée un horizon d’attente sans lequel le spectateur décroche… Que le pacte narratif doit être énoncé dès le début du film, avec un fil conducteur alternant prévu et imprévu, savoirs en excès ou en manque, selon la tension interne du récit. Laisser le spectateur imaginer, entrevoir…
Année après année, l’élève-cinéaste est amené à corriger ses erreurs et acquérir la méthode ad’hoc d’élaboration et de réalisation d’un film, jusqu’à présenter un film de fin d’études montrable au public. D’où la nécessité d’exercices gradués qui mettent en jeu des savoir-faire de mieux en mieux étayés, de plus en plus maîtrisés en termes d’expression cinématographique.
Je proposerai donc une intervention d’une demie heure sur l’apprentissage du « langage cinéma », même si l’essentiel du cinéma s’apprend hors du cinéma !