Panne d’ordinateurs à Bogotá

Par Maurice Lemoine

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Le 10 mai, a été publi­que­ment pré­sen­té à Londres l’ouvrage The FARC Files : Vene­zue­la, Ecua­dor and the Secret Archive of Raúl Reyes (Les dos­siers des FARC : le Vene­zue­la, l’Equateur et les archives secrètes de Raúl Reyes), publié par le « pres­ti­gieux » Inter­na­tio­nal ins­ti­tute for stra­te­gic stu­dies (IISS). Ce « docu­ment » reprend pour par­tie les infor­ma­tions sup­po­sé­ment trou­vées dans les trois ordi­na­teurs por­tables, les deux disques durs externes et les trois clés USB sai­sis par l’armée colom­bienne, le 1er mars 2008, en ter­ri­toire équa­to­rien, après le bom­bar­de­ment qui coû­ta la vie à Raúl Reyes, numé­ro deux et « ministres des affaires étran­gères » des Forces armées révo­lu­tion­naires de Colom­bie (FARC). Sur ordre du pré­sident colom­bien Álva­ro Uribe et de son ministre de la défense Juan Manuel San­tos, une par­tie du conte­nu de ce maté­riel infor­ma­tique cen­sé appar­te­nir, appar­te­nant ou appar­te­nant par­tiel­le­ment à Reyes a été obli­geam­ment fil­trée à l’époque vers un cer­tain nombre de médias influents – The Wall Street Jour­nal, The New York Times (New York), El País (Madrid), etc. – par le vice-ministre de la défense Ser­gio Jara­mil­lo. Comme le fait à pré­sent l’IISS, de nom­breux jour­na­listes ont alors uti­li­sé ces infor­ma­tions « de pre­mière main », authen­ti­fiées par une exper­tise d’Interpol (1), pour dénon­cer les liens finan­ciers, poli­tiques et mili­taires des gou­ver­ne­ments véné­zué­lien et équa­to­rien avec les « nar­co­ter­ro­ristes » de la gué­rilla. Ain­si, en pré­sen­tant le tra­vail de l’IISS, le brillant ana­lyste bri­tan­nique Lock­hart Smith a‑t-il décla­ré, avec le plus grand sérieux : « Il est impor­tant que le public connaisse les détails de ces rela­tions qui, autre­ment, auraient été cachées pour tou­jours (2). »

Si le ridi­cule tuait, on aurait à déplo­rer la mort de Smith, des autres diri­geants de l’institut lon­do­nien et des innom­brables bouf­fons média­tiques qui, sur la base de ces soi-disant preuves, ont relayé la basse poli­tique de Bogotá (et de Washing­ton) contre Cara­cas et Qui­to. En effet, le 18 mai, soit huit jours après la pré­sen­ta­tion du « docu­ment » de l’IISS, les neuf juges de la Cour suprême de jus­tice (CSJ) de Colom­bie ont, par la voix de leur pré­sident Cami­lo Tar­qui­no, décla­ré que les infor­ma­tions obte­nues à par­tir des ordi­na­teurs de Reyes sont « nulles et illé­gales » (3). Cette déci­sion a comme ori­gine le pro­cès inten­té à l’ex-député d’opposition Wil­son Bor­ja (Pôle démo­cra­tique alter­na­tif ; PDA), accu­sé, sur la base de pré­ten­dus cour­riels trou­vés dans ces archives élec­tro­niques, d’entretenir des liens avec les insur­gés (4).

Pour la CSJ, les « preuves » sont illé­gales, car récu­pé­rées par des mili­taires colom­biens « exer­çant des pou­voirs de police judi­ciaire dont ils ne pou­vaient se pré­va­loir », au cours d’une opé­ra­tion menée en Equa­teur, sans l’autorisation ni la par­ti­ci­pa­tion des auto­ri­tés de ce pays (#39). Mais, et sur­tout, la Cour a contes­té l’existence d’e‑mails dans les fameux ordi­na­teurs, les docu­ments pré­sen­tés comme tels se trou­vant dans les fichiers sta­tiques d’un trai­te­ment de texte (Word) et non dans un logi­ciel per­met­tant de démon­trer qu’ils ont été envoyés ou reçus (#40). En d’autres termes : n’importe qui a pu les rédi­ger et les intro­duire dans les ordi­na­teurs a posteriori.

Ce juge­ment ne sur­pren­dra guère tout lec­teur atten­tif de l’expertise ambi­guë d’Interpol qui, tout en confir­mant l’ « authen­ti­ci­té » des docu­ments trou­vés dans le maté­riel sai­si, signale, sans trop s’étendre sur la ques­tion que, entre le 1er mars et le 3 mars 2008, « l’accès aux don­nées n’a pas été effec­tué confor­mé­ment aux normes recon­nues inter­na­tio­na­le­ment » (conclu­sion n°2b, page 31) et que, par ailleurs, des mil­liers de fichiers ont été créés, modi­fiés ou sup­pri­més, après être tom­bés entre les mains de l’armée, puis de la police colom­biennes (#85 à #90, pages 32 et 33).

La publi­ca­tion à Londres de l’ouvrage de l’IISS a per­mis à nombre de médias de s’offrir une flam­bée de titres allé­chants : « On insiste sur le lien entre les FARC et le gou­ver­ne­ment de Hugo Chá­vez » (BBC Mun­do, Londres, 10 mai) ; « Chá­vez a deman­dé aux FARC d’assassiner des oppo­sants » (Nue­vo Herald, Mia­mi, 11 mai). La décla­ra­tion de la haute juri­dic­tion de Bogotá étant dif­fi­cile à pas­ser sous silence, ces mêmes pala­dins de l’information, pour res­ter cohé­rents face à leurs lec­teurs, en ont soi­gneu­se­ment sélec­tion­né les atten­dus. Ain­si, sous le titre « La Cour suprême colom­bienne estime que l’information de l’ordinateur de Raúl Reyes n’a pas de vali­di­té légale », El País (19 mai) insiste sur le carac­tère irré­gu­lier de la sai­sie du maté­riel infor­ma­tique – ce qui, dans l’absolu, ne remet pas en cause la véra­ci­té de son conte­nu. En revanche, un silence pudique recouvre les pas­sages dans les­quels la CSJ conteste pré­ci­sé­ment la nature de ce « contenu ».

Pour des rai­sons éco­no­miques et géo­po­li­tiques, mais aus­si pour faire oublier l’image du ministre de la défense qu’il a été (5), le pré­sident San­tos, pre­nant le contre-pied de son pré­dé­ces­seur Uribe, se montre tout miel avec le Vene­zue­la. Ain­si, sa ministre des affaires étran­gères María Ange­la Hol­guín a‑t-elle refu­sé de com­men­ter la sor­tie du rap­port de l’IISS, se conten­tant d’un conci­liant : « Je sou­haite [qu’il] ne fasse pas un bruit qui, d’une manière ou d’une autre, nuise au che­min que [le Vene­zue­la et nous] emprun­tons. J’en ai par­lé au ministres des affaires étran­gères [véné­zué­lien Nicolás] Madu­ro et nous avons déci­dé de tour­ner la page et de regar­der vers l’avenir (6). » On aime­rait la croire. Mais, chas­sez le natu­rel, il revient au galop ! Tan­dis que le pro­cu­reur géné­ral de la nation Ale­jan­dro Ordóñez annon­çait qu’il allait contes­ter la déci­sion de la CSJ, le pré­sident San­tos, le 20 mai, à Car­ta­ge­na, devant la presse, a décla­ré que « les preuves géné­rées par l’information conte­nue dans les ordi­na­teurs du chef gué­rille­ro (…) ont été recueillies cor­rec­te­ment (7) » (il n’a pas ajou­té que c’est lui qui, en son temps, les a fait com­mu­ni­quer aux médias et à l’IISS, mais tout le monde le sait).

Vous avez dit double jeu ?

NOTES

(1) « Informe forense de Inter­pol sobre los orde­na­dores y equi­pos informá­ti­cos de las FARC déco­mi­sa­dos por Colom­bia, OIPC-Inter­pol » (PDF), Lyon, mai 2008.

(2) BBC Mun­do, Londres, 10 mai 2011.

(3) Décla­ra­tion dont le texte scan­né est consul­table sur Scribd.com http://es.scribd.com/doc/55851388/SENT-CSJ (en espagnol).

(4) Le 4 octobre 2010, le pro­cu­reur géné­ral de la Répu­blique Ale­jan­dro Ordóñez a uti­li­sé les dos­siers tirés des ordi­na­teurs de Reyes pour obte­nir la des­ti­tu­tion de la séna­trice libé­rale Pie­dad Cór­do­ba, média­trice dans la libé­ra­tion de dix-sept otages des FARC depuis 2007. Outre Mme Cór­do­ba, ce maté­riel a per­mis d’inculper qua­torze oppo­sants – jour­na­listes, mili­tants des droits humains, par­le­men­taires ou ex-par­le­men­taires – accu­sées de col­la­bo­ra­tion avec la guérilla.

(5) La jus­tice colom­bienne a entre les mains plus de 3 000 cas de « faux posi­tifs » (citoyens lamb­das assas­si­nés par l’armée et pré­sen­tés comme des gué­rille­ros morts au combat).

(6) Agence France Presse, 10 mai 2011.

(7) El Espec­ta­dor, Bogotá, 20 mai 2011.

Source : http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2011 – 05-23-Colombie