A 18h, dans un Bozar foisonnant, une trentaine de personnes (artistes, militants et citoyens qui se vivent comme les héritiers de Lumumba) se sont regroupées sur les marches du grand hall, revêtues de l’effigie de Lumumba. Hors programme, elles ont diffusé haut et fort son célèbre discours du 30 juin 1960. Un ruban adhésif leur barrait la bouche, dénonçant ainsi le caractère obscur du passé colonial de la Belgique.
Nous nous réjouissons de la tenue de cette manifestation. Elle a constitué une réponse vive et déterminée au lourd climat de censure qui a accompagné toute la conception de la programmation artistique de ce 17 janvier. En effet, sentant resurgir le spectre de Patrice Lumumba, des voix influentes à l’intérieur des institutions soutenant financièrement cette journée (notamment au sein de la DGD Coopération) se sont immédiatement braquées interdisant toute mention explicite à Lumumba dans le programme.
Commémorer Lumumba coûte que coûte
Evacuer Lumumba du programme visait à rendre impossible le déploiement de bout en bout d’un projet artistique autour de sa personnalité. C’est donc en déjouant les tentatives de contrôle de certains acteurs institutionnels que les artistes ont réussi à convoquer le leader de la résistance coloniale au Congo ; aussi à travers de plusieurs évocations dans un texte, de photos sur un flyer, etc.
La volonté de mettre Lumumba à l’honneur a persisté en allant se loger dans les brèches de l’institution. Autrement dit, depuis plus d’un demi-siècle, la loi du silence et les stratégies de détournement se perpétuent.
Dans un de ses ouvrages, Achille Mbembe raconte que c’est par les chants et les lamentations des grands-mères qu’il a compris l’importance des exploits de Ruben Um Nyobé (dirigeant camerounais précurseur des luttes d’indépendance en Afrique, assassiné en 1958 par l’armée française.). Sa mémoire, nous dit-il, « fut ensevelie sous les décombres des interdits et la censure d’Etat » .
Cette censure, qui cherche à réduire les possibilités d’expression des citoyens de la diaspora africaine, en rappelle d’autres. Cela fait notamment plusieurs années que les autorités communales d’Ixelles refusent la proposition émanant d’un collectif citoyen d’honorer la place située derrière l’église Saint Boniface du nom de « Place Lumumba ». Il y a pourtant 87 pays dans le monde où des rues ou des places portent son nom !
Nous voilà donc face à deux situations-types d’injonction au silence visant à brider des lieux publics à partir desquels des rassemblements, des échanges d’idées, des débats deviendraient possibles, intéressants et nécessaires pour la construction d’une histoire que l’on partage.
Commémorer Lumumba : les héritages comptent
Plus de cinquante ans après l’assassinat de Lumumba, malgré une commission d’enquête sur les conditions de sa mort reconnaissant l’implication du gouvernement belge, et des excuses formulées au peuple congolais, la Belgique maintient un voile opaque sur son histoire coloniale. Pourquoi ? Est-elle uniquement en train de protéger des intérêts privés ou veille-t-elle aussi à préserver des équilibres géopolitiques potentiellement menacés si des obligations de réparation devaient être prononcées ?
Quoi qu’il en soit, la journée du 17 janvier a montré que le lourd passé colonial non assumé de la Belgique continue aujourd’hui à produire ses effets jusque dans les actes des institutions liées à la culture et au développement.
Sous l’angle des institutions culturelles, cette censure soulève en effet une question cruciale : en maintenant les expressions artistiques sur un terrain qui ne s’aventure pas sur l’histoire sociale, politique et coloniale, les institutions culturelles, comme celle du Bozar, jouent-elles le rôle qui leur est assigné ?
Notre réponse est non. En cadenassant la création culturelle des organisateurs et des artistes, ces derniers se sont vus contraints d’assécher leurs projets de départ en les vidant des questions de société qui comptent pour eux. Signalons que ce n’est pas la première fois qu’une telle situation se produit. C’est une confiscation du choix des sources d’inspiration des communautés africaines et une atteinte à leur liberté de créativité et d’expression.
Lumumba est une source légitime d’inspiration comme tout événement de l’histoire africaine, prise dans une histoire-monde, que les diasporas cherchent à s’approprier pour répondre aux questions qui leur importent : de quelle histoire coloniale et de quels rapports coloniaux avec la Belgique héritent-elles ? De quelles résistances à la colonisation héritent-elles ?
Si l’on peut parler de réparation symbolique à travers les excuses que la Belgique a prononcées, celles-ci ne se traduisent cependant pas dans les rapports contemporains que certaines institutions culturelles entretiennent avec les citoyens belges issus des diasporas africaines. La censure témoigne, au contraire, d’un certain mépris révélateur d’un rapport hérité du colonialisme (contrôler les esprits, ne pas voir, ne pas entendre, nier les contentieux économiques ou ceux liés à la réparation matérielle, etc.)
Le rôle des institutions culturelles n’est pas de dire l’histoire aux descendants des colonisés en évacuant Lumumba, ni de contrôler leurs besoins.
Ceux qui ont pris la responsabilité de la censure (avortée) et qui s’en servent pour tenter de mettre à l’abri un secret de polichinelle autour de l’affaire Lumumba sont aussi, ce faisant, en train de détruire, non pas nos forces d’expression, mais les tentatives, portées par les diasporas, de penser, en Belgique, les rapports de tension postcoloniaux.
Signataires :
[Associations]
Bakushinta asbl
Bruxelles Panthères
Café Congo
Centre de Recherche sur la Décolonisation du Congo Belge (CRDCB)
Change asbl
Collectif Créole
Collectif Mémoire Coloniale et Lutte Contre les Discriminations (CMCLD)
Collectif Présences Noires
Comité belge contre la négrophobie
Conseil des Communautés Africaines en Europe et en Belgique (CCAEB)
Le Centre Lazaret Multis-Services asbl
Les Editions du Souffle
Migrations et luttes sociales
Observatoire Ba Ya Ya asbl
Warrior Poets
[Personnalités]
Gia Abrassart (journaliste, consultante)
Karel Arnaut, (anthropologue, KULeuven).
Rachida Aziz (chroniqueuse, militante, styliste)
Joachim Ben Yakoub (Pianofabriek)
Valérie Brixhe (historienne des représentations)
Véronique Clette-Gakuba (chercheure, ULB)
Sarah Demart (chercheure, ULG)
Ludo De Witte (auteur)
Yves-Marina Gnahoua (comédienne)
Nicole Grégoire (chercheure, ULB)
Samira Hmouda (Pianofabriek)
Julie Jaroszewski (chanteuse, comédienne, auteure)
Aya Kasasa (consultante Développement Durable)
Paul Kerstens (KVS)
Jacinthe Mazzocchetti (chercheure, UCL)
Monique Mbeka Phoba (réalisatrice et productrice de films)
Olivier Mukuna (journaliste et essayiste)
Wetsi Mpoma (Africana-radio Campus)
Modi Ntambwe (Africana-radio Campus)
Christelle Pandanzyla (Africana-radio Campus)
Gratia Pungu (militante féministe et anti-raciste)
Nordine Saïdi (militant anticolonialiste)
Angela Tillieu Olodo (KVS)
Imhotep Tshilombo (comédien)
Pitcho Womba Konga (chanteur-acteur)