Nuit Debout, l’étape d’après

Mercredi 20 avril, ils étaient nombreux à la Bourse du Travail de Paris pour réfléchir à « l’étape d’après ». Quels sont maintenant les objectifs ? quelle stratégie ? quel plan de bataille ? Mais aussi quels malentendus ?

Dans la grande salle de la Bourse du Tra­vail à Paris, plus de 500 per­sonnes écoutent les inter­ve­nants, dans une ambiance sur­chauf­fée. A l’appel du jour­nal Fakir et du col­lec­tif Conver­gence des luttes était orga­ni­sé le 20 avril un débat sur les pers­pec­tives du mou­ve­ment Nuit Debout, inti­tu­lé “L’étape d’après”.

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Quelles pro­po­si­tions concrètes, quelle stra­té­gie, quel plan de bataille, pour ampli­fier le mou­ve­ment ? Au cœur de la dis­cus­sion, la ques­tion – dif­fi­cile et récur­rente – de la jonc­tion entre toutes les luttes sociales ; entre les syn­di­cats oppo­sés au pro­jet de Loi Tra­vail et les par­ti­ci­pants aux évé­ne­ments Nuit Debout dans toute la France ; entre les ouvriers des raf­fi­ne­ries, les che­mi­nots de la SNCF, les étu­diants et lycéens, les chô­meurs, les inter­mit­tents du spec­tacle, les dockers… Com­ment pas­ser d’une bien­veillance réci­proque, voire d’un sou­tien, à une impli­ca­tion, à des com­bats communs ?

Pen­dant trois heures, il est ques­tion de mettre des grains de sable dans les rouages du sys­tème capi­ta­liste, de faire recu­ler le gou­ver­ne­ment, de blo­quer la pro­duc­tion d’essence ou les ports, de lan­cer la grève géné­rale. Des repré­sen­tants de la com­mis­sion “Grève géné­rale” de Nuit Debout expliquent com­ment ils vont à la ren­contre des che­mi­nots à la Gare St Lazare. « La pro­chaine étape, c’est de trans­po­ser Nuit Debout sur les lieux de tra­vail », lance Gabriel du syn­di­cat Sud Rail. « Cer­tains sec­teurs sont en train de faire chauf­fer les moteurs, affirme un inter­ve­nant. La ques­tion du blo­cage se pose dans des raf­fi­ne­ries. » « Nos adver­saires ne gagnent pas quand nous per­dons, mais quand nous renon­çons », pour­suit un autre. 

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Pour Alma­my Kanou­té, mili­tant des quar­tiers et porte-parole du mou­ve­ment Émer­gence, « si on arrive à faire la fusion entre Paris et la ban­lieue, ils vont trem­bler ». Mais la conver­gence des luttes, leit­mo­tiv de la soi­rée, semble encore bien loin­taine. Pour cer­tains res­pon­sables de com­mis­sions Nuit Debout, toute parole col­lec­tive semble être per­çue comme une menace. La défiance vis-à-vis de des orga­ni­sa­tions col­lec­tives – syn­di­cats, par­tis poli­tiques ou asso­cia­tions – est assez pré­sente. Avec le risque pour­tant, sans struc­tu­ra­tion, d’une dis­per­sion du mou­ve­ment, noyé dans la pro­fu­sion des mots d’ordre qui s’enchainent, sans cristallisation.

Pro­jet poli­tique ver­sus « citoyennisme » ?

Au-delà de la jonc­tion de toutes ces luttes sociales se pose la ques­tion du débou­ché poli­tique du mou­ve­ment. Pour l’économiste Fré­dé­ric Lor­don, le risque est que le mou­ve­ment soit pous­sé, notam­ment par les médias, « dans un sens qu’ils croient contrô­lable, vers le “citoyen­nisme intran­si­tif”, c’est-à-dire le débat pour le débat, qui ne tranche rien, ne décide rien, et sur­tout ne clive rien. Une sorte de rêve démo­cra­tique coton­neux et inof­fen­sif ». Qui fasse même oublier la rai­son pre­mière de ce ras­sem­ble­ment, « ren­ver­ser la loi El Khom­ri et son monde ». Or « ce pays est rava­gé par deux vio­lences à grande échelle : la vio­lence du capi­tal et la vio­lence iden­ti­taire raciste, pour­suit l’économiste. Nous ne sommes pas ici pour faire de l’animation citoyenne “All inclu­sive” [incluant tout le monde] comme le vou­draient Laurent Jof­frin et Najat Val­laud-Bel­ka­cem. Nous sommes ici pour faire de la poli­tique, nous ne sommes pas amis avec tout le monde, nous n’apportons pas la paix. Nous n’avons pas pour objec­tif l’unanimité démo­cra­tique, nous avons même comme pro­jet de contra­rier quelques per­sonnes. Refaire le monde, c’est prendre le risque de déplaire à ceux qui ne veulent pas du tout que le monde soit refait. »

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Pour dépas­ser ces limites, com­ment conci­lier hori­zon­ta­li­té des dis­cus­sions et effi­ca­ci­té poli­tique ? La ques­tion, posée à plu­sieurs reprises, reste sans réponse. « La volon­té de ne pas s’organiser » est « presque éle­vée au rang de reli­gion » par le mou­ve­ment Nuit Debout, déplore l’historien et anthro­po­logue Emma­nuel Todd dans une inter­view publiée par le jour­nal Fakir. «  C’est ter­rible parce que s’ils savaient, s’ils savaient à quel point les mecs en face d’eux, les patrons, l’État, le Par­ti socia­liste, les banques, sont orga­ni­sés. Ce sont des machines. Et moi qui suis plu­tôt modé­ré, key­né­sien, pour un capi­ta­lisme appri­voi­sé, je me sou­viens de la leçon de Lénine : “Pas de révo­lu­tion sans organisation” ! ».

Nuit Debout vient com­bler « un grand vide »

Emma­nuel Todd reste pour­tant posi­tif sur le mou­ve­ment. Nuit Debout « est peut-être une petite chose mais au milieu de rien. Et ça, le fait que les médias s’intéressent à cette petite chose, c’est aus­si un signe du grand vide, ana­lyse-t-il. Ce qui se dit, ce qui se passe place de la Répu­blique, et sur les places de pro­vince, parce qu’il faut regar­der l’ouest de la France, Rennes, Nantes, Tou­louse, la jeu­nesse des villes uni­ver­si­taires, ce qui se dit sur ces places, pour aus­si far­fe­lus que ce soit, ça vaut tou­jours mieux que ce grand vide. »

A la Bourse du Tra­vail, le débat conti­nue. « Il faut choi­sir un petit nombre de prio­ri­tés – comme la loi El Khom­ri et les trai­tés de libre-échange – et construire le com­bat autour d’elles », pro­pose Serge Hali­mi, direc­teur du Monde diplomatique. 

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Fran­çois Ruf­fin, de Fakir, défend l’idée d’organiser une mani­fes­ta­tion com­mune le Pre­mier Mai, où se rejoin­draient syn­di­cats et Nuit Debout. La ren­contre se ter­mine dans le brou­ha­ha, sans que les ques­tions ne soient tran­chées, mais sur un ser­ment col­lec­tif : « Nous ne vote­rons plus jamais PS ! », clament quelques cen­taines de par­ti­ci­pants, le poing levé. Une péti­tion cir­cule concer­nant cette pro­po­si­tion de conver­gence du 1er mai : « Nous en appe­lons à la CGT, à Soli­daires, à Force Ouvrière, pour que le par­cours soit pro­lon­gé de Nation à Répu­blique et que nous par­ta­gions ensemble un moment d’unité, de com­ba­ti­vi­té et de fra­ter­ni­té. Il s’agit là d’un geste sym­bo­lique, voire his­to­rique. Seule cette jonc­tion est en mesure, aujourd’hui, de faire peur à l’oligarchie, et de faire recu­ler le pou­voir. » Une délé­ga­tion décide de por­ter la pro­po­si­tion à l’assemblée popu­laire de Nuit Debout.

Quelques cen­taines de per­sonnes, n’ayant pu entrer dans la Bourse du tra­vail faute de place, suivent dehors la retrans­mis­sion des échanges, dif­fu­sés par un camion du syn­di­cat Soli­daires, sur la place de la Répu­blique. Un peu plus tard, au même endroit, plu­sieurs mil­liers de per­sonnes écoutent avec fer­veur 350 musi­ciens qui entonnent la Sym­pho­nie du Nou­veau monde de Dvorak.
Plus loin, la com­mis­sion « voca­bu­laire » pro­pose de dis­cu­ter de l’aliénation du lan­gage. D’autres parlent du droit des ani­maux. Au bout de la place, plu­sieurs cen­taines de per­sonnes sont réunies pour l’assemblée quo­ti­dienne. Les tours de parole – 2 minutes maxi­mum pour chaque ora­teur – s’enchainent. Il est ques­tion de droit au loge­ment, de crise agri­cole, de grève géné­rale ou de méfiance vis-à-vis des orga­ni­sa­tions syn­di­cales. Cha­cun y va de son coup de gueule, témoi­gnant d’un besoin de par­ler, d’échanger, de se réap­pro­prier l’espace public et le débat. 

Reste une ques­tion : ces révoltes per­son­nelles et col­lec­tives, ces réflexions, dis­cus­sions, émo­tions par­ta­gées, débou­che­ront-elles sur un pro­jet commun ?

Agnès Rous­seaux

Source : Bas­ta !

Vidéo : là-bas si j’y suis

Une réponse à été publié cette étape : LORDON CONTRE LORDON — Lettre ouverte à Fré­dé­ric Lordon 

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