« Un langage d’avant Babel », conversation entre Artavazd Pelechian et Jean-Luc Godard, Le Monde[[Présentation de l’article : « En marge des circuits officiels et commerciaux, un réseau de complicité et d’admiration a permis aux films de Pelechian d’être peu à peu découverts en Occident. Jean-Luc Godard fut l’un des premiers et reste l’un des plus ardents défenseurs de son travail. Le passage à Paris du cinéaste arménien était l’occasion de leur proposer une rencontre. Ils ont parlé d’art et de science, de morale et de politique, de spectacle et d’information. Bref, ils ont parlé de cinéma. »]], édition du 2 avril 1992.
Godard : Dans quelles conditions avez-vous travaillé ?
Pelechian : J’ai fait tous mes films en Arménie, mais souvent avec l’aide de Moscou. Je ne veux pas faire l’éloge de l’ancien système, mais je ne m’en plaindrais pas non plus. Au moins il y avait le VGIK (l’Institut du cinéma), qui donnait une très bonne formation. On y apprenait non seulement le cinéma soviétique mais le cinéma du monde entier, chacun avait les moyens de chercher ensuite sa propre voie. Je ne veux pas rendre le système responsable du fait que j’ai tourné aussi peu de films ; disons que j’ai eu des problèmes personnels. Je ne sais pas encore ce qui se passera avec la nouvelle situation. J’espère pouvoir continuer à travailler, il y a toujours des difficultés, en France aussi, des difficultés liées à la production, aux rapports entre les gens. Jusqu’à présent, le plus difficile était le manque de diffusion de mes films.
Godard : Je les ai découverts parce qu’ils sont passés au Festival du film documentaire de Nyons, à quelques kilomètres de chez moi. Freddy Buache, le directeur de la Cinémathèque de Lausanne, leur a appliqué la “méthode soviétique” de tirage des copies, il en a contretypé un exemplaire pendant la nuit et il nous les a montrés, à Anne-Marie Miéville et à moi. Ils m’ont fait une énorme impression, d’ailleurs très différente du cinéma de Paradjanov, qui me semble proche de la tradition des tapis persans, et de la littérature.
Vos films m’ont paru ne venir que du cinéma. Comme si le travail d’Eisenstein, de Dovjenko, de Vertov avait pu se poursuivre, et donner une impression proche de certains films de Flaherty, ou de certains documentaires du cinéaste cubain Santiago Alvarez. Un cinéma originel et original, tout à fait en dehors de l’Amérique, qui est très forte dans le cinéma mondial. Même Rome ville ouverte (1945) doit un peu à l’Amérique. Quand il y a occupation se pose le problème de la résistance, de comment résister. En voyant vos films, j’ai eu l’impression que, quels que soient les défauts du système dit socialiste, à un moment, certaines personnalités fortes avaient réussi à penser différemment. Ça va probablement changer. Moi qui suis toujours critique de la réalité, et des moyens de la représenter, j’y retrouvais l’application de ce que les cinéastes russes appelaient le montage. Le montage au sens profond, au sens où Eisenstein appelait Le Greco le grand monteur de Tolède.
Pelechian : C’est difficile de parler du montage, ce n’est sans doute pas le bon mot. Il faudrait peut-être dire “la mesure de l’ordre”. Pour mettre en lumière, au-delà de l’aspect technique, la réflexion de fond.
Godard : Quel est le mot russe pour montage, il n’y en a qu’un ?
Pelechian : Oui. Montaj.
Godard : Parce que pour image par exemple, il y a deux mots en russe. C’est utile. Ce serait intéressant de faire un dictionnaire des termes cinématographiques dans chaque pays. Les Américains ont deux mots, cutting (l’action de couper) et editing (lié à ce qu’ils appellent “editor”, qui n’est pas un éditeur au sens français du terme, mais celui qui supervise toute la conception d’un ouvrage au sein d’une maison d’édition, ou le rédacteur en chef dans la presse). Ces mots ne désignent pas la même chose, ils ne renvoient pas à la même idée que “montage”.
Pelechian : Nous avons du mal à en parler à cause de ce problème de termes. Il y a le même problème avec le mot “documentaire”. En français, on appelle “film de fiction” ce qu’en russe nous appelons “film artistique”. Alors que tout le cinéma doit être artistique. Il y a aussi deux autres expressions en russe, le “cinéma joué” et le “cinéma non joué”.
Godard : Ça se rapproche des Américains, qui disent feature film pour la fiction ; feature signifie traits du visage, physionomie, ce qui renvoie à l’apparence de la vedette, aux stars. Il y a beaucoup à comprendre dans cela, comme dans le fait que pour “copie standard” (la copie où le son et l’image sont assemblés), les Anglais disent married print (copie mariée), les Américains answer print (copie-réponse), les Italiens copia campione… “Copie champion”, ça doit venir de Mussolini.
Mais la mésentente sur le mot “documentaire” est effectivement l’une des plus graves. Aujourd’hui, la différence entre documentaire et fiction, entre un film documentaire et un film du commerce, même s’il se dit artistique, c’est que le documentaire a une attitude morale qui n’existe plus guère dans le film de fiction. La Nouvelle vague a toujours mêlé les deux, nous avons toujours dit que Rouch était passionnant parce qu’à force de documentaire il fait de la fiction, et que Renoir, à force de fiction, fait du documentaire.
Pelechian : Ce n’est plus un problème de mise en scène. On considère bien Flaherty comme un documentariste.
Godard : Bien sûr. C’est un documentariste qui a tout mis en scène, Nanouk, L’Homme d’Aran, Louisiana Story, chaque plan est complètement mis en scène. Quand Wiseman fait un film sur les grands magasins (The Store), il observe la mise en scène et la fiction des grands magasins.
Pelechian : Pour les mêmes raisons, je ne me suis jamais posé la question de travailler dans le cadre d’un studio de cinéma ou de télévision. J’ai essayé de trouver un endroit où je pourrais faire un film tranquillement. Il s’est parfois trouvé que c’était la télé. L’important est de pouvoir parler sa propre langue, la langue du cinéma. On dit souvent que le cinéma est une synthèse des autres arts, je pense que c’est faux. Pour moi, il date de la tour de Babel, d’avant la division en différents langages. Pour des raisons techniques, il est apparu après des autres arts mais, par nature, il les précède. J’essaie de faire du cinéma pur, qui ne doive rien aux autres arts. Je cherche un montage qui créerait autour de lui un champ magnétique émotionnel.
Les saisons, film de Artavazd Pelechian, 1972
Jean-Luc Godard : Comme je suis assez pessimiste, je vois la fin des choses plutôt que leur début. Pour moi, le cinéma est la dernière manifestation de l’art, qui est une idée occidentale. La grande peinture a disparu, le grand roman a disparu. Le cinéma était, oui, un langage d’avant Babel, que tout le monde comprenait sans avoir besoin de l’apprendre. Mozart plaisait aux princes, les paysans ne l’entendaient pas. Alors qu’un équivalent cinématographique de Mozart, Chaplin, a plu à tous le monde.
Les cinéastes ont cherché quel était le fondement de l’unicité du cinéma, une recherche qui est, elle aussi, une attitude très occidentale. Et c’est le montage. Ils en ont parlé beaucoup, surtout dans les époques de changement. Au vingtième siècle, le plus grand changement a été le passage de l’empire russe à l’URSS ; logiquement ce sont les Russes qui ont le plus progressé dans cette recherche, simplement parce que, avec la Révolution, la société était en train de faire du montage entre avant et après.
Artavazd Pelechian : Le cinéma s’appuie sur trois facteurs : l’espace, le temps, le mouvement réel. Ces trois éléments existent dans la nature, mais, parmi les arts, seul le cinéma les retrouve. Grâce à eux, il peut trouver le mouvement secret de la matière. Je suis convaincu que le cinéma est capable de parler à la fois les langues de la philosophie, de la science et de l’art. Peut-être est-ce cette unité que cherchaient les anciens.
Jean-Luc Godard : On retrouve la même chose en réfléchissant à l’histoire de l’idée de projection, comment elle est née et a évolué jusqu’à s’appliquer techniquement, dans les appareils de projection. Les Grecs en avaient imaginé le principe, la fameuse caverne de Platon. Cette idée occidentale, que ni les bouddhistes ni les Aztèques n’ont envisagée, a pris forme avec le christianisme, qui repose sur l’espoir de quelque chose de plus grand.
Ensuite vient la forme pratique, les mathématiciens qui, toujours en Occident, ont inventé la géométrie descriptive. Pascal y a beaucoup travaillé, avec encore une arrière-pensée religieuse, mystique, en élaborant ses calculs sur les coniques. Le cône, c’est l’idée de projection.
Après, on trouve Jean Victor Poncelet, savant et officier de Napoléon. Il a été en prison en Russie, et c’est là qu’il a conçu son Traité des propriétés projectives des figures, qui est la base de la théorie moderne sur la question. Ce n’est pas par hasard s’il a fait cette découverte en prison. Il avait un mur en face de lui, et il faisait ce que font tous les prisonniers, il projetait. Un désir d’évasion. Comme il était mathématicien, il en a écrit la traduction en équations.
A la fin du dix-neuvième siècle est venue la réalisation technique. Un aspect des plus intéressants est qu’à ce moment le cinéma sonore était prêt. Edison est venu à Paris présenter un procédé qui utilisait un disque synchrone de la bande image, c’était déjà le principe de ce qu’on fait aujourd’hui dans certaines salles en couplant un disque compact avec le film pour avoir un son numérique. Et ça marchait ! Avec des imperfections, comme les images d’ailleurs, mais ça marchait et on aurait pu améliorer la technique. Mais les gens n’en ont pas voulu. Le public a voulu le cinéma muet, il a voulu voir.
Artavazd Pelechian : Lorsque le son est finalement arrivé, à la fin des années 20, les grands cinéastes comme Griffith, Chaplin ou Eisenstein en ont eu peur. Ils ont estimé que le son était un pas en arrière. Ils n’avaient pas tort, mais pour d’autres raisons que ce qu’ils ont cru : le son n’est pas venu gêner le montage, il est venu pour remplacer l’image.
Jean-Luc Godard : La technique du parlant est venue au moment de la montée du fascisme en Europe, qui est aussi l’époque de l’avènement du speaker. Hitler était un magnifique speaker, et aussi Mussolini, Churchill, de Gaulle, Staline. Le parlant a été le triomphe du scénario théâtral contre le langage tel que vous en avez parlé, celui d’avant la malédiction de Babel.
Artavazd Pelechian : Pour retrouver ce langage, j’utilise ce que j’appelle les images absentes. Je pense qu’on peut entendre les images et voir le son. Dans mes films, l’image se trouve du côté du son et le son du côté de l’image. Ces échanges donnent un autre résultat que le montage du temps du muet, ou plutôt du ” non-parlant “.
Jean-Luc Godard : Aujourd’hui, l’image et le son sont de plus en plus séparés, on s’en rend encore mieux compte à la télévision. L’image d’un côté, le son de l’autre, et ils n’ont pas de rapport entre eux, pas de rapports sains et réels. Ils n’ont que les rapports de la politique. C’est pour ça que dans tous les pays du monde la télévision est entre les mains des politiques. Et maintenant, les politiques s’occupent de fabriquer un nouveau format d’image (la soi-disant haute définition), un format dont, pour l’instant, personne n’a besoin.
C’est la première fois que des instances politiques s’occupent de dire : vous verrez les images dans ce format-là, à travers cette fenêtre-là. Une image qui aura d’ailleurs la forme d’un soupirail, cette petite chose au ras des trottoirs . C’est aussi la forme d’un carnet de chèques.
Artavazd Pelechian : Je me demande ce que la télévision a apporté. Elle peut liquider la distance, mais seul le cinéma a la possibilité de se battre véritablement contre le temps, grâce au montage. Ce microbe qu’est le temps, le cinéma peut en venir à bout. Mais il était plus avancé sur cette voie avant le parlant. Sans doute parce que l’homme est plus grand que la langue, plus grand que ses mots. Je crois plus l’homme que son langage.
Entretien mis en forme par Jean-Michel Frodon pour le journal Le Monde.