Les photographies des détenus disparus dans le témoignage de Victor Basterra
Víctor Melchor Basterra, travailleur graphique et militant du péronisme a été arrêté et kidnappé par les militaires pendant plus de quatre ans durant le régime militaire en Argentine. Après son arrestation en 1979 — avec sa femme et sa première fille nouveau-née — il a été torturé pendant environ 20 heures où il a eu deux crises cardiaques. En janvier 1980, Basterra est entré dans le “processus de récupération” de l’ESMA, l’école de mécanique de la Marine1 et, en raison de son expérience dans le domaine graphique, il s’est vu confier des tâches dans le secteur de la documentation2 . On l’obligeait à falsifier des documents (passeports, cartes d’identité, permis de port d’armes) pour les officiers et les personnes proches de la marine, prendre des photos des détenus, ainsi que ses propres tortionnaires3. Lorsque la surveillance dont il faisait l’objet était atténuée, il a pu conserver un grand nombre de ces photographies, accéder à des documents “classifiés” avec des listes de personnes disparues, des dossiers sur les personnes enlevées mais aussi des photos que les militaires avaient prises des détenus, dont beaucoup avaient déjà été tués. A la demande d’un camarade prisonnier : “si tu ne te sors pas vivant d’ici, n’emmène pas ces images au ciel », Victor Basterra prennait quelques photos en trop et cachait les négatifs dans des enveloppes que ses gardes n’ont jamais vérifiées. Il avait découvert que, chaque fois que les gardes fouillaient l’endroit, ils n’ouvraient pas les boîte de papier photosensible vierge par peur de mettre le couteux papier photo hors service. C’est là qu’il cachait ce qui plus tard allaient devenir des précieuses pièces à conviction lors des poursuites judiciaires (1983 – 89) contre les crimes commis lors de la dictature.
Lorsqu’il a commencé à avoir des permissions de sortie, il a décidé un jour d’emporter une photo avec lui en la cachant autour de son sexe, zone que les gardiens évitaient lors des attouchements de contrôle4. Encouragé par son premier succès, il a poursuivi cette mission à haut risque. Lors d’une autre permission, avec du ruban adhésif, il colla plusieurs photos sur ses côtes ou ses jambes. Arrivé chez lui, il glissait les photos dans la fissure d’un mur, seul un ancien camarade de prison était au courant, au cas où… Ainsi, il a patiemment constitué un dossier de preuves et de documents secrets.
Lors du procès de la junte militaire, le témoignage de Victor Basterra a été l’un des plus long et des plus puissants. Il a a fourni tout le matériel photographique et la documentation qu’elle a pu obtenir extraire de l’ESMA, l’école de mécanique de la Marine, utilisé par la dictature militaire argentine comme centre clandestin de détention où on des actes de torture et des assassinats ont été commis et qui bien plus tard, deviendra un musée pour la mémoire et la défense des Droits de l’homme.
En août 1984, Victor Basterra a déposé une plainte pénale contre les officiers qui le maintenaient privé de sa liberté. Les négatifs récupérés sont entre les mains des avocats des droits de l’homme et ont constitué un témoignage essentiel dans le procès des génocidaires. Une autre quantité importante de négatifs, de photographies et documents de ce centre ont été détruits par les militaires. Les images de l’ESMA prises “de l’intérieur” accompagnent désormais Basterra dans sa longue quête de justice. Au fil des ans, la relation entre le mot et l’image s’est décalée ; les photos ont acquis de nouvelles significations et la figure de Basterra en tant que témoin a été associée de différentes manières à ces photos. Comment la parole et l’image s’articulent-ils dans les différents moments ? Quelles significations ces photos acquièrent-elles au fil du temps ? Quelle valeur ont les images le long des différentes déclarations dans le temps ?
Un travail commémoratif et visuel spécifique fût nécessaire pour que ces photos, vingt ans après leur première publication, puissent être considérées comme des “documents visuels de la disparition” ou des “images de l’horreur”, comme beaucoup les considèrent aujourd’hui5.
Les images de l’intérieur
Comme on le sait, tant le crime de disparition que le fonctionnement des centres de détention clandestins dans tout le pays étaient basés sur l’absence d’images publiques de la violence exercée par l’État et la dissimulation et la destruction subséquentes de documents et de photographies produits par les forces armées et de sécurité dans leur action répressive. Faire disparaître des gens, les torturer et les garder captifs dans des endroits tenus secret, les assassiner et cacher leur corps, était inhérent à l’acte de ne pas créer d’images de ces crimes qui puissent circuler publiquement. C’est pourquoi les disparitions n’ont pas laissé d’images comme celles produites dans les camps de concentration nazis par les troupes de libération, ni de films de propagande comme ceux réalisés par le national-socialisme lui-même, ni de photographies “privées” comme celles prises par les soldats nazis lors des exécutions de prisonniers.
Cependant, nous savons aussi aujourd’hui que presque toutes les photographies prises dans les Centre clandestin de détention ont disparu. Ces images étaient destinées à documenter l’activité répressive et à produire un dossier de police : à l’arrivée, les otages étaient représentés de face et de côté et — du moins dans le cas de l’ESMA — des dossiers étaient constitués avec le nom et le parcours de chacun, qui étaient conservés dans des chemises bleu clair. Ces photos n’ont pas été produites pour la circulation publique et, pour la plupart, ont été détruites, ou du moins cachées, à la fin de la période dictatoriale. À ce jour, il existe peu d’archives photographiques connues de ce type6. Dans le cas de l’ESMA, certaines de ces photos ont été rendues publiques grâce à l’action de Basterra7.
Il ressort de son témoignage que l’usage de la photographie était utilisée de manière systématiquement, mais aussi que, à l’exception de la vingtaine de portraits de tortionnaires qu’il a pu prendre, les autres ont été détruites à la fin de la dictature. Moins connus sont les témoignages des survivants qui ont le souvenir d’avoir été photographiés dans l’ESMA. Plusieurs confirment le fait que la torture a toujours précédé la prise de vue et au fichage, cela faisait partie du processus de dépersonnalisation perpétré sur les otages (perte du nom, remplacement par un numéro, fractionnement, etc.) Le témoignage de Ricardo Coquet dit :
“Après la torture, une personne habillée en vert est apparue — et plus tard j’ai découvert que c’était Pedro, un gardien qui s’occupait des détenus […] — ils ont pris une photo de moi, m’ont demandé mes coordonnées, ont rempli un formulaire blanc et l’ont mis dans un dossier bleu clair, et m’ont emmené auprès de Capucha. Pedro, que j’ai reconnu plus tard avec le nom de famille Cardo, était surnommé “Pedro Morrón”, il avait les cheveux rouges il m’a dit “tu es le cas 896, souviens-toi parce que nous allons t’appeler comme ça ; quand on t’appelle, tu dois te tenir à côté de ta couchette et le garde va te conduire là où ça correspond”.
Le fichage avait pour but d’enregistrer l’identité des personnes kidnappées de manière bureaucratique. Une identité qui, au moment même où elle a été enregistrée, se faisait effacer dans le monde extérieur et dans le traitement quotidien de la captivité s’annulait (par la cagoule qui couvrait le visage, le numéro qui a remplacé le nom, etc.) Mais, en outre, le but de ces photos était de permettre à l’armée de contrôler le fonctionnement du centre.
Au-delà des tensions entre le personnel de l’ESMA et, plus généralement, des rivalités entre la Marine et l’Armée de terre, il faut mentionner qu’à l’origine de ces photographies, certaines activités répressives étaient volontairement tenues secrètes aux autres membres de la Marine ou du personnel de l’Armée de terre. La volonté de connaître et contrôler les activités clandestines du centre s’est cristallisée à l’époque, du moins (car il est probable que les activités de contrôle aient été nombreuses), sur ces photographies. Ce but original des photos a été oublié lors de la première utilisation publique qui en a été faite grâce au geste courageux de Basterra pour sortir ce matériel de l’ESMA et le diffuser.
Voir, nommer, démontrer
En 1983, quelques jours avant l’entrée en fonction du président Alfonsín, Basterra quitte l’ESMA en « liberté surveillée » ; jusqu’en août 1984, il a reçu des visites et des menaces de membres du centre.
Les photos obtenues par Basterra sont divisées en trois grands groupes :
a) Une centaine de photos des oppresseurs, pour la plupart identifiés aujourd’hui, prises dans certains cas par Basterra lui-même, ou par d’autres détenus ou par les militaires eux-mêmes, dans le but de falsifier des documents.
(b) Un deuxième groupe de photos, beaucoup moins connu, a été délibérément pris par Basterra et deux autres personnes enlevées qui étaient également affectées au laboratoire photo, Daniel Merialdo (enlevé en 1977) et Carlos Muñoz (enlevé pour la deuxième fois à l’ESMA en 1978), et ils ont décidé de prendre un risque énorme afin de documenter ce qui s’y passait et de constituer des preuves futures de l’existence du centre de détention clandestin.
c) Le troisième groupe est constitué des images peut-être les plus connues, une vingtaine de photos de personnes disparues prises par les militaires (principalement des photos de face et de profil).
Le dossier avec les images a été présenté — ainsi que le reste de la documentation — à la CONADEP, au Centre d’études juridiques et sociales (CELS) et à la Justice. Malgré le fait qu’elles aient été prises au sein du centre de détention et qu’elles aient ensuite eu une circulation publique importante, ces photos n’ont pas toujours été considérées comme des “documents de l’horreur”, dans le sens où elles montraient les terribles conditions de captivité, de torture systématique et de meurtre de masse des otages. Au moins dans les premières expositions publiques, ils avaient besoin d’être accompagné de paroles pour “montrer” ce qui s’était passé à l’ESMA. Les déclarations de Victor Basterra ont donc acquis une valeur d’ ”ancrage“8 pour ces photos et, en même temps, les images ont renforcé les propos de Basterra dans chacun de ses témoignages.
Ces photos ont été rendues publiques pour la première fois en octobre1984 et publié pour une ONG argentine de défense des droits humains, le CELS — Centre d’études légales et sociales.9 S’en suivirent d’autres publications et rééditions dans d’autres cadres (débat sur les modalités de réalisation des enquêtes et des procès pour les crimes commis dans le contexte du terrorisme d’État, bulletins, courrier, interviews).10
Le témoignage s’est organisé chronologiquement, détaillé en dates, actions, mention de lieux et surtout de personnes, victimes et auteurs. Dans la logique de la dénonciation du CELS, l’accent est mis — comme dans d’autres documents de l’époque — sur la détection et la désignation des personnes vues par Basterra à l’ESMA afin de reconstituer la “destination finale“11 des disparus et d’inculper les membres des forces répressives. Suivant cette logique, les listes de noms et l’exposition des photos sont construites sous forme de document, dont on peut souligner trois éléments :
1. Les images du personnel répressif de l’ESMA sont apparus bien plus tôt et plus généreuses en données que celles des victimes : elles comprennent le nom, le pseudonyme, les lieux où chacun se trouvait au moment des faits et les tâches qu’il accomplissait, la date à laquelle il a été vu par Basterra et le moment où il a été photographié.
Il n’y a pas de description de l’organisation du centre clandestin de détention, et l’exposition des photos ne fait pas de différence entre les responsabilités des personnes impliquées : la photo d’un garde ou d’un chauffeur est éditée à côté de celle du directeur de l’ESMA ou d’un tortionnaire. Toutefois, ce type de « catalogue » fournit des données probantes sur le nombre de personnes qui se sont consacré au fonctionnement du centre. En outre, les photos d’identification, ainsi que le nom et les données fournies par Basterra, génèrent un effet de “révélation” sur ce qui a été clandestin et se produit de manière paradoxale : les visages des tortionnaires cachés deviennent visibles, mais sans contexte spatial dans lequel ils peuvent être localisés, sans le cadre visible de l’ESMA.
2. Les images des détenus-disparus ont été recadrées, découpées des originaux. Ce cadre plus petit leur enlève une partie de leur effet visuel en termes de capacité à révéler les tourments subis par les victimes. Alors que sur les photos originales certains détenus avaient les mains menottées ou étaient avec une main attachée dans le dos, le document du CELS ne montre que les visages de face et de profil.
La photo d’une femme âgée disparue, émouvante en raison du niveau de sa vulnérabilité reflété par l’image de son corps entier devant un mur blanc, avec ses lacets défaits, est reproduite dans le document du CELS sous la forme d’un demi-corps seulement.12 Les légendes des photos des détenus-disparus sont plus courtes et plus austères que celles qui accompagnent les photos des membres du personnel du centre. Là encore, le visage lié au nom génère un effet révélateur qui tente de contrecarrer l’action d’effacement de l’identité et de l’histoire de chaque détenu par le processus de disparition. Cependant, sur certaines photos, ce geste révélateur trouve sa limite lorsque Basterra ne connaît pas le nom de la personne photographiée. Dans ces cas, la légende imprimée sous l’image indique : “personne détenue-disparue photographiée à l’ESMA. Son identité et le lieu où il se trouve sont inconnus “. L’échec de l’opération d’identification révèle ici toute l’horreur de la disparition. Ainsi, ces photos de personnes disparus montrent l’impuissance de son articulation avec l’impossibilité de nommer et frustre l’action symbolique de soustraire chaque individu au groupe anonyme des disparus.
Le document publié par le CELS comprend également quelques photos de Victor Basterra des locaux de l’ESMA. Deux photographies sont publiées avec la légende “Intérieur des bureaux de renseignement de l’ESMA”. Dans ses témoignages, Basterra a déclaré avoir pris ces photos une nuit où il a pu entrer sans être vu par les membres du centre. En raison des conditions de prise de vue clandestines, ils montrent des bureaux sans personnel. On y voit un bureau, des papiers, des bibliothèques. Nous savons, d’après les témoignages, qu’ils étaient situés proches des salles de torture du sous-sol de l’ESMA. Il est probable qu’il s’agissait d’un centre de planification d’activités répressives. Cependant, la dissociation entre les personnes photographiées dans des lieux méconnaissables (devant un mur blanc) et les lieux photographiés sans personnes, fait que le témoignage verbal est essentiel pour donner un sens à ce qui est vu. l’exception de la photo du parking du Casino des officiers montrant un site reconnaissable et en action, toutes les photos offrent une topographie suspendue, qui ne pouvait être complétée que par un témoignage verbal.
C’est donc l’articulation entre le mot et l’image qui permet aux photos d’acquérir la valeur de “révélation” mentionnée. Cependant, dans cette publication, ni les témoignages ni les images ne visent principalement à décrire en détail les conditions de captivité des détenus-disparus dans l’ESMA. Son principal objectif était de dénoncer les auteurs de crimes et d’offrir du matériel qui aiderait à retrouver les personnes disparues.
Ces photos ont circulé presque en même temps que d’autres images, moins révélatrices mais plus massives et visuellement plus convaincantes : celles du soi-disant « show de l’horreur ».
En 1984, dans les premiers mois de l’ouverture démocratique, la question de la disparition de personnes fait irruption sur la scène médiatique à travers la figure des “cadavres NN » (NDTr : Le terme NN vient du latin “Nomen Nescio”, qui signifie « inconnu ou on ignore le nom »). Cet acronyme est utilisé pour parler d’une personne indéterminée, sans identité précise. Dans le cadre du “dévoilement” qui a été fait dans la presse non censurée, les exhumations de tombes anonymes, effectuées lors des premières enquêtes dans plus de 40 cimetières du pays, ont été fort médiatisés. Ces faits étaient présentés à travers une mise en scène que certains acteurs de l’époque appelaient « show de l’horreur”. Les images publiées pour illustrer ces récits montraient des tombes ouvertes, des secteurs de cimetières où la terre avait été enlevée, des policiers travaillant autour d’une tombe ou manipulant des restes d’os. Le même type d’images était utilisé dans les journaux télévisés, dont les caméras étaient installées dans les cimetières pour diffuser les exhumations “en direct”.
Ces images éloquentes de “l’horreur” sont très différentes des photos publiées par le CELS. Dans ce contexte, les images de Barresto ont pu avoir un certain impact (en tant que dénonciation et en tant qu’objet visuel), mais ce n’est pas tant en raison de ce qui est ont montré, mais en raison du fait même de leur existence : pour avoir été prises à l’intérieur de l’ESMA et sauvés de la destruction, pour avoir pu — tout comme les survivants — quitter le centre clandestin de détention. Dans le témoignage de Basterra publié par le CELS, le thème des photos apparaît ainsi :
Plusieurs paragraphes de sa déclaration visent à démontrer que ces photos ont été prises à l’intérieur de l’AEMF. « On nous a photographiés en tant que détenus de l’ESMA. Non seulement mon cas le prouve, mais aussi par le fait qu’un jour, j’ai assisté à la destruction d’une grande quantité de négatifs de personnes que je présume être des prisonniers de la marine. De cette quantité de négatifs, j’ai réussi à en sauver quelques-uns, dont les copies sont jointes à cette présentation » (CELS, 1984). Cette affirmation tend davantage à prouver que les tortionnaires ont photographié des personnes enlevées qu’à souligner le rôle de ces photos comme document visuel de la disparition.
Du procès à la presse
Entre avril et décembre 1985, les neuf commandants qui avaient dirigé le gouvernement dictatorial argentin de 1976 à 1982 ont été jugés pour violation des droits de l’homme par un tribunal civil du système judiciaire ordinaire. A l’issue de ce procès, deux d’entre eux ont été condamnés à la prison à vie et trois autres à des peines allant de 4 à 17 ans de prison.13
Bien que les séances aient été télévisées sans son et à un rythme de trois minutes par jour, le procès a fait l’objet d’une large couverture dans la presse écrite. Les témoignages ont pu être lus presque intégralement dans une publication hebdomadaire créée spécialement pour couvrir ce processus : El diario del Juicio (NDLTr : Le Journal du procès)14. Le moment de la diffusion publique des images extraites de l’ESMA par Basterra a donc eu lieu pendant le procès et à travers cette publication. Dans son numéro 10, du 30 juillet 1985, El diario del Juicio consacre sa couverture et un dossier intérieur de quatre pages aux « photos de l’ESMA.
C’est la première fois que Basterra est décrit comme un témoin singulier, pour avoir offert des photographies au Tribunal.
La couverture du dossier dit : “Le témoignage de Victor Melchor Basterra a été l’un des plus convaincants pour le bureau du procureur. Non seulement il a témoigné, mais il a également fourni de précieuses preuves documentaires, notamment les photos que nous publions en exclusivité, prises pendant sa captivité à l’ESMA, dont les négatifs ont pu être cachés dans ses vêtements” (El diario del Juicio, numéro 10, 30 juillet 1985).
Cette caractérisation attribue cependant à Basterra un rôle d’auteur des photos qu’il a présentées. Bon nombre de tortionnaires ont été photographiés par lui, cependant, beaucoup des photos présentées par Basterra (en particulier celles montrant les détenus-disparus) avaient été prises par les tortionnaires eux-mêmes. Tous ces détails sont donnés dans la déclaration de Basterra à la Cour.15 Dans le cadre de ce témoignage, les questions des juges, et donc les réponses de Basterra, sont principalement orientées vers la demande de données sur les personnes ou les lieux photographiés. Par exemple : « Les trois photos couleur de cette fiche ont été prises par moi dans les installations, une nuit, dans le secteur 4, voici une porte, sur la première photo, et le reste est un couloir et un escalier qui mène à l’extérieur » (El diario del Juicio, numéro 23, dossier avec témoignages).
À ce stade, Basterra précise les données de la topographie de l’ESMA qui n’étaient pas évidentes dans l’image. Lorsque la Cour demande à Basterra d’ ”identifier” la personne détenu-disparu vu sur les photos, les réponses sont courtes et se limitent à donner des informations de base : nom ou pseudonyme et, si elles sont connues, les circonstances dans lesquelles les photos ont été prises.16
D’autre part, les réponses concernant les photos des membres du centre sont plus détaillées et incluent, dans de nombreux cas, les raisons pour lesquelles chacune d’entre elles a été prise, puisqu’elles ont été prises par Basterra lui-même : « … sur la fiche 6, c’est Alfredo Astiz, il était surnommé El Rubio, au moment où j’ai pris cette photo, il venait d’arriver (…), et la photo a été prise pour faire des faux documents au nom d’Abramovich, ou quelque chose comme ça… [… …], celui-ci était médecin, à la page 8, il était médecin de la marine, ils l’appelaient Falcon, c’était un officier de marine, à la page 9, ils l’appelaient Ricardo et son nom de famille pouvait être Bailoreto ou Baigloreto” (El diario del Juicio, numéro 23, dossier avec témoignages).
Cependant, dans le numéro 10 du Journal du procès, la reproduction des photos du dossier du se fait sur un ton différent, dans un ordre différent et avec un support verbal différent. Ici, la publication reprend le témoignage et le réédite à sa manière.17 Il ne reprends pas Basterra en première personne, mais en inclut le contenu, en le présentant comme une “information journalistique”. Les photos et les textes consacrés aux personnes détenus-disparus prennent plus d’importance que ceux du personnel répressif.
Là où le témoignage judiciaire de Basterra donnait des données sur chaque personne disparue sans beaucoup plus de détails que le nom, le journal reconstitue un “micro-récit qui ajoute d’autres informations données par Basterra quelque part dans sa déclaration, ou découvertes par des journalistes. Par exemple, dans une partie du témoignage, lorsqu’on lui remet une feuille avec plusieurs photographies, Basterra explique : « Dr. López, la feuille numéro 5 contient 4 photographies. Ils correspondent à Graciela Alberti, c’est un négatif que j’ai récupéré plus tard, aussi… en même temps, c’est en 1980, et lui, c’est Lepíscopo, Pablo Lepíscopo. » (El diario del Juicio, numéro 23).
Dans le dossier publié par El diario del Juicio, numéro 10, avec la photo d’Alberti, il a été ajouté le texte suivant : “Un des nombreux détenus-disparus qui a été vu à l’ESMA par Víctor Melchor Basterra. La photographie qui correspond à Graciela Alberti a été prise depuis le centre de détention par le témoin essentiel pour le bureau du procureur en raison de la quantité et de la qualité de la documentation qu’elle a fournie lors de l’audience tenue le lundi 22 juillet”. À côté de la photo de Lepíscopo, on peut lire : “Pablo Lepíscopo, mentionné dans presque tous les témoignages de ceux qui sont passés par l’ESMA. Au moment de poser, Lepíscopo, qui est toujours porté disparu, avait, comme Basterra, la main gauche attachée à sa ceinture, ce qui semble être courant dans ce centre de détention”.
En plus des différentes photos publiées, le journal ajoute des données sur la personne disparue, sur les photos elles-mêmes, sur le témoin Basterra et, comme dans le cas de la photo de Lepíscopo mentionnée ci-dessus, sur la situation de captivité. À ce stade, les photos commencent à être présentées comme des “documents de l’horreur”.
Les mêmes photos qui avaient été découpées dans le document du CELS ne montrant que les visages, sont ici exposées, montrant un prisonnier avec les mains menottées et deux autres (Lepíscopo et Basterra lui-même) avec une main attachée derrière le dos.
Dans ce dossier, les photos des captifs prennent plus de place, sont accompagnées de textes plus longs et sont publiées sur des pages précédant les photos des membres du centre ; mais en outre, parmi ces derniers, El diario del Juicio ne publie que les photos de ceux qui ont un rang plus élevé ou qui sont très connus : Chamorro, Acosta, Astiz, entre autres.
Si l’on compare la déclaration devant la Cour — et l’utilisation des photos dans cette déclaration — avec la publication des photos dans le journal, on peut alors constater un écart entre l’utilisation juridique et journalistique des images. Décalage évident et qui n’a pas besoin d’explication supplémentaire, car elle produit une série de glissements dans l’articulation entre les mots et les images : dans l’usage journalistique, les victimes prennent plus d’importance que les auteurs des crimes ; les images des prisonniers sont entourées d’un récit contextuel, informatif et d’évaluation ; et certains signes des tourments subis par les victimes commencent à se manifester. En même temps, le protagonisme de Basterra en tant que “témoin photographique” est mis en valeur par El diario del Juicio à travers une histoire héroïque. Tout cela dans un contexte où, précisément, cet “héroïsme” a été remis en question par de nombreux autres discours.
Entre horreur et routine : le texte de Borges sur Basterra
Comment écouter le témoignage d’un survivant en 1984 ou 1985 ? Basterra lui-même raconte que lorsqu’il a commencé à vouloir montrer les photos et à donner son témoignage, de nombreuses organisations de défense des droits de l’homme se sont montrées méfiantes quant à son rôle et aux raisons de sa survie.
Dans le numéro 10 de El diario del Juicio, qui accompagne les photos, est publiée une interview de Basterra qui — précisément pour contrecarrer ces soupçons — a un ton de justification et de dénégation de responsabilité.
Les contradictions et les tensions du “devenir témoin” se manifestent dans son évolution, c’est-à-dire dans le passage du statut de survivant à celui de garant de la véracité de ce qui est vu et entendu dans une situation donnée : les difficultés à expliquer les raisons de sa propre survie, à montrer que “le jeu de l’approche du ravisseur” qui consistait à effectuer des tâches dans le centre clandestin de détention n’était qu’une simulation et par ailleurs convaincre ceux qui l’écoutaient de la véracité de ce qui était dit.
Le “devenir témoin” de Basterra lui-même semble s’inscrire dans les gestes posés au moment même de sa captivité, au risque de sa propre vie : photographier les lieux en contournant sa surveillance, garder et cacher du matériel secret, prendre une photo supplémentaire de chaque tortionnaire pour le garder à l’ESMA en attendant de pouvoir sortir, mémoriser des données les concernant pour constituer plus tard un dossier avec les informations recueillies, etc. La déclaration de Basterra au procès des anciens commandants a été entendue par l’écrivain Jorge Luis Borges, qui a rédigé une chronique pour l’agence EFE sur le sujet, qui ne mentionne pas le nom de Basterra, et s’intitule sobrement : “Lundi 22 juillet 1985”.
Voici le début du texte :
« J’ai assisté, pour la première et dernière fois, à un procès oral. Un procès oral d'un homme qui a subi quelque quatre ans de prison, des coups, du harcèlement et des tortures quotidiennes. Je m'attendais à entendre des plaintes, des dénonciations et l'indignation de la chair humaine soumise sans cesse à ce miracle atroce qu'est la douleur physique. Il s'est passé quelque chose de différent. Quelque chose de pire s'est produit. Le réprouvé était entré dans la routine de son enfer. Il a parlé avec simplicité, presque dans l'indifférence, de l'aiguillon électrique, de la répression, de la logistique, des changements d’équipes, du cachot, des chaînes. La cagoule aussi. Il n'y avait pas de haine dans sa voix. Dans son calvaire, il avait donné le nom de ses camarades ; ils l'accompagneraient plus tard et lui diraient de ne pas se faire du mauvais sang, car après quelques "séances", n'importe quel homme déclarerait n'importe quoi. Devant le procureur et devant nous, il a courageusement et précisément énuméré les châtiments corporels qui étaient son pain quotidien. Deux cents d'entre nous l'ont entendu, mais j'ai senti qu'il était en prison. Le plus terrible d’une prison, c'est que ceux qui y sont entrés ne peuvent jamais en sortir. D’un côté ou de l'autre des barreaux, ils sont toujours prisonniers. Le prisonnier et le geôlier ne font plus qu'un. »
Il y a deux idées dans ce texte, pour expliquer la difficulté d’écoute du témoignage de Basterra en 1985 et, par conséquent, le début des difficultés d’un long parcours de témoin :
- La confusion entre le témoin et l’accusé : l’idée que le procès oral était “pour” cet homme qui a témoigné et non pour les neuf commandants accusés. “Le prisonnier et le geôlier finissent par ne faire qu’un”, dit Borges pour expliquer métaphoriquement la complexité de “l’entrée dans la routine” de la captivité et la difficile frontière qui, selon lui, est tracée entre l’un et l’autre dans ce cas. Cependant, cette identification apparaît, au début de son texte, sans aucune métaphore, mais comme un glissement total et achevé.
- Le demi-ton du témoignage de Basterra est entendu par Borges comme un autre élément qui confirme cette identification : sa façon de parler “sans haine”, presque “avec indifférence” du calvaire et des humiliations qu’il a subis. Le fait d’être “entré dans la routine” du centre clandestin de détention ferait de Basterra une pièce du système aussi, de sa prison. Au-delà de l’interprétation de Borges, le texte nous permet de réfléchir à la controverse sur la place du témoin à ce moment et à la tension qui pourrait exister entre le demi-ton de la déclaration et les révélations impressionnantes que Basterra faisait.
Cela expliquerait donc la difficulté, pour certains qui écoutaient ce témoignage en 1985, de comprendre le caractère exceptionnel de la documentation présentée par Basterra lors du procès, mais aussi la nécessité pour le journal de mettre en évidence le caractère “héroïque” des témoins survivants.
De la photo de police à la photo artistique : l’essai de Brodsky sur l’ESMA
En 2005, le photographe Marcelo Brodsky, frère d’un des disparus de l’ESMA dont la photo avait été obtenue par Basterra, a publié une compilation sur le “débat sur l’ESMA (Brodsky, 2005). Le livre reproduit des images et des textes qui font partie de la controverse sur ce qu’il faut faire dans l’espace récupéré de l’ESMA mais s’ouvre sur une couverture unique : dix pages noires puis douze photos de personnes disparues qui faisaient partie de l’ensemble des négatifs dérobés par Basterra. Les photos des tortionnaires sont totalement exclues.
Par cette sélection et cette façon de les montrer, on opère une série de décalages qui sont, bien sûr, tributaires de ce nouveau moment commémoratif, mais aussi d’un nouveau rôle assigné au témoin Basterra et à la “preuve” photographique.
Le premier décalage est que les photos ne sont pas accompagnées du témoignage de Basterra à la première personne. Sur plus de trente articles et fragments inclus dans le livre, aucun n’est signé par lui. Cependant, deux textes dans les premières pages racontent comment Basterra a pris les photos de l’ESMA, soulignant son courage et l’importance de ces photos (mais pas l’importance du témoignage très long et détaillé qu’il a donné au ministère de la justice). Le livre contient également une photographie de Basterra aujourd’hui, se promenant dans le casino des officiers. Le témoin semble s’être détaché de son témoignage et est présenté comme une “icône” du passé, plutôt que comme son narrateur. Son rôle commence à ressembler à ce que Dulong appelle, en se référant aux survivants des camps de concentration nazis, un “usage commémoratif” du témoin : c’est sa présence même qui évoque le drame. Leur personne devient “un rappel insistant de ce dont il faut se souvenir, ils en sont eux-mêmes la trace” (Dulong, 1998).
Le second décalage ce sont deux photographies prises par Basterra dans les installations de l’ESMA, qui sont reproduites dans le livre, intégrées dans une série de photos du lieu prises ultérieurement. Le but de ces photos est de montrer à quoi ressemblait l’endroit lorsqu’il fonctionnait comme un centre clandestin de détention et de le comparer avec le présent. Mais les photos ici ne rappellent aucunement le geste audacieux de Basterra. En d’autres termes, les conditions exceptionnelles d’énonciation de ces photographies dans la série construite par le livre avec les images actuelles de l’ESMA ne sont pas mises en évidence.
D’autre part, le nom de Basterra apparaît “standardisé” comme celui de n’importe quel photographe, suivant la convention qui consiste à le mettre à côté de la photo. Il n’est plus un “témoin photographique” mais un photographe, dont le geste d’auteur —et non le narrateur de sa propre expérience— est souligné.
Un troisième décalage est que les photos passent d’un caractère policier à un caractère “artistique”. Une photo par page est publiée, avec une reproduction de haute qualité et un cadre en noir. Toutes les personnes représentées sont tournées vers l’avant, debouts ou en trois-quart. Le profil (typique du casier judiciaire) et la répétition des photos d’une même personne sont exclus. Dans la nouvelle présentation, les ombres et les nuances de chaque photo commencent à être remarquées, et les signes les plus subtils deviennent plus importants : les signes de torture (dans le visage boursouflé de Graciela Alberti, par exemple ; figure 8), l’expression du regard des détenus, les vêtements désordonnés (par exemple, les lacets défaits d’Ida Adad ou le T‑shirt de Fernando Brodsky), les mains menottées d’un détenu. Un halo de non-protection et de sordidité émane de ces portraits. La lecture posée par cette présentation (et, il faut le rappeler, dans un nouveau contexte mémorial qui la rend possible) est, en quelque sorte, inédite.
Beaucoup pensent que l’exposition publique de ces photos est également nouvelle et qu’elles sont publiées pour la première fois dans ce livre.
Bien que le contexte visuel n’ait pas changé et que les photos continuent d’être encadrées par un mur blanc, l’interprétation de ces photos souligne leur rôle de “témoignage de l’horreur” et de “preuve de ce qui s’est passé à l’ESMA” des images, comme si elles pouvaient maintenant montrer “ce que c’était d’être là”. A partir de ce moment, les photos prises à l’ESMA par Basterra, et l’ensemble particulier de photos des détenus et des personnes disparues, ont commencé à acquérir une certaine autonomie par rapport aux témoignages et autres photos et documents. Les propos de Basterra cités et ceux qui commencent à être demandés par les médias portent sur les photos : comment il les a obtenues, comment il les a sortis de l’ESMA, etc. L’accent n’est pas tant mis sur ce qu’il a pu voir à l’intérieur du centre clandestin de détention, mais sur la façon dont il a réussi à faire sortir les images qui s’y trouvaient.
En revanche, dans ce genre de vie ultérieure ou “seconde vie ” des photos prises à l’ESMA par Basterra, il se produit un effet de sens opposé à celui analysé par Didi-Huberman en ce qui concerne les quatre photos prises au crématorium d’Auschwitz-Birkenau, leur esthétisation et leur reproduction ultérieure.
De manière très synthétique, Didi-Huberman suggère que les reproductions effacent les marques d’origine de ces photos et donc la capacité à rendre visibles les atrocités photographiées (qui, dans ce cas, toujours selon cet auteur, se voient plus à travers les marques d’énonciation qu’à travers la référence elle-même). En revanche, dans ces photos prises à l’ESMA, les atrocités photographiées ne deviennent visibles que lorsqu’une nouvelle présentation et un cadrage différent ont lieu, à la fois en redimensionnant l’image et en soulignant les détails de son contenu.
De cette façon, les photos des personnes détenus-disparus commencent à constituer un autre type de preuve. Vingt ans après le procès, lorsque l’existence d’un système de disparition a été prouvée et ses détails établis, lorsque le rôle de l’ESMA est connu et que les noms de nombreux disparus y sont disponibles, ces photos commencent à être considérées non plus comme des preuves de l’existence des disparus ou des restes de captivité, mais comme des échantillons visuels des tourments subis par les personnes enlevées dans ce centre clandestin de détention, ce qui permet de nouvelles utilisations commémoratives de cet ensemble de photos.
Visages extraits de l’ESMA
Plus récemment, une exposition artistique intitulée “Visages, photos prises à l’ESMA” présente 80 des photographies prises par Basterra, avec des images de détenus disparus et des tortionnaires de l’ESMA. L’exposition a été organisée en 2007 par le Museo de Arte y Memoria de la Plata, puis reproduite par l’Instituto Espacio para la Memoria (IEM). Depuis lors, elle a été présentée dans différentes régions du pays dans le cadre de commémorations, d’activités de commémoration et d’initiatives culturelles liées à l’histoire récente. Dans de nombreux cas, Basterra a voyagé avec les photos, en se référant à certaines parties de son histoire, et en donnant des conférences et des rapports dans le cadre de ces activités. Cependant, bien qu’il explique lui-même l’origine de ces photos, de nombreux articles journalistiques qui passent en revue cette exposition affirment que les photos ont été prises par Basterra : « Basterra a pris une série de photos de personnes détenues-disparues et des tortionnaires pendant leur captivité à l’ESMA, et a ensuite réussi à les sortir de ce centre de détention de manière cachée, pour les cacher d’abord et les faire connaître finalement une fois la dictature militaire terminée. »
C’est le dernier décalage dans la relation entre l’image et la parole dans le témoignage de Basterra. À ce stade, les images semblent parler d’elles-mêmes. Un nouveau travail d’esthétisation a eu lieu en transformant les photos des détenus-disparus en sépia, ce qui dissipe les réminiscences de la photo de police et leur donne l’apparence d’un vieil album de famille. Les portraits ont été agrandis et occupent désormais les murs des musées et des centres culturels. Les paroles du témoin donnent le contexte de la production et relatent sommairement son expérience de la captivité et certains des tourments qu’il a subis. Le récit détaillé de ce qui s’est passé à l’ESMA — fait par de nombreux témoins pendant 30 ans — est considéré comme allant de soi et ne semble pas devoir être répété. Enfin, la figure de Basterra est celle du “photographe” survivant ; pour beaucoup, il apparaît comme l’ ”auteur” de l’exposition et des photos exposées. Témoin de l’image et également témoin de l’image, la figure de Basterra a été identifiée sur les photos de l’ESMA. Si dans le document du CELS, en 1984, les photos avaient été publiées en annexe, elles en sont venues à occuper la place centrale.
En ce qui concerne les photos des détenus-disparus présentes dans cette exposition, je voudrais laisser une dernière série de questions.
Non pas tant les nouvelles significations produites par ces différentes utilisations de la photo qui s’éloignent de plus en plus de l’origine, mais dans quelle mesure ces mêmes marques d’origine peuvent-elles être effacées : ces photos prises par les ravisseurs ont-elles jamais pu effacer les traces du regard du tortionnaire sur les personnes détenus-disparus ? Peut-on vraiment les séparer de leur origine dans la mesure où elles servent de photos commémoratives et d’hommage ? Il faut se demander dans quelle mesure le regard du tortionnaire propose un fond de signification incontournable, qui traverse ces photos malgré leurs nouveaux usages, et continue de les ancrer en ce sens.
Mots de la fin
Les changements détectés dans la présentation et la circulation de ces photos, dans leur articulation avec le témoignage verbal, et dans la manière dont ces éléments sont liés à la figure du témoin, sont tributaires des différentes étapes de la commémoration. Au cours des vingt années qui séparent les premières présentations des dernières, les connaissances et les informations sur la disparition, le type de public qui les reçoit et les générations qui commencent à connaître l’histoire ont changé ; les conditions de jugement des responsables ont changé et le Casino des officiels de l’ESMA, devenu un lieu de mémoire, a été ouvert au public. Ce dernier a permis de compléter, pour ceux qui le visitent, la topographie suspendue qui encadrait les visages des disparus dans les images prises par Basterra.
Les photos qui, en 1984 – 1985, ont été présentées comme une révélation de ce qui s’était passé et comme la preuve de l’existence d’un centre clandestin de détention dans l’ESMA peuvent maintenant être lues comme des “documents ou images de l’horreur”. Les portraits qui ont servi à révéler l’identité des responsables et à donner des indications sur la “destination finale” de certains disparus sont maintenant présentés comme des “preuves visuelles” de ce que c’était “d’être là”.
Les témoignages qui, dans un premier temps, servaient fondamentalement à expliquer la manière dont la répression était menée au sein de l’ESMA, à décrire le rôle des différents membres du centre et à donner des nouvelles des victimes disparues, étaient maintenant centrés sur l’obtention des photos et sur la manière dont elles pouvaient être prises à partir du centre clandestin. Et la figure de Basterra, qui en 1984 – 1985 était présentée comme étant mise en évidence par les contradictions inhérentes au “devenir témoin” (entre héroïsme et suspicion), a commencé à se présenter, vingt ans plus tard, dans le rôle d’auteur du matériel fourni, ce qui le place cette fois dans une position héroïque, plus comme photographe que comme témoin.
Au fil du temps, beaucoup de transformations et de réutilisations de ces photographies ont effacé les marques qui nous permettaient de conjurer la situation d’énonciation et les conditions extrêmes dans lesquelles elles ont été prises. Beaucoup d’autres, au contraire, ont permis d’observer des aspects qui n’étaient pas facilement visibles lors des premières présentations publiques. Ces photos — basées à la fois sur la perte et le retour, sur la présence et l’insistance de ce que l’on voulait effacer, détruire, annihiler — mettent à l’épreuve notre vision, notre compréhension et notre capacité à “imaginer” la disparition.
Pour toutes ces raisons, la principale surprise de ce passage de vingt ans n’est pas tant la réitération du témoignage, ni le fait que les interprétations changent selon le moment de commémoration. Ce qui est surprenant, c’est que les photos semblent encore avoir un caractère révélateur. C’est comme si, en les observant encore et encore dans leurs moindres détails, on pouvait visualiser une nouvelle image qui donnerait un sens à l’horreur et au mystère de ces personnes photographiées “entre deux morts “, toujours en vie mais déjà disparues, à l’intérieur du centre de détention clandestin.
Traduit par ZIN TV
- L’ESMA, située dans la ville de Buenos Aires, était l’une des centre clandestin de détention les plus actifs de la période dictatoriale. On estime que 5.000 personnes détenus disparus sont passés par là et que seulement 200 environ ont survécu.
- Le Groupe de Travail a non seulement falsifié des documents (cartes d’identité, passeports, permis de conduire, etc.) pour des opérations secrètes de répression illégale, mais aussi pour la commission de crimes de droit commun, tels que la fraude et l’appropriation des biens immobiliers de leurs propres victimes.
- Sur décision du groupe de travail de l’ESMA, certains détenus ont commencé à effectuer diverses tâches dans le cadre de ce que les répresseurs ont appelé le “processus de récupération des détenus”. Aujourd’hui, de nombreux survivants et institutions liées à la défense des droits de l’homme utilisent la catégorie “travail d’esclave” pour désigner le travail effectué dans le cadre de ce système, sous la menace de mort, par des détenus disparus.
- Nombre des personnes enlevées qui ont été libérés par la suite ont été précédemment amenés par le Groupe de Travail à leurs domicile de manière périodique : d’abord ils étaient autorisés à passer un coup de fil à la famille, puis pouvaient aller en visite (accompagné de ses ravisseurs), puis pouvaient rester le week-end, jusqu’à ce que les sbires autorisaient au prisonnier de ne pas retourner au centre clandestin jusqu’à nouvel ordre, non sans prévenir qu’il serait visité régulièrement, cela impliquait qu’il était toujours surveillé, avec la menace qui pèse sur lui et toute sa famille.
- De manière plus ponctuelle, il serait intéressant de réfléchir sur les propositions de Luis García et Ana Longoni (2013), qui se demande pourquoi on n’a pas “voulu voir” ce que ces photos montraient à l’époque lorsqu’elles étaient publiés pour la première fois. Le fait de “pouvoir” ou “ne pas pouvoir” voir doit être articulé avec des modalités de regarder, de montrer et se rappeler que les images ne sont pas figés et changent au fil du temps. Certaines des conditions et les contextes dans lesquels ces modalités sont examinées dans le présent texte. Je tiens à préciser que ce travail est également tributaire d’un dialogue avec les auteurs de cette article. À cet égard, je remercie le groupe UBACYT dirigé par Ana Longoni et Luis García pour leurs commentaires sur une version préliminaire de ce travail. Une première version de ce texte a été publiée dans Lucha Armada, Anuario 2013.
- Le grand exemple et la grande exception sont les archives photographiques de la D2 de Cordoue, qui ont été récupérées et sont en cours de numérisation grâce au travail des Archives Provinciales de la Mémoire. Voir, à cet égard, Magrin (2011).
- Malgré les différences déjà marquée par le génocide nazi, nous aimerions mentionner un parallèle entre l’affaire Basterra et celle du photographe catalan Francisco Boix, un survivant du camp de concentration de Mauthausen, qui a travaillé dans le laboratoire photo et a pu extraire clandestinement 2000 photographies. Certains des photos de Mauthausen connu publiquement par la presse après la libération sont ceux que Boix a sauvé. Elles ont aussi été utilisé dans le procès de Nuremberg. L’une d’entre elles, particulièrement frappant, parce qu’elle montre une personne déportée qui avaient tenté de s’échapper retourne accompagné d’un petit orchestre, a largement et même utilisé dans des brochures négationistes (Chéroux, 2001).
- La notion d’ ”ancrage” fait référence à un texte écrit qui a pour fonction de fixer “la chaîne flottante de significations” d’une photographie (Barthes, 1982).
- Septembre 1979, au milieu de la dictature, la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) de l’OEA a visité l’Argentine pour mener une enquête, et s’est plaint des violations des droits de l’homme. Le rapport a été publié dans Avril 1980 et diffusé uniquement par le biais de photocopies faites par la CELS. La réédition de 1984 compte avec un avant-propos d’Emilio Mignone et Augusto Conte, où il explique l’importance de ce rapport et les raisons de sa réédition à ce moment.
- Maria Cristina Caiati, membre du CELS, se souvient du moment où le document a été rédigé et a participé à la décision de le publier, souligne l’importance des photographies fournies par Basterra : “C’était choquant parce que j’avais les photos”, explique-t-elle et affirme que les images ont servi à montrer “le visage de la répression” (septembre 2011, interview personnelle).
- La notion de “destination finale” est utilisée à plusieurs reprises dans les débats de 1984 et a différentes significations : de savoir qui a enlevé les victimes, ce qui leur est arrivé, où elles ont été retenues en captivité, à savoir où trouver les restes des personnes disparues assassinées.
- Il s’agit d’Ida Adad, mentionnée par son alias, tía Irène, dans le document du CELS.
- Ils ont tous été graciés et libérés en 1990 par le président de l’époque, Carlos Menem. Certains sont emprisonnés et rejugés depuis 2005, dans le cadre des nouveaux procès ouverts en Argentine pour crimes contre l’humanité.
- Le Journal du procès était une publication hebdomadaire de l’Editorial Perfil qui a circulé entre le 27 mai 1985 et le 28 janvier 1986. Il a bénéficié d’une large diffusion (70.900 exemplaires vendus en moyenne par semaine) et d’une reconnaissance importante.
- Le témoignage de Basterra a été le plus long du procès. Il a duré 5 heures et 40 minutes (Ciancaglini et Granovsky, 1995). Il a été publié en version intégrale dans El Diario del Juicio numéro 23, le 29 octobre 1985.
- Basterra n’a pas vraiment vu les circonstances dans lesquelles ces photos ont été prises, mais il y fait référence car de nombreuses photos de prisonniers ont été prises la même semaine où il a été photographié à l’ESMA, peu après son enlèvement.
- Il est nécessaire de préciser que le dossier avec les photos, ont été publiées quelques jours après le témoignage de Basterra devant les juges (numéro 10, 30 juillet 1985). D’autre part, la dossier avec le témoignage complet (et sans les photos reproduites) du attendre plusieurs mois pour sa publication (numéro 23, 29 octobre de 1985). Cela était dû au système de sources que le Journal du procès, qui pouvait publier d’une manière immédiate les notes prises par ses journalistes, mais a dû attendre plus de temps pour obtenir, de la Cour, les transcriptions complètes des témoignages.