Ali Aarrass à Amnesty international : Lettre de prison

Ali Aar­rass : « Les jour­nées sont inter­mi­nables mais tant que je suis conscient, je prends le des­sus et je résiste à tout »

14 décembre 2015, 

Cela fait exac­te­ment cinq ans que les auto­ri­tés espa­gnoles ont ren­voyé de force vers le Maroc Ali Aar­rass, qui a la double natio­na­li­té belge et maro­caine, déci­sion contraire à leurs obli­ga­tions en ver­tu du droit inter­na­tio­nal rela­tif aux droits humains.

Dès son arri­vée au Maroc, Ali Aar­rass a, dit-il, été pla­cé en déten­tion au secret et tor­tu­ré pen­dant 12 jours dans un centre de déten­tion clan­des­tin situé à Téma­ra, près de Rabat, la capi­tale. Il purge actuel­le­ment une peine de 12 ans d’emprisonnement après avoir été décla­ré cou­pable d’appartenir à un groupe cri­mi­nel et d’avoir four­ni des armes à celui-ci, au terme d’un pro­cès inique et sur la base d’« aveux » obte­nus sous la tor­ture. En sep­tembre 2012, le rap­por­teur spé­cial des Nations unies sur la tor­ture lui a ren­du visite en déten­tion et a indi­qué avoir consta­té des marques de tor­ture com­pa­tibles avec ses dires.

Si les auto­ri­tés maro­caines ont annon­cé en mai 2014 qu’elles ouvraient une enquête sur les allé­ga­tions de tor­ture for­mu­lées par Ali Aar­rass, les avo­cats de celui-ci ont récem­ment révé­lé que l’enquête était close. Ils disent n’avoir pas été infor­més que d’éventuels témoins avaient été inter­ro­gés ni que d’éventuels lieux iden­ti­fiés avaient été per­qui­si­tion­nés, et n’ont tou­jours pas reçu le rap­port médi­cal de l’examen que leur client a subi il y a un an.

Ali Aar­rass est tou­te­fois déter­mi­né à obte­nir jus­tice. Cette année, il a obser­vé une­grève de la faim de 72 jours, exhor­tant les auto­ri­tés maro­caines à le libé­rer et dénon­çant le fait que la Cour de cas­sa­tion n’ait tou­jours pas sta­tué sur son cas, près de trois ans après qu’il a fait appel de sa condam­na­tion. Dans une lettre émou­vante publiée lun­di 14 décembre, il a remer­cié ses sym­pa­thi­sants et toutes les per­sonnes lui ayant écrit, pour lui avoir don­né de la force et de l’espoir de manière ininterrompue.

Amnes­ty Inter­na­tio­nal n’est pas en mesure de confir­mer tout ce que dit Ali Aar­rass dans cette lettre, et les opi­nions qu’il exprime n’engagent que lui, mais l’organisation estime qu’il s’agit d’une décla­ra­tion per­son­nelle impor­tante et qu’elle mérite d’être ren­due publique.

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La lettre d’Ali

Les jour­nées sont inter­mi­nables mais je tente de gar­der le cap, pour ma famille, pour moi. J’aimerais tel­le­ment les revoir. Mes parents, mon épouse, ma fille que j’aime tant. Ils me manquent tous tellement…

Je me retrouve tou­jours seul dans cette cel­lule parce que je suis déte­nu sous un régime de haute sécu­ri­té, qui implique mon iso­le­ment per­ma­nent. Il n’y a jamais rien pour se dis­traire. Pour­tant j’arrive à vivre tout en espé­rant le meilleur que je puisse avoir dans cette pri­son : l’appel télé­pho­nique à ma famille, entendre leur voix, m’assurer qu’ils vont bien, échan­ger des rires avec eux…. C’est mon oxygène…

Puis il y a les quan­ti­tés de cour­riers que je reçois de par­tout, grâce à Amnes­ty Inter­na­tio­nal. C’est mon baume au cœur ! Mon énergie !

Les jour­nées sont inter­mi­nables mais tant que je suis conscient, je prends le des­sus et je résiste à tout. Aux menaces, aux humi­lia­tions, aux insultes et même aux mau­vais traitements…

Les par­ties les plus pénibles sont les nuits.

La nuit der­nière, comme de tas d’autres nuits, je me suis réveillé en sueur à cause d’un cau­che­mar. Il était 3 heures du matin. Ces sur­sauts pro­vo­qués par frayeurs et angoisses sont habi­tuels et m’obligent à me lever et à faire des va et viens le long de ma cel­lule. J’ai du mal à mar­cher mais je me suis for­cé. Je suis encore sous le trau­ma­tisme dû à la tor­ture et aux mau­vais trai­te­ments vécus depuis bien trop long­temps, qui per­durent. La jour­née j’arrive à sur­pas­ser mes peurs, mais pen­dant mon som­meil mon sub­cons­cient prend le des­sus et contre cela je ne sais rien faire.

Je passe pas mal de temps à essayer de retrou­ver som­meil, très sou­vent en vain parce que pour bien dor­mir il faut se sen­tir en lieu sûr. J’en pro­fite pour faire ma prière de l’aube. C’est dans ce silence per­tur­bé par mes pleurs que je me recueille et implore Dieu de veiller sur ma famille, mes connais­sances, tous les oppri­més du monde entier… Je réserve la fin de ma prière pour Le sup­plier de me rendre jus­tice et liber­té. Je Le remer­cie pour le droit à la vie qu’Il m’a don­né et pour les bien­faits dont Il m’a com­blé, quoi qu’il en soit…

Il fait tou­jours noir lorsque je ter­mine. Le som­meil finit par me vaincre mais les bruits des clés dans les ser­rures et les voix des gar­diens me réveillent de nou­veau. Il faut que je m’apprête pour rece­voir le petit déjeuner.

Ce sont mes nuits depuis bien longtemps…

On a beau me dire que tout le sou­tien l’extérieur ne ser­vi­ra à rien, je reste per­sua­dé que c’est faux. Parce que même si je ne retrou­vais pas ma liber­té avant la fin de cette peine injuste, je peux vous garan­tir que le tra­vail des défen­seurs des droits de l’homme nous fait le plus grand bien !

Et si j’avais un mes­sage à faire pas­ser au monde entier, ce serait le suivant :

Vous qui jouis­sez d’une liber­té totale !

Vous qui n’avez pas idée de que ce serait que de la perdre !

Vous qui pré­fé­rez peut être l’ignorer !

Vous qui pen­sez que cela n’arrive qu’aux coupables !

Détrom­pez-vous, je suis un homme inno­cent et me voi­là pourtant !

Pre­nez quelques minutes pour encou­ra­ger et sou­te­nir ces défen­seurs des droits de l’homme et leur travail.

Ce tra­vail qui per­met à des per­sonnes comme moi de tenir bon et de gar­der espoir.

De ne jamais nous sen­tir seuls !

Quand on est accom­pa­gné, on a une capa­ci­té à résis­ter et à dénon­cer ce qui reste incom­pré­hen­sible pour beau­coup et sur­tout pour ceux qui nous sou­mettent à ces condi­tions inhumaines.

Il y a des choses qui ne s’oublient pas.

Je n’oublierai jamais ceux qui me soutiennent.

Ali Aar­rass

Pri­son de Salé II

Maroc

Source de l’ar­ticle : Amnes­ty International