Entretien de Stéphanie Dongmo avec Jeremy Beschon et Tassadit Yacine-Titouh
Source de l’article : africultures
Le metteur en scène du collectif Manifeste rien créé en 2007, adapte sur scène des textes de l’anthropologue spécialiste du monde berbère : des fables kabyles anciennes mises en parallèle avec la vie politique d’aujourd’hui. Le résultat est un solo de théâtre, Chacal et la fable de l’exil interprété par Virginie Aimone, qui dévoile la violence du dominant, le rôle de l’intellectuel et l’assimilation de l’immigré. Ce spectacle qui s’inscrit dans le cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie veut permettre au plus grand nombre de comprendre des textes savants de sciences sociales.
Vous mettez en scène au sein du collectif Manifeste rien un spectacle intitulé Chacal, la fable de l’exil. Sur quoi porte cette pièce ?
Jeremy Beschon : On construit une pièce autour des textes de Tassadit
Yacine-Titouh, Le roman de chacal et Chacal ou la ruse des dominés, qui sont des analyses anthropologiques des fables animalières, de la mythologie kabyle et plus généralement, berbère. On est face à des œuvres d’une extrême richesse qui permettent d’éclairer les différents rapports de domination. Ca nous permettait de travailler sur des thèmes qui ont déjà été explorés par des sociologues de manière un peu plus savante comme l’a fait Abdelmalek Sayad ou Bourdieu, mais à partir d’un matériau directement plus universel puisque les fables s’adressent d’abord à des enfants.
Vous avez travaillé à réécrire ces fables autour d’un seul récit…
J.-B. : C’est un solo de théâtre, la conteuse est Settoute, première mère du monde kabyle devenue sorcière. C’est ce personnage qui va raconter l’histoire de chacal : chacal et le lion, chacal et le hérisson, sachant que les animaux ont une forte portée symbolique. Le lion est celui qui a le pouvoir, le chacal est la figure de l’intellectuel qui met à nu ou non la puissance et la violence du dominant, c’est aussi celui qui est en contact avec les plus faibles. Ce sont là les analyses de Tassadit.
Pourquoi parler de la fable de l’exil ?
J.-B. : On a travaillé sur les figures de l’exil, dont chacal. En dévoilant les rapports de force du lion, chacal va se faire exiler du royaume. Il va alors rencontrer d’autres animaux plus faibles que lui dont le hérisson, et essayer de reconstruire un autre ordre.
Tassadit Yacine-Titouh : Les fables sont des prétextes. Par exemple, la question de l’assimilation nous est offerte par le texte lui-même. Pour pouvoir manger les petits de la laie, les marcassins, le chacal va simuler qu’il est un enseignant. Ça, c’est au sens premier. Au sens second, cela veut dire que la mère vit dans la forêt parce qu’elle est considérée comme sauvage. Pour rentrer dans le monde de la culture, il faut que ses enfants meurent symboliquement. Et là, le rapport avec l’immigration est très fort : les parents qui sont associés au côté sauvage sont restés tel quel. Mais les enfants sont complètement intégrés par une autre langue, par le fait qu’ils pensent autrement. Les populations d’immigrés ne viennent pas de nulle part, elles ont une histoire, toute une mémoire collective. Pour nous, c’était aussi une manière de travailler à cette mémoire-là et d’encourager à sa réactivation.
Et pourquoi le chacal ?
T.Y‑T : Le chacal c’est la mobilité, c’est quelqu’un qui erre. Il est tantôt homme, tantôt femme, il est du côté du pouvoir et du côté de la base… C’est cette mobilité qui caractérise aussi l’immigré qui est sur deux mondes. Cette figure du chacal peut être absolument positive comme elle peut être négative. Le chacal devient un lien social, quelqu’un qui travaille à l’hybridité culturelle.
Dans la pièce, vous replacez les critiques des fables sur les faits d’actualité ?
J.B. : Dans les fables telles qu’elles ont été transcrites par Brahim Zellal (Le Roman de chacal), cette scène entre la laie et le chacal était une critique de l’école coranique. Ces critiques symboliques, nous, on les a replacées sur l’école républicaine. Le progrès qu’on nous présente aujourd’hui est loin d’être une panacée. C’est une forme de normalisation que l’on retrouve aujourd’hui aussi bien dans les petites écoles que dans les plus hautes sphères.
T.Y‑T. : On dit aux immigrés : si vous voulez vous intégrer, il faut absolument effacer ce que vous étiez avant pour devenir un autre. Pourtant, en s’intégrant, on devrait pouvoir rester soi-même.
J.B. : La question c’est comment atteindre l’universel en partant du local, sans s’enfermer soi-même dans une crise identitaire.
Tassadit, quelle appréciation faites-vous de cette adaptation de vos textes ?
T.Y‑T. : Ce qui m’a intéressé dans leur travail, c’est de voir comment ils arrivent à vulgariser les sciences sociales qui sont quand même des textes assez denses. Les matériaux sont populaires mais l’analyse ne l’est pas. Toute l’intelligence de la mise en scène, c’est d’arriver à rendre l’analyse accessible.
Comment, justement, rendre accessibles les textes savants de sciences sociales ?
J.B. : Les sciences humaines et les sciences sociales sont moins compliquées qu’on le croit, la littérature, le théâtre et les recherches en sciences sociales sont beaucoup moins cloisonnés. C’est-à-dire qu’un travail savant de Tassadit s’appuie sur la littérature populaire orale, et la littérature populaire orale c’est la base du théâtre. Ce n’est pas toujours facile de les mettre en scène. J’y arrive parce que j’avais déjà lu des ouvrages plus savants de Tassadit et j’en étais imprégné. Virginie Aimone, avec qui on a déjà travaillé sur une autre pièce [La domination masculine, avec des extraits de Pierre Bourdieu et des textes de Tassadit Yacine-Titouh], connaît aussi ses positions vis-à-vis du pouvoir, du rôle des intellectuels, de la manière de considérer les immigrés. On arrive à penser ensemble que le théâtre est un moyen de lutte mais aussi un mode d’émancipation de soi et des autres. Sur scène, elle joue tous les personnages dans un langage contemporain, en faisant ressortir ces matériaux mythologiques en résonance avec notre monde. On s’est inspiré de l’art populaire et on n’a pas hésité à aller puiser dans les choses qui font penser au one-man-show et au théâtre musical, à travailler à des improvisations.
C’est le second spectacle sur lequel vous collaborez, comment s’est faite la rencontre entre le collectif marseillais Manifeste rien et Tassadit Yacine-Titouh ?
J.B. : J’ai d’abord rencontré Tassadit parce que je voulais adapter La domination masculine, chose qu’on a faite sous la forme d’un solo de théâtre avec Virginie Aimone. Et en travaillant sur ces textes-là, je me suis mis à lire les analyses de Tassadit sur la littérature populaire.
T.Y‑T. : En lisant Bourdieu, il a commencé à remonter le fil pour voir ce qu’il pouvait mettre en scène. Il est allé lire les sources et c’est comme ça qu’il m’a découverte, d’abord pour l’aider à comprendre Bourdieu. Il a retrouvé mes textes dont certains ont pu servir d’illustration à ce que dit Bourdieu de façon très dense et très concentrée.
Quelle est la place de la fable dans notre société contemporaine ?
T.Y‑T. : Je ne pense qu’aujourd’hui, il y ait une place importante réservée à la fable. Les enfants apprennent le “jeu politique” ailleurs, par le biais de la télé, des bandes dessinées…
J.B. : Tout ce qui est de l’ordre des cultures populaires tend à disparaître. Pourtant, la fable et le mythe permettent aussi au comédien d’aller plus loin parce qu’il faut qu’il se dépasse, qu’il se sente investit par un travail plus grand que lui.
Et quelle est la place de la culture kabyle en Algérie d’où vous êtes originaire ?
T.Y‑T. : Aujourd’hui, on a fini par la reconnaître mais elle n’a pas la même place que les autres cultures, notamment la culture arabe. En intitulant son livre Le roman de chacal, c’était pour Brahim Zellal une manière de montrer qu’en tant que dominé, il y avait une culture et une identité à défendre. Après les indépendances, ces habitants des montagnes qui ont beaucoup lutté pour l’indépendance vont se retrouver privés de reconnaissance parce que la nouvelle nation va se former sur le modèle français : un territoire, une langue, une culture.
Où se situe ce spectacle par rapport au cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie célébré cette année ?
J.B : Chacal, la fable de l’exil est coproduite par la Cité nationale de l’Histoire de l’immigration et s’inscrit dans le cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie. Je me suis dit : on va parler beaucoup de l’Algérie mais très peu de berbère, alors que 80 % des Algériens sont Berbères. Il y a bien là une question à poser qui me renvoyait à moi-même : est-ce que je suis Marseillais, est-ce que je suis Français et quels sont mes repères par rapport à ça ? Les commémorations sont importantes si on met au milieu ceux qu’on n’entend jamais.
Chacal la fable de l’exil
Tassadit Yacine-Titouh & Jérémy Beschon
Texte : Jeremy Beschon Chacal net 1
d’après Tassadit Yacine-Titouh
Mise en scène : Jeremy Beschon
Comédienne : Virginie Aimone
Musique et son : Franck Vrahidès
Lumière : Flore Marvaud