La grève, qu’elle soit victorieuse ou non, constituait un moment vécu en commun. C’est aussi le fil conducteur du film : l’idée de l’action collective.
Rares sont les films belges qui traitent de la grève ouvrière. Encore plus rares sont ceux où les ouvriers prennent la parole et livrent leur vécu de l’action collective. Au centre du documentaire « Rien ne nous est donné » se trouve la grève, “seule arme dont nous disposons” comme l’indique Sergio, un ouvrier témoignant dans le film. Pas une seule grève mais cinq grèves, qui se déroulent toutes à Bruxelles. On y découvrira celle chez Citroën en 1969 et la dure répression qui l’a accompagnée, la lutte de l’usine de chocolats Côte d’Or en 1988, la grève de Volkswagen en 1994, les occupations de Godiva à Koekelberg en 2009 et de IAC Fiat, place Meiser à Schaarbeek, en 2010. Loin d’un documentaire historique, c’est un véritable outil qui nous est livré, comme le met en évidence la structure du film.
Organisé en trois parties – l’organisation des travailleurs, le rapport de force et la réaction patronale -, ce film nous raconte la dynamique de la grève et de la prise de conscience des travailleurs. Bien que la grève constitue le fil rouge, le réalisateur Benjamin Durand souligne : « ces cinq conflits ont tous leurs particularités. Il n’y a pas une grève, mais des grèves. Chacune avec sa spécificité, chacune est unique et on a essayé de les penser ensemble. » D’origine française, Benjamin Durand est arrivé à Bruxelles il y a à peine 4 ans. Il explique avoir découvert « une ville industrielle, une ville ouvrière, et pas seulement la capitale de l’Europe ou une ville de bureaux. A Bruxelles, on ne voit pas les ouvriers ou plutôt on ne veut pas les voir. Alors qu’il n’y pas très longtemps, Bruxelles était la première ville industrielle du pays ». Il nous parle avec enthousiasme de son film et de la vision des luttes ouvrières qu’il véhicule.
Révolution : Pourquoi avoir réalisé ce film, « Rien ne nous est donné » ?
Benjamin Durand : En général, on entend parler des causes de la grève — les licenciements, une restructuration, des coupes dans les services publics — ou de ses conséquences. Il n’existe pas beaucoup d’exemples de films qui présentent la grève de l’intérieur, qui montrent comment elle est pensée. Mais c’est aussi un travail de mémoire populaire, de mémoire ouvrière dans le conflit, et qui ne part pas des conditions de travail. Il s’agit d’un passé qui n’était pas écrit. Faire un film sur ce sujet, c’est aussi une volonté de laisser une trace qui nous permette de réfléchir à la stratégie d’action.
R. : En visionnant le film, on est frappé par le visage des ouvriers qui s’illumine et le sourire qui se dessine lorsqu’ils parlent de la grève, même si elle a eu lieu il y a plus de 40 ans.
B.D : C’est incroyable en effet. C’était le cas de tout le monde. La grève, qu’elle soit victorieuse ou non, constituait un moment vécu en commun. C’est aussi le fil conducteur du film : l’idée de l’action collective. Durant une grève on crée une force. Lisette, cantinière chez Godiva, le constate vers la fin du film : la grève est une force incroyable qui permet de sentir qu’on n’est pas tout seul. C’est le contraire de l’atomisation induite par le travail en usine. Mon papa était ouvrier à la chaîne chez Renault toute sa vie. Mais il ne m’a jamais parlé de la chaîne ; on n’en parlait pas à la maison. Par contre, la grève, oui. Quand il y avait grève, on sentait qu’il revivait, qu’il était content. Quand toute ta vie tu es un numéro ou que tu n’as que 3 minutes pour aller pisser, la grève redonne de la dignité. A un moment Noureddine raconte dans le film que la grève a permis aux travailleurs de se rendre compte de leur pouvoir. Ils pouvaient décider si oui ou non ils allaient produire. La grève change le rapport de force. La peur n’est plus du même côté, elle n’est plus du côté de l’ouvrier. S’ils ont le sourire en y repensant, c’est parce qu’ils ont vécu une expérience incroyable.
R. : Tu viens d’utiliser le mot « pouvoir ». Ce terme est très juste. Dans une grève le pouvoir ouvrier augmente dans la mesure où le pouvoir de l’entreprise diminue.
B.D : Si on se rend compte de cela après avoir vu le film, tant mieux. Il y a une force ouvrière qui est latente. On a eu beaucoup de discussions avec les gens sur cette question, même si on ne l’aborde pas directement dans le film. Mais pendant la grève, les travailleurs en prennent conscience. Ils prennent conscience de leur force, de leur pouvoir. Ils se rendent compte qu’ils sont plus nombreux que les patrons. Ce sont les travailleurs qui font tout tourner, ce sont eux qui font fonctionner l’usine. Sans eux, elle n’existe pas.
Ils le disent aussi dans le film : ils ont fait des choses qu’ils n’auraient jamais osé faire, comme se mettre en face du patron, le prendre par la cravate, jeter une lettre au directeur pendant que la direction financière des Etats-Unis est présente dans le bureau…
Les gens ont tellement été habitué à être écrasés… Ils pensent : « Nous sommes des petits, des petits ouvriers, des petits salariés. » Mais pendant la grève ce carcan explose. L’ouvrier se dit : « Je ne suis pas une merde, je ne suis pas un numéro. » Il prend conscience de cela. Tous se rendent compte qu’ils ont fait des choses qu’ils n’auraient jamais pensé oser faire, ni être capables de faire. L’action collective le permet. Tous seuls, ils n’y seraient pas arrivés mais le groupe donne une sécurité, une plus forte confiance en soi.
R. : Tu as choisi délibérément de ne pas présenter la figure de l’ouvrier comme une victime. Le cinéma « social » belge montre souvent les pauvres, les exploités, les opprimés… en dehors des luttes collectives et les présente essentiellement comme des victimes, des personnes qui doivent être aidées de l’extérieur. Ce n’est pas le cas avec ton film.
B.D : Ah non. Si un jour je fais cela, j’espère qu’on me le dira pour que j’arrête tout de suite ce boulot-là ! C’est mon choix de ne pas entrer dans la victimisation et le misérabilisme. Les gens qui font du « cinéma social » le font au départ d’une classe sociale, pour aider les pauvres, avec de la compassion et de la charité chrétienne. Non, ce n’est pas du tout ce film-là. Ce n’est pas un film où l’on s’apitoie sur son sort, mais un film qui finit par un « tous ensemble » ! Une partie du cinéma social belge ou français doit se remettre un peu en question. Même dans certains films de Ken Loach, on se dit surtout : « Que c’est grave que ce que vivent ces gens ! », mais pas : « On va se mettre tous ensemble pour changer les choses ». J’espère que ce film pourra servir d’outil pour changer les choses ou penser la transformation de la société.
R. : L’action collective transforme aussi les ouvriers…
B.D : Oui c’était aussi notre point de départ… Nous ne « donnons » pas la parole aux ouvriers, mais nous faisons en sorte que les ouvriers la prennent pour parler de la grève et de la façon dont elle est vécue de l’intérieur. Ils n’avaient jamais fait de retour sur leur grève auparavant. Ce n’est que dans les discussions durant la construction du film qu’ils se rendent compte de cette transformation. Oui, la grève les a transformés. Quand on se met ensemble et qu’on décide de réagir, on se transforme. Je ne suis pas sûr que tous en aient eu conscience. C’est aussi pour cela qu’on a voulu faire ce film, car ce discours est très peu présent.
En France — mais moins en Belgique‑, il y a des films qui ont suivi des luttes ouvrières, comme Les Conti ou Comme des Lions, et qui montrent la transformation des gens. On peut penser alors que ce n’est le cas que dans le cadre de ces grèves-là. J’ai voulu mettre ensemble, en les confrontant, plusieurs conflits à des époques différentes. La transformation est en fin de compte l’essence même de l’action collective et du conflit.
Ce film n’est pas « un bon moment de cinéma » mais un moment de réflexion sur les différents aspects de la grève. Il s’adresse aussi à ceux qui ne savent pas ce qu’est une grève et qui ne connaissent pas le monde ouvrier. Le film ne montre pas la grève comme les médias dominants le font : BBQ et bière autour d’un brasero. Non, ici la grève est plus proche du réel. Comme le dit un ouvrier : « la grève vous êtes dedans 24h sur 24h, et vous tombez à genoux au bout de quelques jours. Et puis hop, il faut se relever et se dire : « Allez, on va encore se battre ! » ».
Écrit par Erik Demeester
source : Révolution
TRAILER Rien Ne Nous Est Donné from GSARA asbl on Vimeo.