Union portuaire du Chili : plus jamais seuls !

L’Union portuaire se dresse contre l’un des patronats les plus puissants du cône sud latino-américain. Regroupement de lutte des dockers chiliens, original et combatif, elle est devenue un référent de la revitalisation d’une partie du syndicalisme dans un pays connu pour avoir été l’un des laboratoires du néolibéralisme.

L’Union por­tuaire se dresse contre l’un des patro­nats les plus puis­sants du cône sud lati­no-amé­ri­cain. Regrou­pe­ment de lutte des dockers chi­liens, ori­gi­nal et com­ba­tif, elle est deve­nue un réfé­rent de la revi­ta­li­sa­tion d’une par­tie du syn­di­ca­lisme dans un pays connu pour avoir été l’un des labo­ra­toires du néolibéralisme.

Ver­sion actua­li­sée d’un repor­tage publié dans la revue « Pun­to Final » (San­tia­go de Chile), n° 825 d’avril 2015, cet article a été tra­duit de l’espagnol par Anne Denis Montecinos.

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« L’Union Por­tuaire du Chi­li sou­tient et approuve, de toutes ses forces, l’idée de réfor­mer la légis­la­tion du tra­vail dans tous les aspects qui per­mettent une réelle liber­té syn­di­cale, une négo­cia­tion col­lec­tive, une éga­li­té des pou­voirs entre tra­vailleurs et entre­prises, qui per­mettent une meilleure dis­tri­bu­tion des reve­nus géné­rés par tous et toutes. Nous défen­dons cette idée, mais nous affir­mons aus­si que [le pro­jet de loi] qui a été pré­sen­té le 29 décembre 2014 est insuf­fi­sant car plu­sieurs points, qui vont à l’encontre de la défense des inté­rêts des tra­vailleurs, n’ont pas été abor­dés, ce qui dés­équi­libre encore davan­tage le pou­voir déte­nu et concen­tré par les chefs d’entreprise (…). Nous ne cau­tion­ne­rons ni approu­ve­rons une poli­tique qui ferait à nou­veau des cadeaux aux sec­teurs conser­va­teurs du pays ».

C’est ain­si que s’exprimait dans une décla­ra­tion publique, en jan­vier der­nier, l’Union por­tuaire du Chi­li à pro­pos du pro­jet de réforme du code du tra­vail du gou­ver­ne­ment social-libé­ral de Michèle Bache­let, dont la coa­li­tion regroupe notam­ment les anciens alliés que sont le PS et la Démo­cra­tie chré­tienne (DC)[Les gou­ver­ne­ments de la « Concer­ta­tion » regrou­pant PS, DC et par­tis du « centre », ont diri­gé l’exécutif de la sor­tie de la dic­ta­ture en 1990 jusqu’à 2010. Pour une lec­ture cri­tique de l’actualité poli­tique chi­lienne, voir l’entretien « [Chi­li : luttes sociales et pro­ces­sus consti­tuant » publié dans l’Anticapitaliste Heb­do, n° 295, en juin 2015). ]], mais aus­si de nou­veaux venus dans cette « Nou­velle majo­ri­té », dont par­ti­cu­liè­re­ment le Par­ti com­mu­niste (PC).

D’Arica à Pun­ta Are­nas, l’union syn­di­cale des dockers

Quand, en 2011, appa­raît l’Union Por­tuaire du Bío-Bio (UPBB), région du sud du pays, celle-ci repre­nait le fil rouge d’une longue his­toire de luttes qui s’étalent du XIXe siècle jusqu’à nos jours, dans le sec­teur éco­no­mique hau­te­ment stra­té­gique que sont les ports. Aujourd’hui, les diri­geants de cette union régio­nale se sou­viennent de l’importance du pré­cé­dent orga­ni­sa­tion­nel éta­bli, dans les années 2000 à l’autre bout du pays, par la Coor­di­na­tion régio­nale por­tuaire, sous l’impulsion de Jorge Sil­va (ville d’Iquique). Ils recon­naissent aus­si la valeur et le rôle de lea­ders encore actifs, comme Robin­son Ava­los (Union por­tuaire Norte Chi­co) ou de diri­geants comme Dante Cam­pa­na, mili­tant révo­lu­tion­naire venu du MIR (Mou­ve­ment de la gauche révo­lu­tion­naire) et remar­quable orga­ni­sa­teur syn­di­cal de la région du Bío-Bio (décé­dé en 2009).

L’Union por­tuaire fera ensuite un bond en avant, pas­sant d’une échelle régio­nale à un niveau natio­nal, deve­nant en juin 2011 « Union por­tuaire du Chi­li » (UPCH). Enfin, cette orga­ni­sa­tion trans­ver­sale – non recon­nue léga­le­ment par l’Etat chi­lien – s’est défi­ni­ti­ve­ment conso­li­dée lors d’une ren­contre de dockers venus de plu­sieurs ports du Chi­li, à Toco­pilla, mi-octobre 2011.

Quand nous dis­cu­tions, il y a quelques mois, avec José Agur­to (plus connu sous le nom de « El Ñaro »), au siège du syn­di­cat des arri­meurs de San Vicente, l’actuel porte-parole de l’UPBB tenait à sou­li­gner la force résul­tant de l’unification le long de la côte paci­fique chi­lienne des cinq unions por­tuaires régio­nales exis­tant d’Arica à Pun­ta Are­nas, c’est-à-dire de la fron­tière péru­vienne aux terres aus­trales de la Pata­go­nie : « une union puis­sante comme cinq mains ! », ain­si que l’illustre le logo qui iden­ti­fie désor­mais l’organisation. Et cela, même si de nom­breux conflits ont jalon­né cette uni­fi­ca­tion syn­di­cale et ter­ri­to­riale com­plexe, dans une struc­ture qui regroupe aujourd’hui sur le même plan inté­ri­maires et « embau­chés », des orga­ni­sa­tions de taille très diverses, des métiers et des ports aux his­toires distinctes. union_Port.jpg

Selon Agur­to, « ce qui est amu­sant chez les tra­vailleurs por­tuaires, c’est qu’ils ‘‘s’y croient’’ tous. Ils sont tous chefs ! Il n’y a aucun sol­dat de base (…) En plus, dans le sec­teur por­tuaire, beau­coup d’argent cir­cule. Tout le monde sus­pecte tout le monde : qui est ‘‘mouillé’’ et cor­rom­pu, qui ne l’est pas… Et celui qui ne l’est pas, il faut bien lui inven­ter quelque chose pour le faire tom­ber. Il y a beau­coup de diri­geants qui ont l’œil sur un siège vide pour pou­voir l’occuper. Mais c’est aus­si pour ça que nous sommes une orga­ni­sa­tion ‘‘de fait’’. Nous ne vou­lons pas être une union syn­di­cale de droit, afin que ceux qui se croient chefs ne res­tent pas défi­ni­ti­ve­ment vis­sés à leur siège de dirigeants. »

Si l’histoire de ces tra­vailleurs reste à écrire, il est indé­niable que les dockers consti­tuent l’un des élé­ments essen­tiels de la struc­ture du mou­ve­ment ouvrier chi­lien, l’un des plus puis­sants de l‘Amérique du sud jusqu’au coup d’Etat de 1973. Ils ont par­ti­ci­pé acti­ve­ment à la nais­sance d’une conscience de classe au sein du « bas peuple » (bajo pue­blo) et aidé à la nais­sance de nom­breuses orga­ni­sa­tions ouvrières, en ini­tiant plu­sieurs grèves géné­rales, en para­ly­sant les ports et donc l’activité de tout le pays, en recher­chant le sou­tien des sala­riés d’autres branches et en réus­sis­sant – à plu­sieurs reprises – à faire plier l’oligarchie locale, les com­pa­gnies étran­gères et les gou­ver­ne­ments en place.

Aujourd’hui, près de 95 % des échanges inter­na­tio­naux de mar­chan­dises (le Chi­li est le pays qui a signé le plus de trai­tés de libre-échange au monde) s’effectuent au tra­vers des ter­mi­naux mari­times. Ceux-ci se situent ain­si au cœur du sys­tème pri­mo-expor­ta­teur et extrac­ti­viste néo­li­bé­ral sud-amé­ri­cain : les dockers voient défi­ler entre leurs mains, sur leurs épaules, dans leurs pelles, leurs grues et le ventre de gigan­tesques car­gos venus du monde entier, les prin­ci­pales richesses et matières pre­mières du Chili.

Certes, le sal­pêtre d’antan a été rem­pla­cé par le cuivre[[Le pays pos­sède les pre­mières réserves au monde de cet « or rouge », qua­li­fié par Sal­va­dor Allende de « salaire du Chi­li » lorsque son gou­ver­ne­ment natio­na­li­sa – en 1971 – la res­source, alors majo­ri­tai­re­ment aux mains d’entreprises états-uniennes. ]], le vin, la pro­duc­tion agri­cole, la pêche ou le bois, et désor­mais les pro­duits de luxe impor­tés d’Europe par les élites créoles de l’époque colo­niale, ont été rem­pla­cés par les contai­ners de voi­tures et de pro­duits asia­tiques manu­fac­tu­rés… Cepen­dant, les tra­vailleurs des sites por­tuaires conti­nuent de se battre pour leurs droits, mon­trant une voie pos­sible, bien qu’ardue, pour (re)construire un mou­ve­ment syn­di­cal « lutte de classe » dans un contexte de « néo­li­bé­ra­lisme avan­cé » et de grande frag­men­ta­tion syn­di­cale. Car si on a assis­té depuis 2006 – 2007 à un retour des conflits du tra­vail, le syn­di­ca­lisme ne s’est tou­jours glo­ba­le­ment pas rele­vé de 17 ans de dic­ta­ture (1973 – 1989) et de 25 ans de démo­cra­tie néolibérale.

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En lutte contre les pro­prié­taires du Chili

Sou­mis à des condi­tions de tra­vail exté­nuantes, par­fois dans des ports sinis­trés par les trem­ble­ments de terre ou l’abandon éco­no­mique, les dockers ont dû résis­ter à de nom­breux cycles de répres­sion. Déjà en 1921, en pleine crise du sal­pêtre, ils avaient défié les mesures répres­sives de la bour­geoi­sie com­mer­ciale de plu­sieurs ports, avec une grève qui s’était éten­due d’Antofagasta à Pun­ta Are­nas, avec le sou­tien actif des Wob­blies (Indus­trial Wor­kers of the World – IWW), le grand syn­di­cat de ten­dance anar­cho-syn­di­ca­liste, à cette époque encore très pré­sent dans les ports chiliens.

Bien évi­dem­ment, depuis cette date, des chan­ge­ments impor­tants sont inter­ve­nus tant au niveau de l’activité por­tuaire mon­diale que du point de vue de la phy­sio­no­mie poli­ti­co-sociale du Chi­li. La dic­ta­ture, avec les réformes de 1981, a mis fin au sys­tème qui régu­lait les emplois publics por­tuaires. Par la suite, la poli­tique de mise en conces­sion des ports d’Etat à diverses hol­dings et la créa­tion de ter­mi­naux pri­vés sous les gou­ver­ne­ments de la Concer­ta­tion (1990 – 2010) ont aus­si modi­fié pro­fon­dé­ment, et dégra­dé, les condi­tions de tra­vail. Avec plus de 4000 km de côtes, le pays dis­pose actuel­le­ment de 36 ports, dont 26 sont aux mains d’investisseurs pri­vés et 10 sont contrô­lés par l’Etat (mais livrés à l’appétit vorace des conces­sion­naires pri­vés). Matte, Luck­sic, Von Hap­pen, Cla­ro : les noms – et le por­te­feuille – des familles capi­ta­listes les plus puis­santes du Chi­li (et du cône sud) résonnent dans la plus grande par­tie de l’activité por­tuaire, en alliance avec d’immenses groupes trans­na­tio­naux. Car si la ren­ta­bi­li­té des ports n’est pas tou­jours extra­or­di­naire, les déte­nir signi­fie pos­sé­der un pou­voir consi­dé­rable : cela revient à domi­ner les flux com­mer­ciaux d’une nation et à contrô­ler les pro­ces­sus d’acheminement des pro­duits de ces mêmes entre­prises tentaculaires.

De là, l’obsession des « pro­prié­taires du Chi­li »[[Le Chi­li est l’un des pays plus les plus inéga­li­taire au monde : une poi­gnée de « grandes » familles (Luk­sic, Paul­mann, Saieh, Matte, Piñe­ra, Ange­li­ni) domine sans par­tage tous les champs sociaux et figure par­mi les 500 plus riches de la pla­nète. ]], de la Chambre mari­time et des poli­ti­ciens : neu­tra­li­ser, répri­mer et, quand c’est pos­sible, « ache­ter » les res­pon­sables des puis­santes orga­ni­sa­tions syn­di­cales por­tuaires. Le niveau de vio­lence contre ces orga­ni­sa­tions a été exem­plaire lors des der­niers conflits menés par l’UPCH : les inter­ven­tions poli­cières et la mili­ta­ri­sa­tion des ports (dont la « sécu­ri­sa­tion » est assu­rée par la Marine) ont fait des dizaines de bles­sés au cours des trois der­nières années.

Ce fut par­ti­cu­liè­re­ment le cas contre le syn­di­cat numé­ro 2 du Port d’Angamos (prin­ci­pal port expor­ta­teur de cuivre du pays), situé à Mejillones et admi­nis­tré par Ultra­port, entre­prise pro­prié­té de Von Hap­pen, patron fiè­re­ment pino­che­tiste… A Anga­mos, après d’intenses mobi­li­sa­tions durant toute l’année 2013 et presque un mois de grève entre décembre 2013 et jan­vier 2014, avec le sou­tien soli­daire de toute l’Union por­tuaire, le syn­di­cat a été lit­té­ra­le­ment détruit et ses diri­geants licen­ciés, faute d’une lec­ture adé­quate du rap­port de forces. Récem­ment, c’est à Puer­to Cen­tral (San Anto­nio), conces­sion liée au groupe Matte, que la direc­tion a pro­fi­té des dis­sen­sions exis­tant entre l’ancien porte-parole natio­nal de l’UPCH, le « cau­dillo » Ser­gio Var­gas et Die­go Sil­va, pré­sident de la Fédé­ra­tion des tra­vailleurs de Cos­ta­ne­ra Espigón (une conces­sion por­tuaire voi­sine), pour divi­ser les tra­vailleurs (et fina­le­ment mar­gi­na­li­ser défi­ni­ti­ve­ment Var­gas au sein du port). 

Depuis quatre ans, les nom­breuses mobi­li­sa­tions de l’UPCH ont néan­moins réus­si à faire trem­bler les classes domi­nantes, tout en repré­sen­tant une cri­tique envers l’attitude de conci­lia­tion d’organisations syn­di­cales telles que la COTRAPORCHI (Confé­dé­ra­tion des tra­vailleurs por­tuaires du Chi­li) ou encore la direc­tion de la CUT (Cen­trale unique des tra­vailleurs), prin­ci­pale confé­dé­ra­tion syn­di­cale du pays, diri­gée par des mili­tant-e‑s PC, PS et DC. En août 2011, l’UPBB avait d’ailleurs refu­sé de sou­te­nir la grève natio­nale appe­lée par la CUT, en pré­ci­sant que « la cen­trale n’a jamais défen­du, ni sou­te­nu, les demandes réelles des tra­vailleurs du pays, puisque cette ins­ti­tu­tion n’a fait que ser­vir tous les gou­ver­ne­ments post-dic­ta­ture, qui l’ont uti­li­sée à leurs propres fins ».

Les grèves suc­ces­sives, les actions de boy­cott des car­gos, le blo­cage des entrées des ports ou les grèves soli­daires de l’Union ont entrai­né la perte de mil­lions de dol­lars pour les action­naires des entre­prises liées à l’import-export. La mobi­li­sa­tion qui a duré 22 jours début 2014, afin d’exiger le droit à une demi-heure de pause-repas (tou­jours pas recon­nu à cette date !), aurait repré­sen­té une perte de 180 mil­lions de dol­lars par jour, selon la Chambre natio­nale du commerce.

C’est jus­te­ment la force de cette uni­té dans la diver­si­té, de syn­di­cat à syn­di­cat, de port à port, de ter­ri­toire à ter­ri­toire, qui a por­té ses fruits en obli­geant le gou­ver­ne­ment de Piñe­ra (droite, 2010 – 2014) à mettre en route une « loi courte » octroyant pour tous les ports une prime com­pen­sa­toire pour les pause-repas (une mesure rétro­ac­tive repré­sen­tant pour chaque sala­rié un gain de 750 000 pesos, envi­ron 1100 euro, par année travaillée)[[Le salaire mini­mum est de 241 000 pesos (335 euros) et 75 % des sala­rié-e‑s gagnent moins de 400 000 pesos nets (soit 555 euros).]] . Cet accord, arra­ché de haute lutte, a fina­le­ment été repris et confir­mé par l’actuel exé­cu­tif, et la ministre du tra­vail, Javie­ra Blan­co, a aus­si pro­mis de pré­sen­ter une loi des­ti­née à « amé­lio­rer et moder­ni­ser les condi­tions de tra­vail » des dockers. 

Bien évi­dem­ment, ne serait-ce que sur un plan stric­te­ment caté­go­riel, il reste encore beau­coup à conqué­rir, en com­men­çant par un salaire natio­nal unique. Car si dans cer­tains ports du nord, le « tour » de tra­vail est payé 36 000 pesos (envi­ron 50 euros), dans d’autres ports il ne rap­porte que 14 000 pesos (20 euros) pour une tâche équi­va­lente. L’immense majo­ri­té des 8000 tra­vailleurs mari­times et por­tuaires est com­po­sée d’ouvriers pré­caires et inté­ri­maires, effec­tuant des tours de 7 heures 30, par­fois plu­sieurs par jour, en tant que gru­tiers, arri­meurs, manu­ten­tion­naires, caristes, empa­que­teurs et autres tâches… Même s’ils reven­diquent leur « liber­té », ces sala­riés dits « éven­tuels » sont en per­ma­nence à la mer­ci des fluc­tua­tions du mar­ché mon­dial, ain­si que des pro­duits natio­naux de sai­son, pour pou­voir sub­ve­nir à leurs besoins et ceux de leurs familles.

Les enquêtes confirment aus­si la dan­ge­ro­si­té de ce tra­vail. Chaque année, on compte des bles­sés graves et des morts sur les quais des ports. Pour mieux se défendre et gérer col­lec­ti­ve­ment les tours de tra­vail, cer­tains syn­di­cats ont réus­si à main­te­nir – ou par­fois à res­tau­rer – la fameuse « nom­mée » (nom­bra­da). Ce sys­tème per­met une ges­tion des tour­nées par métiers, exclu­si­ve­ment sous contrôle du syn­di­cat qui « nomme », selon une liste rota­tive de titu­laires et de sup­pléants, éta­blie en assem­blée, qui doit aller tra­vailler tel jour en fonc­tion de la demande du moment. Il s’agit d’une forme ori­gi­nale d’auto-administration de la dis­tri­bu­tion du tra­vail (sans que les direc­tions des entre­prises ne puissent inter­ve­nir) et de ren­for­ce­ment du pou­voir syndical.

Ce sys­tème qui existe dans plu­sieurs ports de par le monde peut évi­dem­ment favo­ri­ser tout type de clien­té­lisme s’il n’est pas orga­ni­sé démo­cra­ti­que­ment. Mais sous le contrôle per­ma­nent de l’assemblée des tra­vailleurs, il consti­tue une arme puis­sante en leur faveur, d’ailleurs constam­ment dénon­cée par la presse conser­va­trice et les orga­ni­sa­tions patro­nales comme « atteinte à la libre entre­prise ». Pour Nel­son Fran­ci­no, pré­sident de la Fédé­ra­tion des tra­vailleurs por­tuaires d’Iquique, il n’y a aucun doute : « nous n’allons jamais renon­cer à la ‘‘nom­mée’’, c’est grâce à elle que nous avons pro­gres­sé, gagné davan­tage de force ; et, de plus, nous nous enga­geons en faveur d’une ges­tion trans­pa­rente et juste des attri­bu­tions des tours de tra­vail, régu­lée par une per­sonne élue et ses col­la­bo­ra­teurs, à tour de rôle ».

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La réforme du tra­vail du gou­ver­ne­ment Bache­let : « un crime contre le syndicalisme »

Mais une carac­té­ris­tique peut-être encore plus signi­fi­ca­tive, en ces temps de perte des iden­ti­tés de classe et d’individualismes exa­cer­bés, est que l’Union por­tuaire ne se mobi­lise pas seule­ment pour ses reven­di­ca­tions immé­diates ou sala­riales. Depuis sa créa­tion, ses diri­geants insistent et sen­si­bi­lisent leurs bases pour se soli­da­ri­ser acti­ve­ment avec d’autres luttes de sala­rié-e‑s (en par­ti­cu­lier ceux des entre­prises fores­tières et les mineurs de cuivre), mais aus­si avec le mou­ve­ment étu­diant (avec même des blo­cages de ports en soli­da­ri­té avec le « prin­temps étu­diant » de 2011, fait inédit depuis la fin de la dic­ta­ture), ou encore avec le mou­ve­ment « Non aux fonds de pen­sion » (contre le sys­tème de retraite par capi­ta­li­sa­tion géné­ra­li­sé sous Pinochet).

L’UPCH demande aus­si la natio­na­li­sa­tion des res­sources natu­relles et la récu­pé­ra­tion du cuivre (pre­mière réserve mon­diale) et sou­tient l’idée d’une assem­blée consti­tuante pour mettre fin à la consti­tu­tion auto­ri­taire de 1980, ins­tau­rée sous la junte mili­taire et jamais abro­gée depuis. Cette appré­hen­sion glo­bale – et clai­re­ment poli­tique – de l’engagement syn­di­cal consi­dère que lut­ter pour des droits immé­diats signi­fie néces­sai­re­ment com­battre éga­le­ment le capi­ta­lisme néo­li­bé­ral et créer les condi­tions d’une arti­cu­la­tion des sala­rié-e‑s et des oppri­mé-e‑s bien au-delà des ports.

De là, l’effort constant afin d’essayer de réunir dans des fronts com­muns les dif­fé­rents syn­di­cats des sec­teurs stra­té­giques de l’économie chi­lienne. C’est ain­si que le 17 mars 2015, des diri­geants de l’Union por­tuaire venus de tout le Chi­li se sont réunis à San­tia­go avec la Confé­dé­ra­tion des tra­vailleurs du cuivre (CTC), les fédé­ra­tions syn­di­cales fores­tières, des syn­di­ca­listes de la construc­tion, du trans­port et la Fédé­ra­tion des syn­di­cats des tra­vailleurs de la télé­vi­sion (FetraTV), afin de rendre public leur rejet du pro­jet de réforme du code du tra­vail qui était voté le même jour par la com­mis­sion de tra­vail de la Chambre des députés.

Cette réforme, si elle acte effec­ti­ve­ment quelques avan­cées en termes de droit syn­di­cal élé­men­taire, intro­duit de nou­velles régres­sions et sur­tout valide l’esprit et la lettre du code du tra­vail de 1979 (dont, entre autres, l’interdiction de toute négo­cia­tion col­lec­tive par branche et un droit de grève tota­le­ment atro­phié). Pour Manuel Ahu­ma­da (pré­sident de la CTC), le défi est de for­ger un « espace d’articulation » capable de « géné­rer une action syn­di­cale à la dis­po­si­tion de tous les travailleurs ».

Le même jour, et mal­gré une cer­taine frus­tra­tion suite à une ren­contre qui n’avait pas débou­ché sur un accord concret pour enga­ger les mobi­li­sa­tions dans l’attente du calen­drier par­le­men­taire, l’UPCH a démon­tré à nou­veau sa capa­ci­té d’action, en orga­ni­sant une courte « grève d’avertissement » dans plu­sieurs ports contre une réforme qua­li­fiée par Gabriel Rebol­le­do (UPBB) de « recul impor­tant pour les tra­vailleurs ». Cette grève fut sui­vie, la même semaine, de diverses actions de la part des tra­vailleurs de la construc­tion, des chauf­feurs et ouvriers fores­tiers, sans pour­tant débou­cher sur une grève natio­nale en coor­di­na­tion avec la puis­sante CTC (diri­gée par le PC), comme l’Union le sou­hai­tait initialement.

Pas démo­ra­li­sés pour autant, les membres de l’UPCH conti­nuent à appe­ler à la mobi­li­sa­tion, et ce par­fois jusqu’au volon­ta­risme. Ain­si, à l’issue de son congrès natio­nal de juin der­nier, consta­tant la « crise de repré­sen­ta­ti­vi­té du par­le­ment » empê­tré dans de nou­veaux cas de cor­rup­tion et le carac­tère régres­sif des réformes du gou­ver­ne­ment, l’Union annon­çait en fan­fare une « para­ly­sie pro­lon­gée » de tous les ports du pays « jusqu’à ce que soient éli­mi­nés tous les points qui font de la pro­po­si­tion de réforme [du code du tra­vail] un bâillon contre le monde syn­di­cal ». Un défi de taille, alors que le pro­jet est prêt d’être voté et que l’exécutif béné­fi­cie non seule­ment d’une confor­table majo­ri­té de gou­ver­ne­ment, mais aus­si du sou­tien (cri­tique) de la CUT.

Fina­le­ment, le 5 juillet, la veille du début de l’épreuve de force, les diri­geants des dockers ont accep­té de mettre cette mobi­li­sa­tion natio­nale en sus­pens suite à la pro­po­si­tion du minis­tère du tra­vail de les rece­voir à nou­veau, au grand dam d’une par­tie de la base, prête à en découdre. Il semble pour­tant que ce recul pru­dent soit aus­si dû à la com­pré­hen­sion que, cette fois, de nom­breux ports ne seraient pas en capa­ci­té de tenir long­temps en grève, alors que de vastes sec­teurs des tra­vailleurs et du mou­ve­ment social res­tent encore para­ly­sés ou peu orga­ni­sés : la répres­sion syndicale[[Le 24 juillet 2015, un sala­rié de CODELCO (entre­prise publique du cuivre), membre de la CTC, orga­ni­sa­tion alors en pleine mobi­li­sa­tion au niveau de la mine El Sal­va­dor, a été assas­si­né par balle par les forces spé­ciales de gen­dar­me­rie (Cara­bi­ne­ros), sans que le ministre de l’intérieur ne soit inquié­té, ni même écar­té par la pré­si­dente Bache­let. Cet assas­si­nat fait suite aux dures répres­sions qu’a vécues le mou­ve­ment étu­diant depuis le début de ce gou­ver­ne­ment. ]], la pré­ca­ri­té du quo­ti­dien néo­li­bé­ral et l’absence, à ce jour, d’alternative concrète à gauche dans une pers­pec­tive anti­ca­pi­ta­liste large conti­nuent de peser…

Selon Ser­gio Par­ra, tré­so­rier du syn­di­cat des arri­meurs de San Vicente et fon­da­teur du bul­le­tin por­tuaire El Chan­cho en Goma : « ceci est le début de la lutte, aujourd’hui sont réunis ceux qui ont réel­le­ment le pou­voir de mobi­li­sa­tion. Nous ne vou­lons pas pas­ser au-des­sus des autres orga­ni­sa­tions exis­tantes, nous sou­hai­tons ini­tier un che­min de mobi­li­sa­tion ascen­dante qui réus­sisse à stop­per cette réforme du tra­vail, un crime contre le syn­di­ca­lisme. Nous sommes en état de mobi­li­sa­tion et nous devons nous rap­pro­cher de toutes les orga­ni­sa­tions syn­di­cales (sec­teur public, com­mer­cial, indus­triel, etc.), de tous ceux qui vont être affec­tés par cette réforme. Paral­lè­le­ment, en tant qu’Union por­tuaire nous allons conti­nuer à nous renforcer ».

En regar­dant en arrière et en fai­sant un pre­mier bilan de ses années de mili­tan­tisme syn­di­cal, José Agur­to fait remar­quer que quoiqu’il arrive, les dockers ont tou­jours su dépas­ser les limites de la léga­li­té et d’un code du tra­vail illé­gi­time car décré­té en 1979, en plein ter­ro­risme d’Etat (et accep­té par la suite avec quelques modi­fi­ca­tions par les gou­ver­ne­ments élus) : « je crois que les grandes conquêtes que nous avons obte­nues ces 14 der­nières années ont toutes été illé­gales. Et c’est pour cela que nous avons gagné le res­pect des patrons et des gou­ver­ne­ments en place. Avec toutes les richesses qui passent entre nos mains, nous n’avons pas à être ‘‘légaux’’, mais sim­ple­ment à main­te­nir notre uni­té. Tant que nous réus­si­rons à main­te­nir notre uni­té en tant que tra­vailleurs, rien ne pour­ra nous faire plier. »

Franck Gau­di­chaud