Qui a peur de Lumumba ?

17 janvier 1961 : assassinat de Patrice Emery Lumumba, avec la complicité des autorités belges. 17 janvier 2015 : lancement au Bozar du festival Congolisation ; une contraction qui joue sur les mots « Congo » et « colonisation », qui rappelle que la culture artistique congolaise s’est propagée à travers le monde.

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A 18h, dans un Bozar foi­son­nant, une tren­taine de per­sonnes (artistes, mili­tants et citoyens qui se vivent comme les héri­tiers de Lumum­ba) se sont regrou­pées sur les marches du grand hall, revê­tues de l’effigie de Lumum­ba. Hors pro­gramme, elles ont dif­fu­sé haut et fort son célèbre dis­cours du 30 juin 1960. Un ruban adhé­sif leur bar­rait la bouche, dénon­çant ain­si le carac­tère obs­cur du pas­sé colo­nial de la Belgique.

Nous nous réjouis­sons de la tenue de cette mani­fes­ta­tion. Elle a consti­tué une réponse vive et déter­mi­née au lourd cli­mat de cen­sure qui a accom­pa­gné toute la concep­tion de la pro­gram­ma­tion artis­tique de ce 17 jan­vier. En effet, sen­tant resur­gir le spectre de Patrice Lumum­ba, des voix influentes à l’intérieur des ins­ti­tu­tions sou­te­nant finan­ciè­re­ment cette jour­née (notam­ment au sein de la DGD Coopé­ra­tion) se sont immé­dia­te­ment bra­quées inter­di­sant toute men­tion expli­cite à Lumum­ba dans le programme.

Com­mé­mo­rer Lumum­ba coûte que coûte

Eva­cuer Lumum­ba du pro­gramme visait à rendre impos­sible le déploie­ment de bout en bout d’un pro­jet artis­tique autour de sa per­son­na­li­té. C’est donc en déjouant les ten­ta­tives de contrôle de cer­tains acteurs ins­ti­tu­tion­nels que les artistes ont réus­si à convo­quer le lea­der de la résis­tance colo­niale au Congo ; aus­si à tra­vers de plu­sieurs évo­ca­tions dans un texte, de pho­tos sur un flyer, etc.

La volon­té de mettre Lumum­ba à l’honneur a per­sis­té en allant se loger dans les brèches de l’institution. Autre­ment dit, depuis plus d’un demi-siècle, la loi du silence et les stra­té­gies de détour­ne­ment se perpétuent.

Dans un de ses ouvrages, Achille Mbembe raconte que c’est par les chants et les lamen­ta­tions des grands-mères qu’il a com­pris l’importance des exploits de Ruben Um Nyo­bé (diri­geant came­rou­nais pré­cur­seur des luttes d’indépendance en Afrique, assas­si­né en 1958 par l’armée fran­çaise.). Sa mémoire, nous dit-il, « fut ense­ve­lie sous les décombres des inter­dits et la cen­sure d’Etat » .

Cette cen­sure, qui cherche à réduire les pos­si­bi­li­tés d’expression des citoyens de la dia­spo­ra afri­caine, en rap­pelle d’autres. Cela fait notam­ment plu­sieurs années que les auto­ri­tés com­mu­nales d’Ixelles refusent la pro­po­si­tion éma­nant d’un col­lec­tif citoyen d’honorer la place située der­rière l’église Saint Boni­face du nom de « Place Lumum­ba ». Il y a pour­tant 87 pays dans le monde où des rues ou des places portent son nom !

Nous voi­là donc face à deux situa­tions-types d’injonction au silence visant à bri­der des lieux publics à par­tir des­quels des ras­sem­ble­ments, des échanges d’idées, des débats devien­draient pos­sibles, inté­res­sants et néces­saires pour la construc­tion d’une his­toire que l’on partage.

Com­mé­mo­rer Lumum­ba : les héri­tages comptent

Plus de cin­quante ans après l’assassinat de Lumum­ba, mal­gré une com­mis­sion d’enquête sur les condi­tions de sa mort recon­nais­sant l’implication du gou­ver­ne­ment belge, et des excuses for­mu­lées au peuple congo­lais, la Bel­gique main­tient un voile opaque sur son his­toire colo­niale. Pour­quoi ? Est-elle uni­que­ment en train de pro­té­ger des inté­rêts pri­vés ou veille-t-elle aus­si à pré­ser­ver des équi­libres géo­po­li­tiques poten­tiel­le­ment mena­cés si des obli­ga­tions de répa­ra­tion devaient être prononcées ?

Quoi qu’il en soit, la jour­née du 17 jan­vier a mon­tré que le lourd pas­sé colo­nial non assu­mé de la Bel­gique conti­nue aujourd’hui à pro­duire ses effets jusque dans les actes des ins­ti­tu­tions liées à la culture et au développement.

Sous l’angle des ins­ti­tu­tions cultu­relles, cette cen­sure sou­lève en effet une ques­tion cru­ciale : en main­te­nant les expres­sions artis­tiques sur un ter­rain qui ne s’aventure pas sur l’histoire sociale, poli­tique et colo­niale, les ins­ti­tu­tions cultu­relles, comme celle du Bozar, jouent-elles le rôle qui leur est assigné ?

Notre réponse est non. En cade­nas­sant la créa­tion cultu­relle des orga­ni­sa­teurs et des artistes, ces der­niers se sont vus contraints d’assécher leurs pro­jets de départ en les vidant des ques­tions de socié­té qui comptent pour eux. Signa­lons que ce n’est pas la pre­mière fois qu’une telle situa­tion se pro­duit. C’est une confis­ca­tion du choix des sources d’inspiration des com­mu­nau­tés afri­caines et une atteinte à leur liber­té de créa­ti­vi­té et d’expression.

Lumum­ba est une source légi­time d’inspiration comme tout évé­ne­ment de l’histoire afri­caine, prise dans une his­toire-monde, que les dia­spo­ras cherchent à s’approprier pour répondre aux ques­tions qui leur importent : de quelle his­toire colo­niale et de quels rap­ports colo­niaux avec la Bel­gique héritent-elles ? De quelles résis­tances à la colo­ni­sa­tion héritent-elles ?

Si l’on peut par­ler de répa­ra­tion sym­bo­lique à tra­vers les excuses que la Bel­gique a pro­non­cées, celles-ci ne se tra­duisent cepen­dant pas dans les rap­ports contem­po­rains que cer­taines ins­ti­tu­tions cultu­relles entre­tiennent avec les citoyens belges issus des dia­spo­ras afri­caines. La cen­sure témoigne, au contraire, d’un cer­tain mépris révé­la­teur d’un rap­port héri­té du colo­nia­lisme (contrô­ler les esprits, ne pas voir, ne pas entendre, nier les conten­tieux éco­no­miques ou ceux liés à la répa­ra­tion maté­rielle, etc.)

Le rôle des ins­ti­tu­tions cultu­relles n’est pas de dire l’histoire aux des­cen­dants des colo­ni­sés en éva­cuant Lumum­ba, ni de contrô­ler leurs besoins.

Ceux qui ont pris la res­pon­sa­bi­li­té de la cen­sure (avor­tée) et qui s’en servent pour ten­ter de mettre à l’abri un secret de poli­chi­nelle autour de l’affaire Lumum­ba sont aus­si, ce fai­sant, en train de détruire, non pas nos forces d’expression, mais les ten­ta­tives, por­tées par les dia­spo­ras, de pen­ser, en Bel­gique, les rap­ports de ten­sion postcoloniaux.

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Signa­taires :

[Asso­cia­tions]

Baku­shin­ta asbl

Bruxelles Pan­thères

Café Congo

Centre de Recherche sur la Déco­lo­ni­sa­tion du Congo Belge (CRDCB)

Change asbl

Col­lec­tif Créole

Col­lec­tif Mémoire Colo­niale et Lutte Contre les Dis­cri­mi­na­tions (CMCLD)

Col­lec­tif Pré­sences Noires

Comi­té belge contre la négrophobie

Conseil des Com­mu­nau­tés Afri­caines en Europe et en Bel­gique (CCAEB)

Le Centre Laza­ret Mul­tis-Ser­vices asbl

Les Edi­tions du Souffle

Migra­tions et luttes sociales

Obser­va­toire Ba Ya Ya asbl

War­rior Poets

[Per­son­na­li­tés]

Gia Abras­sart (jour­na­liste, consultante)

Karel Arnaut, (anthro­po­logue, KULeuven).

Rachi­da Aziz (chro­ni­queuse, mili­tante, styliste)

Joa­chim Ben Yakoub (Pia­no­fa­briek)

Valé­rie Brixhe (his­to­rienne des représentations)

Véro­nique Clette-Gaku­ba (cher­cheure, ULB)

Sarah Demart (cher­cheure, ULG)

Ludo De Witte (auteur)

Yves-Mari­na Gna­houa (comé­dienne)

Nicole Gré­goire (cher­cheure, ULB)

Sami­ra Hmou­da (Pia­no­fa­briek)

Julie Jaros­zews­ki (chan­teuse, comé­dienne, auteure)

Aya Kasa­sa (consul­tante Déve­lop­pe­ment Durable)

Paul Kers­tens (KVS)

Jacinthe Maz­zoc­chet­ti (cher­cheure, UCL)

Monique Mbe­ka Pho­ba (réa­li­sa­trice et pro­duc­trice de films)

Oli­vier Muku­na (jour­na­liste et essayiste)

Wet­si Mpo­ma (Afri­ca­na-radio Campus)

Modi Ntambwe (Afri­ca­na-radio Campus)

Chris­telle Pan­dan­zy­la (Afri­ca­na-radio Campus)

Gra­tia Pun­gu (mili­tante fémi­niste et anti-raciste)

Nor­dine Saï­di (mili­tant anticolonialiste)

Ange­la Tillieu Olo­do (KVS)

Imho­tep Tshi­lom­bo (comé­dien)

Pit­cho Wom­ba Kon­ga (chan­teur-acteur)