Article publié dans la revue Cinéthique 15 – 16 du 4e trimestre 1972.
_Ne_copiez_pas_sur_les_yeux_disait_Vertov.pdf
« Camarades, si cela vous amuse, continuez à discuter : le cinéma est-il un art ou non ? Continuez à ne pas remarquer notre existence et notre travail. Une fois de plus je vous l’affirme : le chemin du développement du cinéma révolutionnaire est trouvé. »
VERTOV, 1923.
Sur Vertov lui-même, dans le champ des pratiques et des théories filmiques, la lutte idéologique ne paraît pas être actuellement très étendue ni très acharnée. C’est à peine si la tempête critique soulevée par l’émergement, en surface, du travail du Groupe Dziga Vertov, avec la sortie de Tout va bien, effleura le nom de Vertov[[Ce n’est pas nous qui marquons la continuité G.D.V.-T.V.B., mais :
a) une grande partie de la presse (qu’elle ait vu ou non la production signée G.D.V. important peu pour elle, ce qui compte étant seulement
l’effet journalistique d’information : il existe ou il a existé un Groupe nommé ainsi);
b) un des auteurs lui-même de T.V.B. qui parle des films du G.D.V. comme de « prolégomènes » au film G.G.G. (Gaumont, Godard,
Gorin). Dans les deux cas, la mise en continuité laisse Vertov hors champ, comme titre vide, signe sans réfèrent, sens perdu. Preuve, à
notre avis, que son retour est fortement lié à des ruptures qu’il s’agissait pour tous de refouler.]]. Aucun des chroniqueurs cinématographiques qui signalèrent l’existence d’un Groupe ne se risqua à interroger cette raison sociale : Dziga Vertov ; de peur, sans doute, de lever quelque question que leur plume habituelle ne pourrait plus barrer (littéralement donc : de peur d’y laisser leurs plumes). Mais, d’un autre côté, comme pour donner raison aux critiques qui perpétuent le silence et l’obscurité autour de ce nom, ceux-là même (Godard et Gorin) qui en firent un drapeau, semblent faire peu de cas — du moins théoriquement, mais il est vrai qu’ils font peu de théorie — de celui dont le nom signe le caractère collectif de leur pratique filmique[[
S’il faut jalonner le rapport des cinéastes qui composent le G.D.V. à Vertov, nous pouvons dire :
a) que le nom du Groupe apparaît comme tel en France pour la première fois publiquement dans le N° 5 de « Cinéthique » (octobre 1969),
comme signature d’un extrait de la bande-son de British Sounds (distribué aux U.S.A. sous le titre See you at Mao) ;
b) que ce nom fut choisi en opposition à ce que représentait Eisenstein (Godard et Gorin s’en sont explique plusieurs fois et notamment dans une interview parue en 1970 dans Evergreen, le magazine du groupe Grovepress, co-producteur de plusieurs films du Groupe D.V.) ;
c) que l’on peut entendre Vertov marqué, par le commentaire de Vent d’Est, au chapitre des victoires du cinéma révolutionnaire principalement, mais aussi, par un effet de condensation et de télescopage temporel concernant La Onzième année, à celui des défaites du cinéma
révolutionnaire ;
d) que les auteurs du G.D.V., dans le peu de développement théorique qu’ils ont tiré de leur pratique, ont moins interrogé la pratique de Vertov que par exemple celle de Brecht.
]]. Mais les revues spécialisées en théorie (Les Cahiers du Cinéma, Cinéthique) en font-elles plus cas ? Proclamant bien haut l’importance politique des films et des écrits de Vertov, elles n’en ont guère rendu compte, jusqu’à présent, en dehors de la publication de certains écrits inédits[[Textes extrêmement précieux et fort utiles, même si certains ne peuvent encore prendre toutes leurs significations, étant isolés d’autres
textes qui certainement ne manqueront pas de les éclairer. La publication, plusieurs fois reportée, des écrits de Vertov par Les Cahiers du
Cinéma dans la collection 10/18 sera un événement important[[Cette note (et une partie de ce texte) était déjà écrite quand est paru le volume (quadruple !) des écrits de Vertov, en septembre. Disons
que pour le moins il déçoit beaucoup nos espérances. Certes, il nous apporte beaucoup, mais si mal : les textes enchaînés à la queue leu
leu, tassés, mal distribués et quelquefois moins bien traduits que dans certaines versions antérieurement publiées (par Sadoul, par
exemple), avec de trop rares et trop laconiques notes historiques et une Introduction trop rapide (mais qui fut, nous a‑t-on dit, imposé par
l’éditeur aux Cahiers à la place du texte plus long qu’ils avaient d’abord écrit). Quoi qu’il en soit de tous ces défauts — qui ne rendraient
pas superflue une nouvelle et toute autre édition — des textes importants sont là et nous allons tâcher d’en tirer le maximum pour notre
travail. ]], que sous forme d’allusions, de sous-entendus, de notes en bas de page ou de remarques plus ou moins digressives, de déclarations orales transcrites ou de tracts recopiés, bref, par des promesses de futures recherches ; au mieux — mais c’était au pire — deux articulets des Cahiers[[II s’agit :
a) de l’article d’Eisenschitz « Maïakovski, Vertov », rédacteur qui a, depuis, quitté Les Cahiers, par fidélité au révisionnisme ;
b) des notes de Sadoul sur « le futurisme de Vertov », Sadoul dont le révisionnisme fait depuis longtemps autorité un peu partout dans le
monde. Ces deux articles n’ont fait l’objet, jusqu’à maintenant, d’aucune critique dans Les Cahiers. ]].
À signaler aussi les remarques de Bonitzer (dans le N° 234 – 235) sur L’Homme à la Caméra, formulées à partir d’une critique du texte de
Jean-Louis Baudry publiée dans le N° 7 – 8 de Cinéthique. ]] témoignaient négativement de cette importance par leur empressement discret à la déplacer, à la cantonner, à la recouvrir, bref, à l’absenter au lieu d’en réactiver ce qui pourrait d’être. Quant, à nous, malgré la diffusion répétée de plusieurs films de Vertov et un enseignement poursuivi pendant deux ans sur (autour et à partir de) Vertov[[Enseignement donné (et poursuivi cette année encore) au Département Cinéma de Paris VIII (Vincennes)]], nous n’avons pu encore, par un passage au texte, prendre la mesure des effets que le travail de ce cinéaste révolutionnaire n’a cessé de produire sur le développement du nôtre. Il pourrait donc sembler que Vertov ne préoccupe guère l’un des camps en présence dans la lutte idéologique sur le terrain des pratiques artistiques, et qu’il n’intéresse l’autre qu’à titre de drapeau, de modèle passé ou de preuve lointaine. En fait, il n’en est rien : Vertov est déjà plus qu’un symbole.
Vertov est déjà en jeu dans la lutte idéologique, aujourd’hui. On peut, si l’on veut, lire son activité silencieuse dans tel ou tel film de Godard et Gorin, dans tel ou tel texte de Cinéthique ou des Cahiers. Et soudain l’autre camp, celui de la bourgeoisie et du révisionnisme réunis, vient à son tour s’intéresser à Vertov, se met, à la fois par nécessité idéologique et calcul marchand, à compter avec lui. Le marquent très nettement, deux événements récents : un livre, une émission de télévision. Le livre, c’est celui — posthume — de Georges Sadoul, publié en juin 71 par les éditions Champ Libre ; rassemblement « opportun » de quelques articles déjà parus dans des revues et de notes inédites. L’émission, c’est celle du dimanche 30 janvier 1972, dans la série « Ciné-Club » de la deuxième chaîne, au cours de laquelle fut présenté L’Homme à la Caméra. Est-ce un hasard si le film de Vertov choisi pour être projeté à des centaines de milliers de téléspectateurs est celui seul que la tradition culturelle bourgeoise a toujours valorisé, et non pas, par exemple. Enthousiasme ? Ce n’en est pas un, en tout cas, si, pour toute présentation, Inhabituel Claude-Jean Philippe (producteur de rémission « Ciné-Club ») ne put que brandir, en gros plan, référence suprême, le livre de Sadoul tandis qu’il en récitait les principales idées.
— Propos d’oisifs, bavardage de paresseux ! Et c’est sans doute pour donner l’illusion qu’il travaillait que ce présentateur tint à se faire filmer dans une salle de montage ! ?
— Oui certes, mais c’est aussi pour, en en disposant le cadre, imposer la lecture qu’en bon libéral il faisait semblant de seulement proposer. Légende (littéralement : ce qui doit être lu) bourgeoise et révisionniste, réduisant L’Homme à la Caméra à un brillant exposé d’avant-garde sur les techniques cinématographiques doublé d’un retour à Lumière (la reproduction de la « vie »), et c’est tout. Alors que ce film est bien plus que cela : une machine de guerre contre toutes les formes de cinéma existant alors en U.R.S.S.
S’il faut parler de Vertov, une légende est là, en réserve, prête à être monnayée. On en eût la preuve la plus évidente au cours des jours qui suivirent la relance télévisée de L’Homme à la Caméra. Les chroniqueurs de télévision de la presse écrite orchestrèrent, par des accords grossiers, les quelques idées fournies par leur compère du « petit écran » ; idées certes réduites à leur plus simple expression (cf. la note de Siclier dans Le Monde du 1er février) mais pas déformées pour autant, l’essentiel y est : le message-Sadoul passe. Et Vertov trépasse[[
Autre preuve de la pratique systématique du copiage, du psittachisme, du conformisme de la critique : quand le journal Actuel (affilié à la
Free Press, revendiquant son marginalisme, son modernisme, etc., etc.) veut parler de Vertov (à propos de Godard), le journaliste commis
à cette tâche ne trouve rien de mieux que de reprendre les pires sadouleries : Vertov = Lumières == Cinéma direct, etc., etc.]].
Ainsi, au moment où, par leur travail et leur lutte, certains font sortir Vertov du musée, d’autres s’apercevant qu’il y était (mais dans l’ombre), s’empressent de bavarder bien fort sur la place qu’ils lui voudraient bien y voir encore occuper. Et le bruit qu’ils font autour de cette place vide, mais désormais bien éclairée, est à la mesure de leur surprise apeurée d’embaumeurs constatant que ce qu’ils prenaient pour leur momie vit encore, arme efficace aux mains de révolutionnaires. Car, c’est bien parce qu’il a posé et en partie résolu, pratiquement et théoriquement, quelques problèmes essentiels à une pratique révolutionnaire du film, que Vertov est devenu un enjeu précis dans la lutte idéologique après mai 68. Discret au début (un groupe de cinéastes révolutionnaires prend son nom, quelques revues s’intéressent à lui), cet enjeu ne l’est plus aujourd’hui ; on devrait même entendre parler de Vertov de plus en plus. En effet : alors que certains ont entrepris un très productif retour à Vertov, d’autres en profitent pour organiser le retour de Vertov sur le marché de la consommation culturelle[[Remarquons que ce retour ne va pas jusqu’à la ré-sortie des films de V… dans le circuit art et essai. Et cela ne risque certainement pas
de se produire. C’est que d’une part, les films de V… se prêtent mal à une valorisation de ce type.
Même en insistant beaucoup sur les « recherches sonores » d’Enthousiasme, la critique aurait du mal à faire oublier le contenu prolétarien
(qui, comme nous le montrerons, commande ces « recherches »). Ce qui ne pose pas de problème avec les films d’Eisenstein. D’autre
part, les idéologues de la bourgeoisie n’ont pas intérêt à (re-) sortir les filins de V…, car ils contrediraient trop et à l’évidence la légende
qu’ils ont tissée autour de leur réalisateur. Donc, pour l’instant, la transformation de Vertov en marchandise culturelle se limite à
l’exploitation de connaissances sur Vertov vendues (au compte-gouttes) par les révisos.]]. Si pour les premiers il ne s’agit, pour lutter aujourd’hui, que de puiser certains traits dans une pratique datée, il ne saurait être question, pour les autres, que de dater une œuvre, de la remettre à sa place dans l’histoire du cinéma, bref de la périmer — au besoin en en proclamant l’étonnante modernité. Entreprise qui ne comporte pas que des aspects négatifs : érigeant Vertov en valeur nouvelle, elle tend à élargir le nombre des « curieux-de-Vertov » ; et puisqu’il est plus facile de faire reconnaître la véritable portée politique de ce qui a déjà une réputation culturelle, cette opération bourgeoise d’édition et de projection, en même temps qu’elle l’entrave, favorise aussi, sous certaines conditions, le développement révolutionnaire de la lutte idéologique.
Sous certaines conditions, oui : qu’il y ait lutte effective sur ce terrain. Mais il s’agit d’abord de ne pas se tromper de terrain. Le terrain où ce texte prétend intervenir n’est pas celui des discours plus ou moins contradictoires suscités par Vertov et ses films pris comme objets de la critique de cinéma ou de l’histoire du cinéma mais celui que ces discours s’accordent pour occulter : la pratique filmique révolutionnaire aujourd’hui.
Comme son sous-titre[[Sous-titre qui est en même temps un hommage à Diderot (« Pensées détachées sur la peinture ») — philosophe matérialiste que nous aurons l’occasion de rencontrer au cours de ce texte (en relisant notamment sa « Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient ») au
moment où nous aborderons les rapports contradictoires de Vertov aux théories matérialistes de la connaissance.]] l’indique, l’objet du présent texte est donc moins Vertov lui-même que ce qui peut être détaché de la pratique du seul cinéaste soviétique dont les films et les écrits de même que la vie (la pratique sociale) présentent à des degrés différents — c’est-à-dire inégaux — et sous divers rapports, un intérêt réel pour une pratique et une théorie du film révolutionnaire dans le moment actuel.
Attention à bien lire : non pas pensées… sur mais pensées détachées sur. Pas plus qu’il n’y aboutit, encore moins en part-il : il le traverse, il passe par lui (au sens où l’on dit qu’il faut en passer par — et il le ‑faut en effet).
Commande ce passage et ordonne le détachement qu’il vise à constituer, l’ensemble des questions que la pratique politique révolutionnaire pose à la pratique filmique : question des appareils idéologiques d’Etat, question du reflet (procès) artistique, question de la lutte philosophique entre matérialisme et idéalisme, de la lutte idéologique entre conception bourgeoise du monde et conception prolétarienne du monde, question des rapports avant-garde artistique/avant-garde politique (le cinéma de parti), question du rapport des masses aux pratiques artistiques, question du sujet et de son rôle prévalant, question des articulations entre les divers stades de la réalisation, question du nouveau formel, question de la diffusion des films (quel « public » ?).
II ne s’agit donc pas de faire le portrait d’un cinéaste, de partir à sa recherche, de le « donner à voir » ou à « lire » tel qu’en « lui-même » enfin la « science critique » le change ; pas question non plus de produire le « système de » Vertov. Aussi commencerons-nous par éviter le piège de prendre pour révolutionnaire la substitution d’un discours sur « la pratique signifiante » (de) Vertov à un discours sur « la vie et l’œuvre d’un auteur », ce qui revient seulement à remplacer un écran par un autre — certes beaucoup plus moderne. Mais il faut aussi éviter — autre piège — de les laisser de côté l’un et l’autre.
Pour autant que ces discours empêchent de prendre en considération la pratique de Vertov comme pratique politique et idéologique révolutionnaire, il est impossible de négliger leur existence et leur action ; nous devrons donc commencer par les mettre à l’écart.
Notes