Entretien mené par Fernando Quilodrán & Fernando Barraza
Écrivain ou plutôt “demi écrivain” et une autre moitié de Chiloé ainsi se qualifie lui-même, le cinéaste Raul Ruiz dans une conversation avec El Siglo dans son appartement d’une vieille rue de Providencia, à quelques rues de la Plaza Italia. Il est considéré comme l’une des figures les plus importantes et originales du cinéma chilien, il a évoqué ses débuts et a abordé avec une ironie sur ses lèvres, son travail créatif.
Comment combiner la culture de l’image avec le monde des lettres ?
Comme tous ceux de ma génération, mon bagage culturel est cinématographique et un peu de littérature. Nous parlons de “continuados” des années 50 du Théâtre Carrera Velarde.
ça d’un côté, et puis les romans du cercle littéraire, qui ont été réalisés dans le cinéma : Stefan Zweig, Emil Ludwig, Feutschwangler, James Waserman, Vicky Baum, Pearls Buk.
Voilà le lien. Les choses amusantes et celles qui ont été lues à l’école étaient plus ennuyeuses. Les prêtres français étaient interdits, punis parce qu’ils sont venus après la guerre, ils étaient trop à gauche ou trop populistes. C’étaient des prêtres-ouvriers.
Quand est qu’ils commencent, les surréalistes, des précurseurs d’une histoire du cinéma chilien, faite au Mexique ?
J’ai vu “La montée au ciel” de Buñuel dans la salle « el Rialto », et « La jeune fille ». Mais beaucoup d’autres films étaient surréalistes. Buñuel l’a fait mais d’une manière moins exagérée. Je me souviens d’une histoire de deux orphelins, une petite fille et un petit garçon qui vont prier pour la mère et la Vierge apparaît et leur dit “venez avec moi.” Et ils disent “non, non, non” et par après la petite fille se fait renverser par un autobus qui s’appelle Destin. Si ça, ce n’est pas le surréalisme …
Il y en avait d’autres comme ça. Cette transcendance onirique est partout, dans les comédies d’Eddy Nelson et Jeanette Mc Donald, comme « Aurora », qui est une histoire dans laquelle un chanteur raconte l’histoire de sa vie pour convaincre une femme de l’aimer et non pas pour sa carrière. Elle tombe amoureuse, chantent ensemble pendant longtemps, ils se séparent, et puis son mari/homme d’affaires l’amène aux Etats-Unis où elle connaît un grand succès en chantant La Traviata, parce que c’était un opéra qui avait été écrite pour elle par un jeune homme.
- Quel est le moment précis où vous vous êtes lié au cinéma ?
Cela vient de la préhistoire de mon travail dans la littérature. J’ai découvert une expérience infantile avec Jeanne d’Arc joué par Ingrid Bergman. J’ai ressenti le besoin de changer la fin et de le sauver. J’ai commencé avec l’intuition de changer l’histoire. Parce que c’est une expérience infantile troublante, et cela est aussi fort que ce que je travaille maintenant avec le début de l’effondrement de l’empire napoléonien. Je le fais si on me laisse sauver un personnage, ressusciter les gens.
- Le film peut aussi avoir quelque chose d’un documentaire …
Oui, mais ici, ce sont des personnages imaginaires, et Tarantino a récemment tué Hitler.
- Divertissement que fait la fiction …
On peut dire que dans les théories de l’astrophysique il y a un nombre infini d’univers et chacun est infini. Dans chaque univers, les histoires qui peuvent êtres contés sont finies et chacune avec tout son potentiel apparent, c’est un univers. C’est une théorie un peu tordue, mais elle est passionnante.
- Nous avons parlé de la théorie des « trous noirs », comment une histoire racontée sous un angle différent qui peut aussi absorber et tuer, absorber la réalité historique …
Quelque chose dans le genre… Il y a beaucoup de choses de ce côté… Cette capacité des médias la disposait également un seigneur indo britannique qui a étudié le fonctionnement du cerveau lors de la création artistique. Le problème est que les artistes concernés ne sont pas de grande envergure. Par exemple, il met des peintres à l’oeuvre avec ces casques nécessaires pour voir comment le sang se déplace dans le cerveau. Il énonce 8 principes, mais cela me semble tordu car ils se contiennent l’un de l’autre. Il faut se méfier beaucoup de ces gens, car ils se méfient aussi de nous. Parce qu’ils disent que prenons abusivement des concepts scientifiques et eux n’ont pas de problème …
- Un lieu commun : le cinéma a des images, un contenu littéraire, du mouvement, du son …
Tout d’abord, cela est une approche infantile au cinéma, même si on est un adulte. D’un autre côté, il y a aussi l’aspect documentaire. Donc, vous voyez un film de fiction, tout est fiction, mais la manière de marcher des gens vient d’une autre époque, ce n’est pas de maintenant. La façon de parler des français en 1930 est autre. Dans les films de science-fiction, par exemple, il n’y a pas de téléphones portables, ou Internet, il n’y a pas des choses qui pour nous sont normales. Donc, on crée un jeu en circuit fermé : depuis l’avenir, on regarde un passé qui prétend se projeter dans un futur qui est le nôtre, c’est en parallèle, dans lequel il manque beaucoup de choses.
Et ici, nous entrons dans certaines fictions comme “la trama celeste” de Bioy Casares, mais aussi du livre qui donne naissance à cela qui Blanqui, luttant contre la notion chrétienne de la création du monde, a affirmé que le monde a toujours existé, qu’il y ait des mondes infinis et, parce qu’il était un typographe — il y a des fautes d’impression dans certains mondes. En prison, Blanqui s’amuse à écrire des théories de l’éternité. Les gens étaient très confus avec la théorie d’une cosmologie matérialiste.
- Pour faire les films que vous faites, vous devez avoir une vision de la photographie et de la peinture, quelles sont vos influences ?
Dans ma génération de la nouvelle vague et l’arrivée des petites caméras, les choses sont devenues moins chères. Il me semble que c’est dans les années 60 qu’est venu la première caméra expérimentale. Sergio Bravo a mis à ma disposition le premier appareil vers 61et quand j’ai fait “La maleta”. Quelqu’un du Parti communiste avait dit qu’il fallait faire attention avec moi, parce que je faisais des films surréalistes, et on lui a dit que tous les jeunes sont surréalistes.
On discutait beaucoup, nous avons aimé la nouvelle vague, le cinéma comme art, comme du grand art, plus sérieusement, avec un mépris un peu injuste pour l’industrie cinématographique américaine.
Voici nos références : “Los Golpes”, “Fuerte”, “Sombras de Casares”, un film très puissant. Après “Il Posto” de Olmi.
Ce sont des films ou les moyens de production se transforment. Pas comme ici, ou l’on ne pouvait faire des films que tous les 5 ans quand les choses allaient bien et avec des caméras Mitchell, qui étaient très lourdes.
“Sin aliento” est une réinvention du cinéma et se situe dans le contexte cinématographique. Au lieu de cela, Casares travaille dans la rue avec ses amis, ils étaient plus du théâtre. Et ici, au Chili a commencé une sorte d’effervescence : d’un côté le cinéma de l’Université du Chili entre les partisans de De Sica et d’un autre ceux de Rossellini. J’ai toujours été dans le milieu : j’aime les deux.
- Apparemment, la technologie influence le cinéma …
Par exemple, quand les caméras numériques sont apparues en mai 68 une série de films prolétariens sont réalisés, et puis le cinéma prolétarien a disparu, c’est-à-dire qu’il n’est pas automatique que la démocratisation du cinéma provoque plus de cinéma politique, ce n’est pas ça qui est arrivé.
Par exemple, les techniciens du cinéma français conservaient systématiquement des rouleaux de film pour faire des films plus politiques. Quand j’ai commencé à travailler là-bas en 1974, ils avaient tous des rouleaux de film, j’ai fini par en tirer profit. Je faisais surtout du cinéma de guérilla, sans Fondart et sans subventions. Les Français ont été surpris parce qu’ils faisaient des films industriels. Lors d’une réunion de cinéastes italiens, j’ai dit que le livre “Révolution dans la Révolution » ne servait pas beaucoup, mais par contre il a servi à faire des films, une stratégie de guérilla qui lorsqu’elle est appliquée au cinéma a été très pertinente. Ainsi la technologie est déterminante, mais pas tout à fait. Je n’ai jamais pensé que je dusse vivre pour voir qu’au Chili on ne fasse qu’une vingtaine de films par an.
- Que pensez-vous des jeunes ?
Je pense qu’ils ont l’élan facile. Certains se libèrent avec rien. Jimenez qui a fait “Bonsai” et “Efectos óptimos” m’intéresse. Ils ont tous la quarantaine, j’ai des contacts avec eux. Nous avons des critiques amicales, par exemple, Jimenez qui fait des films bizarres, as comme référence Hu Siao Sen, un taïwanais. Mais le mélange est très rare, un genre d’humour pas très commun au Chili.
- En Europe, il y a beaucoup de bruit autour de votre nom.
C’est comme le texte « Borges y yo », ils arrivent des choses à Borges et je marche dans les rues. Des choses arrivent en peu de temps et à Cannes on y est que trois jours, on ne vous paye rien de plus et vous dites des bêtises jour et nuit et puis chacun rentre chez soi.
- Les Chiliens s’intéressent à leurs artistes quand ils ont du succès à l’extérieur.
C’est qu’au Chili on mange même les vaches sacrées. On ne les respecte pas, comme en Inde. Bientôt on va publier 5 livres, financé par l’Etat, sur différents aspects de ma vie. Cela fait partie du métier. L’histoire de la culture est très amusante, maintenant ce qui est fascinant, c’est de rencontrer des gens – c’est l’avantage d’être chilien- comme un bon physicien de haut niveau et comme nous sommes tous deux Chiliens, je peux commencer à te voler des choses …
- Tu est chilien ou cela ne t’intéresse pas ?
Waldo Rojas dit qu’être Chilien, on ne peut te l’enlever même en allant à Lourdes. Malgré avoir passé du temps en France, au Portugal. C’est l’un des pays les plus inexplicables, après avoir été un empire, ils sont maintenant tellement si peu. Et ils me disent que quand ils étaient un empire, ils avaient le profil encore plus bas.
- Tu as fait quelque chose avec Eça de Queiroz …
Il y a une œuvre d’Eça de Queiros intitulée La capitale, qui me rappelle un film chilien très peu pris en compte et que j’ai vu récemment et j’ai été surpris, appelée “la casa en que vivimos” (de Patricio Kaulen, 1970). Est une tragédie mais tout est inattendu, un étudiant qui arrive avec les économies de la famille dans la capitale pour réussir, et tombe dans les mains de gens sans scrupule qui commencent à vivre de lui, le mélodrame classique. Après il rencontre une femme de Séville à moitié prostituée, qui lui vole tout, mais c’est comme la vie même, ceux qui lui prennent l’argent s’attendrissent, et puis la chose change, la fille qui lui a volé l’argent maintenant lui en prête, l’un de ceux qui l’avaient escroqué, écrit un article sur lui, grâce auquel il trouve un travail. De retour dans son village, la tragédie monte. Ils le laissent souffrir, au lieu de lui dire de se jeter dans la rivière, ce qui aurait résolu tous leurs problèmes, mais le font souffrir jusqu’à la fin.
- En ce qui te concerne le Chili est présent…
Le point de vue chilien existe. La mélancolie et les mauvaises pensées. Il y a un personnage mythique du Portugal qui est Miss Owen, qui a fait l’objet d’un des grands films de Manuel de Oliveira, du romantisme tardif. C’est une dame qui réveille l’amour fou chez un Brésilien, mais elle est amoureuse d’un Espagnol. Et, à la fin, elle meurt, l’autopsie révèle qu’elle est vierge, voici le mystère.
Il y a un point de vue chilien. Je me souviens dans les premières années du Bosco, j’ai assisté à l’une des happenings, quand ils étaient à la mode. Et cela consistait à faire venir des gens venus habillés comme à un enterrement, muni d’un cercueil. Ils sont allé au Bosco et du cercueil surgit le mort qui se met à crier en buvant de la bière. Un sens de l’humour et la mélancolie est typique du Chili.
Beaucoup de films chiliens ont en commun la mélancolie, il n’y a aucune raison d’être triste, la tristesse fait partie de la vie, le flux vital. Cela est notre contact avec les Portugais.
Saudade, certains disent que c’est un sentiment de joie, une sorte de satisfaction de la tristesse. Cela vient du mot, le fado, un mot arabe pour définir la sédition et la séduction. Coup de foudre et coup d’Etat, conspiration d’amour et conspiration de haine. Appliquée à la Libye cela expliquerait bien des choses, l’attitude des pays arabes envers la Libye, la trahison en amour d’une part, on l’aide et d’autre part on la rejette.
Beaucoup d’écrivains chiliens ont une réaction jalouse de gamins, de rancune, ils pensent que c’est si facile pour lui et si dur pour moi. Moi aussi je me demande parfois pourquoi c’est si facile pour moi et si difficile pour d’autres qui sont des amis à moi et que j’aimerais aider.
Je fais des efforts pour aider de nombreuses personnes, en majorité des français, mais eux ils n’aident pas pour rien.
Rappelant les commérages des chiliens, je me souviens que pendant le temps de l’Unité Populaire j’ai été conseiller politique du service de presse du Parti socialiste et aux réunions j’allais en bus et j’étais arrivés une heure en retard, et soudain un Cubain est venu vers moi et il me demande : Ou est votre chauffeur ? Je lui réponds, mais quel chauffeur ? Et le Cubain me dit : mais, quel genre de révolution est-ce ?
- Le film « Le temps retrouvé »…
J’ai puisé plusieurs ressources et l’on m’a dit qu’ils étaient de Proust, c’est-à-dire, ce n’est pas ma faute. On a inventé beaucoup de choses liées au cinéma, il y a des faux romans cinématographiques, on insiste sur le fait que Proust copiait les techniques cinématographiques pour créer des tensions narratives. C’est bizarre, parce que Proust n’aimait pas le cinéma, il ne lui a pas donné beaucoup d’importance.
Il y a un écrivain qui a écrit “Proust et le cinéma”, ou il prend les ressources de Proust et ceux de Citizen Kane, et il affirme que 40 pages de Proust peuvent se résumer en un mouvement de caméra. D’autres disent que lors de la traduction des livres de Proust ils ont tous été infectés par l’asthme une maladie qu’il avait.
- Quels écrivains chiliens t’intéressent ?
Hernán del Solar, car il suit la tendance des imaginistas, qui littéralement ne savent pas de quoi traitent les histoires, nous savons qu’un personnage fabrique des voiliers car il les met dans les bouteilles, on sait qu’il vit sur dans une pension et l’on ne sait pas beaucoup plus. Nous savons qu’il y a une secrétaire qui vit dans cette pension et qu’elle est à la recherche d’un mot de 4 lettres pour compléter une grille de mots croisés. Au cinéma cela serait brutal, car toute l’information est là, mais lui, il la démonte, et joue en plans-séquences et soudain, le spectateur sait que quelqu’un est tué, le personnage sait qu’il est mort, ils font appel à lui lors d’une séance de spiritisme, mais on ne sait pas beaucoup et on se retrouve avec un autre dans une autre session, car en réalité ils sont en train de faire appel à un troisième… Lorsqu’il arrive, il frappe l’un de ceux qui participe à la séance, et qui dit qu’il a été touché par quelqu’un. Et puis l’histoire prend fin.
Dans “Pata de palo” (jambe de bois), il s’agit d’un dessin qui parle avec un enfant, et qui est une évocation de L’île au trésor, pour échapper à la tristesse du Chilien j’ai mis un personnage qui est moins triste, c’est une évocation mienne de l’enfance.
- Lors du tournage lui-même tu ne tardes jamais trop …
Oui, j’ai fait en 20 jours 4 chapitres. Dans “La recta provincia”, j’ai rajouté beaucoup du chilien, parce que je me suis rendu compte que le folklore chilien est très proche au folklore allemand, j’ai joué avec les deux, parce que l’élément indien est moins de ce que je pensais. Dans l’ensemble j’ai eu à faire cette série très rapidement parce que la télévision est implacable avec le temps. On m’appelle toujours pour me dire l’argent est là, mais le réalisateur est parti, et je dis, bien, commençons maintenant…