Les origines de la construction européenne : mythes et réalités

Conférence d'Annie Lacroix-Riz qui rappelle les guerres, les divisions violentes et aujourd’hui l’Ukraine. Son ressort est toujours le même, pour avancer leurs intérêts les États-Unis continuent d’utiliser l’Europe comme un outil.

Confé­rence don­née par Annie Lacroix-Riz dans le cadre de l’U­ni­ver­si­té popu­laire du 78. “Uni­ver­si­té” ani­mée par les comi­tés locaux Attac 78 sud et nord.
Saint-Quen­tin en Yve­lines. 16 novembre 2014.

Une autre confé­rence d’An­nie Lacroix-Riz sur le même sujet a été don­né à Gre­noble, le 20 Mai 2014.

Annie Lacroix-Riz (née le 18 octobre 1947) est une his­to­rienne française1, pro­fes­seur émé­rite d’his­toire contem­po­raine à l’u­ni­ver­si­té Paris VII — Denis Diderot.

Ancienne élève de l’é­cole nor­male supé­rieure (Sèvres), élève de Pierre Vilar, agré­gée d’his­toire, doc­teur ès lettres, elle est spé­cia­liste des rela­tions inter­na­tio­nales dans la pre­mière moi­tié du XXe siècle . Ses tra­vaux portent sur l’his­toire poli­tique, éco­no­mique et sociale de la Troi­sième Répu­blique et de Vichy, sur la période de la Col­la­bo­ra­tion dans l’Eu­rope occu­pée par les nazis, sur les rela­tions entre le Vati­can et le Reich ain­si que la stra­té­gie des élites poli­tiques et éco­no­miques fran­çaises avant et après la Seconde Guerre mon­diale. Elle est éga­le­ment connue pour son enga­ge­ment communiste.

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Annie Lacroix-Riz fait pen­ser à Eric Hobs­bawm le géant anglais de l’histoire, spé­cia­liste des nations et du natio­na­lisme. Un exemple : en 1994 ce savant écrit L’Age des extrêmes, un livre qui vous cloue à la véri­té, sans doute comme Archi­mède à l’instant de crier « Eureka ».

Pour Hobs­bawm, le XXe siècle n’a pas duré cent ans mais soixante quinze, de 1914 à 1991. Avant la « Grande guerre », le XIX e achève son temps en pié­ti­nant son suc­ces­seur, et après la Guerre du Golfe, le XXIe est déjà à l’appel. L’historien anglais est fâché avec les calen­driers, même s’il a sa façon de les remettre à jour. Et qu’est-il arri­vé à ce bou­quin qu’on doit tou­jours tenir dans sa valise en cas d’exode ? En France rien. Il a fal­lu que Le Monde Diplo­ma­tique se mobi­lise pour qu’Hobsbawm soit tra­duit et édi­té par Com­plexe. A Paris, la cama­rilla qui tient la publi­ca­tion des livres d’histoire n’entendait pas livrer le point de vue de ce bri­tan­nique. Pour eux dis­qua­li­fié puisque mar­xiste, donc paléo et for­cé­ment com­plice du Goulag.

Annie Lacroix-Riz vit la même aven­ture au sein même d’une « com­mu­nau­té » réduite au caquet, celle de nos his­to­riens offi­ciels qui écrivent leurs œuvres en direct à la télé­vi­sion, assis sur les genoux de BHL. En géné­ral ils ont un pas­sé de durs mili­tants du PCF et, comme tous les conver­tis, sont deve­nus des Savo­na­role. Tant pis, la cher­cheuse a une bonne répu­ta­tion sur le reste de la pla­nète et chez les anglo-saxons, même auprès de ses confrères les plus réacs. Ce que ces cher­cheurs appré­cient c’est la capa­ci­té de tra­vail de cette dame qui mange un sand­wich dans les archives et finit par y dor­mir. Elle lit tout dans toutes les langues, avec Lacroix-Riz nous sommes dans la bru­ta­li­té des faits, ses cita­tions font de ses lec­teurs les témoins de l’histoire.

Elle vient de publier un livre dont, soyez en cer­tains, vous n’entendrez jamais par­ler : Aux ori­gines du car­can euro­péen (1900 – 1960) aux édi­tions Le Temps des Cerises. En cette période où l’on nous demande de voter sur le sujet, ses mots ont un sens. Rap­pe­lons- nous le pos­tu­lat, celui qui jus­ti­fie l’Union comme une évi­dence : « L’Europe c’est le moyen d’éviter la guerre »… En quelques phrases Lacroix-Riz règle son sort au slo­gan en rap­pe­lant les guerres You­go­slaves, les divi­sions vio­lentes et aujourd’hui l’Ukraine qui est un drame exem­plaire. Son res­sort est tou­jours le même, pour avan­cer leurs inté­rêts les États-Unis conti­nuent d’utiliser l’Europe comme un outil. Cette fois pour com­battre la Russie.

Le tra­vail de l’historienne remonte à la source de ce sché­ma, de ce qu’on pour­rait appe­ler « Eur­amé­rique ». Car, cette Europe d’aujourd’hui, sa larve, ou son œuf, est bien plus ancienne que les mano à mano de De Gaulle ou Mit­ter­rand avec les chan­ce­liers Alle­mands. Au terme de ce livre, bilan des recherches : l’Europe n’est rien d’autre qu’une suc­ces­sion d’ententes oppor­tunes entre les grands groupes finan­ciers Alle­mands et Fran­çais, avec les États-Unis qui veillent au res­pect du contrat de mariage. D’abord une idylle cachée, au plus rude de la guerre de 1914. Un conflit qui va faire tuer les hommes mais pros­pé­rer l’industrie. Ain­si nous rap­pelle Lacroix-Riz, en août 1914, après l’entrée des Alle­mands à Briey, fut pris un accord secret de « non bom­bar­de­ment » des éta­blis­se­ments de Mon­sieur de Wen­del. Des pan­cartes « à pro­té­ger » furent même appo­sées afin qu’un bidasse cas­qué à pointe ne vienne enta­mer le patri­moine sacré de cette famille. Autre exemple d’entente très cor­diale, celui d’Henry Gall et de son trust chi­mique Ugine. Celui-ci, par l’intermédiaire de son usine suisse de La Lon­za, four­ni­ra à l’Allemagne toute sa pro­duc­tion élec­trique et les pro­duits chi­miques néces­saires à la fabrique d’armes ter­ribles comme la cyna­mide. Entre firmes, pen­dant la guerre, la paix continue.

Autre démons­tra­tion de cette stra­té­gie trans­fron­tière, la mise à mal du trai­té de Ver­sailles. Ce der­nier, qui met­tait fin à la guerre de 1914 et contrai­gnait l’Allemagne à des sanc­tions, est conscien­cieu­se­ment sabo­té par les États-Unis qui redoutent « l’impérialisme » d’une France trop forte et trop laïque. Le 13 novembre 1923 Ray­mond Poin­ca­ré est contraint de céder à la pres­sion de Washing­ton. Le deal est le sui­vant : vous vous reti­rez de la Ruhr, vous accep­tez un Comi­té d’experts et de finan­ciers Amé­ri­cains, et nous ces­sons de spé­cu­ler contre votre franc. C’est le Secré­taire d’État Hugues qui pré­sente cet ulti­ma­tum au nom du ban­quier JP Mor­gan, cette même banque que nous trou­vons aujourd’hui à la source de crise finan­cière mon­diale. Dans cet ukase d’outre Atlan­tique on retrouve la main de l’ombre qui, petit à petit, va mode­ler l’Europe telle quelle est.

Une anec­dote, en août 1928, quand Ray­mond Poin­ca­ré pro­pose à Gus­tav Stre­se­mann, le ministre Alle­mand des affaires étran­gères (qui fut briè­ve­ment chan­ce­lier 1923) de faire un « front com­mun » contre « la reli­gion amé­ri­caine de l’argent et les dan­gers du bol­che­visme », c’est un refus. Pour Lacroix-Riz, Stre­se­mann est un « père de l’Europe » trop mécon­nu, le pion des banques de Wall Street, et jus­te­ment de JP Mor­gan ou Young. En 1925, lors de la signa­ture du pacte de Locar­no, qui redes­sine l’Europe d’après guerre, c’est le même Stre­se­mann que Washing­ton adoube comme grand archi­tecte, tan­dis qu’Aristide Briand et la France sont assis à la pointe de fesses sur un stra­pon­tin. Stre­se­mann signe ce qu’il qua­li­fie secrè­te­ment de « mor­ceau de papier orné de nom­breux cachets ». Le gou­ver­ne­ment du Reich a déjà signé des accords secrets avec les natio­na­listes étran­gers, amis. Stre­se­mann sait que ce Pacte est obso­lète de nais­sance. Pour­tant « Locar­no », alors qu’Hitler pousse les portes, res­te­ra dans les dis­cours des par­tis de droite et ceux des Ligues, le mot sacré. Un syno­nyme de paix alors qu’il n’est qu’un masque du nazisme.

Car­can

La France ayant des­ser­ré son emprise sur la Ruhr, il est alors temps de signer la vraie paix, celle des affaires. C’est la nais­sance de « L’entente inter­na­tio­nale de l’acier », qui don­ne­ra le « Pool char­bon-acier », c’est-à-dire notre Europe made in banques. L’Allemagne obtient 40,45% de l’Entente, la France 31,8% : la guerre est finie et une autre peut com­men­cer. Et elle vient. En 1943 les États-Unis et l’Angleterre mettent au point le « sta­tut moné­taire » qui devra être mis en place dès le conflit ter­mi­né. Le vain­queur (les États-Unis) « impo­se­ra aux nations adhé­rentes l’abandon d’une part de leur sou­ve­rai­ne­té par fixa­tion des pari­tés moné­taires ». Ce sou­hait a mis un peu de temps se réa­li­ser mais, avec les rôles joués aujourd’hui par les agences de nota­tion et l’obligation qu’ont les États d’Europe de n’emprunter que sur le mar­ché pri­vé, le plan est fina­le­ment respecté.

Le 12 juillet 1947 s’ouvre à Paris la « Confé­rence des seize ». Les canons nazis sont encore chauds quand l’Allemagne et les États-Unis pleurent à nou­veau sur le sort de la Ruhr. Si bien qu’en marge de la Confé­rence, Anglo-amé­ri­cains et Alle­mands tiennent des réunions paral­lèles afin de faire la peau aux dési­rs de la France. Pour une fois Paris tient bon. Furieux, les Amé­ri­cains envoient un émis­saire afin de « réécrire le rap­port géné­ral de la Confé­rence ». Dans le bon sens. En par­ti­cu­lier six points sont dic­tés par Clay­ton, le Secré­taire d’État au Com­merce. Ils résument le pro­gramme com­mer­cial et finan­cier mon­dial, et donc euro­péen, de Washing­ton. Les États-Unis exigent la mise en place d’une « orga­ni­sa­tion euro­péenne per­ma­nente char­gée d’examiner l’exécution du pro­gramme euro­péen ». Ce machin sera l’OECE. Il pré­fi­gure « notre » Europe. Et Charles-Hen­ri Spaak, pre­mier pré­sident de l’Organisation Euro­péenne de Coopé­ra­tion Éco­no­mique, n’est qu’un gref­fier appli­quant les consignes américaines.

Quant aux héros que nous célé­brons, scru­tin euro­péen oblige, « les pères de l’Europe », à la lec­ture de Lacroix-Riz on n’a guère envie d’être leurs enfants. Jean Mon­net ? D’abord réfor­mé en 1914, mar­chand d’alcool pen­dant la Pro­hi­bi­tion, fon­da­teur de la Ban­ca­me­ri­ca à San Fran­cis­co, conseiller de Tchang Kaï-Chek pour le compte des Amé­ri­cains. Puis, à Londres en 1940, Monet refuse de s’associer à la France Libre pour, en 1943, deve­nir l’envoyé de Roo­se­velt auprès du géné­ral Giraud… Voi­là un homme au pro­fil idéal pour mettre sur pied une Europe libre. Dans ce jeu de famille vous vou­lez un autre « Père » ? Voi­là Robert Schu­man, autre icône. Un détail de la vie du héros suf­fit à le qua­li­fier : à l’été 1940 il vote les pleins pou­voirs à Pétain et accepte en bonus d’être membre de son gou­ver­ne­ment. Après guerre, Schu­man sera mis en péni­tence, ce qui est une pra­tique ordi­naire pour un si bon catho­lique. Puis, le pas­sé oublié, il va pous­ser à la roue d’une Euro-Amé­rique : capi­ta­liste, chré­tienne se déve­lop­pant sous la serre de l’OTAN.

Avant le scru­tin « euro­péen » du 25 mai pro­chain, il reste assez de temps pour lire Aux ori­gines du car­can euro­péen, un livre qui laisse le roi nu. Ceux qui, comme Fran­çois Hol­lande, sont convain­cus que « Quit­ter l’Europe c’est quit­ter l’histoire », pour­ront consta­ter que le Pré­sident dit vrai. Quit­ter une his­toire écrite par les ban­quiers américains.

Jacques-Marie Bour­get

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