Notre chère constitution, le chemin vers une autre Bolivie
(hermana Constitución)
un film de Soledad Dominguez, Bolivie — 2010 — 1h01
Ce film est une chronique des moments vécus lors du processus de l’élaboration de la nouvelle Constitution en Bolivie depuis ses débuts à Sucre, jusqu’à l’adoption du texte final à La Paz en 2009.
Proche des protagonistes, ce film est un document exceptionnel ou les témoignages se succèdent et provoquent une réflexion sur les luttes menées en faveur des revendications des peuples historiquement exclus.
Un documentaire enfiévré sur deux années incroyables, tout au long desquelles la Bolivie a été appelée à débattre d’une nouvelle Constitution.
Résultat : une formidable leçon d’engagement politique par les plus démunis à travers la construction d’une démocratie inédite, passionnée et turbulente. Un tout grand film…
et une collaboration avec Zin TV
Plus d’infos :
Bolivie : l’essentiel de la Constitution “plurinationale” d’Evo Morales
Bolivie (État plurinational de): Constitution de 2009 de la Bolivie — WIPO
QUI DECIDE… ?
« Choisissez Dieu, votez non ! »… A Santa Cruz, fief de l’opposition au président socialiste Evo Morales, les Eglises évangéliques se sont lancées dans une apocalyptique croisade : la nouvelle Constitution ne serait qu’un paravent pour légaliser l’avortement et autoriser le mariage homosexuel. Après d’autres, cette nième rumeur aura le don d’exacerber la campagne. En réalité, le texte proposé aux suffrages des Boliviens a une tout autre destination : donner plus de pouvoir à la majorité indienne du pays (70 % de la population), conserver le contrôle de l’Etat sur les ressources naturelles (notamment gazières), et limiter la taille des exploitations agricoles (à 5.000 ou 6.000 hectares, quand même) de manière à mettre en œuvre une réforme agraire.
Peu importe. Une partie de l’opposition –atteinte dans ses intérêts de classes– n’aura plus qu’une seule stratégie : fomenter des troubles sanglants dans les provinces sous son contrôle –telles Santa Cruz, Pando, Beni, Tarija et Chuquisaca. Il faut dire que, depuis janvier 2006, l’élection d’Evo Morales et la formation de son gouvernement ont permis aux couches traditionnellement marginalisées de la société bolivienne de participer au processus de décision. Un véritable tremblement de terre qui a déclenché l’hostilité des puissantes familles de propriétaires terriens et de l’élite des affaires, lesquelles craignent de perdre des privilèges dont elles jouissent depuis longtemps. Conséquence : le premier président indien (il est d’origine aymara) de la Bolivie se heurte constamment aux provinces aisées qui revendiquent leur indépendance et, surtout, la possibilité de se partager les richesses du pays sans avoir à les redistribuer. De fait, au-delà du projet de société défendu par Evo Morales, le conflit –qui oppose les hauts plateaux andins à majorité indienne aux prospères provinces sécessionnistes peuplées de Blancs– est essentiellement d’ordre racial.
DYNAMITE.
28 février 2008. Dès le début d’après-midi, la dynamite ne cesse de résonner place Murillo à La Paz, comme une preuve infaillible : désormais, les syndicats des mineurs de Potosi et d’Oruro se sont joints aux autres mouvements sociaux qui occupent la place dite des « Trois pouvoirs » (législatif, exécutif et religieux). Cette présence vise à établir un « cerco », sorte de siège, autour du Congrès national où se sont réunis en session extraordinaire députés et sénateurs boliviens afin d’adopter la nouvelle Constitution politique de l’Etat (CPE) et de fixer la date du référendum. Motif officiel du « cerco » ? Faire adopter plus vite la nouvelle CPE –« le dialogue » entre le gouvernement et l’opposition étant au point mort. Vendredi à 7 heures du matin, au même endroit, Evo Morales vient de promulguer trois lois approuvées la veille. Ces lois fixent les deux Convocations nationales chargées d’adopter la nouvelle CPE et d’interdire le système « latifundio ». Face à la place bondée –sur une estrade partagée avec son vice-président Alvaro Garcia Linera, quelques-uns de ses ministres et les principaux responsables syndicaux – , le président de Bolivie prononce un discours exaltant, entrecoupé par les acclamations de milliers de « cocaleros », de mineurs et de paysans…
« Le pays est au bord de la division » : cette déclaration n’est pas un euphémisme, c’est peut-être le seul point d’analyse sur lequel tout le monde est d’accord, gauche et droite confondues. Preuve immédiate : juste après le discours de Morales, les journalistes de la grande presse se font sortir de la place sous les crachats et parfois les coups. « Presse vendue ! Presse menteuse ! », peut-on entendre au sein de cette grande cacophonie. Et tandis que vers midi tous les mouvements sociaux fêtent « leur victoire » en s’apprêtant à quitter les lieux, l’opposition parle déjà de ce jour « fatidique » et irréversible qui constitue pour elle « un attentat contre la démocratie ». L’Eglise s’en mêle également, la conférence épiscopale de Bolivie jugeant que ce « cerco » témoigne d’« une dépréciation de la vie et d’un exercice irresponsable de la pression ». Mais la palme de la déclaration la plus provocante revient, comme de coutume, au préfet de Cochabamba, Manfred Villa Reyes : « Le vice-président Garcia Linera a prouvé qu’il cherchait un bain de sang avec l’appui des militaires… vénézuéliens ».
Bref, tout indique que les affrontements –comme le pays en a connus au cours de l’année 2007 à Sucre ou Cochabamba– recommenceront de plus belle, avant la sanction par les urnes.
Ainsi le 9 septembre 2008, dans la ville de Santa Cruz, dans l’est du pays, des étudiants et des membres de l’Union des jeunes de Santa Cruz, favorable à l’opposition, prennent d’assaut et pillent les antennes de services gouvernementaux, dont le Bureau local de la réforme agraire, ainsi que les sièges de deux médias. En l’espace de trois jours, les locaux de trois ONG –défendant les droits des populations indigènes et paysannes– sont détruits et brûlés. Leonardo Tamburini, directeur du Centre d’études juridiques et de recherches sociales (une association œuvrant à la protection des droits fonciers des agriculteurs indigènes et des petits paysans) a décrit, sans fioritures, ces violences : « Ils sont arrivés à bord de quatre-quatre, en tout environ 50 personnes, des jeunes voyous, certains d’entre eux saouls. Ils ont défoncé la force d’entrée à l’aide d’un véhicule. Ils sont entrés, ont saccagé tous les documents qu’ils ont pu trouver et y ont mis le feu. Ils ont brisé tout ce qui était en verre, on détruit des bureaux et des armoires, et se sont emparés de livres –près d’un tiers de notre bibliothèque, qui contient des milliers de volumes. Ils les ont tous amassés dans la rue et y ont mis feu. Des piles de documents retraçant l’histoire du CEJIS, de son travail en faveur du processus d’attribution de terres, de son soutien à l’Assemblée constituante. Les trente ans d’existence du CEJIS ont été entièrement ravagés et carbonisés ».
Deux jours plus tard, le 11 septembre, la confrontation va tourner au massacre : dans le département du Pando lorsque, en route pour un rassemblement gouvernemental, 18 personnes –pour la plupart des agriculteurs indigènes et des petits paysans, ainsi que trois étudiants– sont assassinés par des tueurs soupçonnés d’être à la solde de Leopoldo Fernández, tout à la fois gouverneur de la province et chef d’entreprise, ayant fidèlement servi sous les précédentes dictatures.
SENSATIONNEL.
Autant le dire. « Notre chère Constitution » est un documentaire trépidant et passionné, illustrant combien est difficile l’élaboration d’un ordonnancement vraiment démocatique de la société, à fortiori dans un pays divisé. Car l’élaboration de la nouvelle Loi fondamentale a failli provoquer une authentique guerre civile –les provinces les plus riches (et les plus « blanches ») étant à deux doigts de faire sécession, encouragées en sous main par l’ambassadeur des Etats-Unis.
Car la nouvelle Constitution, une fois adoptée, devrait constituer l’avancée la plus significative que le pays ait connue en termes de droits économiques, sociaux et culturels : le droit à un approvisionnement en eau, à la sécurité alimentaire, à la santé, à l’éducation, au logement, à la justice salariale, au droit de grève et de créer un syndicat. Elle innoverait dans plusieurs domaines clés, notamment la prise en compte de la population autochtone, la nature « plurinationale » du pays, l’affirmation des droits collectifs, le renforcement du rôle de l’État dans les politiques économiques et le fait de placer l’intérêt collectif au-dessus des intérêts privés. Dûment approuvé, le texte devrait empêcher la privatisation de la gestion de l’eau ou que celle-ci fasse l’objet d’accords commerciaux. Il devrait également interdire le contrôle, par des sociétés commerciales privées, des services de base, des entreprises de distribution d’énergie et du système de sécurité sociale. Verdict ? « Ici s’achève le passé colonial. Ici prennent fin le néolibéralisme et le “latifundismo”. Nous dirigerons et nous gouvernerons comme nous le demande le peuple bolivien. Le peuple a refondé la Bolivie ! ». On est le dimanche 25 janvier 2009. C’est un Evo Morales solennel qui salue, depuis le balcon du palais présidentiel à La Paz, la victoire du « oui » au référendum sur la nouvelle Constitution.
L’adoption de ce texte est en effet un moment déterminant pour l’histoire de la Bolivie : depuis l’arrivée des conquistadors espagnols, il y cinq cents ans, la population indienne –pourtant majoritaire– a été privée de la plupart de ses droits. Au fil des siècles, ce sont les descendants des Espagnols, puis d’autres Européens, qui ont monopolisé tous les pouvoirs, politiques, économiques, culturels, médiatiques, confisquant au passage les terres fertiles : deux tiers des terres cultivables appartiennent à 1 % de la population…
Jean Flinker